Le Livre d’esquisses/La Veuve et son fils


Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 105-113).

LA VEUVE ET SON FILS.


Pitié pour le vieillard ; ses cheveux argentés
Ont été de tout temps honorés, respectés

MarloweTamerlan.


Ceux qui sont dans l’usage de remarquer les choses de ce genre doivent avoir été frappés du calme passif d’un paysage anglais le dimanche. Le cliquetis du moulin, l’incessant et régulier tapotement du fléau, la voix étourdissante du marteau de forge, le sifflement du laboureur, le bruit sourd des charrettes, et tous autres bruits formant à la campagne le cortège du travail, sont suspendus. Les chiens de ferme eux-mêmes aboient moins souvent, étant moins dérangés par les voyageurs qui passent. Parfois alors je me suis imaginé que les vents s’étaient évanouis, et que le paysage baigné de soleil, avec ses belles teintes vertes bleuissant sous leur gaze de brouillard, savourait le repos consacré.

Jour charmant, calme et pur, un jour plein de lumière,
Où s’accomplit l’hymen du ciel et de la terre.

C’est avec raison qu’on a voulu que le jour de la dévotion fût aussi le jour du repos. Le calme saint qui règne sur la face de la nature a son influence morale ; toutes les passions turbulentes s’assoupissent charmées, et nous sentons s’élever doucement en nous la religion naturelle de l’âme. Quant à moi, il est des sentiments qui me visitent dans une église de campagne, au milieu d’une belle et sereine nature, que je n’éprouve nulle autre part ; et si je ne suis pas plus religieux, je crois que je suis meilleur le dimanche qu’en tout autre jour de la semaine.

Pendant le dernier séjour que je fis à la campagne, il m’arrivait souvent de me rendre à la vieille église du village. Ses ailes pleines d’ombre, ses monuments en ruine, ses sombres panneaux de chêne, toutes choses que rendaient respectables les ténèbres du passé, semblaient en faire un sanctuaire naturel pour les sérieuses méditations. Mais on était dans le voisinage d’une opulente aristocratie, et les préoccupations de toilette ne restaient pas à la porte du temple ; je me sentais continuellement ramené de force vers le monde par l’indifférence et l’orgueil des misérables vers qui s’agitaient autour de moi. Le seul être, dans toute la congrégation, qui parût ressentir profondément l’humble piété du vrai chrétien, et s’y abîmer, était une pauvre vieille femme cassée, pliant sous le faix des ans et des infirmités. Elle portait les traces de quelque chose de mieux que l’abjecte pauvreté ; son extérieur disait l’orgueil modeste qui agonise. Ses vêtements étaient humbles au dernier point, mais ils étaient excessivement propres. Une marque de respect, d’ailleurs bien légère, lui avait été donnée, car elle ne s’asseyait pas au milieu des pauvres du village : seule elle était assise sur les marches de l’autel. Elle semblait avoir survécu à tout amour, à toute amitié, à toute société ; avoir tout perdu, tout, excepté l’espérance du ciel. Quand je la voyais se lever à grand’peine et courber son vieux corps pour la prière, réciter presque tout le temps le livre que sa main paralysée, que ses yeux éteints ne lui permettaient plus de lire, mais qu’elle savait évidemment par cœur, je sentais que la voix vacillante de cette pauvre femme laissait, en montant, bien loin derrière elle les répons du clerc, la grande voix de l’orgue, ou les chants du chœur.

J’aime à errer autour des églises de campagne, et celle-ci se trouvait si délicieusement située qu’elle m’attirait souvent. Debout sur une petite colline autour de laquelle s’enroulait gracieusement un petit ruisseau, pour de là se frayer en serpentant sa route à travers une longue étendue de tendres et vertes prairies, elle était entourée d’ifs qui semblaient presque aussi vieux qu’elle. Sa grande flèche gothique s’élançait légèrement du milieu d’eux, avec les grolles et les corneilles qui d’ordinaire décrivaient lourdement leurs cercles à l’entour. J’étais assis là, par une matinée calme et pleine de soleil, observant deux journaliers en train de creuser une fosse. Ils avaient choisi l’un des coins les plus écartés, les plus négligés du cimetière, où, d’après la quantité de tombes sans nom qui s’y pressaient, il était évident que les indigents, les délaissés, étaient confusément enterrés. On me dit que la fosse creusée nouvellement était pour le fils unique d’une pauvre veuve. Pendant que je méditais sur les distinctions factices du monde, qui s’épanouissent ainsi jusque dans la poussière, le tintement de la cloche annonça l’approche du convoi funèbre. C’étaient les obsèques de la pauvreté, l’orgueil n’avait rien à faire ici. Le cercueil, du bois le plus commun, sans drap mortuaire ou autre couverture, était porté par quelques-uns des villageois. Le sacristain marchait en avant, d’un air de froide indifférence. Il n’y avait pas là de faux affligés portant le masque d’une douleur d’emprunt, mais il y avait une affection véritable qui suivait à grand’peine le corps en chancelant. C’était la vieille mère du défunt — la pauvre vieille femme que j’avais vue assise sur les degrés de l’autel. Elle était soutenue par une humble amie, qui s’efforçait de la consoler. Quelques-uns des pauvres d’alentour s’étaient joints au cortège, et des enfants du village couraient la main dans la main, tantôt faisant retentir les airs de leur indiscrète gaieté, tantôt s’arrêtant pour contempler, avec leur curiosité d’enfants, la douleur de cette affligée.

