Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 413-422).


CHAPITRE XXVI.


« Vous ne connaissez le chagrin que sous sa forme légère, tel que la mer frémissant encore après la tempête lorsque les vagues pesantes roulent sur l’abîme en murmurant faiblement avant de retomber dans un sommeil calme. »
Dryden.

Les hommes accoutumés à une guerre du genre de celle que nous venons de décrire sont peu portés à ressentir l’influence de sentiments affectueux lorsqu’ils sont encore sur le champ de bataille. Malgré leurs habitudes néanmoins, plus d’un cœur était dans le fort avec Mabel pendant le cours des événements que nous allons rapporter, et l’indispensable repas fut même moins goûté par le plus endurci des soldats qu’il ne l’aurait été, si le sergent n’avait été si près de sa fin.

Pathfinder, en sortant du fort, rencontra Muir qui le conduisit à l’écart afin de causer seul avec lui. Les manières du quartier-maître étaient empreintes de cet excès de courtoisie qui, presque toujours, indique la ruse ; car si l’art du physionomiste et du phrénologiste ne sont au plus que des sciences boiteuses qui conduisent à l’erreur aussi souvent peut-être qu’à la vérité, nous croyons qu’il n’y a pas de marques plus infaillibles du projet de tromper, les actes exceptés, qu’un visage qui sourit sans motif et un langage miellé outre mesure. Ces observations pouvaient en général s’appliquer à Muir, qui joignait à cette souplesse une franchise apparente que soutenaient merveilleusement son accent écossais et ses expressions écossaises. Il devait, à la vérité, son avancement à la déférence qu’il montrait depuis longtemps à Lundie et à sa famille ; car, quoique le major lui-même fût trop pénétrant pour être la dupe d’un homme qui lui était si inférieur en talents et en connaissances, bien des gens s’habituent à faire des concessions libérales au flatteur même lorsqu’ils se méfient de sa sincérité et qu’ils sont certains de ses motifs. Dans l’occasion présente, la lice était ouverte entre deux hommes aussi complètement opposés que possible dans tous les points essentiels du caractère. Pathfinder était aussi simple que le quartier-maître était rusé, aussi sincère que l’autre était faux, et le chemin qu’il suivait toujours était aussi droit que celui du dernier était tortueux. Tous deux étaient froids et prudents, tous deux braves sans l’être de la même manière ni au même degré. Muir ne s’exposait jamais que pour produire de l’effet, tandis que le guide rangeait la crainte au nombre des passions raisonnables, on la considérait comme une sensation à laquelle on devait céder quand il pouvait en résulter du bien.

— Mon très-cher ami, — commença Muir, — car vous nous êtes plus cher à tous un millier de fois depuis vos derniers services que vous ne l’étiez auparavant, et vous avez consolidé votre réputation dans cette dernière circonstance ; — il est vrai qu’on ne fera pas de vous un officier, genre d’avancement qui n’est pas dans votre ligne, et que vous ne désirez guère, je crois ; mais comme guide, comme conseiller, comme sujet loyal, comme tireur sans égal, on peut dire que votre renommée est au comble. Je ne sais si le commandant en chef emportera d’Amérique autant d’honneur que vous vous en êtes fait ; il faut à présent que vous viviez paisible et heureux le reste de vos jours. Mariez-vous sans délai, mon cher, et songez à votre bonheur, car vous n’avez plus besoin de penser à votre gloire. Recevez la main de Mabel Dunham, pour l’amour du ciel, et vous posséderez à la fois une bonne épouse et une bonne réputation.

— Mais, quartier-maître, ceci me semble un singulier conseil de votre part. On m’avait dit que vous étiez mon rival.

— Je l’ai été, et cette rivalité était assez redoutable, je puis le dire. Je n’ai jamais fait la cour en vain à une femme, et cependant cela m’est arrivé cinq fois. Lundie n’en veut compter que quatre, et je repousse cette imputation ; il ne pense guère que la vérité passe même ses calculs. Oui, oui, Pathfinder, vous avez en en moi un rival, mais vous n’en avez plus ; vous avez au contraire mes vœux les plus sincères pour votre succès auprès de Mabel ; et si le brave sergent peut survivre à sa blessure, vous pouvez compter sur mes bons offices près de lui.

