Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 401-412).


CHAPITRE XXV.


 »  Il y eut une tempête toute la nuit. La pluie tomba par torrents, mais maintenant le soleil se lève brillant et calme ; les oiseaux chantent dans les bois. »
Wordsworth.

Au point du jour Pathfinder et Cap remontèrent encore sur le toit, afin de faire une nouvelle reconnaissance dans l’île. Cette partie du fort était entourée d’un parapet qui protégeait complètement ceux qui se tenaient au centre de la terrasse. Il avait été élevé pour permettre aux tireurs de se mettre à l’abri par derrière, et de faire feu par-dessus. Profitant de ces légères défenses, légères quant à leur élévation, mais efficaces par leur épaisseur, les deux amis en vigie découvraient toute l’île, les lieux couverts exceptés, et la plupart des passages qui y conduisaient.

Le vent soufflait du sud, et dans certains endroits de la rivière la surface de l’eau paraissait verdâtre et agitée, quoique le vent eût à peine assez de force pour élever une légère écume. La forme de la petite île était presque ovale, et sa plus grande étendue était d’est en ouest. En suivant les passages qui en baignaient les bords, et grâce à la direction du vent, il eût été possible à un bâtiment de côtoyer l’île des deux côtés principaux, et de conserver presque toujours le vent en travers. Ces faits furent d’abord reconnus par Cap et expliqués ensuite à son compagnon, car tous deux n’avaient pas d’autres espérances de secours que ceux qui pouvaient leur être envoyés d’Oswego. En cet instant tandis qu’ils regardaient avec anxiété autour d’eux, Cap s’écria de sa voix forte et animée :

— Une voile !

Pathfinder tourna ses yeux dans la direction de ceux de son compagnon, et il aperçut aussi l’objet qui avait causé cette exclamation du vieux matelot. L’élévation du lieu où ils étaient placés leur permit d’apercevoir les terres basses de plusieurs des îles environnantes, et les voiles d’un bâtiment se montraient à travers les buissons qui garnissaient comme une frange une de ces îles situées au sud-ouest. Ce bâtiment ne portait que ce que les marins appellent les voiles majeures, mais alors la force du vent était si grande que sa forme blanche semblait voler à travers les percées de feuillage, avec la vitesse d’un cheval de course ; il ressemblait à un nuage courant dans les cieux.

— Ce ne peut être Jasper, — dit Pathfinder d’un air désappointé, car il ne reconnaissait pas le cutter de son ami dans cette rapide vision. — Non, non, il a laissé passer l’heure, et c’est quelque bâtiment que les Français auront envoyé au secours de leurs amis, ces maudits Mingos.

— Cette fois-ci vous vous trompez, ami Pathfinder, quand même cela ne vous serait jamais arrivé auparavant, — répondit Cap d’un ton auquel la circonstance critique dans laquelle ils étaient placés n’ôtait rien de son pédantisme. — Eau-douce ou Eau-salée, c’est bien la têtière de la grande voile du Scud, car les toiles en pointe sont plus petites qu’on ne les fait ordinairement, et puis vous voyez que la corne est jumelée ; c’est proprement fait, j’en conviens, mais elle est jumelée.

— Je ne puis rien voir de tout cela, je l’avoue, — répondit Pathfinder pour qui tous les termes de son compagnon étaient du grec.

— Non ? en vérité cela me surprend, car je croyais que vos yeux pouvaient tout voir ! Pour moi, il n’y a rien de plus positif que cette voile et cette corne, et je conviens qu’à votre place, mon honnête ami, je commencerais à craindre de voir ma vue baisser.

— Si c’est réellement Jasper, je ne craindrai pas grand-chose. Nous pouvons défendre le fort contre toute la nation des Mingos pendant au moins huit ou dix heures ; et si nous avions Eau-douce pour couvrir la retraite, je ne désespérerais de rien. Dieu veuille qu’il ne s’amarre pas au rivage et qu’il ne tombe pas dans une embuscade comme le sergent !

