Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 232-249).


CHAPITRE XIX.

LES SURPRISES.


Qui sonne la cloche ? diable ! la ville va se soulever.
Shakspeare. Othello.


Les clameurs furieuses qui retentirent dans toute la ville, et qui furent bientôt suivies du carillon de la cloche d’alarme, y répandirent une consternation générale. Les chevaliers et les gens de leur suite s’assemblèrent dans différents lieux de rendez-vous, où il leur était plus facile de se défendre. L’alarme se propagea jusqu’à la résidence royale, où le jeune prince parut l’un des premiers, pour concourir, s’il était nécessaire, à la défense du vieux roi. La scène de la soirée de la veille se présenta à son souvenir, et se rappelant la figure sanglante de Bonthron, il concevait instinctivement que cette affaire avait rapport avec le tumulte actuel. Mais la conversation, beaucoup plus intéressante, qu’il avait eue ensuite avec sir John Ramorny, avait été d’une nature si attachante pour lui, qu’elle avait détruit toutes les traces de ce qu’il avait appris confusément de l’action sanguinaire de l’assassin ; il ne lui restait que la réminiscence vague qu’un homme, dont il ne savait pas le nom, avait été massacré. C’était surtout pour son père qu’il avait pris les armes avec les gens de sa maison, qui, maintenant revêtus d’armures brillantes, une lance à la main, faisaient une toute autre figure que la nuit précédente, où on aurait pu les prendre pour des adorateurs de Bacchus célébrant leurs orgies. Le bon vieux roi reçut cette marque d’attachement filial avec des larmes de reconnaissance ; il présenta avec orgueil son fils à son frère Albany qui arriva un moment après, et les prit tous deux par la main.

« Nous sommes trois Stuarts, dit-il, inséparables comme le saint Trèfle, et de même que ceux qui portent cette herbe sainte sont, à ce qu’on assure, à l’abri des charmes et des enchantements, ainsi, tant que nous serons fidèles les uns aux autres, nous pourrons défier la malice de nos ennemis. »

Le fils et le frère du monarque baisèrent chacun la main amicale qui pressait la leur. Le baiser du jeune homme était sincère ; celui du frère était le baiser du traître Judas.

Pendant ce temps-là, la cloche de Saint-Johnston alarmait les habitants de Curfew-Street, comme tous les autres. Dans la maison de Simon Glover, la vieille Dorothée Glover (car elle aussi tirait son nom du commerce de son maître,) fut la première à entendre le bruit. Quoiqu’un peu sourde dans les circonstances ordinaires, son oreille pour les mauvaises nouvelles était aussi fine que l’odorat d’un milan pour démêler l’odeur d’un cadavre. Dorothée, d’ailleurs industrieuse, fidèle et dévouée créature, avait un goût extraordinaire pour ramasser et répandre, après les avoir convenablement augmentées, les nouvelles fâcheuses : ce qui se voit souvent chez les gens de la dernière classe. Peu accoutumés à être écoutés, ils sont jaloux de l’attention qu’un récit tragique assure au narrateur, et jouissent peut-être de l’égalité momentanée que l’infortune donne à ceux qui passent ordinairement pour leurs supérieurs. Dorothée n’eut pas plus tôt fait une petite provision des bruits sinistres qui circulaient dans les rues, qu’elle s’élança dans la chambre à coucher de son maître, qui avait profité du privilège de son âge et du temps du carnaval pour dormir plus tard qu’à l’ordinaire.

« Le voilà qui dort, l’honnête homme, » dit Dorothée d’une voix moitié criarde, moitié compatissante ; « le voilà qui dort, et son meilleur ami est assassiné ! et il ne s’en doute pas plus que l’enfant nouveau-né qui ne sait pas encore distinguer la vie de la mort. — Comment ! qu’y a-t-il ? » dit le gantier s’élançant hors de son lit, « qu’y a-t-il vieille femme ? Ma fille est-elle malade ? — Vieille femme ! » dit Dorothée qui, tenant le poisson à l’hameçon, aimait à le faire attendre un peu. « Je ne suis pas assez vieille, » continua-t-elle en s’élançant hors de la chambre, « pour voir un homme sortir du lit. »

Et le moment d’après, on l’entendit en bas, chantant mélodieusement dans le parloir pour accompagner les mouvements de son balai.

« Dorothée, vieille folle ! diablesse !… Dites-moi seulement comment se porte ma fille. — Très-bien, mon père, » répondit la Jolie Fille de Perth de sa chambre à coucher, « parfaitement bien. Mais par Notre-Dame ! qu’y a-t-il ? Les cloches sonnent à rebours, l’on entend des cris et du tumulte dans les rues. — Je vais en savoir la cause dans un instant. Ici, Conachar, venez vite attacher mes lacets… Mais j’oubliais… ce polisson des montagnes est bien au delà de Fortingall… Patience, ma fille, je vous apporterai des nouvelles dans un moment. — Vous n’avez pas besoin de vous déranger pour cela, Simon Glover, dit la vieille femme opiniâtre : le bien ou le mal peut être raconté avant que vous soyez arrivé à la porte de la rue. J’ai appris toute l’histoire dehors ; car, pensai-je en moi-même, notre brave homme de maître est si entêté qu’il voudra courir à la bagarre, quelle qu’en sort la cause ; c’est donc à moi de remuer les jambes et d’apprendre le sujet de tout cela, ou bien il ira fourrer son vieux nez là-dedans et il se le fera couper avant de savoir seulement de quoi il s’agit. — Eh ! qu’y a-t-il donc, vieille femme ? » dit Glover impatienté, en continuant à nouer les cent aiguillettes à l’aide desquelles on attachait le haut-de-chausse au pourpoint.

