Le Livre d’esquisses/Les Antiquités, à Londres


Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 244-250).

LES ANTIQUITÉS, À LONDRES.


Ma lanterne à la main, il me semble que j’erre,
Ainsi que Guido Vaux, fantôme incendiaire.
Aux champs on me prendrait, ou pour un feu follet,
Ou pour Robin bon diable.

Fletcher.


Je suis quelque peu chasseur d’antiquités ; aussi me complais-je fort à explorer Londres pour rechercher les débris du vieux temps. On les rencontre principalement dans les profondeurs de la Cité, noyés et presque perdus dans un désert de brique et de mortier, mais empruntant un intérêt poétique et romanesque au monde banal et prosaïque qui les entoure. Un exemple de ceci me frappa dans le cours d’une excursion que je fis l’été dernier dans la Cité ; car ce n’est que dans la saison d’été qu’on peut avec avantage explorer la Cité, quand elle est dégagée de la fumée, des brouillards, de la pluie et de la boue de l’hiver. J’avais pendant quelque temps lutté contre le flot de population qui roulait dans Fleet-street. La chaleur de la température avait détendu mes nerfs et m’avait rendu sensible à toute vibration, à tout heurt, à tout bruit discordant. La chair était fatiguée, l’esprit abattu, et je commençais à être de fort mauvaise humeur contre la foule bruyante, agitée, à travers laquelle j’avais à me démener, quand, dans un mouvement de désespoir, je perçai la presse, m’enfonçai dans une ruelle, et, après avoir tourné plusieurs angles, franchi plusieurs recoins obscurs, ressortis par une belle cour silencieuse, au centre de laquelle était une pelouse qu’ombrageaient des ormes et dont une fontaine, avec son jet d’eau pétillant, entretenait continuellement la fraîcheur et l’éclat. Un étudiant, livre en main, était assis sur un banc de pierre, moitié lisant, moitié méditant sur les évolutions de deux ou trois jolies bonnes d’enfants qui promenaient leurs gracieux fardeaux.

Je ressemblais à l’Arabe qui rencontre tout à coup une oasis au milieu de la desséchante stérilité du désert. Par degré, le calme et la fraîcheur de l’endroit me remirent les nerfs et revigorèrent mes esprits. Je poursuivis ma promenade, et arrivai à une très-antique chapelle située tout près de là, au bas portail saxon, d’une massive et superbe architecture. L’intérieur en était circulaire et grandiose, éclairé par en haut. Tout autour étaient des pierres tumulaires monumentales, d’une date très-ancienne, sur lesquelles étaient étendues les effigies, en marbre, de guerriers armés de pied en cap. Quelques-uns avaient les mains dévotement croisées sur la poitrine ; d’autres serraient le pommeau de leur épée, hostiles et menaçants jusque dans la mort ! — tandis que les jambes en travers de plusieurs d’entre eux indiquaient des soldats de la foi qui étaient partis en croisade pour la Terre-Sainte.

J’étais dans la chapelle des chevaliers du Temple, étrangement placée au centre même du trafic sordide ; et je ne sache pas de leçon plus frappante pour l’homme du monde que de se détourner ainsi tout à coup du grand chemin de la vie affairée, où l’argent est le but, et de venir s’asseoir parmi ces sépulcres pleins d’ombre, où tout est crépuscule, poussière, oubli.

Dans une tournée d’observation subséquente, je me trouvai en face d’un autre de ces débris d’un « monde éteint », captif au cœur de la Cité. J’errais depuis quelque temps le long de rues tristes et monotones, dénuées de quoi que ce soit qui fût de nature à frapper les yeux ou à réveiller l’imagination, quand j’aperçus devant moi un vestibule gothique d’une poudreuse antiquité. Il donnait sur un vaste rectangle formant la cour extérieure d’une majestueuse construction gothique, dont la porte était hospitalièrement ouverte.

C’était évidemment un édifice public, et comme j’étais à la chasse aux antiquités, je m’y aventurai, bien que d’un pas circonspect. Ne rencontrant personne qui me tançât pour mon intrusion ou qui s’y opposât, je continuai à marcher jusqu’à ce que je me trouvasse dans une grande salle à voûte haute et cintrée et à galerie de chêne, le tout d’architecture gothique. À un bout de la salle était une immense cheminée, avec des bancs de bois de chaque côté ; à l’autre bout, une plate-forme exhaussée, ou dais, le siége d’honneur, au-dessus de laquelle était le portrait d’un homme revêtu d’un costume antique, avec une longue robe, une fraise et une vénérable barbe grise.

