Le Livre d’esquisses/L’Église de campagne


Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 99-105).

L’ÉGLISE DE CAMPAGNE.


Gentilhomme ! vraiment ! gentilhomme épicier ?
Gentilhomme drapier ? gentilhomme mercier ?
Comment débitez-vous la noblesse bourgeoise ?
Dites : est-ce à la livre, ou bien est-ce à la toise ?

Le Buisson du mendiant.


Il est peu d’endroits qui soient plus favorables aux études de caractère qu’une église de campagne en Angleterre. Je fus une fois passer quelques semaines chez un ami qui résidait dans le voisinage d’une église de ce genre, dont l’aspect frappa vivement mon imagination. C’était un de ces ravissants échantillons de la vieille, vieille manière qui répandent un charme si particulier sur le paysage anglais. Debout au milieu d’un pays rempli d’anciennes familles, elle contenait, sous ses ailes froides et silencieuses, la cendre amoncelée de je ne sais combien de nobles générations. Les murs, à l’intérieur, étaient incrustés de monuments de tous les âges et de tous les styles. La lumière ruisselait obscurcie à travers les fenêtres, couvertes d’armoiries richement blasonnées sur vitraux peints. Dans plusieurs parties de l’église se voyaient des tombes de chevaliers et de dames de haut parage, d’un travail magnifique, avec leurs effigies en marbre de couleur. De tous côtés l’œil était frappé par quelque indice d’ambition jusque dans la mort, par d’orgueilleux trophées que dans sa vanité l’homme avait érigés sur la poussière, sa sœur, dans ce temple de la plus humble de toutes les religions.

La congrégation se composait des personnes de marque du voisinage, assises dans des stalles somptueusement recouvertes et garnies de coussins, pourvues de livres de prières aux riches dorures, et décorées de leurs armes, gravées sur les battants ; des habitants du village et des campagnes environnantes, qui remplissaient les sièges de derrière ainsi que la petite galerie près de l’orgue, et des pauvres de la paroisse, rangés sur des bancs le long des ailes.

Le service était célébré par un vicaire nasillard, à la panse rebondie, qui avait un confortable logement auprès de l’église. C’était le convive privilégié de toutes les tables du voisinage ; il avait été le plus ardent chasseur de renards de toute la contrée ; mais l’âge et la bonne chère l’avaient mis hors d’état de faire autre chose que de monter à cheval pour voir les chiens au lancer, et de tenir sa place au dîner des chasseurs.

Sous la conduite d’un semblable pasteur, je trouvai qu’il était impossible de se plonger dans une série de pensées appropriées au temps et au lieu ; de sorte qu’ayant, comme bien d’autres chrétiens languissants, fait un compromis avec ma conscience et déposé le péché dé mon cru sur le pas de la porte d’un autre, à ses risques et périls, je m’occupai à faire des observations sur mes voisins.

Je ne connaissais pas encore l’Angleterre, et j’étais curieux d’étudier les mœurs de ses classes élégantes. Je remarquai, comme toujours, que les prétentions étaient d’autant moins grandes que les titres au respect étaient moins contestés. Par exemple, mon attention se fixa particulièrement sur la famille d’un gentilhomme du plus haut rang, composée de plusieurs fils et filles. Rien de plus simple, de moins arrogant que leur extérieur. Ils se rendaient ordinairement à l’église dans l’équipage le plus modeste et souvent à pied. Les jeunes demoiselles s’arrêtaient pour converser de la manière la plus amicale avec les paysannes, caressaient les enfants, et prêtaient l’oreille aux histoires des humbles villageois. Leurs figures étaient ouvertes et pleinement belles, avec un cachet de haute distinction, mais, en même temps, une gaieté franche, une affabilité pleine d’attraction. Leurs frères étaient grands et bien faits. Leurs vêtements étaient à la mode, mais simples ; ils étaient rigoureusement élégants et convenables, mais n’avaient rien de maniéré, rien qui fît penser au dandy. Tous leurs mouvements étaient aisés et naturels ; ils avaient cette grâee imposante et cette noble franchise qui annoncent des âmes nées libres qui n’ont jamais été arrêtées dans leur essor par le sentiment de l’infériorité. La dignité réelle respire une hardiesse vigoureuse qui ne craint jamais le contact des hommes, quelque chétifs que soient ceux auxquels elle se mêle ; il n’y a que l’orgueil bâtard qui soit morbide et sensitif, qui frissonne toutes les fois qu’on le touche. J’étais heureux de les voir s’entretenir avec les paysans ; ils causaient agriculture, chasse, pêche, toutes choses auxquelles se complaît si fort la noblesse de la contrée. Dans ces entretiens il n’y avait ni hauteur d’une part ni servilité de l’autre ; et le respect habituel, du paysan vous rappelait seul la différence des positions.