Dorothée le laissa continuer cette tâche jusqu’au moment où elle conjectura qu’elle était presque finie ; alors elle comprit que, si elle tardait à dire le secret elle-même, son maître irait l’apprendre dans la rue. « Eh bien ! s’écria-t-elle, vous ne pourrez pas dire que c’est de ma faute si vous apprenez de mauvaises nouvelles avant d’avoir été à la messe du matin ; je vous les aurais cachées jusqu’à ce que vous eussiez entendu les paroles du prêtre ; mais puisque vous voulez le savoir, vous avez perdu le meilleur ami qui donna jamais la main à un autre, et la ville de Perth pleure maintenant le plus brave bourgeois qui ait jamais manié une lame. — Henri Smith ! Henri Smith ! » s’écrièrent en même temps le père et la fille.

« Oui, vous l’avez deviné, dit Dorothée. Et à qui la faute, si ce n’est à vous ? Vous avez fait un tel bruit parce qu’il avait accompagné une fille de joie, comme si c’eût été une juive. »

Dorothée eût continué ses réflexions pendant long-temps encore ; mais son maître cria à sa fille, qui n’était pas encore sortie de son appartement : « C’est une absurdité, Catherine… un radotage de vieille femme. Rien de pareil ne peut être arrivé. Je vous apporterai de véritables nouvelles dans un moment. » Et saisissant sa canne, le vieillard passa brusquement devant Dorothée, et s’élança dans la rue où le peuple courait en foule pour se rendre à High-Street. Dorothée, pendant ce temps là, murmurait en elle-même : « Oui ! ton père est une sage personne, rapporte-t’en à lui ; il va revenir avec quelque horion reçu dans la bagarre, et puis ce sera : Dorothée, de la charpie ; Dorothée, un emplâtre. Mais maintenant ce ne sont qu’absurdités, mensonges, extravagances qui sortent de la bouche de Dorothée… Impossible !… Le vieux Simon pense-t-il que la tête de Henri Smith était aussi dure que son enclume ? et d’ailleurs tout un clan d’Highlanders a frappé sur lui. »

Elle fut interrompue en ce moment par une figure angélique, qui venait d’un pas tremblant vers elle, l’œil hagard, les joues pâles comme la mort, les cheveux en désordre avec un air d’égarement qui épouvantèrent la vieille femme au point de lui faire oublier sa mauvaise humeur. — Notre-Dame vous bénisse, mon enfant ! dit-elle, pourquoi avez-vous l’air si trouble ? — N’avez-vous pas dit que quelqu’un avait été tué ? » répondit Catherine, d’une voix tremblante et à peine articulée, comme si les organes de la parole et de l’ouïe ne lui obéissaient qu’imparfaitement.

« Mort ! oui, oui, bien mort ! il ne lancera plus de regards sombres à personne. — Mort ! » répéta Catherine avec le même trouble. « Mort… assassiné… et par les Highlanders ? — Oui, par les Highlanders… les infâmes brigands. Quels autres qu’eux tuent la plupart du monde, si ce n’est par-ci par-là, quand les bourgeois se querellent et se tuent l’un l’autre… ou quand les chevaliers et les nobles répandent le sang ? Mais je vous le garantis, ce sont les Highlanders qui ont fait le coup. Il n’y a pas d’homme dans Perth, seigneur ou manant, qui eût osé attaquer Henri Smith seul à seul. Il y a eu bien des complots contre lui : vous le verrez, quand on éclaircira l’affaire. — Les Highlanders ! » répéta Catherine comme assaillie par une idée soudaine et terrible. « Les Highlanders !… Oh, Conachar, Conachar ! — Oui, oui ; et j’ose le dire, vous avez nommé l’homme, Catherine. Ils se sont querellés, comme vous savez, la veille de la Saint-Valentin et ils ont échangé quelques coups. Un Highlander a bonne mémoire pour ses sortes de choses. Donnez-lui un soufflet à la Saint-Martin, il en sentira encore la place à la Pentecôte. Mais qui peut avoir amené ces brigands aux longues jambes dans la ville pour faire un pareil coup ? — Malheur à moi ! s’écria Catherine, c’est moi qui ai appelé les Highlanders, c’est moi qui ai envoyé chercher Conachar… Oui, ils se sont cachés en embuscade ; mais c’est moi qui les ai amenés à portée de leur proie. Je veux voir de mes propres yeux… et ensuite je prendrai un parti. Dites à mon père que je reviendrai bientôt. — Êtes-vous folle, ma chère enfant ? » s’écria Dorothée pendant que Catherine se dirigeait vers la porte. « Vous ne voudriez pas aller dans les rues avec les cheveux pendant sur vos joues, vous qui êtes connue pour la Jolie Fille de Perth ? Par la messe, la voilà partie ! advienne que pourra. Le vieux Glover criera après moi comme si je la pouvais retenir malgré elle… Voilà une belle matinée pour un mercredi des Cendres !… que faire ? si j’allais chercher mon maître parmi la foule ? je me ferais écraser sous les pieds, et l’on ne pleurerait guère la pauvre vieille femme. Faut-il courir après Catherine ? la voilà déjà bien loin d’ici ; elle est un peu plus agile que moi. Oh ! bien, j’irai jusqu’à la porte de Nicolas le barbier, et je lui raconterai tout cela. »