— Oui, voilà le danger. On aurait dû convenir de signaux, s’assurer d’un bon mouillage avec des bouées ; et même une quarantaine ou un lazaret nous auraient été utiles, si les Mingos respectaient les lois. Si ce garçon aborde n’importe où dans les environs de cette île, on peut regarder le cutter comme perdu. Mais après tout, maître Pathfinder, ne devrions-nous pas penser que ce Jasper est l’allié secret des Français plutôt qu’un de nos amis ? Je sais que c’est l’opinion du sergent, et je dois dire que toute cette affaire a bien l’air d’une trahison.

— Nous le saurons bientôt, nous le saurons bientôt, car voilà le cutter qui a dépassé l’île voisine, et cinq minutes nous mettront au fait. Il serait bien néanmoins de lui faire quelque signe en manière d’avis. Il n’est pas juste qu’il tombe dans la trappe sans qu’on l’avertisse qu’elle est tendue.

L’anxiété et l’incertitude les empêchèrent cependant l’un et l’autre de tenter de donner un signal. Il n’était pas facile en effet de décider quel signal on pouvait faire, car le cutter arrivait en faisant écumer l’eau dans le détroit, du côté au vent de l’île, avec une vitesse qui donnait à peine le temps nécessaire de former aucun projet ; d’ailleurs on ne voyait personne à bord. Le gouvernail même semblait abandonné, quoique le bâtiment fît route avec autant d’assurance que ses progrès étaient rapides.

Cap admirait un spectacle si peu ordinaire. Mais lorsque le Scud approcha davantage, son œil exercé découvrit que le gouvernail était mis en mouvement par le moyen de drosses, quoique la personne qui les dirigeait fût cachée. Comme le cutter avait des bastingages un peu élevés, le mystère fut expliqué ; il n’y avait aucun doute que l’équipage était caché derrière pour être à l’abri des fusils de l’ennemi. Comme ce fait prouvait qu’aucune force, excepté celle d’un faible équipage, n’était à bord, Pathfinder reçut de son compagnon cette explication en secouant tristement la tête.

— Cela prouve que le Serpent n’est pas arrivé à Oswego, dit-il, et que nous ne devons espérer aucun secours de la garnison. J’espère que Lundie ne s’est pas mis dans la tête de déplacer Eau-douce, car Jasper Western vaudrait à lui seul une armée dans une semblable occasion. À nous trois, Cap, il faut faire une glorieuse défense ; vous comme marin, pour entretenir des communications avec le cutter ; Jasper, connaissant les lacs, fera sur l’eau tout ce qu’il est nécessaire de faire ; et moi, avec ma nature qui vaut bien celle de quelque Mingo que ce soit, n’importe ce que je puis valoir d’ailleurs ; oui, je le dis, nous devons faire une glorieuse défense en faveur de Mabel.

— Nous le devons et nous le ferons, — répondit Cap de tout cœur, car il commençait à avoir plus de confiance dans la sécurité de sa chevelure, depuis qu’il avait revu le soleil. Je marque l’arrivée du Scud comme une circonstance, et les chances sont égales pour et contre la fidélité d’Eau-douce.

— Ce Jasper est un jeune homme prudent comme vous voyez, il se tient à bonne distance, et semble déterminé à connaître ce qui se passe dans l’île avant de se hasarder à mouiller.

— J’y suis ! j’y suis ! — s’écria Pathfinder avec exaltation ; — la pirogue du Serpent est sur le pont du cutter. Le chef est à bord, et nul doute qu’il n’ait rendu un compte exact de notre position, car les Delawares ne ressemblent point aux Mingos, ils disent la vérité ou ils gardent le silence.

Le lecteur doit s’être aperçu déjà que Pathfinder était disposé à juger favorablement les Delawares et à mal penser des Mingos. Il avait le plus grand respect pour la véracité des premiers, tandis qu’il pensait des seconds ce que les classes intelligentes de notre pays s’habituent assez généralement à penser de certains écrivailleurs de notre temps, qui ont eu si long-temps l’habitude de mentir, qu’on ne peut plus les croire même lorsqu’ils font de sérieux efforts pour dire la vérité.

— Cette pirogue ne peut-elle pas appartenir au cutter ? — dit l’incrédule Cap, — Eau-douce en avait une à bord lorsque nous mîmes à la voile.

