Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 423-436).


CHAPITRE XXVII.


La seule fleur immortelle sur la terre est la vertu ; le seul trésor durable, la vérité ! »
Cowper.

Le lecteur doit se figurer quelques-uns des événements qui suivirent la mort soudaine de Muir. Tandis que son corps était entre les mains des soldats qui le portèrent décemment à l’écart et le couvrirent d’une redingote, Chingashgook reprit en silence sa place près du feu, et Sanglier et Pathfinder remarquèrent tous deux qu’il portait à sa ceinture une chevelure toute fraîche et sanglante. Personne ne fit de questions ; et le premier, quoique bien convaincu qu’Arrowhead avait succombé, ne montra ni curiosité ni regret ; il continua de manger tranquillement sa soupe comme si le repas avait été aussi paisible qu’à l’ordinaire. Il y avait dans tout cela de l’orgueil et de l’affectation d’indifférence imitée des Indiens, mais c’était encore plus le résultat réel de l’habitude de l’empire sur soi-même et d’une insensibilité naturelle. Pour Pathfinder, ses sentiments étaient un peu différents quoiqu’ils parussent les mêmes. Il n’aimait pas Muir dont le langage doucereux était peu en harmonie avec son caractère franc et ouvert ; mais cette mort violente et inattendue l’avait affecté, et la découverte de sa trahison l’avait surpris. Voulant s’assurer de l’étendue de la dernière, il commença à questionner le capitaine à ce sujet dès qu’on eut emporté le corps. Celui-ci n’ayant plus de motifs d’être discret, depuis la mort de son agent, lui raconta tout en déjeunant les circonstances suivantes qui serviront à éclaircir quelques légers incidents de notre histoire.

Peu de temps après que le 55e fut arrivé sur la frontière, Muir offrit ses services à l’ennemi. En faisant ses offres, il fit valoir son intimité avec Lundie et les moyens qu’elle lui donnait de fournir des renseignements plus exacts et plus importants que les agents ordinaires. On avait accepté ses propositions, et M. Sanglier avait eu plusieurs entrevues avec lui dans les environs du fort d’Oswego, et il avait même passé une nuit entière caché dans ce fort.

Arrowhead néanmoins était intermédiaire ordinaire de leurs communications, et la lettre anonyme au major Duncan avait d’abord été écrite par Muir, transmise à Frontenac pour y être copiée et rapportée par le Tuscarora qui revenait de cette mission lorsqu’il fut pris par le Scud. Il est à peine nécessaire d’ajouter que Jasper devait être sacrifié, afin de cacher la trahison du quartier-maître, et que la position de l’île avait été découverte à l’ennemi par ce dernier. Une gratification extraordinaire, — l’or trouvé dans sa bourse, — l’avait décidé à suivre le détachement sous les ordres du sergent Dunham, pour donner le signal qui devait annoncer le moment favorable pour l’attaque. Le penchant de Muir pour le beau sexe était une faiblesse naturelle, et il aurait épousé Mabel, ou toute autre qui aurait accepté sa main ; mais son admiration pour elle était feinte en grande partie dans le but d’avoir un prétexte pour accompagner la troupe, sans partager la responsabilité de sa défaite, et sans courir le risque de ne pouvoir alléguer un motif assez plausible pour demander à accompagner le détachement. Le capitaine Sanglier savait tout cela et particulièrement ce qui concernait Mabel, et il ne manqua pas de mettre ses auditeurs dans le secret, riant souvent d’une manière caustique en révélant les divers expédients mis en œuvre par le malheureux quartier-maître

Touchez-là, — dit l’insouciant partisan en présentant sa main nerveuse à Pathfinder, lorsqu’il eut fini ses explications ; — vous êtes honnête vous, et c’est beaucoup. Nous prenons des espions comme nous prenons une médecine, pour nous faire du bien ; mais je les déteste, touchez-là.

