Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 249-260).


CHAPITRE XX.

LE CONSEIL.


Une femme pleure à la porte pour demander justice, une femme veuve, pâle et désolée.
Bertha.


La salle du conseil de Perth présentait un singulier spectacle. Dans un appartement sombre, mal éclairé par deux fenêtres de formes différentes et de dimensions inégales, un certain nombre d’hommes étaient réunis autour d’une large table de chêne ; ceux qui occupaient les sièges les plus élevés étaient des marchands, c’est-à-dire des membres de corporations et de confréries, proprement vêtus, comme il convenait à leur état, et portant pour la plupart, ainsi que le régent York,

Signe de guerre autour de leur vieux col[1],


c’est-à-dire des hausse-cols, et des baudriers qui soutenaient leurs armes. Les places inférieures étaient remplies par des ouvriers et des artisans, présidents, ou diacres des classes ouvrières, portant leurs habits de tous les jours, un peu mieux arrangés qu’à l’ordinaire ; ils portaient aussi des armes de différentes espèces. Quelques-uns avaient la jaquette, ou doublet garni de petites plaques de fer en forme de losange, qui, attachées par la partie supérieure, pendaient en rangs les uns sur les autres ; espèce d’armure qui, sans gêner les mouvements de celui qui la portait, formait une excellente cuirasse ; d’autres avaient des justaucorps de buffle, qui pouvaient parer un coup d’épée et même un coup de lance, à moins qu’il ne fût porté avec une vigueur extraordinaire. Au bas bout de la table, entourée comme on vient de le voir, siégeait sir Louis Lundin : ce n’était point un homme de guerre, mais un prêtre, le curé de Saint-John ; il était revêtu de ses habits ecclésiastiques, et devant lui il avait une plume et de l’encre. Il était clerc de la ville, et, comme tous les prêtres de cette époque (qu’on appelait pour cette raison chevaliers du pape), il recevait le titre honorable de dominus, qui se contractait en Dom ou Dan, et se traduisait par Sir, titre de respect qui appartenait aux chevaliers séculiers.

Sur un siège élevé, au haut bout de la table du conseil, était placé sir Patrick Charteris, portant une armure complète, fourbie avec un grand soin, et qui faisait un singulier contraste avec l’habillement moitié militaire et moitié pacifique des bourgeois, qui n’étaient appelés aux armes qu’accidentellement. Les manières du prévôt, tout en exprimant la complète intimité que des intérêts communs avaient établie entre les bourgeois et leur magistrat, étaient pourtant calculées de façon à maintenir la supériorité que son rang de chevalier lui accordait sur les membres de l’assemblée. Derrière lui étaient deux écuyers, l’un tenant le pennon du chevalier, l’autre son bouclier où étaient gravées ses armoiries : c’était une main tenant une dague, avec cette fière devise : Ceci est ma charte. Un beau page portait la longue épée de son maître, et un second sa lance : tous les emblèmes et tous les insignes de la chevalerie étaient déployés avec d’autant plus de soin que le personnage auquel ils appartenaient remplissait en ce moment l’office d’un magistrat populaire. Le chevalier de Kinfauns semblait affecter dans son maintien un air de roideur et de morgue qui n’était pas naturel à son caractère franc et jovial.