— Cela est vrai, l’ami Cap ; mais si vous connaissez vos mâts, vos voiles et vos vergues, je connais mes pirogues et mes sentiers ; si vous pouvez distinguer la toile neuve d’une voile, je puis voir quand l’écorce d’une pirogue est fraîche. Celle-ci est la pirogue du Serpent, et le brave homme est parti pour Oswego aussitôt qu’il s’est aperçu que le fort était assiégé. Il a rencontré le Scud ; et après avoir raconté son histoire, il l’a amené de ce côté afin de voir ce qu’on pourrait entreprendre. Dieu veuille que Jasper Western soit encore à bord !

— Oui, oui ; cela ne ferait pas mal, car traître ou fidèle, il faut avouer que dans un coup de vent, il sait comment se tirer d’affaire.

— Et en passant par-dessus les cataractes 1, — dit Pathfinder, en donnant un coup de coude à son com pagnon, et en riant de bon cœur à sa manière habituelle. — Il faut lui rendre justice, quand il serait assez traître pour nous scalper de sa propre main.

Le Scud s’était approché si près de l’île que Cap ne fit aucune réponse. La scène en ce moment était si singulière qu’elle mérite une description. Elle aidera peut-être le lecteur à se former une idée plus juste du tableau que nous essayons de peindre.

Le vent soufflait toujours avec violence. La plupart des petits arbres courbaient la tête, comme s’ils eussent voulu baiser la terre, tandis que le frémissement du vent à travers les branches des buissons, ressemblait à un bruit de chariots courant dans le lointain.

L’air était rempli de feuilles qui, à cette saison avancée, détachées de leurs tiges, voltigeaient d’une île à l’autre comme une nuée d’oiseaux. À cette exception près, la scène était grave et silencieuse ; on pouvait supposer que les sauvages ne s’étaient point éloignés, parce que leurs pirogues et les bateaux du 55e étaient toujours réunis en groupe dans la petite crique qui avait été choisie pour port. Cette circonstance exceptée, on ne pouvait reconnaître aucun indice de leur présence. Quoique surpris par l’arrivée du cutter, dont ils étaient loin d’attendre le retour si subit, leur habitude de prudence était si uniforme et si profonde lorsqu’ils étaient en guerre, qu’au moment où l’alarme fut donnée, chaque homme se mit à couvert avec l’instinct et la ruse d’un renard qui rentre dans sont terrier.

Le même calme régnait dans la forteresse, car quoique Pathfinder et Cap pussent voir le passage, ils avaient pris les précautions nécessaires pour n’être pas aperçus. L’absence totale de mouvement et de vie sur le cutter était encore plus remarquable.

Les Indiens en contemplant sa marche rapide, en apparence non dirigée, éprouvèrent un sentiment d’inquiétude, et les plus hardis de la troupe craignirent l’issue d’une expédition commencée sous des apparences si prospères. Arrowhead lui-même, habitué à communiquer avec les blancs des deux côtés des lacs, s’imagina qu’il y avait un mauvais présage dans l’apparence de ce bâtiment sans équipage, et il eût souhaité volontiers être débarqué de nouveau sur le continent.

Pendant ce temps, les progrès du cutter étaient toujours aussi rapides ; il suivait le milieu du passage, tantôt se courbant sous une rafale, tantôt se relevant de nouveau, comme le philosophe courbant la tête sous les calamités de la vie, et reprenant le dessus à mesure qu’elles passent, mais toujours faisant écumer l’eau sous son avant. Quoiqu’il eût diminué de voiles, sa rapidité était grande, et il ne s’était pas écoulé plus de dix minutes depuis qu’on l’avait aperçu glissant comme un blanc nuage à travers les arbres et les buissons dans le lointain, jusqu’au moment où il arriva par le travers de la forteresse. Cap et Pathfinder, lorsque le cutter passa sous leurs yeux, se penchèrent en avant pour jeter un regard sur le pont, et alors, à la grande joie de l’un et de ]’autre, Jasper Eau-douce s’élança sur ses pieds et poussa trois hourras de tout cœur. Cap, oubliant tout danger, santa sur le rempart de bois, et rendit le salut, hourra pour hourra. Heureusement pour lui, l’ennemi était trop prudent pour se montrer ; il resta caché, et pas un coup de fusil ne fut tiré. D’un autre côté, Pathfinder qui n’avait en vue que la partie utile de cette scène, et non ce qu’elle avait de dramatique, appela son ami Jasper d’une voix de stentor aussitôt qu’il l’aperçut.