— Je vous serrerai la main, capitaine ; vous êtes un ennemi légal, naturel et brave, — répondit Pathfinder ; — mais le corps du quartier-maître ne souillera jamais le sol anglais. J’avais dessein de le porter à Lundie, afin qu’il pût faire jouer sur lui ses cornemuses, mais il restera dans l’endroit qui a été témoin de son infamie, et il aura sa trahison pour pierre sépulcrale. Capitaine Cœur-de-pierre, je suppose que ces relations avec des traîtres font partie des fonctions régulières d’un soldat ; mais je vous le dis franchement, cela ne me conviendrait pas, et j’aime mieux que ce soit vous que moi qui ayez cette affaire sur la conscience. Quel pêcheur endurci ! Comploter à droite et à gauche, contre son pays, ses amis et son Dieu ! — Jasper, mon garçon, j’ai un mot à vous dire, — un instant seulement.

Pathfinder conduisit le jeune homme à l’écart, et pressant sa main tandis que deux larmes roulaient dans ses yeux, il continua :

— Vous me connaissez, Eau-douce, et je vous connais aussi, — dit-il ; — ce qui vient de se passer n’a changé en rien mon opinion sur vous. Je n’ai jamais cru leurs contes, quoique l’affaire m’ait paru sérieuse un instant, je l’avoue ; oui, l’affaire me semblait grave, et elle m’a rendu grave aussi ; mais je ne vous ai jamais soupçonné une seule minute, car je sais que la trahison n’est pas votre nature ; cependant, je dois en convenir, je ne soupçonnais pas non plus le quartier-maître.

— Et il avait un brevet de Sa Majesté, Pathfinder !

— Ce n’est pas le plus important, Jasper Western ; il avait aussi reçu une mission de Dieu pour faire le bien et agir loyalement avec ses semblables, et il a manqué à ce devoir.

— Et son amour prétendu pour une femme comme Mabel, tandis qu’il n’en ressentait aucun !

— Cela était mal certainement ; le drôle devait avoir du sang mingo dans les veines. Celui qui trompe une femme ne peut être qu’un métis, car Dieu les a créées dénuées de force, afin que nous puissions gagner leur amour par notre affection et nos services. Voilà le sergent, pauvre homme, sur son lit de mort ; il m’a donné sa fille pour femme, et Mabel, chère fille, y a consenti ; je sens à présent qu’il y a deux existences sur lesquelles je dois veiller, deux êtres dont je dois m’occuper, deux cœurs que je dois réjouir. Ah ! Jasper, il me semble parfois que je ne suis pas assez bon pour cette chère enfant !

La respiration d’Eau-douce s’était presque arrêtée en apprenant cette nouvelle, et bien qu’il réussît à réprimer tout autre signe extérieur d’agitation, ses joues étaient couvertes de la pâleur de la mort ; il trouva cependant la force de répondre non-seulement avec fermeté, mais avec énergie :

— Ne parlez pas ainsi, Pathfinder, vous êtes assez bon pour mériter une reine.

— Oui, oui, suivant vos idées de ma bonté ; c’est-à-dire que je puis tuer un daim ou même un Mingo aussi bien que qui que ce soit sur la frontière ; que j’ai l’œil sûr pour suivre un sentier dans la forêt, et reconnaître la situation des étoiles, quand tant d’autres n’y entendent rien. Nul doute, nul doute, Mabel ne manquera ni de venaison, ni de poissons, ni de pigeons ; mais trouvera-t-elle en moi assez d’instruction, assez d’idées, une conversation assez agréable, lorsque la vie s’avancera, et que chacun de nous sera apprécié à sa juste valeur ?

— Si vous êtes apprécié à votre valeur, Pathfinder, la plus grande dame du monde serait heureuse avec vous ; de ce côté vous n’avez nul motif de crainte.

— C’est votre pensée, Jasper, j’ose le dire ; oui, je le sais, et c’est une opinion naturelle en vous parce qu’elle s’accorde avec votre amitié pour moi ; chacun juge favorablement la personne qu’il aime. Oui, si c’était vous que je dusse épouser, mon garçon, je serais tranquille, ayant toujours remarqué en vous un penchant à me voir d’un œil favorable, moi et tout ce que je fais. Mais, après tout, une jeune fille peut désirer d’avoir pour mari quelqu’un plus rapproché de son âge et de ses goûts, qu’un homme qui pourrait être son père et qui a l’air assez rébarbatif pour lui faire peur. Je m’étonne, Jasper, que Mabel ne se soit jamais prise de fantaisie pour vous au lieu de fixer ses idées sur moi.