— Je suis reconnaissant de votre bienveillance, quartier-maître, quoique je n’aie pas grand besoin d’appui près du sergent Dunham qui est mon ami depuis si long-temps. Je crois pouvoir regarder l’affaire comme aussi certaine que la plupart des choses peuvent l’être en temps de guerre ; car Mabel et son père y consentant, le 55e tout entier ne pourrait l’empêcher. Hélas ! le pauvre père aura de la peine à vivre assez pour voir ce qu’il a tant désiré !

— Mais il aura en mourant la consolation de savoir que ses vœux seront accomplis. C’est un grand soulagement, Pathfinder, pour l’esprit qui va quitter ce monde d’être sûr que les êtres qu’il chérissait seront heureux après sa mort. Toutes les mistress Muir ont exprimé ce sentiment à leur dernier soupir.

— Toutes vos femmes, quartier-maître, ont probablement senti cette consolation ?

— Halte-là, mon cher ! je ne vous croyais pas un tel diseur de bons mots. Bien, bien ; entre vieux amis une plaisanterie ne blesse pas. Si je ne puis épouser Mabel, il me sera permis du moins de l’estimer toujours et de faire son éloge et le vôtre en toutes occasions et en présence de tous. Mais, Pathfinder, vous comprendrez facilement qu’un pauvre diable qui perd une telle femme, aura probablement besoin de quelques consolations.

— Sûrement, sûrement, quartier-maître, — répondit le guide avec sa simplicité ordinaire ; — je sais que la perte de Mabel me serait bien difficile à supporter. Il peut vous être pénible de nous voir mariés, la mort du sergent retardera probablement notre union, et vous aurez le temps de vous y préparer.

— Je supporterai ce coup ; oui, je le supporterai, quand toutes les fibres de mon cœur devraient se rompre, et vous pouvez m’y aider en me donnant quelque chose à faire. Vous voyez que cette expédition a été d’une nature assez étrange ; car moi à qui le roi a accordé un brevet d’officier, je ne suis ici que comme volontaire, tandis qu’un simple sous-officier ai eu le commandement. Je m’y suis soumis par plusieurs raisons, bien que je désirasse avec ardeur d’être à votre tête, lorsque vous combattiez pour l’honneur du pays et les droits de Sa Majesté…

— Quartier-maître, — interrompit le guide, — vous êtes tombé si promptement entre les mains des ennemis, que votre conscience n’a guère de reproche à vous faire sur ce point ; ainsi, croyez-moi, n’en parlez pas.

— C’est précisément mon avis, Pathfinder ; nous garderons tous le silence sur cela. Le sergent Dunham est hors de combat.

— Comment dites-vous ? — demanda le guide.

— Puisque le sergent ne peut plus commander, il serait à peine convenable de laisser un caporal à la tête d’un détachement victorieux comme celui-ci ; car les plantes qui fleurissent dans un jardin meurent au milieu des bruyères, et je pensais précisément à réclamer l’autorité qui appartient à un homme honoré d’un brevet de lieutenant. Les soldats n’oseront faire aucune objection, et quant à vous, mon cher ami, à présent que vous vous êtes fait tant d’honneur, que Mabel est à vous, et que vous avez le sentiment intime d’avoir fait votre devoir, ce qui est plus précieux que tout le reste, je m attends à trouver en vous un allié plutôt qu’un adversaire.

— Je suppose, lieutenant, que vous avez le droit de commander les soldats du 55e, et je ne crois pas que personne ici veuille s’y opposer, quoique vous ayez été prisonnier de guerre, et qu’il y ait des hommes qui pourraient hésiter à remettre leur autorité à un prisonnier qui leur doit sa liberté. Cependant, personne ici n’aura, je crois, envie de s’opposer à vos désirs.