Pendant que la fidèle Dorothée exécutait sa prudente résolution, Catherine parcourait les rues de Perth d’une manière qui, dans un autre moment, aurait attiré sur elle l’attention de toute la ville. Elle courait d’un pas chancelant avec une impétuosité désordonnée, bien différente de la décence et de la gravité ordinaires de sa démarche, et elle n’avait pris ni le plaid ni le mantelet que les femmes de bien, d’une bonne réputation et d’un rang distingué, avaient coutume de porter quand elles sortaient. Mais dans la foule distraite, où chacun demandait ou expliquait la cause de ce violent tumulte, le désordre de sa toilette, l’agitation qui se voyait dans toute sa personne, ne furent remarqués de personne. On la laissa poursuivre son chemin sans lui accorder plus d’attention qu’aux autres femmes, qui, attirées par la curiosité ou par la crainte, venaient s’informer de la cause d’une alarme si générale… et peut-être chercher des amis.

Catherine éprouvait l’influence de la scène tumultueuse qu’elle avait sous les yeux ; elle résista avec peine à la tentation de répéter les cris de désespoir ou d’alarme qui retentissaient autour d’elle. Cependant elle poursuivait rapidement sa course, troublée, comme on l’est dans un rêve, par le sentiment d’une calamité terrible. Elle n’aurait su définir la nature précise de l’anxiété qui la tourmentait, mais elle avait une sorte de conviction instinctive, que l’homme dont elle était si tendrement aimée, que cet Henri dont elle avait toujours apprécié les excellentes qualités, que cet amant pour lequel elle éprouvait maintenant une affection beaucoup plus vive qu’elle n’avait cru en éprouver jusqu’alors, que cet homme enfin avait péri par son imprudence à elle. La relation que, dans le premier moment d’une émotion terrible, elle avait cru apercevoir entre la mort de Henri et l’arrivée de Conachar et de ses montagnards, était assez frappante pour qu’elle l’eût admise comme une vérité, quand même sa raison aurait eu le loisir d’en examiner la vraisemblance. Sans savoir ce qu’elle cherchait, poussée seulement par un désir vague de s’assurer de la réalité de cet affreux malheur, elle se précipitait vers l’endroit que, d’après les événements de la veille, elle aurait dû éviter le plus soigneusement.

Qui aurait pensé, dans la soirée du mardi gras, que Catherine Glover, cette jeune fille si fière et si réservée, parcourrait les rues de Perth au milieu d’une foule tumultueuse, les cheveux détachés, les vêtements en désordre, pour se rendre à la maison de l’amant dont elle devait se croire lâchement abandonnée pour de licencieux plaisirs ? Qui aurait pensé, dis-je, que tout cela arriverait avant la messe du jour des Cendres ? Dans son empressement, elle choisit, comme par instinct, le chemin le plus libre, et évitant High-Street, encombré par la foule, elle se dirigea vers le Wynd[1], par les ruelles étroites, situées à l’extrémité de la ville du côté du nord, à travers lesquelles Henri Smith avait précédemment escorté Louise. Mais ces ruelles, ordinairement solitaires, étaient alors remplies de monde : tant l’alarme avait été générale ! Cependant Catherine Glover parvint à se frayer un passage, mais tous ceux qui la remarquaient se regardaient l’un l’autre et secouaient la tête en signe de compassion. Enfin, sans se rendre bien compte de ce qu’elle faisait, elle s’arrêta devant la porte de son amant et frappa.

Le silence qui succéda au bruit redoublé du marteau accrut l’inquiétude qui l’avait poussée à cette démarche désespérée.

« Ouvrez, ouvrez Henri ! s’écria-t-elle, ouvrez si vous vivez encore ! ouvrez, si vous ne voulez pas trouver Catherine Glover morte sur le seuil de votre porte. »

Pendant qu’elle poussait ces cris frénétiques, adressés à des oreilles qu’elle croyait fermées par la mort, son amant en personne ouvrit la porte juste à temps pour l’empêcher de tomber à terre. L’excès de la joie de Catherine à une apparition si inattendue ne peut se comparer qu’à la surprise qui l’empêchait de la croire réelle, et à l’effroi que Henri éprouva en voyant les yeux fermés de son amante, ses lèvres pâles, l’absence de sa respiration et son teint décoloré.

Henri était resté au logis en dépit des cris d’alarme qui, depuis long-temps, étaient parvenus jusqu’à lui, bien déterminé à ne se mêler d’aucune querelle qu’il pourrait éviter. Ce n’était que pour se conformer aux ordres exprès des magistrats à qui, en sa qualité de bourgeois, il devait obéissance, que prenant son épée et son bouclier, il se préparait, à contre-cœur pour la première fois, à remplir le service qu’on exigeait de lui.

« Il est cruel, se disait-il, d’être mis en avant dans toutes les émeutes de la ville, quand les combats sont si en horreur à Catherine. Il y a, j’en suis sûr, assez de filles dans Perth qui disent à leur galant : « Va… fais ton devoir bravement, et gagne les bonnes grâces de ta maîtresse, » et ce ne sont pas ces amants-là qu’on envoie chercher, c’est moi, qui ne puis remplir mon devoir d’homme en protégeant une fille malheureuse, ni mon devoir de bourgeois en combattant pour l’honneur de ma ville sans que cette capricieuse Catherine me traite comme si j’étais un tapageur et un habitué de mauvais lieux. »

Telles étaient les pensées qui occupaient son esprit, lorsqu’ouvrant la porte pour sortir, la personne la plus chère à son cœur, mais celle qu’il s’attendait le moins à voir, parut et se précipita dans ses bras.