Une famille contrastait beaucoup avec celle-ci : c’était celle d’un riche bourgeois, lequel avait amassé une fortune immense et, ayant acheté les terres et le château d’un noble ruiné du voisinage, s’efforçait de revêtir les manières et toute la dignité d’un maître héréditaire du sol. La famille arrivait toujours à l’église en princes. Ils s’y faisaient majestueusement traîner dans une voiture couverte d’armoiries. Le cimier dardait ses rayons argentés de tous les points du harnais où il avait été possible, de placer un cimier. Un épais cocher, au chapeau à trois cornes richement galonné, dont une perruque blonde encadrait de ses boucles la face vermeille, était assis sur le siège, avec un danois au poil lisse auprès de lui. Deux laquais, en livrées magnifiques, avec d’énormes bouquets et des cannes à pommes d’or, s’appuyaient nonchalamment derrière. La voiture s’élevait et s’abaissait sur ses longs ressorts avec une singulière dignité de mouvements. Les chevaux eux-mêmes rongeaient leur frein, arquaient leur cou et regardaient plus orgueilleusement que des chevaux ordinaires ; soit qu’ils eussent pris un peu des sentiments de la famille, soit qu’on serrât les rênes un peu plus fort que d’habitude.

Je ne pus m’empêcher d’admirer la façon dont ce pompeux équipage fut amené jusqu’à l’entrée du cimetière. L’effet produit au tournant de l’angle du mur fut immense : — un grand claquement de fouet, les chevaux qui s’efforcent et qui grimpent, les harnais qui brillent, et les roues qui jettent des étincelles en labourant le gravier. Ce fut un moment d’orgueilleuse gloire et de triomphe pour le cocher. Les chevaux, tour à tour poussés et retenus, écumaient de fureur. Comme ils se cabraient, leurs pieds enfonçaient et lançaient tout autour des cailloux à chaque pas. Le gros de villageois qui d’un pas lent et paisible se dirigeait vers l’église s’ouvrit précipitamment en se rangeant à droite et à gauche ; dans leur admiration stupide, ils ouvraient des bouches démesurées. Quand on atteignit l’entrée les chevaux furent repris avec une promptitude qui les fit arrêter court et les rejeta presque sur les hanches.

Alors ce fut au laquais à descendre en toute hâte pour baisser le marche-pied, ouvrir la portière, et tout préparer pour la descente à terre de cette auguste famille. Le vieux bourgeois fut le premier à présenter à la portière sa grosse figure rougeaude, regardant autour de lui de l’air superbe d’un roi du change, d’un homme habitué à trôner à la Bourse. Sa compagne, une avenante, très-grasse, très-confortable dame, le suivit. L’orgueil, je dois l’avouer, ne paraissait pas entrer pour beaucoup dans sa composition. C’était la peinture des grosses, des honnêtes, des vulgaires jouissances. Le monde ne lui était pas difficile et elle aimait le monde. Elle avait de belles robes, une belle maison, une belle voiture, de beaux enfants, tout ce qui l’entourait était beau ; ce n’était que promenades en voiture, que visites, que festins : la vie, pour elle, était une fête perpétuelle, c’était un jour d’installation de lord-maire qui ne finissait pas.

Deux filles succédèrent à cet heureux couple. Certainement elles étaient jolies, mais elles avaient un air impérieux qui glaçait l’admiration et disposait le spectateur à la critique. Dans leur toilette, elles étaient ultra-fashionables ; et bien que personne ne pût nier la richesse de leur parure, cependant on pouvait douter qu’elle fût parfaitement en harmonie avec la simplicité d’une église de campagne. Elles descendirent de voiture d’un air hautain, et remontèrent le cordon de paysans d’un pas qui semblait dédaigneux du sol qu’elles foulaient. Elles jetèrent autour d’elles un regard de reconnaissance qui passa froidement sur les bonnes figures des paysans, jusqu’à ce qu’elles rencontrassent les yeux de la famille du gentilhomme ; alors leurs visages s’éclairèrent tout à coup sous des sourires : alors elles firent les plus élégants, les plus profonds saluts, lesquels leur furent rendus d’une façon qui indiquait que ce n’étaient que de très-légères connaissances.

