Le Livre d’esquisses/Le Jour de Noël


Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 214-228).

LE JOUR DE NOËL.


Nuit sombre, nuit trop lente à replier les ailes,
Disparais et fais place à ce bienheureux jour
Où Décembre de Mai ramène le retour.
................
Matin d’hiver, pourquoi sous ton linceul glacé
Souris-tu comme un champ par le vent balancé,
Qui fait chatoyer l’or de ses épis ? Ô brise,
Pourquoi nous apporter des parfums de printemps,
De pré qu’on a fauché ? Quelle douce surprise ! —
Mais il n’est pas permis de s’étonner longtemps.

Herrick.


Le lendemain, quand je m’éveillai, il me sembla que tous les événements de la soirée précédente n’avaient été qu’un songe, et l’identité de la chambre gothique put seule me convaincre de leur réalité. Comme je rêvais, la tête appuyée sur l’oreiller, j’entendis un bruit de pieds trottinant menu derrière la porte ; on se consultait en chuchotant. Bientôt, un chœur de voix enfantines entonna un vieux noël dont le refrain était :

Au milieu de ce jour le Christ a pris naissance,
Réveillez-vous.

Je me levai doucement, passai sans bruit mes vêtements, ouvris tout à coup la porte, et aperçus l’un des plus féeriquement délicieux petits groupes qu’un peintre pût imaginer. Il se composait d’un garçon et de deux filles, dont l’aîné n’avait pas plus de six ans, et beaux comme des séraphins. Ils faisaient le tour de la maison, et venaient ainsi chanter à toutes les portes ; mais mon apparition soudaine les effraya et les fit rentrer dans un timide silence. Ils demeurèrent un instant à jouer de leurs doigts sur leurs lèvres, lançant de temps à autre à la dérobée, de dessous leurs sourcils, un regard embarrassé, jusqu’à ce que, comme d’un commun accord, ils décampassent au plus vite ; et comme ils tournaient un angle de la galerie, je les entendis qui riaient, tout triomphants d’avoir pu s’échapper.

Tout conspirait pour vous faire heureux et bienveillant, dans cette forteresse de l’antique hospitalité. La fenêtre de ma chambre donnait sur des lieux qui, en été, auraient offert un magnifique paysage. J’avais devant les yeux une pelouse allant en pente, un joli ruisseau serpentant au pied, et, derrière, une grande étendue de parc, avec de nobles massifs d’arbres et des troupeaux de daims. Dans le lointain on découvrait un hameau coquet, au-dessus duquel se balançait la fumée s’échappant des cheminées des chaumières, et une église avec son clocher sombre, fortement en relief sur le ciel froid et pur. La maison était entourée d’arbres à feuilles persistantes, suivant la coutume anglaise, ce qui donnait presque une image de l’été ; mais la matinée était extrêmement froide : la légère vapeur de la soirée précédente avait été précipitée par la gelée, et couvrait tous les arbres et chaque brin d’herbe de ses ravissantes cristallisations. Les rayons d’un magnifique soleil levant donnaient en plein dans le feuillage, et produisaient un effet splendide. Un rouge-gorge, perché sur la cime d’un frêne de montagne qui laissait pendre ses grappes de baies rouges juste devant ma fenêtre, se réchauffait aux rayons du soleil et jetait quelques notes plaintives, tandis qu’un paon, déployant toutes les splendeurs de sa queue, arpentait d’un air conquérant, avec l’orgueil et la gravité d’un grand d’Espagne, l’avenue de la terrasse au-dessous.

J’avais à peine fini de m’habiller, quand un domestique parut pour m’inviter aux prières en famille. Il me guida vers une petite chapelle située dans l’aile vieille de la maison, où je trouvai la plus grande partie de la famille déjà rassemblée dans une espèce de galerie garnie de coussins, de carreaux et de gros livres de prières ; les domestiques étaient assis sur des bancs au-dessous. Le vieux gentilhomme lut les prières d’une chaire située sur le devant de la galerie ; maître Simon remplissait le rôle de clerc et disait les répons, et je dois lui rendre la justice de consigner qu’il s’en acquittait avec beaucoup de décorum et de gravité.