La surprise, la joie et l’inquiétude qui se disputèrent son âme ne le privèrent pas de la présence d’esprit nécessaire en cette occasion. Transporter Catherine Glover dans un lieu sûr, la rappeler à elle-même, voilà ce qu’il fallait faire avant de se rendre aux ordres des magistrats, quelque pressants qu’ils fussent. Il porta son léger fardeau, plus précieux pour lui que le même poids de l’or le plus pur, dans une petite chambre qui avait été celle de sa mère ; elle convenait à un malade, car elle donnait sur un jardin et était hors de portée des bruits de la rue.

« Viens ici, nourrice… nourrice Shoolbred… viens vite… viens, il y va de la vie et de la mort… Il y a ici quelqu’un qui a besoin de ton secours. »

La vieille dame accourut. « Si ce quelqu’un pouvait t’empêcher d’aller te mêler dans la bagarre ! » se disait-elle, car elle aussi avait été réveillée par le tumulte. Mais quelle fut sa surprise quand elle aperçut la Jolie Fille de Perth qui paraissait sans vie, placée avec amour et respect sur le lit de sa défunte maîtresse, et soutenue par le bras vigoureux de son cher fils. « Catherine Glover ! s’écria-t-elle ; et, sainte mère de Dieu ! Catherine Glover qui paraît morte ! — Non, non, vieille femme, répondit Henri… ce cœur chéri bat encore… cette douce haleine va et revient ! Accours, tu pourras la secourir mieux que moi… Apporte de l’eau, des essences… tout ce que ta vieille expérience pourra imaginer. Le ciel ne l’a pas mise dans mes bras pour mourir, mais afin de vivre pour elle et pour moi. »

Avec plus d’activité qu’on n’en pouvait attendre de son âge, la nourrice Shoolbred réunit ce qui était nécessaire pour faire cesser un évanouissement : car, comme beaucoup de femmes, à cette époque, elle connaissait les remèdes les plus efficaces pour des accidents semblables. Elle savait même traiter les blessures ordinaires, science que les inclinations guerrières de son cher fils lui donnaient souvent occasion de mettre en usage.

« Allons, dit-elle, mon fils Henri, ôtez vos bras d’autour de ma malade… Je conçois le plaisir que vous avez à la presser ainsi, mais mettez vos bras en liberté pour me donner ce dont j’ai besoin. Cependant je n’exigerai pas que vous quittiez sa main si vous voulez en frapper la paume doucement à mesure que ses doigts se détendront. — Moi, frapper dans sa main si jolie et si délicate ! répondit Henri ; je ferais aussi bien de frapper un verre avec un marteau d’enclume, que de taper sur cette main charmante avec mes doigts durs comme la corne… Mais les doigts se détendent, et nous trouverons un meilleur remède que le vôtre. » En parlant ainsi, il appliqua ses lèvres sur la jolie main, dont le mouvement indiquait le retour de la sensibilité. Un ou deux profonds soupirs succédèrent, et la Jolie Fille de Perth ouvrit les yeux, regarda son amant, à genoux à côté de son lit, et retomba sur l’oreiller. Comme elle ne retira pas sa main, nous devons, par charité, croire qu’elle n’avait pas recouvré sa connaissance assez complètement pour s’apercevoir qu’il abusait de ses avantages, en la pressant alternativement sur ses lèvres et sur son cœur. D’un autre côté, nous sommes forcés de reconnaître que, pendant une minute ou deux après cette rechute, ses joues se colorèrent d’un vif incarnat, et que sa respiration fut profonde et régulière.

Le bruit qui se faisait à la porte commença à devenir plus fort, et on appelait Henri par tous ses noms, de Smith, de Gow, de Hall, de Wynd, comme les païens invoquaient leur divinité par différentes épithètes. Enfin, comme les Portugais catholiques, quand ils sont las de supplier leurs saints, la multitude qui était au dehors eut recours aux exclamations injurieuses.

« Fi, Henri ! Vous êtes un homme déshonoré, un parjure à votre serment de bourgeois, un traître envers la belle ville, si vous ne venez à l’instant même. »

Il paraît que les remèdes de la nourrice Shoolbred opéraient heureusement, et rappelaient Catherine à elle-même ; car tournant la tête vers son amant plus que sa première position ne le lui permettait, elle laissa tomber sa main droite sur son épaule, lui abandonnant toujours sa gauche, et semblant même le retenir légèrement pendant qu’elle lui disait à voix basse :

« N’y va pas, Henri… reste avec moi ; ils te tueraient, ces hommes sanguinaires. »

Cette douce prière, qu’il faut attribuer à la joie d’avoir retrouvé en vie l’amant dont elle ne comptait plus revoir que le cadavre, quoiqu’elle fût prononcée d’une voix basse et à peine intelligible, avait plus de puissance pour retenir Henri Wynd à sa place que les cris de la multitude rassemblée devant la porte n’en avaient pour le faire descendre.