Je ne dois pas oublier les deux fils de cet ambitieux bourgeois, qui vinrent à l’église dans un cabriolet retentissant précédé de valets à cheval. Il était impossible que leurs vêtements fussent plus à la mode, mais ils avaient cette pédanterie du costume qui décèle l’homme dont les prétentions au bon goût sont très-discutables. Ils restèrent entièrement à l’écart, jetant un regard oblique sur tous ceux qui s’approchaient d’eux, comme s’ils eussent mesuré leurs titres à l’estime ; mais ils n’avaient pas de conversation et ne faisaient qu’échanger de loin en loin quelques phrases à la mode. Leurs mouvements mêmes étaient artificiels, car leur corps, docile au caprice du jour, avait été façonné à l’absence de toute liberté, de toute aisance. L’art avait juré d’en faire des hommes à la mode accomplis, mais la nature leur avait refusé cette grâce qui n’a pas de nom. Ils étaient vulgairement construits, comme des hommes formés pour les fins triviales de la vie, et ils avaient cet air impérieux et arrogant qui ne se voit jamais dans un véritable gentilhomme.

J’ai peut-être été jusqu’à la minutie en traçant les portraits de ces deux familles ; mais je les considérais comme des échantillons de ce qui se rencontre souvent dans ce pays — la grandeur sans prétention et la petitesse arrogante. Je n’ai nul respect pour le rang et les titres à moins qu’ils ne marchent de front avec la véritable noblesse, celle de l’âme ; mais j’ai remarqué que dans tous les pays où il existe des distinctions artificielles, ce sont précisément les classes les plus élevées qui sont toujours les plus affables et les plus modestes. Ceux qui ne craignent point pour leur place ne sont pas le moins du monde enclins à empiéter sur celle des autres ; tandis qu’il n’est rien d’agressif comme l’ambition de la bassesse : elle s’imagine qu’elle s’élève en humiliant ses voisins.

Comme j’ai mis en contraste ces deux familles, je dois mentionner leur manière d’être à l’église. La famille du gentilhomme était calme, sérieuse, attentive ; non qu’ils parussent avoir une dévotion bien ardente, mais plutôt un respect pour les choses sacrées et les lieux sacrés, inséparable d’une bonne éducation. Les autres, au contraire, ne cessaient de se trémousser et de chucho- ter ; on voyait que la conscience de leur toilette ne les abandonnait pas un instant, et qu’ils étaient tristement ambitieux de faire l’admiration d’une congrégation de campagne.

Le vieux monsieur était réellement le seul qui fût attentif au service. Il prenait sur lui tout le poids de la dévotion due par sa famille, debout droit et raide, et prononçant les répons d’une voix si élevée qu’on pouvait l’entendre de tous les points de l’église. Il est évident que c’était un de ces hommes qui crient toujours : « L’Église et le Roi » ; qui ne séparent pas les idées de dévotion et de loyauté ; qui considèrent la divinité, de façon ou d’autre, comme du parti du gouvernement, et la religion comme « une excellente sorte de chose qui doit être soutenue et conservée ».

Quand il se joignait si bruyamment au service, il semblait que ce fût surtout pour montrer l’exemple aux classes inférieures, leur faire voir que si grand, si riche qu’il fût, il ne dédaignait pas d’avoir de la religion ; comme je vis un jour un alderman, qui se nourrissait de tourterelles, avaler en public un bol de soupe de charité, passer sa langue sur ses lèvres à chaque bouchée, et la déclarer « une excellente nourriture pour les pauvres ».

Quand le service fut terminé, je fus curieux d’assister aux différentes sorties de mes groupes. Les jeunes nobles et leurs sœurs, comme le temps était beau, préférèrent prendre à travers champs, rentrer lentement à la maison, et causer, tout en cheminant, avec les gens de la campagne. Les autres s’en furent comme ils étaient venus, en grande pompe. Les équipages roulèrent de nouveau jusqu’à l’entrée. Et le fouet de claquer, les sabots des chevaux de retentir, les harnais d’étinceler. Les chevaux partirent comme d’un bond ; les villageois se rangèrent encore précipitamment à droite et à gauche ; les roues soulevèrent un nuage de poussière, et l’ambitieuse famille disparut à tous les yeux dans un tourbillon.