Comme le convoi funèbre approchait de la fosse, le ministre sortit du porche de l’église, revêtu du surplis, son livre de prières à la main, accompagné de son clerc. Le service cependant n’était qu’un acte de charité. Le défunt était sans ressources, et la survivante n’avait pas un penny. On l’expédia donc pour la forme, mais froidement, durement. Le prêtre au large abdomen n’avança que de quelques pas en dehors de la porte de l’église ; c’est à peine si de la fosse on pouvait entendre sa voix, et jamais je ne vis de service funèbre, cette sublime et touchante cérémonie, se changer en une si froide momerie de paroles.

Je m’approchai de la fosse. Le cercueil avait été déposé sur le sol. Y étaient inscrits le nom et l’âge du défunt — « Georges Somers, âgé de 26 ans. » Il avait fallu qu’on aidât la pauvre mère à s’agenouiller à la tête. Ses mains flétries étaient jointes, comme si elle eût prié ; mais je pus m’apercevoir à une légère agitation du corps, au mouvement convulsif des lèvres, qu’en proie aux déchirements d’un cœur de mère, elle regardait fixement tout ce qui lui restait de son fils.

Le service fini, les dispositions furent prises pour confier le cercueil à la terre. Il y eut cette agitation inquiète qui retentit si rudement sur les sentiments de douleur et d’affection ; les ordres donnés de ce ton froid qui préside aux corvées ; le bruit de la bêche qui s’enfonce dans le sable et le gravier, de tous les bruits celui qui fait le plus de mal devant le cercueil de ceux que nous aimons. Le tumulte qui régnait autour d’elle sembla tirer la mère d’une désolante rêverie. Elle leva ses yeux brillants et les promena languissamment autour d’elle ; ils étaient sans regards. Comme les hommes approchaient avec des cordes pour descendre la bière dans la fosse, elle se tordit les mains et s’affaissa dans une agonie de douleur. La pauvre femme qui l’accompagnait la prit par le bras, s’efforçant de la soulever de terre et de murmurer à ses oreilles quelque chose comme des consolations : — « Allons, voyons — allons, voyons — ne prenez pas cela si douloureusement à cœur. » Elle ne put que secouer la tête et se tordre les mains ; tout en elle disait : je ne peux pas être consolée.

Comme ils descendaient le corps dans la terre, le craquement des cordes sembla la torturer ; mais quand un obstacle fortuit faisait heurter le cercueil, toute la tendresse de la mère se faisait jour, comme si quelque mal pouvait arriver encore à celui qui se trouvait si loin par delà les souffrances de la terre.

Je n’en pus voir davantage — mon cœur se gonfla dans ma gorge — mes yeux se remplirent de larmes — il me sembla que je jouais un rôle cruel en restant debout à repaître mes yeux oisifs de cette scène d’angoisse maternelle. Je me dirigeai lentement vers une autre partie du cimetière, où je demeurai jusqu’à ce que le convoi funèbre se fût dispersé.

Lorsque je vis la pauvre mère s’éloigner péniblement et à pas alourdis de la tombe, laisser derrière soi les restes de tout ce qu’elle chérissait sur la terre, et retourner à l’isolement et au silence, mon cœur se serra pour elle. Que sont, pensai-je, les angoisses des riches ? Ils ont des amis pour adoucir — des plaisirs pour tromper — un monde pour amuser et dissiper leurs douleurs. Que sont les chagrins de la jeunesse ? Leurs esprits qui grandissent ont bientôt recouvert la blessure ; — leur nature pleine d’élasticité se relève bientôt sous la pression ; — leurs affections neuves et flexibles s’enlacent bientôt à de nouveaux objets. Mais les chagrins du pauvre, qui ne trouve rien au dehors pour les adoucir, — les chagrins du vieillard, pour qui la vie n’est jamais, après tout, qu’une journée d’hiver, et qui n’a pas une nouvelle moisson de joies en perspective ; — les chagrins d’une veuve âgée, solitaire, sans ressources, pleurant sur son fils unique, le seul rayon de soleil de ses vieux ans : voilà, voilà des chagrins qui nous font sentir l’impuissance des consolations.