« Par la messe, mes amis, » dit enfin un hardi bourgeois à ses compagnons, « l’arrogant Smith se moque de nous ! entrons dans la maison et emportons-le par les pieds et par la tête. — Prenez garde à ce que vous ferez, » répondit un assaillant plus prudent ; « celui qui va troubler Henri Gow dans sa retraite peut entrer chez lui avec les os en bon état, mais il n’en sortira que pour donner de la besogne au chirurgien. Mais voici quelqu’un qui pourra se charger de notre message pour lui, et qui fera entrer la raison par les deux oreilles de ce traître. »

La personne dont on parlait n’était autre que Simon Glover lui-même ; il était arrivé à l’endroit fatal où était étendu le corps du malheureux bonnetier, au moment même où le bailli Craigdallie ayant donné l’ordre de découvrir le visage de l’homme assassiné, la foule reconnut, à son grand étonnement, que ce n’était point Henri du Wynd, le champion de la jolie ville, mais le pauvre Olivier Proudfute. Un sourire échappa d’abord à ceux qui se rappelaient combien Olivier s’était donné de mal pour se faire une réputation de brave, quoique son caractère et ses inclinations ne fussent point militaires. On remarquait qu’il avait rencontré un genre de mort plus conforme à ses prétentions qu’à son caractère. Mais cette tendance à une gaieté qui n’était pas de saison, et qu’on doit attribuer à la grossièreté des temps, fut réprimée tout à coup par la voix et les exclamations d’une femme qui se faisait passage à travers la foule, en s’écriant : « mon mari !… mon mari ! »

La foule fit place à cette malheureuse et à deux ou trois femmes de ses amies qui la suivaient. Madeleine Proudfute n’avait été remarquée jusque-là que comme une femme de bonne mine, aux cheveux noirs, un peu dédaigneuse à l’égard de ceux qu’elle regardait comme d’un rang ou d’une fortune inférieure à la sienne ; elle passait aussi pour gouverner son mari en souveraine absolue, et pour lui faire baisser la crête lorsqu’il chantait trop haut ; mais maintenant, inspirée par un sentiment énergique, elle prenait un caractère plus imposant.

« Riez-vous, dit-elle, indignes citoyens de Perth, parce que le sang d’un de vos concitoyens a été répandu dans le ruisseau ?… ou bien riez-vous parce que ce malheureux sort est tombé sur mon mari ?… Ne soutenait-il pas une honnête maison par son industrie ? Le malade n’était-il pas bien accueilli chez lui et le pauvre soulagé ? Ne prêtait-il pas à ceux qui avaient besoin d’argent ?… N’assistait-il pas ses voisins en bon ami ? Ne donnait-il pas des conseils, ne rendait-il pas la justice en magistrat intègre ? — C’est vrai, c’est vrai ! répondit l’assemblée : son sang est notre sang, comme celui de Henri Gow. — Vous parlez bien, mes voisins, dit le bailli Craigdaillie, et cette émeute ne peut pas se terminer comme la précédente. Nous ne pouvons laisser répandre le sang de nos concitoyens dans les ruisseaux, comme si c’était de l’eau pure… car bientôt la rivière de Tay en serait rougie. Mais ce coup ne s’adressait pas au pauvre homme sur lequel il est malheureusement tombé. Vous vous rappelez tous ce qu’était Olivier Proudfute ; il parlait beaucoup et n’agissait guère. Il porte le justaucorps, le bouclier et le casque d’Henri Smith, toute la ville les connaît aussi bien que moi, il n’y a pas de doute à ce sujet. Il avait, comme vous savez, la manie d’imiter Smith en beaucoup de choses ; quelqu’un, aveuglé par la rage, ou peut-être par l’ivresse, a frappé le malheureux bonnetier, que personne ne haïssait ni ne craignait, et dont, à vrai dire, on ne se souciait guère, à la place du brave Smith, qui a vingt querelles sur les bras. — Que faut-il donc faire, bailli ? s’écria la multitude. — Mes amis, ce que vos magistrats décideront pour vous ; et ils vont se réunir aussitôt que sir Patrick Charteris sera arrivé : ce qui ne saurait tarder long-temps. En attendant, que le chirurgien Dwining examine ce cadavre, afin de pouvoir nous dire ce qui a causé cette mort fatale. Ensuite, on enveloppera décemment le corps dans un linceul propre, comme il convient à un honnête citoyen, et on le déposera devant le maître-autel dans l’église de Saint-John, patron de la belle ville. Cessez toute espèce de cris et de tumulte ; que chaque homme en état de se défendre, s’il veut du bien à la belle ville, tienne ses armes prêtes, et soit préparé à se réunir dans High-Street aussitôt que sonnera le beffroi de l’Hôtel-de-Ville. Nous vengerons la mort de notre concitoyen, ou nous ne le pourrons. En attendant, évitez toute querelle avec les chevaliers et les gens de leur suite, jusqu’à ce que nous ayons distingué l’innocent du coupable… Mais qui retarde ce coquin de Smith ? il est toujours prêt à se mêler au tumulte quand sa présence n’est pas nécessaire, et il se fait attendre maintenant qu’il pourrait être utile à la belle ville. Quelqu’un sait-il ce qui le retient ? Aurait-il fait quelques farces pendant la dernière fête ? — Il est plutôt malade ou de mauvaise humeur, maître bailli, » répondit un des maires ou sergents de la ville ; « car, quoiqu’il soit chez lui, comme l’assurent ces drôles-ci, il n’a voulu ni nous répondre, ni nous ouvrir la porte. — Avec la permission de Votre Honneur, maître bailli, dit Simon Glover, j’irai moi-même chercher Henri Smith. J’ai quelques petits différends à régler avec lui. Bénie soit Notre-Dame, qui fait que je le retrouve en vie, quand, il y a un quart d’heure, je m’attendais à ne le revoir jamais ! — Amenez donc le brave Smith au conseil de ville, » dit le bailli ; car un garde à cheval, accouru précipitamment à travers la foule, venait de lui dire à l’oreille : « Il y a ici un brave homme qui dit que le chevalier de Kinfauns entre dans la ville. »

Tel était le motif pour lequel Simon Glover se présentait en ce moment à la maison de Henri Gow.