« Enfin vous voilà arrivés, Henri Smith et Simon Glover, dit-il ; sachez que nous vous avons attendus ; si pareille chose se renouvelle pendant que nous occupons cette place, nous vous imposerons une telle amende que vous aurez peu de plaisir à la payer. Il suffit… Supprimez vos excuses. On n’en a pas besoin pour cette fois, et une autre fois elles ne seront pas admises. Sachez, messieurs, que votre révérend clerc a mis par écrit, et tout au long, ce que je vais vous dire en peu de mots, pour que vous appreniez ce qu’on requiert de vous particulièrement, Henri Smith. Feu Olivier Proudfute, notre concitoyen, a été trouvé mort dans High-Street, près de l’entrée du Wynd ; il paraît qu’il a été tué d’un coup violent assené avec une courte hache, par derrière et traîtreusement ; l’action qui a causé la mort ne peut être appelée qu’un meurtre horrible et prémédité ; en voilà assez pour le crime. Quant au criminel, on n’a contre lui que des indices : le révérend sir Louis Lundin a consigné dans son procès-verbal que plusieurs témoins dignes de foi ont vu notre défunt concitoyen Olivier Proudfute, jusqu’à une heure fort avancée, figurant dans la troupe des danseurs mauresques, jusqu’à la maison de Simon Glover, dans Curfew-Street, où ils exécutèrent encore une fois leur divertissement. Il est aussi attesté par témoins qu’en cet endroit il se sépara du reste de la troupe, après avoir parlé à Simon Glover, et donna rendez-vous à ses compagnons, à l’auberge du Griffon, pour y terminer la fête… Maintenant, Simon Glover, je vous demande si ce récit est exact en ce qui vous concerne, et de plus quel était le sujet de la conversation de feu Olivier Proudfute avec vous ? — Milord prévôt et très-honorable sir Patrick, vous et cette respectable assemblée, vous saurez que par suite de certains bruits qui avaient couru sur la conduite de Henri Smith, quelques mésintelligences s’étaient élevées entre moi, une autre personne de ma famille et ledit Smith, ici présent. Or, notre pauvre concitoyen défunt, Olivier Proudfute, s’étant employé activement à répandre ces bruits, car il n’était bon qu’à ces sortes de commérages, quelques mots furent échangés entre lui et moi sur ce sujet ; et, à ce que je pense, il me quitta dans l’intention d’aller visiter Henri Smith. Il avait dit adieu aux danseurs mauresques, en leur promettant de les retrouver à l’enseigne du Griffon, comme Votre Honneur l’a dit, pour y terminer la soirée. Mais ce qu’il fit en effet, je ne puis le dire, car je ne l’ai pas revu depuis ce moment. — Il suffit, dit sir Patrick : cela s’accorde avec tout ce que nous avons entendu… Après ce moment, dignes messieurs, nous trouvons notre pauvre concitoyen assailli par une bande de tapageurs et de masques, qui s’étaient assemblés dans High-Street. Il fut indignement maltraité par eux, contraint de se mettre à genoux dans la rue, et dans cette attitude, obligé à boire une quantité considérable de liqueur, jusqu’à ce qu’il se dérobât par la fuite. Cet acte de violence fut accompli par des hommes qui portaient des épées nues, et qui poussaient des cris et des imprécations si bruyantes qu’elles attirèrent l’attention de différentes personnes ; celles-ci, alarmées par le tumulte, se mirent à leurs fenêtres ; deux passants aussi qui se tinrent à l’abri de la lumière des torches, de peur d’être maltraités comme Olivier, furent témoins des outrages qu’il essuya dans la grande rue de cette ville. Quoique ces mauvais sujets fussent déguisés et portassent des masques, cependant leurs déguisements sont bien connus : ce sont d’élégants habits de mascarade, confectionnés, il y a quelques mois, par l’ordre de sir John Ramorny, écuyer de Son Altesse royale le duc de Rothsay, prince royal d’Écosse. »

Un murmure sourd parcourut l’assemblée.

« Oui, il en est ainsi, braves bourgeois, continua sir Patrick ; nos recherches ont abouti à cette découverte triste et terrible ; mais de même que personne ne regrette plus que moi le résultat auquel cette découverte semble devoir nous conduire, personne n’en appréhende moins les conséquences. Plusieurs artisans qui ont travaillé aux habits préparés pour sir John Ramorny les ont décrits comme exactement semblables aux costumes des personnes qui maltraitèrent Olivier Proudfute. Un ouvrier, Wingfield, le plumassier, qui a vu ces libertins quand ils avaient notre concitoyen en leur pouvoir, remarqua qu’ils portaient les ceintures et les couronnes de plumes peintes qu’il avait faites lui-même par ordre de l’écuyer du prince.