— C’est fort bien, Pathfinder ; et lorsque je rendrai compte de nos succès contre les bateaux, de la défense du fort et des opérations générales, y compris la capitulation, vous verrez que je n’oublierai pas de parler de vos droits et de votre mérite.

— Laissez là mes droits et mon mérite, quartier-maître ! Lundie sait ce que je suis dans la forêt et ce que je suis dans le fort, et le général le sait encore mieux ; ne vous embarrassez pas de moi ; racontez votre propre histoire, en prenant soin seulement de rendre justice au père de Mabel, qui en ce moment même est encore l’officier commandant.

Muir exprima la satisfaction complète que lui causaient ces arrangements et sa résolution de rendre justice à tout le monde, et ils s’approchèrent du groupe qui était réuni autour du feu ; là, le quartier-maître commença, pour la première fois depuis le départ de l’Oswego, à s’arroger une portion de l’autorité qu’on pouvait croire due à son rang. Prenant à part le caporal, il lui dit nettement qu’il devait désormais le considérer comme son commandant, et il le chargea d’instruire ses subordonnés du nouvel état des choses. Ce changement de dynastie s’effectua sans aucun des symptômes si ordinaires d’une révolution ; car tous connaissant le droit légal du lieutenant au commandement, nul n’était disposé à le lui contester. Par des motifs mieux connus d’eux-mêmes, Lundie et le quartier-maître avaient pris dans l’origine des dispositions différentes, et maintenant, par des motifs qu’il connaissait seul, le dernier jugeait convenable de les changer. Ce raisonnement était assez pour les soldats, quoique la blessure du sergent Dunham eût suffisamment expliqué cette circonstance, si une explication avait été nécessaire.

Pendant ce temps, le capitaine Sanglier s’occupait de son déjeûner avec la résignation d’un philosophe, le sang-froid d’un vétéran, l’habileté et la science d’un Français et la voracité d’une autruche. Il avait déjà passé dans la colonie une trentaine d’années, ayant quitté la France avec une place dans l’armée de son pays, à peu près semblable à celle que Muir occupait dans le 55e régiment. Une constitution de fer, une parfaite insensibilité, une certaine adresse très-propre à conduire les sauvages, et un courage intrépide, l’avaient désigné de bonne heure au général en chef comme un agent convenable à employer pour la direction des opérations militaires de ses alliés indiens. Cette destination l’avait fait élever au rang titulaire de capitaine, et avec sa promotion il avait acquis une partie des habitudes et des opinions de ses associés avec une facilité et une aisance qu’on regarde dans cette partie du monde comme l’apanage particulier de ses compatriotes. Il avait souvent conduit des partis d’Iroquois dans leurs expéditions de pillage, et sa conduite en de telles occasions amenait les résultats contradictoires d’alléger et d’augmenter à la fois les malheurs produits par ce genre de guerre, en y appliquant les vues plus larges et les ressources plus étendues de la civilisation. En d’autres termes, il formait le plan d’entreprises qui, par leur importance et leurs conséquences, excédaient de beaucoup la politique ordinaire des Indiens, et alors il intervenait pour diminuer quelques-uns des maux qui étaient son propre ouvrage. Bref, c’était un aventurier que les circonstances avaient jeté dans une situation où les qualités des hommes de sa classe pouvaient se montrer promptement en bien ou en mal, et il n’était pas d’un caractère à repousser la fortune par une délicatesse importune, suite de ses premières impressions, ou à mésuser de sa libéralité en encourant sans nécessité sa disgrâce par une cruauté superflue. Cependant, comme son nom se trouvait inévitablement attaché à plusieurs des excès commis par son parti, il avait en général dans les provinces américaines la réputation d’un misérable qui se plaisait à répandre le sang, et dont le plus grand bonheur était de tourmenter l’être innocent et sans appui. Le nom de Sanglier, qui était un sobriquet de son propre choix, ou celui de Cœur-de-Pierre, par lequel on le désignait ordinairement sur les frontières, était devenu aussi redoutable aux femmes et aux enfants de cette portion du pays, que ceux de Butler et de Brandt le devinrent plus tard.