Sans être arrêté par l’incertitude ou l’hésitation qui retenait les autres, il pénétra dans le parloir, et ayant entendu en haut la voix criarde de dame Shoolbred qui se démenait beaucoup, il se prévalut de son intimité avec Henri pour monter à la chambre à coucher, et après cette courte excuse : « Je vous demande pardon, mon bon voisin, » il ouvrit la porte, et entra dans l’appartement où un spectacle aussi étrange qu’imprévu l’attendait. Le son de sa voix fit plus d’effet sur Catherine que les cordiaux de dame Shoolbred, et la pâleur de son visage fit place au plus vif et au plus charmant incarnat. Elle repoussa son amant de ses deux mains, que jusqu’à ce moment, soit faute de connaissance, soit par suite de l’affection que les événements de la matinée avaient éveillée dans son cœur, elle avait presque entièrement abandonnées à ses caresses. Henri Smith, timide comme nous le connaissons, chancela en se relevant. Chacune des personnes présentes avait sa part de confusion, excepté dame Shoolbred, qui saisit avec joie un prétexte pour tourner le dos aux autres, afin de satisfaire une envie de rire à leurs dépens qu’elle ne pouvait contenir, et à laquelle le gantier, déjà revenu de sa surprise, prit part de bon cœur.

« Ah ! dit-il, par Saint-Jean ! je croyais avoir vu ce matin une chose qui me ferait passer l’envie de rire au moins jusqu’à la fin du carême, mais ceci me dériderait, quand je serais à l’agonie. Comment, voilà l’honnête Henri Smith qu’on a pleuré comme mort, dont toutes les cloches ont sonné le glas, le voilà bien portant, joyeux, et, à en juger à son teint fleuri, disposé à vivre aussi long-temps qu’aucun bourgeois de Perth. Voilà de plus ma précieuse fille, qui, hier ne parlait que de l’impiété des débauchés qui fréquentent les lieux profanes, et protègent les filles de joie… oui, elle qui défiait à la fois saint Valentin et saint Cupidon… la voilà devenue à son tour fille de joie, à ce qu’il me paraît ! En vérité, je suis charmé que vous, ma bonne dame Shoolbred, qui êtes si sévère sur le décorum, vous ayez assisté à ce tête-à-tête amoureux. — Vous me faites tort, mon très-cher père, » dit Catherine qui paraissait toute prête à pleurer, « je suis venue ici avec des intentions bien différentes de celles que vous me supposez. Je suis venue seulement parce que… parce que… — Parce que vous vous attendiez à trouver un amant mort, et vous l’avez prouvé en vie, et bien en état de recevoir de tendres œillades et d’y répondre. En vérité, si ce n’était pas un péché, je remercierais le ciel de vous avoir vu une fois contrainte d’avouer que vous étiez femme… Simon Glover, ne mérite pas d’avoir une sainte pour fille… Allons, ne me regardez pas piteusement, et n’attendez pas de moi des consolations ! Seulement, je tâcherai de modérer ma joie si vous voulez bien essuyer vos pleurs, ou confesser que ce sont des pleurs de joie. — Quand je devrais mourir pour cela, dit la pauvre Catherine, je ne saurais comment les nommer. Mais croyez, mon cher père, et croyez bien aussi, Henri, que jamais je ne serais venue dans cette maison, si… si… — Si vous n’aviez pensé que Henri ne pouvait venir chez nous, interrompit le père ; maintenant donnez-vous la main en signe de paix et de concorde, et traitez-vous comme il convient à de bons Valentins. C’était hier le carnaval, Henri… Nous supposerons que tu as confessé tes folies, que tu as obtenu l’absolution, et que tu es purifié de tous les crimes qui t’étaient imputés. — Ah ! sur cet article, père Simon, dit Henri, maintenant que vous êtes assez calme pour m’écouter, je vous jure sur les saints Évangiles, et je prends ma nourrice, dame Shoolbred, à témoin… — Allons, allons, dit le gantier, à quoi bon chercher des sujets de querelles qui doivent maintenant être oubliés ? — Holà, Simon !… Simon Glover ! » crièrent plusieurs voix d’en-bas.

« Sur ma foi, mon fils Smith, » dit le gantier d’un ton sérieux, « nous avons d’autres affaires sur les bras ; vous et moi nous devons nous rendre sur-le-champ au conseil. Catherine restera ici avec dame Shoolbred, qui prendra soin d’elle jusqu’à notre retour ; et alors comme la ville est en désordre, nous la reconduirons tous deux à la maison, et ils seront bien hardis ceux qui nous ouvrirons le passage. — Eh bien, mon cher père, » dit Catherine avec un sourire, « vous usurpez sur les droits d’Olivier Proudfute, ce valeureux bourgeois, le frère d’armes d’Henri. »

Le visage de Glover se rembrunit.

« Vous avez dit là une parole affligeante, ma fille : mais vous ne savez pas ce qui est arrivé. Embrassez Henri, Catherine, en signe de pardon. — Non pas, je ne lui ai déjà fait que trop de grâces ; quand il aura reconduit la demoiselle errante chez elle, il sera temps pour lui de réclamer sa récompense. — Eh bien, dit Henri, je réclame comme votre hôte ce que vous me refusez à d’autres titres. » Il serra la Jolie Fille dans ses bras, et on lui laissa prendre le baiser qu’on n’avait pas voulu lui accorder.