— Se prendre de fantaisie pour moi, Pathfinder ! — répéta le jeune homme en s’efforçant d’affermir sa voix et de cacher son trouble ; — qu’y a-t-il en moi qui puisse plaire à Mabel Dunham ? Ce qui vous manque me manque aussi, et je n’ai aucune des qualités supérieures qui font que les généraux mêmes vous respectent.

— Bien, bien, dites tout ce que vous voudrez, c’est pur hasard ; j’avais guidé à travers les bois bon nombre de femmes, j’avais voyagé et passé du temps dans les forts avec elles, et jamais je n’avais senti d’inclination pour aucune, avant d’avoir connu Mabel Dunham. Il est vrai que le pauvre sergent m’a fait penser le premier à sa fille, mais après avoir passé quelques jours près d’elle, il n’était pas besoin que personne m’en parlât pour y penser jour et nuit ; je suis ferme, Jasper, oui, je suis très-ferme ; et j’ai assez de courage comme vous le savez tous, et cependant je sens que maintenant, si je perdais Mabel Dunham, je serais comme un sapin frappé de la foudre.

— N’en parlons plus, Pathfinder, — dit Jasper, en serrant à son tour la main de son ami, et se rapprochant du feu, quoique avec lenteur et de l’air d’un homme qui s’inquiète peu où il va ; n’en parlons plus, vous êtes digne de Mabel, et Mabel est digne de vous. — Vous aimez Mabel, et elle vous aime aussi ; son père vous a choisi pour son mari, et personne n’a le droit de s’y opposer. Quant au quartier-maître, son feint amour pour Mabel est pire que sa trahison envers le roi.

En ce moment, ils étaient si près du feu qu’il fallut changer d’entretien ; par bonheur Cap parut alors, il venait de quitter son beau-frère mourant, et ne savait rien de ce qui s’était passé depuis la capitulation ; il s’avança vers le groupe d’un air pensif. Cet air pédantesque qui donnait ordinairement à ses manières une apparence de mépris pour tout ce qui l’entourait, avait disparu presque entièrement, et il semblait rêveur, sinon humble.

— Cette mort, dit-il, quand il se fut rapproché, est une fâcheuse affaire, de quelque côté qu’on l’envisage. Voici le sergent Dunham, très bon soldat, je n’en fais nul doute, qui file son câble en ce moment, et qui pourtant s’y accroche comme s’il était déterminé à ne jamais le laisser passer par l’écubier, et tout cela, à ce qu’il me semble, parce qu’il aime sa fille. Quant à moi, lorsqu’un ami est dans la nécessité de faire un long voyage, je lui souhaite toujours un prompt départ et tout le bonheur possible.

— Vous ne voudriez pas tuer le sergent avant que son heure soit venue ? — répondit Pathfinder avec un accent de reproche. — La vie est douce, même aux vieillards, et j’en ai connu quelques-uns qui semblaient y tenir d’autant plus qu’elle venait à avoir le moins de valeur.

Rien n’était plus loin de la pensée de Cap que le désir d’accélérer la fin de son malheureux frère. Le devoir d’adoucir les angoisses d’un lit de mort lui avait paru très pénible, et son intention était seulement d’exprimer le souhait sincère que le sergent fût heureusement délivré de toute inquiétude et de toutes souffrances. Un peu choqué de l’interprétation donnée à ses paroles, sa réponse se ressentit de l’aigreur qui lui était naturelle, quoique adoucie par le reproche secret qu’il se faisait de n’avoir pas exprimé clairement ses sentiments.

— Vous avez trop d’années et de bon sens, Pathfinder, — dit-il — pour vouloir tomber sur un homme qui laisse filer ses idées pendant qu’il est dans la détresse. Le sergent Dunham est à la fois mon beau-frère et mon ami, — c’est-à-dire un ami aussi intime qu’un soldat peut l’être d’un marin ; je le respecte et je l’honore sous ces deux rapports. De plus, je ne doute pas qu’il n’ait vécu comme il convient à un homme, et il ne peut y avoir grand mal après tout à désirer que quelqu’un soit bien amarré dans le ciel. Le meilleur de nous est mortel, vous ne pouvez le nier, et ce doit être une leçon pour ne pas nous enorgueillir de notre force et de notre beauté. — Où donc est le quartier-maître, Pathfinder ? Il est convenable qu’il vienne dire adieu au pauvre sergent qui ne fait que nous précéder un peu.