« Lorsque le malheureux s’échappa des mains de ses persécuteurs, nous perdons la trace d’Olivier ; mais nous pouvons prouver que ces hommes masqués se rendirent à la maison de sir Ramorny, où ils furent admis après quelque délai. On dit, Henri Smith, que vous avez vu notre malheureux concitoyen après qu’il eut échappé aux masques… Qu’y a-t-il de vrai dans ce bruit ? — Il vint chez moi, dans le Wynd, environ une heure avant minuit. Je le reçus un peu à contre-cœur, parce qu’il avait fait le carnaval tandis que j’étais resté à la maison, et que, comme dit le proverbe, la conversation ne va guère entre un homme qui a bu et un homme à jeun. — Et dans quel état semblait-il être quand vous le reçûtes chez vous ? — Il paraissait hors d’haleine ; il me parla plusieurs fois des dangers que lui avait fait courir une troupe d’hommes masqués. Je fis peu d’attention à ce qu’il disait ; car il fut toujours timide et même poltron, quoique excellent homme, et je supposais que ses dangers n’étaient qu’imaginaires. Mais je me reprocherai toujours, comme une grande faute, de ne l’avoir point accompagné comme il me le demandait, et si je vis, je fonderai des messes pour le repos de son âme, en expiation de mon crime. — Vous dépeignit-il ceux qui l’avaient attaqué ? — C’étaient des tapageurs, en habits de masques. — Vous exprima-t-il la crainte d’être arrêté par eux en s’en retournant ? — Il me dit particulièrement qu’on l’attendait au retour ; ce que je traitai de vision, n’ayant aperçu personne dans le passage. — Il n’a donc reçu de vous de secours d’aucune espèce ? — Pardonnez-moi, respectables seigneurs ; il échangea son habit de danseur contre mon bonnet garni d’acier, mon justaucorps et mon bouclier, qu’on a retrouvés, m’a-t-on dit, sur son cadavre ; et j’ai chez moi son bonnet mauresque, ses grelots et le reste du costume. Il devait me renvoyer mon armure et faire reprendre son déguisement aujourd’hui, si les saints l’eussent permis. — Vous ne l’avez pas vu depuis ? — Jamais, milord. — Encore un mot dit le prévôt ; avez-vous quelque raison de croire que le coup qui donna la mort à Olivier Proudfute s’adressait à un autre ? — Oui, répondit l’armurier ; mais ce ne sont que des doutes, de simples suppositions, et il pourrait être dangereux de s’y arrêter. — Parlez toujours, sur votre foi d’homme libre et de bourgeois… À qui pensez-vous que ce coup s’adressait ? — Puisque je suis obligé de parler, répondit Henri, je crois qu’Olivier Proudfute reçut la mort qui m’était destinée, d’autant plus qu’Olivier avait la manie de copier ma démarche et qu’il avait revêtu mon habillement. — Aviez-vous eu récemment quelque querelle pour former une pareille conjecture ? — Je l’avoue à ma honte, j’ai eu des querelles avec l’habitant des hautes terres et l’habitant des basses terres ; avec l’Écossais et l’Anglais ; dans le comté de Perth et dans celui d’Angus. Le pauvre Olivier n’avait pas plus de querelles sur les bras que le poulet nouveau-né… Hélas ! il n’en était que mieux préparé à comparaître si subitement devant le grand Juge. — Écoutez-moi, Smith, et répondez-moi sincèrement… Existait-il quelque sujet de querelle entre les gens de sir John Ramorny et vous ? — Oui, milord ; cela est certain ; on dit généralement que c’est à Black-Quentin, qui passa le Tay, il y a quelques jours, pour aller dans le comté de Fife, qu’appartenait la main qui fut trouvée dans Curfew-Street, la veille de la Saint-Valentin. Or c’est moi qui ai coupé cette main d’un coup de mon épée. Comme ce Black-Quentin était valet de chambre de sir John, et fort avant dans sa confiance, il est vraisemblable que le reste des gens de ce seigneur conserve du ressentiment contre moi. — Tout cela me semble fort probable, dit sir Patrick Charteris. Et maintenant, chers confrères et sages magistrats, il y a deux manières d’expliquer les faits, qui mènent toutes deux à la même conclusion. Les hommes masqués qui arrêtèrent notre concitoyen, et qui lui firent éprouver des mauvais traitements dont son cadavre conserve encore quelques traces, peuvent avoir rencontré le prisonnier qui leur avait échappé, au moment où il s’en retournait chez lui, et avoir mis le comble à leurs violences en lui donnant la mort. Lui-même exprima à Henri Gow la crainte que cela ne lui arrivât. Si les choses se sont ainsi passées, un ou plusieurs des gens de sir John Ramorny ont commis le meurtre. Mais à mon avis il est plus probable qu’un ou deux hommes de la bande restèrent dans la rue, ou qu’ils revinrent, peut-être, après avoir changé de déguisement, et là ils rencontrèrent Olivier Proudfute. Dans son costume ordinaire, Olivier n’aurait eu à craindre que de nouvelles plaisanteries ; mais, revêtu du costume de Henri Smith, il trompa malheureusement les yeux des malintentionnés : ceux-ci crurent voir l’armurier seul, et saisirent avec empressement l’occasion de se défaire d’un homme redoutable à tous ceux qui ne sont point de ses amis. Cette seconde manière de raisonner fait encore peser les soupçons du crime sur les gens appartenant à sir John Ramorny. Qu’en pensez-vous, messieurs ? n’avons-nous pas le droit de le leur imputer ? »