Comme ils descendaient tous deux l’escalier, le vieillard mit la main sur l’épaule de l’armurier, et lui dit : « Henri, mes plus chers désirs sont accomplis ; mais il a plu aux saints que ce fût dans un moment de trouble et de terreur. — Il est vrai, répondit l’armurier ; mais vous savez, mon père, que si les émeutes sont fréquentes à Perth, au moins d’ordinaire elles ne durent pas longtemps. »

Alors, ouvrant la porte qui conduisait de la maison à la forge : « Holà, camarades ! cria-t-il, Anton, Cuthbert, Dingwell et Ringan ! que pas un de vous ne bouge d’ici jusqu’à mon retour. Soyez fidèles comme les épées que je vous ai appris à forger ; une couronne française et un joyeux repas écossais seront votre récompense si vous exécutez mes ordres. Je confie un précieux trésor à votre garde… Défendez bien les portes… Que le petit Jannekin se promène de long en large dans l’allée ; et vous, ayez vos armes sous la main, dans le cas où il approcherait quelqu’un de la maison. N’ouvrez les portes à personne, jusqu’à ce que mon père et moi soyons de retour ; de cela dépendent ma vie et mon bonheur. »

Les noirs et vigoureux géants auxquels il parlait répondirent en chœur : « Mort à celui qui tenterait d’entrer ! — Ma Catherine est maintenant en sûreté, dit-il au gantier, aussi bien que si elle était dans un château fort gardé par vingt hommes. Nous arriverons plus facilement à l’Hôtel-de-Ville en passant par le jardin. »

En conséquence, ils prirent leur chemin à travers un petit verger, où les oiseaux auxquels le bon artisan avait donné, pendant l’hiver, asile et nourriture, aux premières approches du printemps saluaient le sourire précaire d’un soleil de février, par des préludes faibles et souvent interrompus.

« Écoutez ces musiciens, mon père, dit l’armurier : ce matin je les raillais, dans l’amertume de mon cœur, parce qu’ils chantaient ayant encore tant d’hiver à passer ; mais maintenant je ferais volontiers avec eux un joyeux chorus, car moi aussi j’ai une Valentine ; et quoi qu’il doive m’advenir demain, je suis aujourd’hui le plus heureux homme de Perth, de la cité et du comté, bourg ou campagne. — Il faut que je trouble votre joie, bien que le ciel sache que je la partage… Le pauvre Olivier Proudfute, ce fou innocent que vous et moi connaissions si bien, a été trouvé, ce matin, mort dans la rue. — Rien qu’ivre mort, sans doute ? dit l’armurier ; en bien ! un chaudeau et une dose d’avertissements matrimoniaux le rappelleront à la vie. — Non, Henri, non… il a été assassiné… assassiné avec une hache ou quelque autre arme de cette espèce. — Impossible ! répliqua l’armurier ; il avait les pieds légers ; et pour toute la ville de Perth, il ne se serait pas fié à ses mains quand il pouvait faire usage de ses jambes. — On ne lui a pas laissé la liberté du choix ; le coup lui a été assené sur le derrière de la tête par un homme plus petit que lui, avec une hache de cavalier ; car une hache de Lochaber aurait fendu la partie supérieure de la tête… Quoi qu’il en soit, il est étendu mort, tué par la blessure la plus terrible. — Voilà qui est inconcevable ! il était chez moi à minuit, en habit de danseur mauresque ; il paraissait avoir bu ; cependant il avait encore sa raison. Il me raconta qu’il avait été poursuivi par des tapageurs, et qu’il courait du danger ; mais hélas ! vous connaissiez l’homme. J’ai cru que c’était une fanfaronnade, comme il lui arrivait souvent d’en faire ; et Notre-Dame de Merci me pardonne ! je le laissai partir seul, ce qui fut un acte d’inhumanité de ma part. Saint John m’en est témoin, j’aurais accompagné toute créature qui aurait eu besoin d’assistance, et à plus forte raison Olivier, qui s’était souvent assis à la même table que moi : quel homme a pu penser à faire du mal à un être aussi simple, aussi inoffensif, en dépit de ses forfanteries ? — Henri, il portait ton bonnet, ton justaucorps, ton bouclier… Comment les avait-il eus ? — Il m’avait demandé de les lui prêter pour la nuit ; j’étais mal à mon aise et empressé de me débarrasser de sa compagnie. Je n’avais vu personne le jour de la fête, et j’étais déterminé à rester seul à cause de notre mésintelligence. — C’est l’opinion du bailli Craigdallie et de tous nos plus sages conseillers que le coup s’adressait à toi, et que c’est à toi qu’il appartient de venger celui de nos concitoyens qui a reçu la mort à ta place. »

L’armurier garda quelque temps le silence. Ils étaient sortis du jardin et suivaient une rue solitaire par laquelle ils espéraient arriver à l’Hôtel-de-Ville sans être exposés aux observations et aux vaines questions des passants.