— Vos paroles sont plus vraies que vous ne le pensez, maître Cap, ce qui n’est pas fort surprenant, car les hommes disent aussi souvent des vérités piquantes quand ils y pensent le moins, que dans tout autre temps. Vous auriez pu aller plus loin, cependant, et dire que le pire de nous est mortel, ce qui est tout aussi vrai et beaucoup plus utile que de rappeler que le meilleur doit mourir. Quant à l’adieu que le quartier-maître doit aller dire au sergent, il ne peut en être question, vu qu’il est parti en avant, et cela sans s’occuper beaucoup de lui-même ni d’aucun autre.

— Votre langage n’est pas aussi clair que de coutume, Pathfinder. Je sais qu’en de telles circonstances nous devons tous avoir des pensées graves, mais je ne vois pas l’utilité de parler en paraboles.

— L’idée est claire si mes paroles ne le sont pas. En un mot, maître Cap, tandis que le sergent Dunham se prépare à un long voyage, avec réflexion et doucement, ainsi qu’un homme consciencieux et honnête doit le faire, le quartier-maître est parti tout d’un coup avant lui ; et quoique ce soit une matière sur laquelle il ne me convient pas de prononcer, je dirai que mon opinion est qu’ils voyagent sur des routes si différentes, qu’ils ne se rencontreront jamais.

— Expliquez-vous, mon ami, — dit le marin étonné, en regardant autour de lui pour chercher Muir dont l’absence commençait à exciter ses soupçons. — Je n’aperçois pas le quartier-maître, mais je ne le crois pas homme à s’enfuir à présent que la victoire est à nous ; si elle nous eût tourné le dos, le cas serait différent.

— Tout ce qui reste de lui est sous cette redingote, — répondit le guide qui alors raconta en peu de mots la mort du lieutenant.

— Le Tuscarora fut aussi venimeux qu’un serpent à sonnettes, sans avertir de même de son approche. J’ai vu un grand nombre de combats acharnés et plusieurs de ces explosions soudaines d’une fureur sauvage, mais je n’avais jamais vu l’âme d’un homme quitter le corps si à l’improviste, ou dans un moment plus fâcheux pour les espérances du mourant. Son souffle a été arrêté avec le mensonge sur les lèvres, et l’on peut dire que son esprit s’est envolé dans l’ardeur même du mal.

Cap écoutait la bouche béante, et lorsque Pathfinder eut cessé de parler, il eut besoin de tousser deux ou trois fois comme pour faciliter sa respiration.

— C’est une vie incertaine et pénible que la nôtre, maître Pathfinder, entre l’eau douce et les sauvages, et plus tôt je la quitterai, plus j’aurai une opinion favorable de moi-même. À présent que vous en parlez, je dirai que cet homme courut se réfugier dans les rochers, dès que l’ennemi nous attaqua, avec une sorte d’instinct qui me parut surprenant dans un officier ; mais j’étais trop pressé de le suivre pour inscrire tous ces détails sur mon livre de loch. Dieu me protége ! Un traître, dites-vous, et prêt à vendre son pays, et à un coquin de Français encore !

— Prêt à vendre tout : pays, âme, corps, Mabel et toutes nos chevelures, sans s’inquiéter qui était l’acheteur, je vous en réponds. Les compatriotes du capitaine Cœur-de-pierre, que voici, étaient les payeurs pour cette fois.

— Je les reconnais là ; — toujours prêts à acheter lorsqu’ils ne peuvent vaincre, et à s’enfuir quand ils ne peuvent faire ni l’un ni l’autre.

Sanglier leva son chapeau avec une gravité ironique, et répondit à ce compliment par une expression de mépris poli que ne comprit pas celui qui en était l’objet. Mais Pathfinder avait trop de courtoisie naturelle et d’équité dans l’esprit pour ne pas répondre à cette attaque.

— Bien, bien, — dit-il ; — suivant moi, il n’y a pas grande différence, après tout, entre un Anglais et un Français : ils parlent chacun leur langage et ont chacun leur roi, j’en conviens, mais tous deux sont hommes et ont des sentiments humains quand le cas l’exige. Si un Français est parfois scabreux, il en est de même d’un Anglais, et pour ce qui concerne la fuite au galop, pourquoi un homme ne la prendrait-il pas de temps en temps aussi bien qu’un cheval, quel que soit son pays ?