Le service, fut suivi d’un noël que M. Bracebridge avait arrangé lui-même d’après un poëme de son auteur favori, Herrick, et que maître Simon avait mis sur un vieil air d’église. Comme il y avait plusieurs voix excellentes parmi les personnes de la maison, l’effet ne laissa pas que d’en être extrêmement agréable ; mais ce qui surtout me charma, ce fut l’exaltation de cœur et l’emportement soudain de sentiments de reconnaissance avec lesquels le digne Squire dit une stance, pendant que son œil étincelait et que sa voix, rompant toutes les barrières, échappait à la mesure et à l’intonation :


C’est toi qui fais asseoir à mon foyer prospère
L’allégresse aux naïfs transports ;
De wassail[1] écumant toi qui remplis mon verre
Épicé jusqu’aux bords,
Seigneur, et c’est ta main, d’où jaillit l’abondance,
Qui sur mes terres s’arrêtant,
Pour le blé que j’enterre avec mon espérance,
M’en rends vingt fois autant.


J’appris par la suite que tout le long de l’année le service était lu de grand matin les dimanches et fêtes, soit par M. Bracebridge, soit par quelque autre membre de la famille. Il en était autrefois presque universellement ainsi parmi la grande et la petite noblesse d’Angleterre, et l’on doit vivement regretter que cette coutume soit tombée en désuétude, car l’observateur le moins clairvoyant est forcé de remarquer l’ordre et la sérénité qui règnent dans ces familles où l’on en trouve encore quelques traces : le déploiement dans la matinée d’une forme grandiose de l’adoration donne, pour ainsi dire, à chaque tempérament la tonique pour la journée, ramène chaque esprit à l’harmonie.

Notre déjeuner se composa de ce que le Squire appelait la bonne vieille chère anglaise. Il laissa échapper quelques amères lamentations sur les déjeuners modernes au thé et à la rôtie, qu’il censura comme étant au nombre des causes de la mollesse et de l’énervement modernes, et sur le déclin du vieil appétit anglais ; et bien qu’il les admît à sa table pour se conformer au goût de ses hôtes, cela n’empêchait pas qu’il n’y eût un formidable déploiement de viandes froides, de vin et d’ale sur le buffet.

Après déjeuner, je fis avec Frank Bracebridge et maître Simon, ou M. Simon, comme chacun l’appelait à l’exception du Squire, un tour de promenade sur la propriété. Nous étions escortés d’une multitude de chiens-gentilshommes, qui semblaient flâner par état autour du logis ; depuis le frétillant épagneul jusqu’au vieux et robuste chien pour le cerf ; ce dernier appartenait à une race qui s’était conservée dans la famille depuis un temps immémorial. Tous ils obéissaient au sifflet de commandement qui pendait à la boutonnière de maître Simon, et jetaient de temps à autre, au milieu de leurs gambades, un rapide coup d’œil sur la petite houssine qu’il tenait à la main.

La vieille demeure avait, sous les jaunes rayons du soleil, l’air encore plus vénérable qu’à la pâle clarté de la lune ; et je ne pus m’empêcher de reconnaître la justesse de cette idée du Squire, que les terrasses régulières, les lourdes balustrades et les ifs taillés avaient un cachet de hautaine aristocratie. Il paraissait y avoir en ce lieu un nombre considérable de paons ; et précisément j’étais en train de faire quelques remarques sur ce qué j’appelais une bande de ces animaux, qui se chauffaient derrière un mur frappé par le soleil, quand je fus poliment repris pour ma façon de parler par maître Simon, qui me fit observer que conformément au plus ancien, au plus célèbre traité sur la chasse, je devais dire une troupe de paons. « De même, ajouta-t-il avec une légère teinte de pédanterie, nous disons une volée de pigeons ou d’hirondelles, une couvée de cailles, une harde de daims, de roitelets ou de grues, une groupée de renards, un nid de grolles. » Il poursuivit, et m’apprit que, suivant sir Anthony Fitzherbert, on devait attribuer à cet oiseau « tant l’intelligence que la beauté, car si vous le louez, il étalera sur-le-champ sa queue, surtout au soleil, afin que vous en puissiez mieux contempler les splendeurs ; tandis qu’à la chute des feuilles, quand sa queue tombe, il est morne et se cache dans les coins, jusqu’à ce qu’elle revienne comme elle était.