« Vous êtes silencieux, mon fils, et cependant nous avons beaucoup de choses à nous dire, reprit Simon Glover. Pensez que si la veuve d’Olivier peut trouver des indices suffisants pour appeler quelqu’un au combat à cause du tort fait à elle et à ses enfants orphelins, elle devra faire soutenir son droit par un champion, conformément aux lois et à la coutume. Quel que soit le rang du meurtrier, nous connaissons assez les gens attachés au service des nobles pour être assurés que le coupable demandera le combat en champ clos, ne fût-ce que pour avoir occasion de se railler de ceux qu’ils appellent de lâches bourgeois ; et tant que nous aurons du sang dans les veines, il ne faut pas leur donner cette occasion, Henri Wynd. — Je vois où vous voulez en venir, mon père, » répondit Henri d’un air abattu, « et saint John sait que j’ai toujours entendu une invitation à combattre avec autant de plaisir que le cheval de guerre entend la trompette ; mais rappelez-vous, mon père, combien de fois j’ai perdu les bonnes grâces de Catherine, et comment je désespérais souvent de les jamais regagner, pour avoir été trop prompt à tirer l’épée ; et maintenant que toutes nos querelles sont terminées, que les espérances de bonheur, qui ce matin semblaient perdues pour toujours, sont venues plus prochaines et plus brillantes que jamais, faut-il, quand son baiser de pardon est encore sur mes lèvres, faut-il me mêler à de nouvelles scènes de violence et l’offenser de nouveau ? — Il est pénible pour moi de vous donner ces conseils, Henri, dit Simon ; mais je dois vous faire une question : Avez-vous ou n’avez-vous pas de raisons pour croire que ce malheureux Olivier a été pris pour vous ? — Je ne le crains que trop, répondit Henri ; il me ressemblait un peu, à ce qu’on trouvait, et le pauvre fou s’était étudié à imiter mes gestes, ma démarche, et les airs mêmes que j’ai la manie de siffler, afin de rendre plus parfaite une ressemblance qui devait lui coûter cher. Je ne manque pas d’ennemis dans la ville ou dans la campagne, qui désirent me jouer un mauvais tour, et lui, je pense, n’en avait pas un. — Henri, je ne puis vous dire que ma fille ne sera pas offensée ; elle a passé beaucoup de temps avec le père Clément, et elle en a reçu des principes sur la paix et le pardon des injures qui, ce me semble, conviennent mal à un pays où les lois ne peuvent nous protéger quand nous n’avons pas assez de cœur pour nous protéger nous-mêmes. Si vous vous déterminez à combattre, je ferai de mon mieux pour la décider à envisager la chose comme le feraient toutes les femmes de bien de la ville. Si vous vous décidez à laisser l’affaire s’assoupir… à laisser l’homme qui a perdu la vie pour vous sans vengeance… sa veuve et ses orphelins sans réparation pour la perte d’un mari et d’un père… je saurai me rappeler que, moi au moins, je n’en dois pas penser plus mal de vous, puisque vous n’aurez pris le parti de la patience que par amour pour mon enfant. Mais, Henri, dans ce cas nous devons nous éloigner de la ville de Saint-Johnston, car nous n’y serions plus qu’une famille déshonorée. »

Henri poussa un profond soupir, et, après un moment de silence, il répondit : « J’aimerais mieux être mort que déshonoré, quand je devrais ne jamais la revoir ! Si c’eût été hier au soir, j’aurais été attaquer le plus brave de ces hommes d’armes aussi joyeusement que j’ai jamais dansé autour de l’arbre de mai ; mais aujourd’hui, quand pour la première fois elle m’a presque dit : « Henri Smith, je t’aime ! » mon père Glover, c’est bien dur. Oui, je suis cause de cette mort fatale ; j’aurais dû lui accorder l’hospitalité dans ma maison quand il me la demandait dans l’excès de son effroi ; et, au moins, si je l’avais accompagné, j’aurais empêché sa mort ou je l’aurais partagée. Au lieu de cela, je l’accablai de railleries, de sarcasmes, de malédictions, quoique les saints connaissent que je ne parlais que par impatience et de mauvaise humeur. Je le chassai de ma maison, lui que je connaissais si incapable de se défendre, et pour qu’il allât subir le sort qui peut-être m’était réservé. Je dois le venger ou être déshonoré pour toujours. Vous voyez, mon père ; on a dit que j’étais dur comme l’acier que je travaille : l’acier répand-il des larmes comme celles-ci ? Honte à moi, qui les répands ! — Il n’y pas de honte, mon cher fils, dit Simon ; tu es aussi bon que tu es brave ; je l’ai toujours pensé. Nous avons encore une chance de salut. Peut-être ne découvrira-t-on pas le meurtrier, et dans ce cas, le combat ne peut avoir lieu. Il est dur d’être réduit à souhaiter que le sang innocent ne soit point vengé ; mais si l’auteur de cet horrible meurtre se dérobe aux recherches pour le moment, tu seras affranchi de la tâche d’en tirer la vengeance que le ciel aura réservée pour d’autres temps. »

Pendant que le gantier parlait ainsi, ils arrivèrent à l’endroit de High-Street, où se trouvait la salle du conseil. En se dirigeant vers la porte, à travers la multitude qui encombrait la rue, ils virent que les avenues étaient gardées par un détachement choisi de bourgeois armés, et par environ cinquante lances appartenant au chevalier de Kinfauns. Sir Patrick Charteris avait amené ses alliés les Gray, les Blair, les Moncrieff et d’autres, et chacun d’eux s’était fait suivre d’un corps considérable de cavalerie. Aussitôt que Glover et Smith se présentèrent, ils furent admis dans l’appartement où les magistrats étaient assemblés.



  1. Nom générique des petites rues étroites, aboutissant de chaque côté à la rue haute d’Édimbourg. Toute petite rue étroite, où il ne peut passer qu’une voiture, s’appelle un Wynd ; et toute rue où il ne passe que des piétons se nomme Close. a. m.