Le capitaine Cœur-de-pierre, comme le nommait Pathfinder, fit un autre salut, mais cette fois le sourire fut amical et non ironique, car, malgré le mode d’expression, il sentait que l’intention était bonne. Trop philosophe néanmoins pour s’inquiéter de ce que pouvait dire ou penser un homme tel que Cap, il acheva son déjeûner, sans permettre que rien vînt le distraire de cette importante occupation.

— J’étais venu ici principalement pour le quartier-maître, — continua Cap dès qu’il eut fini de regarder la pantomime du capitaine. — Le sergent approche de sa fin, et j’avais pensé qu’il pouvait désirer de dire quelque chose à celui qui devait le remplacer, avant de prendre le congé final. Il est trop tard, ce me semble, et comme vous le dites, Pathfinder, le lieutenant a véritablement pris l’avance.

— Oui sans doute, quoique par une route différente. Quant à l’autorité, je suppose que le caporal a maintenant le droit de commander à ce qui reste du 55e ; troupe peu nombreuse et très-fatiguée pour ne pas dire effrayée. Mais s’il y a quelque chose à faire, on peut parier que j’en serai chargé. Je crois pourtant que nous n’avons qu’à enterrer nos morts, mettre le feu au fort et aux huttes, car elles sont placées sur le territoire de l’ennemi, par le fait sinon par la loi, et on ne doit pas les laisser à sa disposition. Il ne peut être question pour nous d’y revenir, car maintenant que les Français savent où l’île est placée, ce serait fourrer la main dans un piège à loup les yeux ouverts. Le Serpent et moi nous nous occuperons de cette portion de la besogne, car nous savons aussi bien battre en retraite que marcher en avant.

— Tout cela est très-bien, mon cher ami ; pensons à présent à mon pauvre frère. Quoiqu’il soit soldat, il me semble que nous ne pouvons pas le laisser filer son câble sans un mot de consolation et une parole d’adieu. Cette affaire a été malheureuse sous tous les rapports : au surplus, c’est ce qu’on devait attendre en considérant l’état des choses et la nature de la navigation. Il faut tâcher de nous en tirer le mieux possible et d’aider le digne homme à démarrer sans trop tendre ses tournevires. La mort n’est qu’une circonstance après tout, maître Pathfinder, et c’en est une d’un caractère très-général, puisque nous devons tous nous y soumettre tôt ou tard.

— Vrai, très-vrai, et c’est pour cette raison qu’il me paraît sage d’être toujours prêt. J’ai souvent pensé, Eau-salée, que le plus heureux est celui qui a le moins à laisser derrière lui quand l’heure du départ arrive. Me voici par exemple, moi, simple chasseur, coureur, guide, n’ayant pas un pouce de terre, que je puisse dire à moi, et cependant jouissant et possédant plus que le grand patron d’Albany, avec le ciel sur ma tête pour me faire souvenir de la dernière grand’chasse, et quand j’ai les feuilles sèches sous mes pieds, je foule le sol aussi librement que si j’en étais le seigneur et maître. Que puis-je désirer de plus ? Je ne prétends pas ne rien aimer de ce qui appartient à la terre, car il s’y trouve quelques objets que j’aime, mais seulement un peu, si ce n’est Mabel Dunham, et je ne puis les emporter avec moi. J’ai dans le fort quelques chiens dont je fais beaucoup de cas ; mais ils font trop de bruit pour un temps de guerre, ce qui nous force de vivre séparés pendant qu’elle dure ; puis je pense qu’il me serait pénible de quitter Tue-daim, mais je ne vois nulle raison pour ne pas nous mettre dans la même tombe, car nous sommes aussi près que possible de la même taille, — six pieds à l’épaisseur d’un cheveu près ; mais hormis ces choses, une pipe que le sergent m’a donnée et quelques souvenirs reçus des voyageurs, et que je puis mettre tous dans un sac, qui sera placé sous ma tête, quand l’ordre viendra de marcher, je serai prêt à la minute ; et permettez-moi de vous dire, maître Cap, que c’est ce que j’appelle aussi une circonstance.