Je ne pus m’empêcher de sourire de cet étalage d’érudition mesquine sur un si bizarre sujet ; mais je découvris bientôt que les paons étaient des oiseaux d’une certaine importance au logis, car Frank Bracebridge m’apprit qu’ils étaient les grands favoris de son père, lequel était extrêmement soigneux d’en conserver la race, tant parce qu’ils se rattachaient à la chevalerie, et figuraient en première ligne aux magnifiques banquets du vieux temps, que parce qu’ils répandaient autour d’eux une pompe grandiose qui séyait admirablement à une vieille résidence de famille. Il n’était rien, avait-il coutume de dire, qui eût un plus grand air d’imposante fierté qu’un paon perché sur une antique balustrade de pierre.

Maître Simon dut alors s’éloigner en toute hâte, ayant un rendez-vous à l’église de la paroisse avec les chantres du village, qui devaient exécuter quelque musique de son choix. Il y avait quelque chose d’extrêmement agréable dans cette joyeuse mise en ébullition des esprits animaux du petit homme ; et j’avoue que j’avais été quelque peu surpris de la vivacité de ses citations d’auteurs qui certainement n’étaient pas du nombre de ceux qui se lisent tous les jours. Je mentionnai cette dernière circonstance devant Frank Bracebrigde, qui me dit avec un sourire que toute la somme d’érudition de maître Simon se réduisait à peut-être une demi-douzaine de vieux auteurs que le Squire lui avait mis entre les mains, et qu’il relisait encore et encore, toutes les fois qu’il lui prenait un accès d’étude, comme il lui en prenait quelquefois par une journée pluvieuse ou une longue soirée d’hiver. Le Livre du cultivateur, de Sir Anthony Fitzherbert ; les Plaisirs de la campagne, de Markham ; le Traité de la chasse, de sir Thomas Cockayne, chevalier ; le Pêcheur à la ligne, d’Isaac Walton, et puis, dans le même genre, deux ou trois anciens illustres de la plume, étaient ses principales autorités ; et, comme tous les hommes qui ne connaissent qu’un petit nombre de livres, il les regardait d’en bas, avec une sorte d’idolâtrie, et les citait à tout propos. Quant à ses chansons, elles étaient pour la plupart glanées dans de vieux bouquins de la bibliothèque du Squire et adaptées à des airs en vogue parmi les esprits d’élite du siècle précédent. Néanmoins ses fréquentes applications de fragments de littérature l’avaient fait considérer comme un prodige d’érudition par tous les palefreniers, piqueurs et petits chasseurs du voisinage.

Pendant que nous étions à causer, nous entendîmes le tintement éloigné de la cloche du village, et j’appris que le Squire tenait assez à ce que, chez lui, on allât à l’église un matin de jour de Noël, le considérant comme un jour de réjouissances et d’actions de grâces, en ce d’accord avec le vieux Tusser, qui dit :


« Sois joyeux à Noël, mais sois reconnaissant ;
« Accueille tout le monde, homme riche ou croquant. »


« Si vous êtes disposé à vous rendre à l’église, me dit Frank Bracebridge, je puis vous promettre un échantillon du talent musical de mon cousin Simon. Comme nous n’avons pas d’orgue, il a constitué en orchestre un certain nombre d’amateurs du village, et fondé pour leur perfectionnement un club philharmonique. Il a aussi groupé un chœur de chanteurs, ainsi qu’il a fait pour la meute de chiens de mon père, suivant les instructions de Jervaise Markham, dans ses 'Plaisirs de la campagne. Pour la basse, il s’est mis en quête de toutes les « voix profondes, solennelles », et pour ses ténors, des « voix hautes et vibrantes », parmi les rustres du village ; et quant aux voix « melliffues », il les a cueillies avec un soin extrême parmi les plus jolies fillettes du voisinage ; bien que ces dernières, prétend-il, soient les plus difficiles à maintenir dans le ton, vos jolies chanteuses étant excessivement fantasques et capricieuses et fort sujettes aux accidents. »

Comme la matinée, bien que glaciale, était remarquablement belle et claire, la plus grande partie de la famille se rendit à pied jusqu’à l’église, laquelle était une très-antique construction en pierres grises, située près d’un village, à un demi-mille environ de la porte du parc. Tout près attenant était accroupi un confortable presbytère qui semblait contemporain de l’église. Sa façade s’harmonisait parfaitement avec un if que l’on y avait fait pousser et à travers le feuillage épais duquel des ouvertures avaient été pratiquées pour que le jour pût pénétrer dans les étroits et antiques treillis. Comme nous passions devant ce nid bien abrité, le ministre en sortit et nous précéda.

