Le Livre d’esquisses/Un Dimanche à Londres


Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 113-115).

UN DIMANCHE, À LONDRES.


Dans le précédent article j’ai parlé d’un dimanche à la campagne en Angleterre, et de ses effets adoucissants sur le paysage. Mais où sa sainte influence se manifeste-t-elle d’une façon plus énergique qu’au cœur même de cette grande Babel, Londres ? En ce saint jour le monstre-colosse s’arrête charmé. L’intolérable brouhaha, la fièvre de la semaine sont expirés. Les boutiques sont fermées, les feux de forges et de manufactures sont éteints, et le soleil, que n’obscurcissent plus d’épais nuages de fumée, verse à flots de sobres et jaunes rayons dans les rues silencieuses. Les rares piétons que vous rencontrez, au lieu de marcher à pas pressés, avec des figures inquiètes, s’avancent tranquillement ; de leurs fronts reposés ont disparu les rides creusées par les affaires et les soucis ; ils ont revêtu leurs mines des dimanches, leurs manières des dimanches, en même temps que leurs habits des dimanches, et leur esprit s’est débarbouillé aussi bien que leur personne.

Et maintenant le bruit mélodieux des cloches, parti des tourelles des églises, appelle au bercail les ouailles qui leur sont propres. Vous voyez l’honnête famille du marchand déboucher de la maison, petits enfants en tête ; ou c’est le bourgeois et son avenante compagne, suivis des filles aînées, aux petits livres de prières reliés en maroquin et serrés dans les plis de leurs mouchoirs de poche. La fille de service les suit des yeux à la fenêtre, admirant les toilettes de la famille, et recevant parfois un signe de tête et un sourire de ses jeunes maîtresses, à la toilette desquelles elle n’a pas été sans prêter la main.

Tenez ! voilà qu’arrive avec fracas la voiture de quelque grand de la Cité, un alderman ou un shérif peut-être, tandis que le bruit étouffé de pas nombreux annonce un cortège d’enfants de charité, en uniformes d’une coupe antique, chacun son rituel sous le bras.

Le tintement des cloches a cessé, le fracas de la voiture s’est évanoui, le bruit sourd des pas ne se fait plus entendre ; les ouailles sont parquées dans de vieilles églises, accroupies dans des ruelles borgnes de la populeuse Cité, où le bedeau vigilant fait faction, comme le chien de berger, devant le seuil du sanctuaire. Pendant quelque temps tout se tait ; mais bientôt s’épanouit le son grave et pénétrant de l’orgue, roulant et vibrant le long des ruelles et des cours solitaires, et les doux chants du chœur, qui les font retentir de louanges et de mélodies. Jamais je n’ai eu plus conscience de l’effet sanctifiant de la musique d’église que quand je l’ai entendue jaillir comme un fleuve de joie le long des plus profonds recoins de cette grande métropole, l’élevant, pour ainsi dire, au-dessus de toutes les hideuses souillures de la semaine, et emportant au ciel, sur une vague d’harmonie triomphante, la pauvre âme usée par le monde.

Le service du matin est terminé. Les congrégations retournant au logis animent de nouveau les rues ; mais bientôt elles retombent dans le silence. Voici qu’approche le dîner du dimanche, et pour le marchand de la Cité ce n’est point un repas ordinaire. On a plus de loisir à table pour se livrer à la joie d’être ensemble. Des membres de la famille peuvent alors se réunir qui sont séparés par les occupations laborieuses de la semaine. Ce jour-là on permet à l’écolier de venir à la maison paternelle ; un vieil ami de la famille prend au banquet du dimanche son siége accoutumé, redit ses histoires bien connues, et réjouit jeunes et vieux de ses plaisanteries éventées.

Dans l’après-midi, le dimanche, la Cité envoie à flots ses légions respirer l’air pur et jouir du soleil qui s’épanouit dans les parcs et dans les campagnes environnantes. Les satiriques diront ce qu’ils voudront sur les plaisirs rustiques d’un bourgeois de Londres le dimanche, mais il y a toujours pour moi quelque chose de charmant à voir le pauvre prisonnier de la populeuse et poudreuse Cité mis ainsi à même de s’échapper une fois la semaine et de se jeter sur le sein verdoyant de la nature. Il ressemble à l’enfant auquel on rend le sein de sa mère ; et ceux qui les premiers étendirent les parcs grandioses et les magnifiques jardins d’agrément qui entourent cette grande métropole ont fait au moins autant pour sa santé et sa moralité que s’ils avaient employé en hôpitaux, en prisons et en pénitentiaires l’argent qu’ils leur ont coûté.