— Je pense absolument de même, dit le marin ; et tous deux se dirigèrent vers le fort beaucoup trop occupés de leurs idées morales pour se rappeler le triste devoir qu’ils allaient remplir. — C’est précisément ma manière de penser et de raisonner. Combien de fois au moment de faire naufrage je me suis senti soulagé par l’idée que je n’étais pas le maître du bâtiment ! S’il coule à fond, me disais-je, j’en fais autant, mais ce n’est pas ma propriété, et c’est une grande consolation. J’ai découvert dans le cours de mes voyages dans le monde du cap de Horn au cap du Nord, pour ne rien dire de cette excursion sur une mare d’eau douce, que si un homme possède quelques dollars et les met dans une caisse sous cadenas et sous clefs, il est sûr d’enfermer son cœur dans le même coffre ; aussi je porte presque tout ce que je possède dans une ceinture autour de mon corps, afin de laisser, comme je le dis, les parties vitales à leur place convenable. Que le diable m’emporte, Pathfinder, si un homme sans cœur me semble valoir mieux qu’un poisson avec un trou à la vessie !

— Je ne sais pas comment cela peut être, maître Cap ; mais un homme sans conscience est une pauvre créature, vous pouvez m’en croire, et quiconque aura affaire avec un Mingo pourra s’en convaincre. Je m’embarrasse fort peu de dollars ou de demi-joes, car c’est la monnaie favorite dans ce coin du monde ; mais je puis croire aisément parce que j’ai vu du genre humain, que si un homme a un coffre rempli de l’un ou de l’autre, on peut dire que son cœur est renfermé dans la même boîte. J’ai chassé une fois deux étés, durant la dernière paix, et j’avais réuni tant de fourrures qu’il me semblait que mes bons sentiments disparaissaient pour faire place à la cupidité. Si j’ai quelque inquiétude en épousant Mabel, c’est que, pour rendre son existence plus agréable, je ne finisse par trop aimer de pareilles choses.

— Vous êtes philosophe, cela est clair, Pathfinder, et je crois que vous êtes chrétien.

— Je me fâcherais contre celui qui soutiendrait le contraire, maître Cap. Je n’ai pas été converti par les frères moraves, comme beaucoup de Delawares, il est vrai, mais je tiens au christianisme et à la nature des blancs. Suivant moi, il est aussi plu honorable pour un blanc de ne pas être chrétien, que pour une peau rouge de ne pas croire aux heureuses chasses qui lui sont promises. En vérité, en ayant égard à la différence des traditions et à quelques variations sur la manière dont l’esprit sera occupé après la mort, je soutiens qu’un bon Delaware est un bon chrétien, quand même il n’aurait jamais vu un frère morave ; et qu’un bon chrétien est un bon Delaware, autant que sa nature le permet. Le Serpent et moi nous traitons souvent cette question, car il a un penchant prononcé pour la religion chrétienne.

— Du diable ! — s’écria Cap, — et a-t-il dessein d’aller à l’église avec toutes les chevelures qu’il prend, attachées à sa ceinture ?

— Prenez garde, ami Cap, de concevoir une fausse idée. Ces choses ne sont que de l’épaisseur de la peau, et tout dépend de l’éducation et de la nature. Regardez ce qui se passe dans le monde, et dites-moi pourquoi vous voyez ici un guerrier à peau rouge, là un noir, et ailleurs une armée blanche ? Tout cela, et un grand nombre d’autres choses du même genre que je pourrais citer, a été ordonné pour quelque motif spécial, et ce n’est pas à nous à tourner le dos aux faits et à en nier la vérité. Non, non, chaque couleur à sa nature, ses lois, ses traditions, et l’une ne doit pas condamner l’autre parce qu’elle ne la comprend pas bien.

— Il faut que vous ayez lu beaucoup, Pathfinder, pour vous être formé des idées aussi nettes, — dit Cap qui n’était pas peu surpris de la simple croyance de son compagnon ; — tout cela est à présent pour moi aussi clair que le jour, quoique je doive dire qu’auparavant ces opinions n’étaient pas les miennes. À quelle dénomination de chrétiens appartenez-vous, mon ami ?

— Je ne vous comprends pas.

— De quelle secte faites-vous partie ? à quelle église particulière êtes-vous attaché ?