Je m’étais attendu à voir un pasteur florissant et vermeil, tel qu’en abrite souvent une confortable cure située dans le voisinage de la table d’un riche patron, mais je fus désappointé. Le ministre était un homme petit et maigre, à l’œil austère, avec une perruque grise trop large qui venait battre ses deux oreilles, de sorte que sa tête semblait s’y être racornie, comme une aveline séchée dans sa coque. Il portait un habit râpé, à grandes basques, avec des poches qui auraient pu contenir la Bible de l’église et le livre de prières ; et ses petites jambes semblaient encore plus petites, de ce qu’elles étaient plantées dans de gros souliers décorés de boucles énormes.

Frank Bracebridge m’apprit que le ministre avait été le camarade de chambre de son père à Oxford, et avait reçu ce bénéfice peu de temps après que ce dernier était entré en possession de ses biens. C’était un intrépide chasseur aux vieux bouquins, et bien rarement il lisait un ouvrage imprimé en caractères romains. Les éditions de Caxton et de Wynkin de Worde faisaient ses délices ; et il était infatigable dans sa recherche des vieux auteurs anglais que leur peu de mérite a fait tomber dans l’oubli. Par déférence sans doute pour les idées de M. Bracebridge, il avait fait d’actives investigations dans les rites joyeux et les coutumes entraînantes du vieux temps, et il s’était occupé de ce travail avec autant de zèle que s’il eût été le meilleur compagnon ; mais c’était uniquement dans cet esprit de labeur avec lequel les hommes d’un tempérament aduste remontent une piste d’étude quelconque, simplement préoccupés qu’ils sont de faire acte de savant, et indifférents à sa nature intrinsèque, que ce soit l’illustration de la sagesse ou des obscénités, de la fange du temps passé. Il avait tellement pâli sur ces vieux volumes, qu’ils semblaient s’être réfléchis sur son visage, lequel, si la figure est la table des matières de l’esprit, on pouvait comparer au frontispice d’un volume en lettres gothiques.

Comme nous atteignions le porche de l’église, nous trouvâmes le ministre gourmandant de la bonne façon le sacristain pour avoir employé le gui parmi la verdure dont elle était décorée. C’était, faisait-il observer, une plante impure, souillée, car elle avait servi aux druides dans leurs cérémonies mystérieuses ; et bien qu’on pût sans crime l’employer à parer les salles à manger et les cuisines, cependant elle avait été réputée profane par les Pères de l’Église, et tout à fait impropre aux rites sacrés. Si tenace était-il sur ce point, que le pauvre sacristain fut obligé de jeter bas une grande partie des humbles trophées par lui imaginés, avant que le ministre consentît à commencer le service du jour.

L’intérieur de l’église était d’une imposante simplicité. Le long des murs se voyaient plusieurs monuments de Bracebridge, et tout auprès de l’autel une tombe d’un travail antique, sur laquelle reposait l’effigie d’un guerrier armé de toutes pièces, les jambes en travers, pour indiquer qu’il s’était croisé. C’était, me dit-on, un membre de la famille qui s’était signalé dans la Terre-Sainte, et le même dont le portrait se suspendait dans la grand’salle au-dessus de la cheminée.

Pendant le service, maître Simon se tint debout dans la stalle, et répéta très-distinctement les répons, trahissant cette espèce de dévotion cérémonieuse ponctuellement observée par un homme bien né de l’ancienne école, un homme qui a de vieilles relations de famille. Je fis aussi la remarque qu’il tournait les feuillets d’un livre de prières, un in-folio, avec une certaine rapidité, peut-être pour faire étinceler un énorme anneau servant de cachet qui ornait un de ses doigts, et qui avait tout à fait l’air d’une relique de famille. Mais ce qui le préoccupait le plus, c’était évidemment la partie musicale du service, car il tenait les yeux constamment fixés sur le groupe de chanteurs, et battait la mesure avec beaucoup de gesticulations et d’énergie.