La rencontre entre Pathfinder et Sanglier avait quelque ressemblance avec la célèbre entrevue de Wellington et de Blücher, qui a été si souvent et si exactement décrite ; elle eut lieu près du feu, et tous deux se regardèrent attentivement plus d’une minute sans parler ; l’un et l’autre se sentait en présence d’un ennemi formidable, et chacun d’eux, en comprenant qu’il devait traiter son adversaire avec la mâle confiance due à un guerrier, sentait aussi qu’il existait entre eux aussi peu de rapports de caractère que d’intérêts. L’un avait pour but la fortune et l’avancement ; l’autre suivait sa carrière, parce que sa vie avait été jetée dans le désert, et que sa patrie avait besoin de son bras et de son expérience. Le désir de s’élever au-dessus de sa situation présente n’avait jamais troublé la tranquillité de Pathfinder, et jamais une seule pensée d’ambition ne s’était offerte à son esprit avant de connaître Mabel ; depuis lors, il est vrai que sa méfiance de lui-même, sa vénération pour elle et le désir de la placer dans une situation plus élevée que celle qu’il occupait, lui avaient fait passer quelques instants pénibles ; mais la droiture et la simplicité de son caractère l’avaient bientôt mis à l’aise, et il n’avait pas tardé à sentir que la femme qui n’hésiterait pas à l’accepter pour mari ne répugnerait pas à partager sa fortune, quelque humble qu’elle fût. Il estimait le Sanglier pour sa bravoure, et il avait trop de cette libéralité qui est le résultat de l’expérience, pour croire la moitié de ce qu’il avait entendu dire à son préjudice ; car l’intolérance et l’opiniâtreté suivent en général la progression de l’ignorance ; mais il ne pouvait pas approuver son égoïsme, ses calculs froidement cruels, et surtout la manière dont il oubliait sa nature d’homme blanc pour prendre celle d’une peau-rouge. D’un autre côté, Pathfinder était une énigme pour le capitaine Sanglier. Ce dernier ne pouvait pas comprendre les motifs de l’autre ; il avait souvent entendu parler de son désintéressement, de sa justice, de sa sincérité ; et dans plusieurs occasions, ces qualités lui avaient pourtant fait commettre de graves erreurs, d’après le principe qui fait dire qu’un diplomate franc et ouvert garde mieux son secret que celui qui est taciturne et rusé.

Lorsque les deux héros se furent considérés mutuellement, M. Sanglier porta la main à son chapeau, car la grossièreté de la vie des frontières n’avait pas entièrement détruit la courtoisie de sa jeunesse, ni éteint cette apparence de bonhomie qui semble innée dans un Français.

— Monsieur le Pathfinder, disait-il avec un accent très-prononcé, mais avec un sourire amical, un militaire honore le courage et la loyauté. Vous parlez iroquois ?

— Oui, j’entends le langage des reptiles et je puis m’en servir lorsque c’est nécessaire, — répondit le guide, toujours simple et sincère ; — mais ce n’est ni une langue ni une tribu qui soit de mon goût. Suivant moi, partout où vous trouvez le sang mingo, maître Cœur-de-pierre, vous trouvez un coquin. Je vous ai vu souvent, quoique ce fût dans les combats, et, je dois le dire, toujours à l’avant-garde ; vous devez connaître nos balles de vue.

— Non pas les vôtres, monsieur ; une balle de votre honorable main est une mort certaine ; vous avez tué dans une île mon meilleur guerrier.

— C’est possible, quoique j’ose dire que si la vérité était connue, il se trouverait qu’ils sont tous de grands coquins. Je ne veux pas vous offenser, maître Cœur-de-pierre, mais vous vivez en bien mauvaise compagnie.