Ici les magistrats conférèrent un moment à voix basse, et répondirent en ces termes par l’organe du bailli Craigdaillie : « Noble chevalier et digne prévôt, nous approuvons sans réserve ce que votre sagesse a dit touchant cette horrible et sanglante affaire… Nous sommes convaincus par les judicieux raisonnements qui vous ont conduit à attribuer aux serviteurs ou compagnons de sir John l’action atroce qui a été accomplie sur notre concitoyen, soit pour son compte, soit par suite d’une méprise qui l’a fait confondre avec Henri du Wynd. Mais sir John entretient une nombreuse maison pour sa défense personnelle et comme écuyer du prince ; sans doute l’accusation sera repoussée par un démenti formel : nous demandons comment nous devons procéder dans ce cas. Il est vrai que si nous pouvions trouver une loi qui nous autorisât à mettre le feu à la maison, et à passer au fil de l’épée ceux qui l’habitent, le vieux proverbe, « Bien fait, qui tôt fait, » trouverait, dans ce cas, son entière application ; car jamais on ne vit réunis dans une maison plus de contempteurs de Dieu, de destructeurs d’hommes et de séducteurs de femmes, que dans celle de Ramorny. Mais je doute que ce mode d’exécution sommaire fût autorisé par les lois, surtout le peu de lumière résultant de ce que nous avons entendu n’établissant pas la culpabilité d’un ou de plusieurs individus. »

Avant que le prévôt répondît, le clerc de la ville se leva, et, caressant sa barbe vénérable, il demanda la permission de parler, ce qui lui fut accordé sur-le-champ. « Mes frères, dit-il, du temps de nos pères comme du nôtre, Dieu, quand on l’a invoqué avec ardeur, a daigné rendre manifestes les crimes des coupables, et l’innocence des gens de bien injustement accusés. Demandons à notre maître et seigneur, le roi Robert, qui, lorsque des méchants n’interviennent pas pour pervertir ses bonnes intentions, est aussi juste et clément que le meilleur de nos rois, demandons-lui, selon la coutume de nos ancêtres, au nom de la belle ville et de toutes les communes d’Écosse, la permission d’en appeler au ciel pour dissiper les ténèbres qui enveloppent cet assassinat. Demandons-lui l’épreuve par le droit du cercueil, souvent accordée par les ancêtres de notre souverain, approuvée par les bulbes et les décrétales, établie par le grand empereur Charlemagne en France, par le roi Arthur en Bretagne, par Grégoire le Grand, et par le puissant Achaïus[2] dans notre pays d’Écosse. — J’ai entendu parler de l’épreuve par le droit du cercueil, sir Louis, répondit le prévôt, et je sais qu’il en est question dans les chartes de la belle ville ; mais je ne suis pas parfaitement au fait des anciennes lois, et je vous prierais de nous apprendre plus précisément en quoi cette épreuve consistait. — Si mon avis est adopté, reprit sir Louis, nous demanderons au roi que le corps de notre concitoyen assassiné soit transporté dans la grande église de Saint-John, et qu’un certain nombre de messes soient dites pour le repos de son âme, et pour la découverte des auteurs de ce meurtre abominable. Pendant ce temps-là, nous obtiendrons un ordre qui obligera sir John Ramorny à donner la liste de tous les gens de sa maison qui se trouvaient à Perth pendant la nuit du mardi gras à ce jourd’hui mercredi des Cendres, et par lequel il sera tenu de les faire comparaître, à un jour et à une heure fixés, dans l’église de Saint-John. Là on les appellera chacun par son nom, et ils passeront, l’un après l’autre, devant la bière de notre concitoyen assassiné, et prendront à témoin, dans la forme prescrite, Dieu et ses saints qu’ils sont innocents de toute participation directe et indirecte à cet assassinat. Croyez-moi, et mille exemples l’ont prouvé : si le meurtrier tente de se mettre à couvert en faisant cet appel à Dieu, l’antipathie qui existe entre le corps mort et la main qui a porté le coup fatal éveillera une vie imparfaite, et les veines du défunt porteront à la blessure un sang depuis long-temps glacé. Pour parler d’une manière plus exacte, c’est le bon plaisir du ciel, que souvent, par des moyens incompréhensibles pour nous, on découvre le criminel qui a défiguré l’image de son Créateur. — J’ai entendu parler de cette loi, reprit sir Patrick ; elle fut exécutée du temps de Bruce. Assurément l’occasion est convenable pour chercher par les voies mystérieuses ce qu’il est impossible de découvrir par les moyens ordinaires, puisqu’une accusation générale contre toute la maison de sir John serait repoussée sans aucun doute par un démenti général. Mais je dois demander à sir Louis, le révérend clerc de la ville, comment nous pourrons empêcher le coupable de s’échapper dans l’intervalle. — Les bourgeois feront une garde vigilante sur les remparts de la ville, les ponts-levis seront levés, et les herses abaissées depuis le coucher jusqu’au lever du soleil, et de fortes patrouilles parcourront la ville pendant la nuit. Les bourgeois s’acquitteront volontiers de ce service, pour prévenir l’évasion de l’assassin de leur concitoyen. »