L’orchestre était dans une petite galerie, et présentait le plus bizarre assemblage de têtes échelonnées les unes au-dessus des autres, parmi lesquelles je notai entre toutes celle du tailleur du village, personnage blême au front et au menton fuyants, qui jouait de la clarinette, et dont la figure imitait alors à s’y méprendre une vessie conique. J’en avisai encore un autre, celui-là était court et poussif, qui se courbait et s’épuisait sur une basse de viole, de manière à ne rien laisser voir que le haut de sa tête, ronde et chauve comme un œuf d’autruche. Parmi les chanteuses, il y avait deux ou trois charmants minois, auxquels l’air piquant d’une matinée glaciale avait communiqué une jolie teinte rosée ; mais messieurs les choristes avaient évidemment été choisis, comme les anciens violons de Crémone, plus pour les sons que pour l’apparence ; et comme plusieurs avaient à lire dans le même cahier, cela faisait des bouquets de physionomies étranges, qui ressemblaient assez à ces groupes de chérubins que nous voyons quelquefois sur les tombes dans les cimetières de campagne.

Le service ordinaire du chœur, sauf que la partie vocale se traînait généralement tant soit peu à la remorque de la partie instrumentale, et que parfois un violon flâneur réparait le temps perdu en effleurant un passage avec une prodigieuse célérité, et en sautant plus de mesures que le plus intrépide chasseur de renards qui veut arriver mort ou vif ne sauta jamais de barrières, se fit passablement en somme ; mais la grande épreuve était une antienne qui avait été préparée, arrangée par maître Simon, et sur laquelle il avait fondé de grandes espérances. Par malheur, il y eut une bévue juste au commencement ; les musiciens se troublèrent ; maître Simon était au supplice ; tout allait irrégulièrement, cahin-caha, jusqu’à ce que l’on arrivât à un chœur commençant par ces mots : « Et maintenant chantons d’un seul accord », qui parut être le signal pour mettre en déroute l’assemblée. Tout devint discorde et confusion ; chacun démanchait pour son compte, et marchait au but aussi bien ou plutôt aussi vite que possible, hormis toutefois un vieux chantre dont les lunettes de corne chevauchaient et serraient le nez aussi long que sonore, qui, se trouvant faire un peu bande à part, et s’étant enroulé dans sa propre mélodie, poursuivait tranquillement son chemin et ses roulades, balançant la tête, regardant son cahier du coin de l’œil, et fondant le tout en harmonie dans un solo nasal d’une durée de trois mesures au moins.

Le ministre nous gratifia d’un sermon fort savant sur les rites et les cérémonies de Noël, sur ce qu’il convenait de l’observer non-seulement comme un jour d’actions de grâces, mais encore de réjouissances, étayant son opinion des coutumes de l’Église primitive, et les renforçant des autorités de Théophile de Césarée, de saint Cyprien, de saint Chrysostôme, de saint Augustin, sans compter une nuée encore de saints et de pères dont il fit de copieuses citations. Je ne concevais pas trop d’abord, je l’avoue, la nécessité d’un si formidable déploiement de forces pour soutenir un point que personne ne semblait avoir le moins du monde l’intention de contester ; mais bientôt je m’aperçus que le digne homme avait toute une légion d’adversaires idéals à combattre, s’étant, dans le cours de ses recherches au sujet de Noël, complètement embrouillé dans les controverses de sectaires pendant la révolution, quand les puritains battaient si vigoureusement en brèche les cérémonies de l’Église, et que le pauvre vieux Noël fut banni du royaume par édit du parlement[2]. Le brave ministre ne vivait que dans le passé, et ne savait que bien peu de chose du présent. Enseveli au milieu de volumes rongés par les vers, dans l’isolement de son antique petit cabinet, les écrits du vieux temps étaient pour lui les gazettes du jour, de même que l’ère de la révolution était tout uniment pour lui l’histoire contemporaine. Il oubliait que près de deux siècles s’étaient écoulés depuis l’ardente persécution dirigée sur toute la surface du royaume contre l’innocente rissole, quand le plum-porridge était proscrit comme « pur papisme », et le roastbeef comme anti-chrétien, et que Noël avait été ramené en triomphe avec la joyeuse cour du roi Charles à la restauration. Il s’échauffa et prit feu dans l’ardeur de ses efforts contre l’armée d’ennemis imaginaires qu’il avait à combattre ; soutint une lutte acharnée contre le vieux Prynne et deux ou trois champions oubliés des Têtes Rondes au sujet des fêtes de Noël, et conclut en exhortant ses auditeurs, de la manière la plus solennelle et la plus touchante, à se ranger autour des coutumes traditionnelles de leurs pères, à célébrer de leur mieux ce joyeux anniversaire de l’Église.