Tout dans ce lieu avait un air de calme monastique et d’isolement, et ce qui lui donnait un charme mystérieux, c’est que je n’avais pas encore rencontré créature humaine depuis que j’en avais franchi le seuil.

Encouragé par cette solitude, je m’assis dans l’embrasure d’une grande fenêtre ogivale, qui laissait passer à larges flots les fauves rayons du soleil, çà et là diaprés de teintes empruntées aux vitres en verre de couleur, tandis qu’une petite fenêtre restée ouverte permettait à la voluptueuse brise d’été de pénétrer. Là, appuyant ma tête sur ma main, et le bras sur une vieille table de chêne, je me laissai aller à une sorte de rêverie au sujet de la destination, dans le passé, de cet édifice. Il était évidemment d’origine monastique ; peut-être était-ce une de ces ruches construites jadis dans l’intérêt de la science, où le moine patient, dans la vaste solitude du cloître, accumulait page sur page et volume sur volume, s’efforçant d’égaler dans les productions de son cerveau la grandeur de l’édifice qui l’abritait.

Pendant que je poursuivais ainsi ma pensive méditation, une petite porte à panneaux, dans une arcade au haut bout de la salle, vint à s ’ouvrir, et nombre de vieillards à tête grise, vêtus de longs manteaux noirs, s’avancèrent un à un ; traversant la salle sans prononcer un mot, chacun d’eux tournant vers moi, quand il passait, un visage blême, et disparaissant par une porte pratiquée au bas bout.

Je fus singulièrement frappé de l’aspect de ces vieillards ; leurs manteaux noirs et leur air suranné s’harmonisaient bien avec le style de ce très-vénérable et très-mystérieux édifice. C’était comme si les fantômes des temps évanouis qui avaient fait l’objet de ma rêverie eussent défilé devant moi. On sait si je me complais dans ces imaginations : je me mis donc en route, d’après le code qui régit les aventures merveilleuses, pour explorer ce que je me représentais comme un royaume d’ombres existant au centre même des réalités palpables.

Mon excursion me conduisit à travers un labyrinthe de cours et de corridors intérieurs et de cloîtres délabrés, car l’édifice principal avait beaucoup d’annexes et de dépendances, construits à différentes époques et suivant des styles divers. Dans un espace découvert, nombre d’enfants, qui appartenaient évidemment à l’établissement, se livraient à leurs jeux ; mais partout je retrouvais ces mystérieux vieillards à cheveux gris et aux manteaux noirs, quelquefois flânant isolés, quelquefois en groupes et causant : ils semblaient être les génies familiers du lieu. Je me rappelai alors ce que j’avais lu de certains collèges au temps jadis, où l’on enseignait l’astrologie judiciaire, la géomancie, la nécromancie et autres sciences magiques et illicites. Était-ce un établissement de ce genre, et ces hommes aux manteaux sombres étaient-ils réellement des professeurs de magie noire ?

Pendant que je m’abandonnais à ces conjectures, je plongeais un œil furtif dans une chambre tapissée de toutes sortes d’objets étranges et baroques. Instruments de guerre sauvage, idoles bizarres et alligators empaillés, serpents en bocaux et monstres divers décoraient le dessus de la cheminée ; tandis que sur le ciel de lit élevé d’une couchette mode antique grimaçait une tête humaine, flanquée de chaque côté d’un chat desséché.

Je m’approchais pour considérer de plus près cette chambre mystérieuse, qui me semblait un laboratoire à l’usage d’un nécromancien, quand je reculai d’effroi à la vue d’une forme humaine me regardant fixement d’un obscur recoin. C’était celle d’un petit vieillard ratatiné, aux joues creuses, aux yeux clairs et aux sourcils gris et métalliques. Je me demandai d’abord si ce n’était pas une momie merveilleusement conservée, mais cela se mouvait, et je reconnus qu’il vivait. C’était un autre de ces vieillards aux manteaux noirs ; et comme j’observais sa physionomie bizarre, son costume suranné, les objets hideux et sinistres dont il était entouré, je commençai à croire que je me trouvais en face de l’archi-mage qui dirigeait cette confrérie magique.