— Oui, monsieur, — riposta le Français, qui, décidé à être courtois lui-même, et comprenant l’anglais avec peine, était disposé à croire qu’il recevait un compliment. — Vous êtes trop bon ; mais un brave est toujours comme ça. — Que veut dire ceci ? que fait-on à ce jeune homme ?

La main et les yeux du capitaine Sanglier dirigèrent le regard de Pathfinder vers le côté opposé du feu, où Jasper venait à l’instant même d’être rudement saisi par deux soldats qui lui liaient les bras par l’ordre de Muir.

— Que signifie ceci, en vérité ? — s’écria le guide s’élançant en avant et repoussant les deux soldats avec une force de muscles à laquelle on ne pouvait pas résister. — Qui a le cœur de traiter ainsi Jasper Eau-douce ? et qui à la hardiesse de le faire devant moi ?

— C’est par mon ordre, Pathfinder, — répondit le quartier-maître, — et je l’ai ordonné sous ma propre responsabilité. — Vous ne prendrez pas sur vous de contester la légalité d’ordres donnés par un officier aux soldats du roi.

— Je contesterais les paroles du roi, quand même elles sortiraient de sa bouche royale, s’il disait que Jasper mérite ce traitement. Ce brave garçon ne vient-il pas de sauver toutes nos chevelures ? N’est-ce pas lui qui nous a empêchés d’être vaincus et qui nous a donné la victoire ? Non, non, lieutenant, si c’est là le premier usage que vous faites de votre autorité, je déclare que, quant à moi, je ne la respecterai pas.

— Ceci sent un peu l’insubordination, — répondit Muir, mais nous pouvons supporter bien des choses de Pathfinder. Il est vrai que Jasper a paru nous servir dans cette affaire ; mais nous ne devons pas oublier le passé. Le major Duncan lui-même ne l’a-t-il pas dénoncé au sergent Dunham, avant notre départ d’Oswego ? N’avons-nous pas vu clairement qu’il y a eu trahison, et n’est-il pas naturel et presque nécessaire de croire que ce jeune homme a été le traître ? Ah ! Pathfinder, vous ne deviendrez pas un grand homme d’État, ou un grand capitaine, si vous avez tant de confiance dans les apparences. Dieu me bénisse ! je crois que si la vérité était connue, comme vous le dites souvent, Pathfinder, on verrait que l’hypocrisie est un vice plus commun que l’envie même, et c’est le fléau de la nature humaine. Le capitaine Sanglier leva les épaules, tandis que ses yeux se fixaient alternativement sur le quartier-maître et sur Jasper. — Peu n’importe votre envie, votre hypocrisie, ou même votre nature humaine, — répondit Pathfinder ; — Jasper Eau-douce est mon ami, Jasper Eau-douce est un brave, un honnête et un loyal garçon. Pas un homme du 55e ne mettra la main sur lui, si ce n’est par ordre de Lundie, tant que je serai là pour l’empêcher. Vous pouvez avoir de l’autorité sur vos soldats, mais vous n’en avez aucune sur Jasper ou sur moi, maître Muir.

— Bon ! — s’écria Sanglier avec un accent qui tirait son énergie de la gorge et du nez.

— Vous ne voulez donc pas écouter la raison, Pathfinder ? Vous ne pouvez pas avoir oublié nos soupçons et nos conjectures ; de plus, voici une autre circonstance qui les augmente et les aggrave. Regardez cette bande d’étamine, en bien ! elle a été trouvée par Mabel Dunham, attachée à la branche d’un arbre sur cette île, une heure ou environ avant l’attaque de l’ennemi, et si vous voulez prendre la peine d’examiner le battant du pavillon du Scud, vous verrez qu’elle en a été coupée. Peut-il exister une preuve plus forte ?

Ma foi, c’est un peu fort, ceci, — grommela Sanglier entre ses dents.