— Soutenez-nous, mon garçon, — s’écria-t-il, — et la journée est à nous. Envoyez-leur du poivre dans ces buissons qui sont là-bas, et vous les ferez lever comme une compagnie de perdrix.

Quelques mots de cette phrase parvinrent aux oreilles de Jasper, les autres furent emportés par le vent. Pendant ce temps, le cutter avait dépassé le fort, et un instant plus tard il fut caché à la vue par les arbres qui masquaient le fort en partie.

Deux minutes d’anxiété suivirent ; mais après ce court espace de temps, on vit de nouveau briller les voiles à travers les arbres. Jasper, ayant viré vent arrière, serra le vent sur l’autre bord, sous le vent de l’île. La brise était assez forte, comme nous l’avons déjà dit, pour permettre cette manœuvre, et le cutter étant dressé par le courant qui le prenait par le bossoir sous le vent, était sûr de se retrouver au vent de l’île, au sortir de la passe, sans la moindre difficulté. Cette évolution fut faite avec la plus grande facilité ; sans toucher à une seule manœuvre, les voiles s’orientant elles-mêmes et le gouvernail seul dirigeant le mouvement. Le but de Jasper était, suivant toute apparence, une reconnaissance. Lorsque le cutter eut fait le tour de l’île entière et qu’il eut repris sa position au vent, dans le passage par lequel il s’était d’abord avancé, la barre fut mise dessous, et l’on vira de bord, vent devant. Le bruit que produisit le vent en prenant dans la grande voile, sembla celui d’un coup de canon, quoiqu’elle eût tous ses ris pris, et Cap trembla que les coutures ne s’ouvrissent.


— Sa Majesté fournit de bonne toile, il faut l’avouer, — murmura le vieux marin, — et il faut avouer aussi que ce garçon conduit son petit bâtiment comme s’il avait été élevé pour être officier de marine. Le diable m’emporte, maître Pathfinder, si je crois, ainsi qu’on me l’a dit, que ce maître Eau-douce ait appris son métier sur cette mare d’eau douce.

— Cela est vrai cependant, il n’a jamais vu l’Océan, et il ne l’a appris que sur l’Ontario. J’ai souvent pensé qu’il a reçu un don naturel en ce qui concerne les schooners et les cutters, et l’ai respecte en conséquence. Quant à la trahison, au mensonge et à la bassesse de cœur, ami Cap, Jasper Western en est aussi incapable que les plus vertueux guerriers des Delawares ; et si vous êtes curieux de voir un véritable honnête homme, il faut aller dans cette tribu pour le trouver.

— Voilà qu’il étale, — s’écria Cap enchanté : le vent prenant en ce moment dans les voiles du Scud. — Nous allons voir maintenant ce qu’il veut faire ; il n’a pas l’intention, je crois, de continuer à aller ainsi en avant et en arrière, comme une jeune fille figurant dans une contredanse.

Pendant un instant, l’abatée du Scud fut si grande, que les deux observateurs craignirent un moment que Jasper n’eût l’intention de mettre en panne ; et les sauvages, dans leurs repaires, le regardèrent avec cette joie cruelle que doit éprouver le tigre, lorsqu’une victime sans défiance s’approche de sa tanière. Mais Jasper n’avait point une intention semblable ; connaissant parfaitement le rivage et la profondeur de l’eau sur toutes les côtes de l’île, il savait que le Scud pouvait sans danger friser les accores de la côte, et il s’aventura si près qu’en traversant la petite crique, il détacha les amarres des deux bateaux des soldats et les remorqua en pleine eau à la suite du cutter. Comme toutes les pirogues étaient amarrées aux deux bateaux de Dunham, par cette entreprise hardie, et qui eut un plein succès, les sauvages se trouvèrent privés de tout moyen de quitter l’île à moins que ce ne fût à la nage, et ils parurent aussitôt convaincus de ce fait important. Ils se levèrent en masse, remplirent l’air de leurs cris et firent feu sans pouvoir blesser personne. Aussitôt qu’ils furent debout oubliant toute précaution, deux coups de fusil furent tirés par leurs adversaires. L’un partait du toit du fort, et un Iroquois tomba mort, frappé au crâne ; l’autre du Scud tiré par le Delaware, dont la main, moins sûre que celle de son ami, avait seulement estropié un sauvage pour le reste de sa vie. L’équipage du cutter poussa un cri de joie, et tous les sauvages disparurent de nouveau en un instant comme s’ils fussent rentrés dans les entrailles de la terre.