Me voyant arrêté devant la porte, il se leva et m’invita à entrer. J’obéis avec une hardiesse singulière, car savais-je si un mouvement de sa baguette ne pouvait pas me métamorphoser en quelque monstre sans nom, ou me faire passer, au moyen d’une conjuration, dans une des bouteilles qui garnissaient le dessus de la cheminée ? Il se trouva cependant que ce n’était rien moins qu’un sorcier, et sa loquacité naïve fit bientôt évanouir toute la magie, tout le mystère dont j’avais enveloppé cet antique édifice et ses non moins antiques habitants.

Il se trouva que j’avais pénétré au centre d’un antique asile pour les commerçants parvenus à une extrême vieillesse et les pères de famille ruinés, auquel était attachée une école pour un nombre limité d’enfants. Il avait été fondé deux siècles auparavant sur les ruines d’un vieil établissement monastique, et avait conservé quelque chose de l’aspect et du caractère religieux. Le sombre cordon de vieillards en manteaux noirs qui avaient passé devant moi dans la salle, et que j’avais élevés à la dignité de mages, c’étaient les pensionnaires qui revenaient du service du matin dans la chapelle.

John Hallum, le petit collectionneur de curiosités dont j’avais fait un magicien chef, habitait depuis six ans ces lieux, et avait décoré ce dernier nid, où s’était blottie sa vieillesse, de débris et de raretés recueillies dans le cours de sa vie. Dans son opinion à lui, il avait été quelque peu voyageur, étant allé une fois en France et ayant été bien près de faire une visite à la Hollande. Il regrettait de n’avoir pas vu ce dernier pays, « parce qu’alors il aurait pu dire qu’il y était allé. » C’était évidemment un voyageur de l’espèce naïve.

Il était aristocrate, d’ailleurs, dans ses relations ; se tenant à l’écart, ainsi que je le découvris, du commun des pensionnaires. Sés principaux camarades étaient un aveugle qui parlait le latin et le grec (Hallum était profondément ignorant de l’une et l’autre de ces langues), et un gentleman ruiné qui avait percé d’outre en outre une fortune de quarante mille livres sterling que lui avait laissée son père, plus dix mille livres sterling, dot de sa femme. Le petit Hallum paraissait considérer comme un signe indubitable de race aussi bien que de grand caractère d’être capable de dissiper de pareilles sommes.

P. S. — Le pittoresque débris du vieux temps dans lequel j’ai peu à peu fait pénétrer mon lecteur est ce que l’on appelle le Charter-House, dans le principe la Chartreuse. La fondation eut lieu en 1611, sur les débris d’un ancien couvent, par Sir Thomas Sutton ; c’est un de ces nobles établissements de bienfaisance créés par la munificence d’un simple particulier, entretenus avec le soin minutieux et la superstition qui caractérisent les choses du vieux temps au milieu des changements et des innovations de Londres moderne. Là, quatre-vingts hommes délabrés, qui ont vu des jours meilleurs, sont pourvus dans leur vieillesse d’aliments, de vêtements, de feu, et d’une allocation annuelle pour leurs dépenses particulières. Ils dînent ensemble, comme faisaient autrefois les moines, dans la grande salle, qui était jadis le réfectoire du couvent. Est attachée à l’établissement une école pour quarante-quatre garçons.

Stowe, dont à ce sujet j’ai consulté l’ouvrage, parlant des obligations auxquelles sont astreints les pensionnaires à tête grise, dit : « Ils ne doivent se mêler en rien des choses qui concernent les affaires de l’hospice, mais s’appliquer uniquement au service de Dieu, et prendre avec reconnaissance ce qu’on leur a destiné, sans marmonner, murmurer ou grogner. Défense d’avoir aucune arme, de porter les cheveux longs, des bottes de couleur, des éperons ou des souliers de couleur, autre chose enfin que ce qu’il convient à des hommes reçus dans un hospice de porter. » « Et vraiment, ajoute Stowe, heureux sont ceux qui sont ainsi enlevés aux soucis et aux chagrins du monde, et casés aussi délicieusement que le sont ces vieillards ; ils n’ont à s’occuper que du soin de leur âme, qu’à servir Dieu et à vivre en frères. »