Le reste du conseil exprima de la voix et du geste son adhésion à cette proposition.

« Encore une question, dit le prévôt : que ferons-nous si l’un des suspects refuse de se soumettre à l’épreuve du droit du cercueil ? — Il pourra en appeler à l’épreuve du combat, répondit le révérend greffier de la ville, avec un adversaire d’un rang égal au sien ; car toute personne accusée, quand on en appelle au jugement de Dieu, doit avoir le choix de l’épreuve par laquelle elle sera jugée. Mais s’il refuse les deux épreuves, il sera tenu pour coupable, et puni comme tel. »

Les sages du conseil adoptèrent à l’unanimité l’avis de leur prévôt et de leur clerc, et résolurent de présenter au roi une pétition dans les formes, pour lui demander que l’enquête sur la mort de leur concitoyen se fît conformément à cette ancienne coutume, qu’on regardait comme un moyen de découvrir la vérité, et qui fut mise en pratique jusqu’à la fin du dix-septième siècle. Mais avant que l’assemblée se séparât, le bailli Craigdallie jugea à propos de demander qui servirait de champion à Madeleine Proudfute et à ses deux enfants.

« Question superflue, dit sir Patrick Charteris ; nous sommes des hommes et portons des épées, et nous les briserions sur la tête de celui qui refuserait de s’armer en faveur de la veuve et des orphelins de notre concitoyen assassiné, pour venger honorablement sa mort. Si John Ramorny lui-même accepte le défi, Patrick Charteris de Kinfauns combattra contre lui à outrance, aussi long-temps que le cavalier et la monture seront debout, aussi long-temps que la poignée et la lame resteront unies. Mais, dans le cas où l’adversaire serait un simple cavalier de la garde, je propose que Madeleine Proudfute ait la liberté de choisir son champion parmi les plus braves bourgeois de Perth : honte et déshonneur à jamais sur la ville, si elle désignait un homme assez traître et assez lâche pour lui dire non. Amenez la veuve ici, afin qu’elle fasse son choix. »

Henri Smith entendit ces paroles avec le triste pressentiment que la pauvre veuve le demanderait pour son champion. Ainsi la bonne intelligence rétablie depuis peu entre lui et sa maîtresse allait être déjà troublée ; et il se trouvait forcé de s’engager dans une querelle dont il n’apercevait aucun moyen de se tirer honorablement. Dans toute autre circonstance il aurait regardé cette affaire comme une glorieuse occasion de se distinguer sous les yeux de la cour et de la ville. Mais il savait qu’instruite par les leçons du père Clément, Catherine regarderait l’épreuve du combat plutôt comme un outrage à la religion que comme un appel à la divinité ; qu’elle trouverait déraisonnable de considérer la force du bras, ou l’adresse à manier les armes, comme une preuve de la culpabilité ou de l’innocence. Il avait donc beaucoup à craindre des opinions de Catherine, opinions plus éclairées que celles du temps où elle vivait.

Pendant qu’il était en proie à ces sentiments opposés, Madeleine, la veuve de la victime, entra dans la cour, enveloppée d’un grand voile de deuil, accompagnée et soutenue par cinq ou six femmes de bien (c’est-à-dire respectables), portant le même costume lugubre. Une de ces dernières portait un enfant dans ses bras, le dernier gage de la tendresse conjugale du pauvre Olivier. Une autre conduisait par la main une petite créature d’environ deux ou trois ans, qui regardait avec surprise et effroi, tantôt les habits noirs dont on l’avait revêtue, tantôt la scène qui se passait autour d’elle.