J’ai rarement vu sermon couronné d’effets plus visiblement immédiats, car au sortir de l’église la congrégation semblait, depuis le premier jusqu’au dernier, possédée de la gaieté d’esprit si chaudement prêchée par son ministre. Les vieillards se formèrent en groupes dans le cimetière, se félicitant et se serrant la main ; et les enfants couraient çà et là en criant : Ule ! ule ! et en répétant quelques rimes bizarres[3], que le ministre, qui nous avait rejoints, m’apprit être une relique du vieux temps. Les villageois retirèrent leurs chapeaux au Squire quand il passa, lui adressant les souhaits qu’on exprime à cette époque, avec toutes les apparences d’une cordiale sincérité, et furent par lui invités à se rendre au château pour prendre quelque chose qui tînt à distance le froid du dehors ; et j’entendis plusieurs pauvres murmurer des bénédictions, ce qui me prouva qu’au milieu de ses plaisirs le vieux et digne cavalier n’avait pas oublié la véritable vertu de Noël : la charité.

Pendant le trajet pour revenir à la maison, son cœur sembla déborder sous les sentiments de bonheur et de générosité. Comme nous passions sur une petite éminence qui dominait une espèce de perspective, des bruits de réjouissance rustique vinrent frapper nos oreilles ; le Squire fit une pause de quelques instants, et promena autour de lui des regards où se peignait une inexprimable bonté. La beauté du jour était par elle-même suffisante pour inspirer l’amour de ses semblables. Malgré le froid piquant de la matinée, le soleil, dans sa course à travers un ciel sans nuage, avait acquis assez de force pour fondre et dissiper le léger manteau de neige qui recouvrait toutes les pentes exposées au midi, pour mettre à nu ce vert vif qui pare un paysage anglais même au cœur de l’hiver. De larges et riches bandes de verdure contrastaient avec l’éblouissante blancheur des creux et des versants ombragés. Chaque talus abrité sur lequel reposaient les larges rayons laissait échapper son petit ruisseau d’eau limpide et glacée, qui étincelait à travers le gazon, et faisait monter de légères exhalaisons, apportant ainsi son tribut au fin brouillard qui planait au-dessus de la surface de la terre. Il y avait quelque chose de vraiment délicieux dans ce triomphe de la chaleur et de la verdure sur la tyrannie glacée de l’hiver ; c’était, comme le Squire en fit la remarque, un emblème de l’hospitalité de Noël, qui s’ouvre un passage à travers les glaces de la cérémonie et de l’égoïsme, et fond tous les cœurs, dont elle fait des ruisseaux. Il montrait avec bonheur du doigt la fumée qui s’échappait, indice de bonne chère, des cheminées des confortables métairies et des cabanes à toit de chaume. « J’aime, disait-il, à voir riches et pauvres célébrer comme il faut cet anniversaire ; c’est une grande chose d’avoir au moins un jour dans l’année où vous êtes sûr d’être le bienvenu partout où vous allez, où, pour ainsi dire, le monde soit tout grand ouvert devant vous ; et je suis presque disposé à me joindre au pauvre Robin dans la malédiction qu’il adresse à tout incivil ennemi de ces honnêtes réjouissances :

« Ennemis de Noël, à la lugubre mine,
« Qui voudriez d’ici le faire décamper,
« Allez du duc Homfroy savourer la cuisine,
« Ou que le Squire Ketch puisse vous attraper ! »