— Ne me parlez ni de pavillons ni de signaux lorsque je connais le cœur, — reprit Pathfinder. — Jasper a le sentiment de la probité, et c’est un don trop rare pour s’en jouer comme de la conscience d’un Mingo. Non, non, laissez-le en repos, ou nous verrons qui se battra le mieux, vous et vos soldats du 55e, ou le Serpent que voilà et Tue-daim avec Jasper et son équipage. Vous vous exagérez votre force, lieutenant Muir, autant que vous rabaissez la sincérité d’Eau-douce.

Très-bon ! — dit Sanglier.

— Hé bien ! s’il faut que je parle clairement, Pathfinder, je le ferai. Le capitaine Sanglier ici présent, et Arrowhead, ce brave Tuscarora, m’ont informé tous deux que ce malheureux jeune homme est le traître. Après un tel témoignage, vous ne pouvez contester plus long-temps mon droit de le punir, et la nécessité de le faire.

Scélérat ! — murmura le Français.

— Le capitaine Sanglier est un brave soldat et il ne voudra pas calomnier un honnête marin, — dit Jasper. — Se trouve-t-il un traître ici, capitaine Cœur-de-pierre ?

— Oui, — ajouta Muir, — qu’il parle sans détour, puisque vous le désirez, malheureux jeune homme, et que la vérité soit connue ! J’espère seulement que vous pourrez échapper au dernier châtiment, lorsqu’une cour martiale s’assemblera pour vous juger. Capitaine, voyez-vous ou ne voyez-vous pas un traître parmi nous ?

Oui, oui, monsieur, bien sûr.

— Mentir beaucoup trop ! — dit Arrowhead d’une voix de tonnerre, en frappant la poitrine de Muir du revers de sa main, avec un emportement irrésistible. — Où sont mes guerriers ! ou sont les chevelures des Yengeese ! Mentir beaucoup trop !

Muir ne manquait pas de courage personnel, ni d’un certain sentiment d’honneur relativement à lui-même. Il prit pour un coup l’acte de violence qui n’était qu’un geste dans l’intention d’Arrowhead ; sa conscience s’éveilla tout à coup, et, reculant d’un pas, il étendit le bras vers un fusil. Mais Arrowhead était trop agile pour lui. Le Tuscarora jeta un regard farouche autour de lui ; puis passant la main sous sa ceinture, il tira un couteau qu’il y tenait caché, et dans un clin d’œil l’enfonça jusqu’au manche dans le corps du quartier-maître. Comme ce dernier tombait à ses pieds, le capitaine Sanglier, regardant ce visage empreint du vague étonnement d’un homme que la mort a surpris, dit d’une voix calme en prenant une prise de tabac, et en levant les épaules :

Voilà l’affaire finie, — mais ce n’est qu’un scélérat de moins.

Le meurtre avait été trop soudain pour qu’on pût le prévenir, et lorsqu’Arrowhead, poussant un cri, s’élança d’un bond dans le bois, les hommes blancs étaient trop stupéfaits pour le suivre. Chingashgook conserva plus de sang-froid ; et les branches s’étaient à peine refermées sur le corps du Tuscarora qu’elles s’ouvrirent de nouveau pour laisser passer celui du Delaware, en pleine poursuite.

Jasper Western parlait facilement le français ; les expressions et les manières du Sanglier le frappèrent.

— Parlez, monsieur, — dit-il en français — suis-je le traître ?

Le voilà, — répondit froidement le Français, — c’est notre espion, — notre agent, — notre ami. — Ma foi, — c’était un grand scélérat, — voici !

Tout en parlant, Sanglier s’était penché sur le corps du quartier-maître, et fourrant sa main dans une des poches du défunt, il en tira une bourse qu’il vida par terre, plusieurs doubles louis roulèrent vers les soldats qui ne furent pas long-temps à les ramasser ; jetant la bourse avec mépris, le soldat de fortune se retourna du côté de la soupe qu’il avait préparée avec soin ; et la trouvant à son goût, il commença à déjeûner avec un air d’indifférence que le plus stoïque des guerriers Indiens aurait pu envier.