Il s’écoula quelque temps avant que je quittasse le cimetière. En regagnant le logis, je rencontrai sur mon chemin la femme qui avait joué le rôle de consolatrice ; elle revenait précisément d’accompagner là veuve jusqu’à son habitation solitaire, et je tirai d’elle quelques détails qui se liaient à la scène émouvante dont j’avais été témoin.

Les parents du défunt avaient demeuré dans le village depuis leur enfance. Ils avaient habité l’une des plus jolies chaumières, et par diverses occupations champêtres, à l’aide d’un petit jardin, s’étaient honorablement soutenus dans l’aisance, en menant une vie heureuse et sans tache. Ils n’avaient qu’un fils, qui avait grandi pour être l’appui, l’orgueil de leur vieillesse. — « Oh ! monsieur, disait la bonne femme, c’était un si joli garçon, si doux de caractère, si bon pour tous ceux qui l’entouraient, si docile pour ses parents ! Ça faisait du bien au cœur de le voir, un jour de dimanche, paré de ses plus beaux habits, si grand, si droit, si gai, soutenant sa vieille mère jusqu’à l’église, — car elle aimait toujours mieux s’appuyer sur le bras de Georges que sur celui du bonhomme ; et, pauvre âme, elle pouvait bien être fière de lui, car de plus beau garçon il n’y en avait pas dans tout le pays d’alentour. »

Malheureusement le fils fut tenté, pendant une année de disette et de fatigues pour le laboureur, d’entrer au service d’une des petites embarcations qui boulinaient sur la rivière prochaine. Il n’avait pas été longtemps dans cet emploi qu’il fut surpris par la presse et emmené sur mer. Ses parents reçurent avis de sa capture, mais ils ne purent rien apprendre de plus. Ils avaient perdu leur principal appui. Le père, qui était infirme déjà, perdit courage, tomba dans la mélancolie, et s’affaissa dans la tombe. Sa veuve, n’ayant plus pour compagnons que son grand âge et sa faiblesse, ne put se soutenir plus longtemps ; elle fut bientôt à la charge de la paroisse. Cependant il y avait pour elle dans tout le village un sentiment de bienveillance, un certain respect provenant de ce qu’elle en était l’un des plus vieux habitants. Comme personne ne se présentait pour occuper la chaumière dans laquelle elle avait passé de si heureux ans, on lui permit d’y rester ; elle y vécut solitaire et presque sans secours. Elle pourvoyait en grande partie aux besoins peu nombreux de la nature grâce au maigre produit de son jardin, que les voisins cultivaient de temps à autre pour elle. C’était quelques jours seulement avant l’époque où ces détails me furent racontés qu’elle était à cueillir quelques légumes pour son repas, quand elle entendit la porte de la chaumière qui faisait face au jardin s’ouvrir tout à coup. Un étranger vint en dehors et sembla jeter autour de lui des regards troublés par la joie. Il portait des habits de matelot ; maigre, affreusement pâle, il avait l’air d’un homme que la maladie, que les fatigues ont brisé. Il la vit et précipita ses pas ; mais sa démarche était débile et vacillante ; il tomba sur les genoux devant elle, et sanglota comme un enfant. La pauvre femme restait là, promenant sur lui des yeux égarés. — « 0 ma mère, ma mère chérie ! ne reconnaissez-vous pas votre fils ? Georges, votre pauvre garçon ! » Ce n’était plus, en effet, que l’ombre de son noble garçon d’autrefois : usé par les blessures, la maladie, l’emprisonnement en pays étranger, il avait à la fin traîné jusqu’au village ses membres épuisés, pour reposer au milieu des scènes de son enfance.

Je n’essayerai pas de raconter dans tous ses détails cette entrevue, où la joie et le chagrin se fondaient si complètement : mais il vivait ! il était de retour à la maison ! il pouvait vivre encore pour consoler et choyer sa vieillesse ! Mais en lui la nature était tarie ; et s’il avait fallu quelque chose pour achever l’œuvre du destin, la désolation de sa chaumière natale eût été suffisante. Il s’étendit sur le grabat où sa mère avait, depuis son veuvage, passé plus d’une nuit sans sommeil, et ne s’en releva plus.