— Jetez les yeux autour de vous et jugez en vous-même. Je suis dans mon église en ce moment ; j’y mange, J’y bois, j’y dors ; la terre est le temple du Seigneur, et j’espère humblement le servir chaque jour et à toute heure, sans interruption. Non, non, je ne renierai ni mon sang ni ma couleur ; Je suis né chrétien et je mourrai de même. Les frères moraves ont tâché de me gagner ; un des chapelains du roi m’a aussi entrepris, quoique ce soit une classe qui n’est pas très-forte sur de telles matières, et un missionnaire envoyé de Rome m’a parlé long-temps tandis que je le conduisais à travers les forêts pendant la dernière paix. Mais j’avais une réponse pour tous : Je suis déjà chrétien, et je n’ai besoin d’être ni morave, ni anglican, ni papiste. Non, non, je ne renierai ni ma naissance ni mon sang.

— Je pense qu’un mot de vous pourrait soutenir le sergent au milieu des écueils de la mort, maître Pathfinder ; il n’a près de lui que la pauvre Mabel, et vous savez qu’en outre qu’elle est sa fille, ce n’est après tout qu’un enfant.

— Mabel est faible de corps, ami Cap ; mais je ne sais si en de semblables occasions elle n’est pas plus forte que la plupart des hommes. Cependant le sergent Dunham est mon ami, il est votre beau-frère ; ainsi à présent qu’il n’est plus nécessaire de nous battre pour défendre nos droits, il est convenable que nous allions tous deux le visiter et assister à son départ de ce monde. J’ai vu plusieurs hommes mourir, maître Cap, — continua Pathfinder qui avait un penchant particulier à parler de ce qu’il savait par expérience ; et s’arrêtant en tenant son compagnon par un bouton de son habit, il ajouta : — Bien des fois déjà je me suis trouve près d’un mourant ; j’ai été témoin de son dernier soupir et entendu son dernier souffle ; car lorsque l’agitation et le tumulte du combat est fini, il est bien de nous occuper des malheureux, et il est remarquable de voir combien la nature humaine a de manières différentes de sentir dans ces moments solennels. Les uns s’en vont aussi stupides et aussi ignorants que si Dieu ne leur avait pas donné la raison et une existence dont il faut rendre compte tandis que d’autres nous quittent en se réjouissant comme des gens qui laissent derrière eux de lourds fardeaux. Je pense qu’alors l’esprit voit clair, mon ami, et que les actions passées se représentent en foule au souvenir.

— Je parierais qu’il en est ainsi, Pathfinder. J’ai aussi vu quelques scènes semblables, et j’espère qu’elles m’ont rendu meilleur. Je me rappelle qu’une fois où je crus mon heure arrivée, mon livre de loch fut feuilleté avec une promptitude dont jusqu’alors, je ne me serais pas jugé capable ; Je n’ai pas été un très-grand pécheur, — ami Pathfinder, — c’est-à-dire jamais sur une grande échelle. Cependant, j’ose le dire, si la vérité était connue, un amas considérable de petites choses pourraient m’être reprochées aussi bien qu’à tout autre ; mais je n’ai jamais commis de piraterie, de haute trahison, d’incendie, ni aucun acte semblable. Quant à la contrebande et autres choses de ce genre, je suis marin, et je pense que toutes les professions ont leur côté faible ; votre commerce lui-même n’est peut-être pas tout-à-fait sans tache, tout honorable et utile qu’il paraît.