— C’est la voix du Serpent, — dit Pathfinder, aussitôt que le second coup eut été tiré. — Je connais le son de son fusil aussi bien que celui de Tue-daim. Le canon en est bon, quoique la mort ne s’ensuive pas toujours. Bien, bien ; avec Chingashgook et Jasper sur l’eau, et vous et moi dans le fort, ami Cap, il serait un peu dur que nous ne pussions apprendre à ces vagabonds de Mingos ce que c’est qu’un combat raisonnable.

Pendant tout ce temps le Scud était en mouvement ; aussitôt qu’il eut atteint l’extremité de l’île, Jasper laissa ses prises aller en dérive, et le vent les poussa sur le sable sur la pointe d’une autre île à un demi-mille sous le vent. Alors il vira de bord et revint, faisant de nouveau tête au courant, par l’autre passage. Les observateurs sur le toit du fort purent alors apercevoir que quelque chose se préparait sur le pont du cutter, et, à leur grande satisfaction, aussitôt que le bâtiment se trouva par le travers de la principale crique, lieu où se cachaient la plupart des sauvages, l’obusier qui composait tout l’armement du Scud fut démasqué et une pluie de mitraille tomba dans les buissons. Une volée de cailles ne se serait pas levée plus promptement que les Iroquois ne se levèrent à cette grêle de fer inattendue ; un message envoyé par Tue-daim fit tomber un second sauvage, et un autre qui venait d’être atteint par une balle de Chingashgook se sauva en boitant. Les sauvages se jetèrent précipitamment dans d’autres buissons, et les deux troupes semblèrent se préparer à renouveler le combat sous une forme différente. Mais la présence de Rosée-de-Juin portant un drapeau blanc et accompagnée de l’officier français et de Muir, arrêta toutes intentions hostiles et fut l’avant-coureur d’un nouveau pourparler.

La négociation qui suivit eut lieu sous les murs du fort, et si près, qu’elle mettait ceux des ennemis qui n’étaient pas à couvert complètement à la merci de Pathfinder. Jasper jeta l’ancre par le travers du fort, et l’obusier continua d’être braqué sur les négociateurs ; ainsi les assiégés et leurs amis, à l’exception de l’homme qui tenait la mèche, n’hésitèrent pas à exposer leurs personnes. Chingashgook seul se tint caché plutôt par habitude que par méfiance.

— Vous triomphez, Pathfinder, s’écria le quartier-maître, et le capitaine Sanglier vient lui-même vous offrir ses conditions. Vous ne refuserez pas à un ennemi plein de bravoure une honorable retraite, après qu’il vous a combattu loyalement et fait tout l’honneur qu’il a pu à son roi et à son pays. Vous êtes un sujet trop loyal vous-même pour vouloir punir sévèrement la fidélité et la bravoure. Je suis autorisé à vous offrir, de la part de l’ennemi, l’évacuation de l’île, un échange mutuel de prisonniers, et la restitution des chevelures ; en l’absence de bagages et d’artillerie, on ne peut pas faire davantage.

Comme cette conversation avait nécessairement lieu sur un ton très-élevé, tant à cause du vent que de la distance, tout ce qui se disait était également entendu dans le fort et sur le cutter.

— Qu’est-ce que vous dites de ces propositions, Jasper ? — cria Pathfinder ; — vous les entendez. Laisserons-nous partir ces vagabonds, ou les marquerons-nous comme on marque les moutons dans les établissements, afin de les reconnaître si nous les rencontrons encore ?

— Qu’est devenue Mabel Dunham ? — demanda le jeune homme, en fronçant le sourcil de manière à le faire remarquer même par ceux qui étaient sur le toit du fort. Si un cheveu de sa tête a été touché, toute la tribu des Iroquois s’en repentira.