Les habitants du village, quand ils apprirent que Georges Somers était de retour se pressèrent pour le voir, lui offrant tout le bien-être et l’assistance que leurs humbles ressources mettaient à leur disposition. Mais il était trop faible pour causer, il ne put que les remercier des yeux. Sa mère était sa fidèle garde-malade, et il semblait ne pas vouloir du secours d’une autre main.

Il y a dans la maladie quelque chose qui terrasse et brise l’orgueil de l’homme, qui amollit le cœur et le ramène aux sentiments de l’enfance. Qui donc a langui, même dans un âge avancé, sous le poids de la maladie et du désespoir ; qui donc s’est agité sur un lit de souffrance, dans l’isolement et l’oubli d’une terre étrangère, et qui ne s’est pas souvenu de la mère « qui couva des yeux son enfance », qui passait la main sur son oreiller et venait en aide à sa faiblesse ? Oh ! dans l’amour d’une mère pour son fils il est une ténacité de tendresse qui laisse derrière elle toute autre affection du cœur. L’égoïsme ne la glacera pas, le danger ne la domptera pas, l’indignité ne l’amortira pas, l’ingratitude ne l’étouffera pas. Pour lui, s’il le faut, elle fera le sacrifice de tout son bien-être ; ses plaisirs à elle ne passeront qu’après ses plaisirs à lui ; elle fera sa gloire de sa renommée, triomphera dans ses prospérités ; — et si le malheur l’atteint, son malheur ne le lui rendra que plus cher ; — et si la honte s’attache à son nom, elle continuera de l’aimer, de le choyer, en dépit de sa honte ; — et si partout tout le monde le repousse, elle sera tout un monde pour lui.

Le pauvre Georges Somers avait su ce que c’est que d’être malade et de n’avoir personne pour endormir vos douleurs ; — solitaire et captif, et personne pour vous visiter. Il ne pouvait souffrir que sa mère s’écartât. S’éloignait-elle un instant, son œil la suivait. Elle restait là des heures entières, assise à son chevet, le veillant pendant son repos. Parfois il se réveillait en sursaut au milieu d’un songe enfanté par la fièvre, et jetait autour de lui des regards inquiets, jusqu’à ce qu’il la vît se pencher au-dessus de sa tête ; alors il lui prenait la main, la posait sur son sein, et s’endormait du sommeil tranquille de l’enfant. C’est ainsi qu’il mourut.

Mon premier mouvement, quand j’eus entendu ce simple récit d’affliction, fut de visiter la chaumière de l’infortunée, de lui offrir quelques secours pécuniaires, et, s’il était possible, des consolations. Mais en m’informant je découvris que les bons sentiments des villageois les avaient portés à faire tout ce que la circonstance exigeait ; et comme les pauvres savent mieux que personne comment s’y prendre pour adoucir leurs douleurs mutuelles, je n’osai pas m’avancer.

Le dimanche suivant, j’étais à l’église du village, quand, à ma grande surprise, je vis la pauvre vieille femme descendre en chancelant l’aile qui menait à sa place accoutumée sur les marches de l’autel.

Elle s’était efforcée de mettre quelque chose comme des vêtements de deuil à l’occasion de la mort de son fils ; et rien en pouvait être plus touchant que cette lutte entre l’affection pieuse et l’extrême misère : un ruban noir ou à peu près — un mouchoir noir décoloré, et puis une ou deux tentatives aussi malheureuses pour exprimer par des signes extérieurs cette douleur qui ne s’arrête pas à la surface. Comme je promenais mes regards sur les monuments historiés, sur les magnifiques ornements, sur cette splendeur, aussi froide que le marbre, dont s’entourait la grandeur pour gémir pompeusement sur l’orgueil évanoui, et que je les reportais sur cette pauvre veuve que l’âge et le chagrin courbaient devant l’autel de son Dieu, qui lui tendait les prières et les louanges d’un cœur pieux quoique brisé, je sentis que ce monument vivant de douleur réelle valait à lui seul tous les autres.

Je racontai son histoire à quelques-uns des membres opulents de la congrégation, et ils en furent touchés. Ils s’employèrent pour rendre sa position plus confortable, pour alléger ses afflictions. Mais ce n’était que rendre moins pénibles ses derniers pas vers la tombe. Un dimanche ou deux s’étaient à peine écoulés, que la place qu’elle occupait d’ordinaire à l’église était vide ; et j’appris avec un sentiment de satisfaction, avant de quitter le voisinage, qu’elle avait doucement rendu le dernier soupir, et était allée rejoindre ceux qu’elle avait aimés, dans le monde où l’on ne connaît pas le chagrin, où les amis ne sont jamais séparés.