— Beaucoup de guides et d’éclaireurs sont de francs coquins, et, comme le quartier-maître, sont payés par les deux côtés à la fois ; j’espère ne pas leur ressembler, quoique toute occupation conduise à la tentation. J’ai été terriblement mis à l’épreuve trois fois dans ma vie, et une fois j’ai fléchi un peu ; j’espère cependant qu’il ne s’agissait de rien qui puisse troubler un homme dans ses derniers moments. La première fois, je trouvai dans les bois un paquet de peaux que je savais appartenir un Français qui chassait de notre côté des frontières, où il n’avait nulle affaire ; c’étaient vingt-six peaux de castor les plus belles qui puissent réjouir un œil humain. La tentation était rude, car je pensais que la loi serait presque pour moi, quoique nous fussions en temps de paix mais ensuite, je me rappelai que ces lois n’avaient pas été faites pour nous autres chasseurs ; je réfléchis que le pauvre homme pouvait avoir fondé de grandes espérances pour l’hiver prochain sur la vente de ces peaux, et je les laissai à leur place. La plupart de nos gens dirent que j’avais eu tort, mais la manière dont je dormis cette nuit-là me donna la conviction que j’avais bien fait. La seconde épreuve eut lieu lorsque je trouvai le fusil qui est certainement le seul dans cette partie du monde sur lequel on puisse compter aussi sûrement que sur Tue-daim, et je savais qu’en le prenant ou même en le cachant, je pouvais tout d’un coup m’élever au rang du premier tireur du pays. J’étais jeune alors, bien moins habile que je ne le suis devenu depuis, et la jeunesse est ambitieuse et entreprenante ; mais, Dieu soit loué ! je triomphai de mes désirs, et, ce qui est presque aussi bon, je triomphal de mon rival dans la plus belle partie de tir qu’une garnison ait jamais vue, lui avec son fusil et moi avec Tue-daim, et en présence du général ! — Ici Pathfinder s’arrêta pour rire à sa manière, la joie du triomphe brillant encore dans ses yeux et sur ses joues basanées. — Le dernier combat avec le diable fut le plus rude, et ce fut quand je tombai tout-à-coup sur un camp de six Mingos, endormis dans les bois, avec leurs fusils et leurs tomahawks empilés de manière qu’il m’était facile de m’en emparer sans éveiller un seul de ces mécréants. Quelle bonne fortune c’eût été pour le Serpent qui les aurait dépêchés l’un après l’autre avec son couteau, et qui aurait pendu leurs six chevelures à sa ceinture en moins de temps qu’il ne m’en faut pour vous raconter l’histoire ! Oh ! Chingashgook est un vaillant guerrier, aussi honnête qu’il est brave, et aussi bon qu’il est honnête !

— Et quel parti avez-vous pris, maître Pathfinder ? — demanda Cap qui commençait à s’intéresser au résultat ; — il me semble que vous avez fait une très-heureuse ou très-malheureuse rencontre.

— Elle fut heureuse et malheureuse, si vous pouvez comprendre cela. Malheureuse, car l’épreuve fut pénible, et cependant heureuse, toutes choses considérées, par sa fin. Je ne touchai pas un de leurs cheveux, car la nature d’un homme blanc n’est pas de prendre des chevelures ; et je ne m’emparai même pas de leurs fusils. Je me méfiai de moi-même, sachant que je ne vois pas de bon œil les Mingos.

— Quant aux chevelures, je pense que vous avez eu raison, mon digne ami ; mais quant aux armes et aux provisions, elles auraient été déclarées de bonne prise par toutes les cours de la chrétienté.

— C’est possible, c’est possible ; mais alors les Mingos auraient été hors d’affaire, attendu qu’un homme blanc n’attaque pas plus un ennemi désarmé qu’un ennemi endormi. Non, non, je fis ce qui convenait le mieux à mon caractère, à ma couleur et à ma religion. J’attendis que leur somme fût fini et qu’ils se fussent remis en marche, et me mettant en embuscade tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, je les poivrai joliment. — Pathfinder empruntait parfois à ses compagnons un mot qui lui plaisait, et il l’employait un peu au hasard. — Un seul, un seul des six, — continua-t-il, — s’en retourna à son village, et il rentra dans son wigwam en boitant. Heureusement le Grand-Serpent s’était seulement arrêté pour abattre quelques pièces de gibier, et n’avait pas perdu ma piste, et lorsqu’il arriva, les cinq chevelures des vagabonds étaient suspendues où elles devaient l’être. Ainsi vous voyez qu’en faisant ce qui était juste il n’y eut rien de perdu ni pour l’honneur ni pour le profit.

Cap grommela un assentiment, quoiqu’il faille convenir que les distinctions admises par la morale de son compagnon ne lui avaient pas paru très-claires. Tous deux se trouvaient alors près du fort ; ils s’arrêtèrent encore comme si un objet d’un intérêt plus qu’ordinaire les avait retenus. Mais ils étaient si près du bâtiment, que ni l’un ni l’autre n’eut la pensée de continuer l’entretien, et chacun se prépara à voir pour la dernière fois le sergent Dunham.