— Non, elle est en bas, saine et sauve, soignant son père blessé, comme il convient à une personne de son sexe. Nous ne devons point nous venger des blessures du sergent, ce sont les fruits d’une guerre loyale. Quant à Mabel…

— Elle est ici, — s’écria la jeune fille, qui était montée sur le toit au moment où elle avait compris le cours que prenaient les événements. — Elle est ici, et au nom de notre sainte religion, au nom de Dieu que nous adorons en commun, qu’il n’y ait plus de sang répandu ! il en a été versé assez jusqu’ici ; et si ces gens veulent quitter l’île, Pathfinder, s’ils veulent s’en aller en paix, Jasper, oh ! n’en retenez pas un seul. Mon pauvre père touche à ses derniers moments, laissez-le rendre le dernier soupir en paix avec tout le monde. Partez, partez, Français et Indiens, nous ne sommes plus vos ennemis, nous ne voulons vous faire aucun mal.

— Bon, bon, Magnet, — s’écria Cap, — ce que vous dites peut être très-religieux ou très-poétique ; mais cela n’a pas le sens commun. L’ennemi est prêt à baisser pavillon ; Jasper est à l’ancre, prêt à lâcher une bordée, et sans aucun doute il a des embossures sur ses câbles. La main et l’œil de Pathfinder sont aussi sûrs que jamais. Nous pouvons gagner des parts de prises, tant par tête pour les prisonniers, et de gloire par-dessus le marché, si vous voulez nous laisser faire seulement une demi-heure.

— Eh bien ! — dit Pathfinder, — je penche pour la manière de voir de Mabel. Il y a en assez de sang répandu pour atteindre notre but et servir le roi. Et quant à l’honneur, dans le sens dont vous en parlez, il serait du goût de jeunes enseignes et de recrues plutôt que de chrétiens prudents et à tête froide. Il y a de l’honneur à faire ce qui est juste, et du déshonneurs faire ce qui est injuste ; et je crois qu’il est injuste d’ôter la vie, même à un Mingo, sans un but utile, et qu’il est juste d’écouter la raison en tout temps. Ainsi, lieutenant Muir, voyons ce que vos amis les Français et les Indiens ont à dire pour leur compte.

— Mes amis ! — dit Muir en tressaillant ; — vous ne devez point appeler les ennemis du roi mes amis, parce que les chances de la guerre m’ont jeté entre leurs mains, Pathfinder. Beaucoup des plus grands guerriers des temps anciens et modernes ont été prisonniers de guerre, et voici maître Cap qui peut certifier que nous avons fait tout ce qu’on peut faire pour fuir cette calamité.

— Oui, oui, — répondit Cap sèchement, — fuir est le mot propre. Nous nous sommes enfuis à fond de cale et nous nous sommes cachés si prudemment, que nous aurions pu rester dans notre trou jusqu’à ce moment, si ce n’avait été la nécessité de remplir la huche à pain. Vous êtes entré dans le terrier, lieutenant, aussi habilement qu’un renard. Et comment diable êtes-vous parvenu à découvrir ce trou ? C’est une merveille pour moi. Un paresseux qui craint le travail ne se traîne pas plus adroitement sur l’arrière d’un bâtiment quand il s’agit de serrer le grand foc, que vous ne vous êtes fourré dans votre trou.

— Et ne m’avez-vous pas suivi ? Il y a des moments dans la vie d’un homme où la raison s’élève jusqu’à l’instinct…

— Et où les hommes descendent dans des trous, — interrompit le marin en riant de la manière bruyante qui lui était ordinaire, tandis que Pathfinder riait sous cape suivant sa coutume. Jasper lui-même, quoique rempli d’inquiétude pour Mabel, ne put s’empêcher de sourire. — On dit que le diable ne pourrait faire un matelot s’il ne regardait pas en haut, et il me semble que maintenant il ne pourra pas faire un soldat s’il ne regarde en bas.

Cet accès de gaieté, quoique peu agréable à Muir, contribua beaucoup à entretenir la paix. Cap s’imagina avoir fait une plaisanterie fort au-dessus du commun, et cela le disposa à céder sur le point principal, pourvu que ses compagnons voulussent bien admettre ses nouvelles prétentions à être un bel esprit.