Le Squire poursuivit, déplorant le lamentable déclin des jeux, des divertissements qui étaient autrefois en vogue à cette époque de l’année parmi les classes inférieures, et qu’encourageaient les classes élevées ; quand les vieilles salles des châteaux et des manoirs s’ouvraient toutes grandes au point du jour ; que les tables étaient couvertes de chair de porc, de bœuf et d’ale frémissante ; quand le bruit de la harpe et des chansons retentissait du matin jusqu’au soir, et que riches et pauvres étaient également invités à entrer et à se réjouir[4]. « Nos anciens jeux et coutumes locales, disait-il, avaient un immense résultat, en ce qu’ils rendaient le paysan amoureux de son intérieur ; et l’encouragement qui leur était donné par la petite noblesse lui faisait aimer son seigneur. Ils faisaient les temps plus joyeux, plus bienveillants, et meilleurs ; et je dirai avec un de nos vieux poëtes :


« Je les aime, et je tiens que cette gravité
« Qui n’est qu’un trompe-l’œil, la rigueur de ces gens
« Qui cherchent à bannir tous ces jeux innocens,
« Ont fait fuir à grands pas l’antique honnêteté. »


« La nation, reprit-il, s’est altérée ; nous avons perdu nos paysans au cœur naïf. Ils ont rompu avec les hautes classes, et semblent croire que leurs intérêts sont séparés. Ils sont devenus trop savants ; ils commencent à lire les journaux, prêtent l’oreille aux politiques de taverne, et parlent de réforme. Je crois que, par ces temps difficiles, un moyen de les entretenir dans un bon esprit serait, pour la grande et la petite noblesse, de passer plus de temps sur leurs propriétés, de se mêler davantage aux gens de la campagne, et de remettre en vigueur les anciens divertissements de la joyeuse Angleterre. »

Tel était le système du bon Squire pour adoucir le mécontentement public. De fait, il avait une fois essayé de mettre sa théorie en pratique, et, quelques années auparavant, avait tenu table ouverte pendant les fêtes, à la manière d’autrefois. Mais les paysans ne comprirent pas quel rôle ils avaient à jouer dans cette scène d’hospitalité ; plusieurs circonstances imprévues se produisirent ; le manoir fut envahi par tous les vagabonds de la contrée, et plus de mendiants attirés dans le voisinage en une semaine que les officiers de police de la paroisse n’en pouvaient expulser dans une année. Depuis lors il s’était contenté d’inviter ce qu’il y avait de mieux parmi les paysans d’alentour à venir chez lui le jour de Noël, et de faire distribuer du bœuf, du pain et de l’ale parmi les pauvres, pour qu’ils pussent se réjouir en leur particulier.

Il n’y avait pas longtemps que nous étions de retour à la maison, quand un bruit de musique se fit entendre dans le lointain. Une bande de gars, sans habits, leurs manches de chemise capricieusement nouées avec des rubans, leurs chapeaux décorés de verdure, et des bâtons dans les mains, remontait l’avenue, suivie d’un nombre considérable de villageois et de paysans. Ils s’arrêtèrent devant la porte du château ; la musique attaqua un air singulier, et les gars exécutèrent une danse curieuse et compliquée, avançant, reculant, et faisant choquer leurs bâtons les uns contre les autres, le tout en suivant exactement le mouvement de la musique, tandis que l’un d’eux, bizarrement couronné d’une peau de renard dont la queue flottait derrière son dos, ne cessait de gambader autour des danseurs en agitant une tire-lire avec force gesticulations bouffonnes.

Le Squire suivait des yeux cette scène étrange avec beaucoup d’intérêt et de plaisir. Il me fit l’histoire complète de son origine, qu’il faisait remonter au temps où les Romains étaient maîtres de l’île, prouvant d’une façon victorieuse que c’était une descendante en ligne directe de la danse des épées des anciens. « Elle était aujourd’hui, disait-il, presque entièrement éteinte, mais il en avait accidentellement découvert des traces dans le voisinage, et en avait encouragé la renaissance ; toutefois la vérité l’obligeait de déclarer qu’il était rare que la journée se terminât sans quelque équivoque jeu de bâtons, sans qu’il y eût quelques têtes quelconques de cassées.