Après une courte discussion, tous les sauvages de l’île furent réunis en masse à la distance d’environ cinquante toises du fort et sous le feu de l’obusier du Scud ; alors Pathfinder sortit du fort, et dicta les conditions auxquelles l’île devait être finalement évacuée par l’ennemi. En considérant toutes les circonstances, ces conditions n’étaient désavantageuses à aucun des deux partis. Les Indiens reçurent l’ordre de remettre toutes leurs armes, y compris leurs couteaux et leurs tomahawks, comme mesure de précaution, leurs forces étant quatre fois plus considérables que celles de leurs adversaires. L’officier français, M. Sanglier, ainsi qu’on l’appelait ordinairement et qu’il se nommait lui-même, protesta contre cette condition, qui, disait-il, entachait son commandement plus qu’aucune autre partie de cette affaire ; mais Pathfinder, qui avait été témoin d’un ou deux massacres indiens, et qui connaissait la valeur des promesses des sauvages lorsqu’elles étaient opposées à leurs intérêts, tint bon. La seconde stipulation ne fut pas moins importante ; elle exigeait que le capitaine Sanglier rendit tous ses prisonniers qui avaient été gardés dans le même trou où Cap et Muir avaient cherché un refuge. Lorsque ces hommes furent amenés, on s’aperçut que quatre d’entre eux n’étaient nullement blessés. Ils s’étaient jetés à terre pour sauver leur vie, artifice très-commun dans ce genre de guerre. Deux autres étaient si légèrement blessés qu’ils pouvaient continuer leur service. Comme ils apportèrent leurs mousquets, cette addition de force procura un grand soulagement à Pathfinder. Ayant réuni toutes les armes des ennemis dans le fort, il envoya ses soldats prendre possession du fort et posa une sentinelle à la porte. Les autres étaient morts, ceux qui avaient été dangereusement blessés ayant été achevés au moment même par les sauvages impatients de s’emparer de leurs chevelures.

Aussitôt que Jasper fut instruit des conditions, et que les préliminaires furent assez avancés pour pouvoir s’absenter sans danger, il dirigea le Scud vers la pointe où les bateaux s’étaient arrêtés ; il les prit à la remorque, et courant quelques bordées, il les amena dans le passage sous le vent. Là, tous les sauvages s’embarquèrent, et Jasper prit les pirogues à la remorque une troisième fois, et, courant vent arrière, il les laissa aller en dérive à un mille sous le vent de l’île. Les Indiens n’avaient qu’une seule rame dans chaque bateau ; le jeune marin sachant bien qu’en les tenant vent arrière, ils aborderaient sur les côtes du Canada dans le courant de la matinée.

Le capitaine Sanglier, Arrowhead et Rosée-de-Juin restèrent seuls lorsqu’on eut disposé du reste de la troupe ; le premier ayant certains papiers à signer avec le lieutenant Muir, qui, à ses yeux, possédait les qualités qui sont attachées à un brevet d’officier, et ce dernier préférant, pour des raisons à lui connues, ne point partir en société de ses anciens amis les Iroquois. On garda des pirogues pour leur départ, quand le moment convenable serait arrivé.

Pendant ce temps, c’est-à-dire pendant que le Scud descendait la rivière avec les canots en remorque, Pathfinder et Cap s’occupèrent à préparer un déjeuner, la plus grande partie de tous ces personnages n’ayant rien pris depuis vingt-quatre heures. Le court espace de temps qui s’écoula de cette manière avant le retour du Scud fut peu interrompu par la conversation. Pathfinder trouva pourtant moyen d’aller rendre une visite au sergent, de dire quelques paroles amicales à Mabel, et de donner quelques ordres pour adoucir les derniers moments du mourant. Il insista pour que Mabel prît quelques légers rafraîchissements, et ne trouvant plus de motifs pour garder les soldats dans le fort, il congédia la garde qu’il y avait placée, afin que Mabel ne fût troublée en aucune manière dans les soins qu’elle donnait à son père. Ces petits arrangements terminés, notre héros retourna près du feu autour duquel il trouva toute la société rassemblée, y compris Jasper.