La danse finie, toute la compagnie fut régalée de chair de porc et de bœuf, et de bière double brassée au logis. Le Squire se mêla même aux rustiques, par qui il fut reçu avec de gauches démonstrations de déférence et de respect. Je vis bien, il est vrai, deux ou trois des jeunes paysans, alors qu’ils portaient leurs grands pots à leur bouche, faire, pendant que le Squire avait le dos tourné, quelque chose comme une grimace, et échanger une œillade ; mais aussitôt qu’ils eurent rencontré mon regard, ils revêtirent des figures graves et furent excessivement réservés. Tous, d’ailleurs, paraissaient être plus à leur aise avec maître Simon. La variété de ses occupations et de ses amusements l’avait fait connaître dans tout le voisinage : il visitait les fermes et les chaumières, jasait avec les fermiers et leurs femmes, badinait avec leurs filles et, comme cet emblème du célibataire vagabond, l’humble abeille, butinait des parfums sur toutes les lèvres rosées du pays d’alentour.

La réserve des convives ne tint pas longtemps contre la bonne chère et l’affabilité. Il y a je ne sais quoi d’intime, d’affectueux, dans la gaieté des basses classes, lorsqu’elle est excitée par les largesses et la familiarité de ceux qui sont au-dessus d’elles ; les chauds rayons de la gratitude pénètrent leur joie, et une bonne parole ou une petite plaisanterie franchement lancée par un supérieur achève de réjouir les esprits du subordonné. Quand le Squire se fut retiré, la gaieté redoubla, et il y eut beaucoup de rires et de plaisanteries, notamment un assaut entre maître Simon et un vigoureux fermier à tête grise et au visage couperosé, qui semblait être le bel esprit du village ; car je remarquai que tous ses compagnons attendaient bouche béante ses répliques, et éclataient de rire tout à fait gratuitement, avant qu’ils eussent pu seulement les comprendre.

Toute la maison, d’un bout à l’autre, semblait abandonnée à la joie. Comme je passais dans ma chambre afin de m’habiller pour le dîner, j’entendis le son de la musique. Cela partait d’une petite cour ; je regardai par une croisée qui y donnait, et j’aperçus une bande de musiciens ambulants, avec des flûtes de Pan et un tambourin ; une charmante et coquette servante dansait une gigue avec un gars très-éveillé ; plusieurs autres domestiques étaient arrêtés et regardaient. Au milieu de son ébat, la jeune fille entrevit un instant mon visage à la fenêtre ; soudain, la rougeur au front, elle s’enfuit d’un air fripon, en affectant la confusion.


  1. Sorte de boisson faite avec des pommes, du sucre et de la bière. (Note du traducteur.)
  2. Extrait de la petite gazette l’Aigle aux ailes éployées, 24 décembre 1652 : — « Ce jourd’hui la Chambre a consacré beaucoup de temps aux affaires de la marine, pour vider les questions maritimes, et avant qu’on levât la séance il lui a été présenté une terrible remontrance contre le jour de Noël, fondée sur les saintes Écritures, 2 Cor., V, 16 ; 1 Cor., XV, 14, 17 ; et en l’honneur du jour du Seigneur, fondée sur ces mêmes Écritures : Jean, XX, 1 ; Rev., I, 10 ; Psaumes, CXVIII, 24 ; Lev., XXIII, 7, 11 ; Marc, XV, 8 ; Psaumes, LXXXIV, 10 ; remontrance dans laquelle Noël est appelé la messe de l’antechrist, et ceux-là vendeurs de messes et papistes qui l’observent, etc. Par suite de quoi le parlement, après avoir employé quelque temps à se consulter sur l’abolition du jour de Noël, a passé un édit à cet effet et décidé qu’il siégerait le jour suivant, qui s’appelait communément jour de Noël. »
  3. « Ule ! Ule! (*)
    Mettons trois puddings dans un moule ;
    Cassons noisette et crions : Ule ! »
    (*) On prononce oule.
  4. Un gentilhomme anglais, au commencement de cette grande journée (c’est-à-dire le matin du jour de Noël), faisait entrer dès l’aube tous ses tenanciers et voisins dans sa grand’salle. La bière double était mise en perce ; les grands pots de cuir circulaient joyeusement avec la rôtie, le sucre et la muscade, et l’excellent fromage de Cheshire. Le Hackin (le grand saucisson) devait être bouilli au point du jour, ou sinon deux jeunes gens devaient prendre la fille (c’est-à-dire la cuisinière) par les bras et lui faire faire, en la poussant, le tour de la place du marché, jusqu’à ce qu’elle eût honte de sa négligence. — Voyage autour d’un feu de houille.