L’assemblée se leva pour recevoir ce triste cortège, et le salua avec l’expression de la plus vive pitié. Madeleine, quoiqu’elle ne fût que la femme du pauvre Olivier, rendit le salut avec un air de dignité que lui inspirait peut-être l’excès de son malheur. Sir Patrick Charteris s’avança à sa rencontre, et avec la courtoisie d’un chevalier pour une femme, et d’un protecteur pour une veuve outragée, il prit la main de la pauvre femme, et lui expliqua en peu de mots de quelle manière la ville avait résolu de poursuivre la vengeance du meurtre de son mari.

S’étant assuré, avec une douceur et une affabilité qui n’appartenaient pas à ses manières habituelles, que la pauvre veuve avait bien compris ce dont il s’agissait, il dit tout haut à l’assemblée : « Bons citoyens de Perth, hommes libres des corps de métiers, soyez attentifs à ce qui va se passer : cela intéresse vos droits et privilèges. Voici Madeleine Proudfute, qui veut poursuivre la vengeance qui lui est due pour la mort de son mari, traîtreusement assassiné, dit-elle, par sir John Ramorny, chevalier du même nom, ce qu’elle offre de prouver par l’épreuve du droit du cercueil, ou par le combat en champ clos. En conséquence, moi, Patrick Charteris, chevalier portant baudrier, homme libre et gentilhomme par droit de naissance, j’offre de combattre pour sa juste querelle, tant que le cheval et le cavalier seront debout, si un homme de mon rang ramasse mon gant… Madeleine Proudfute, voulez-vous m’accepter pour votre champion ? »

La veuve, troublée par cette scène, répondit en hésitant. « Je n’en puis désirer un plus noble. »

Alors, sir Patrick prit sa main droite dans la sienne, et, après l’avoir baisée sur le front, il dit solennellement : « Que Dieu et saint John me soient en aide quand j’aurai besoin de leur assistance, en faisant mon devoir comme votre champion, en chevalier, en chrétien, en homme ! Maintenant, Madeleine, choisissez parmi les bourgeois de la belle ville, présents ou absents, celui à qui vous désirez confier la défense de votre cause, si l’homme contre lequel vous portez plainte se trouve d’un rang inférieur au mien. »

Tous les regards se tournèrent vers Henri Smith, que la voix générale avait déjà désigné comme le plus capable, sous tous les rapports, de remplir en cette circonstance le rôle de champion. Mais la veuve ne se donna pas le temps de consulter les regards de l’assemblée. À peine sir Patrick avait-il parlé, qu’elle s’avança vers l’endroit où l’armurier se tenait parmi les gens de sa classe, au bas bout de la table, et le prenant par la main :

« Henri Gow ou Smith, dit-elle, fidèle bourgeois et artisan, mon, mon… » Elle eût voulu dire mon mari : mais le mot ne put sortir de sa bouche, elle fut obligée de prendre une autre tournure.

« Le défunt vous aimait et vous estimait par-dessus tous les hommes : il est donc convenable que vous souteniez la querelle de sa veuve et de ses enfants. »

S’il eût été possible qu’Henri rejetât sans se déshonorer une marque de confiance que tout le monde semblait lui destiner, ou qu’il s’y dérobât par quelques faux-fuyants, tout désir de retraite eût été banni de son esprit quand la veuve s’adressa à lui : un ordre du ciel eût à peine fait plus d’impression sur lui que la sommation de l’infortunée Madeleine. L’allusion qu’elle avait faite à son intimité avec le défunt le toucha jusqu’au fond de l’âme. Sans doute il y avait quelque chose de ridicule dans l’excessive prédilection d’Olivier pour Henri, et l’extrême diversité de leur caractère pouvait la faire paraître bizarre ; mais tout cela était oublié maintenant, et Henri, s’abandonnant à sa bonté naturelle, se rappelait seulement qu’Olivier avait été son ami et son compagnon ; qu’il l’avait aimé et honoré autant qu’il pouvait aimer et honorer un homme, et qu’enfin le bonnetier était vraisemblablement tombé sous un coup dirigé contre Henri lui-même.

Ce fut donc avec un empressement, qu’une minute auparavant il aurait à peine pu feindre, et qui semblait maintenant provenir d’un dévouement sincère, qu’il posa ses lèvres sur le front glacé de la malheureuse Madeleine, et qu’il répliqua :

« Moi, Henri Smith, demeurant dans le Wynd de Perth, homme de bien et fidèle, libre par naissance, j’accepte l’office du champion de cette veuve, Madeleine, et de ces enfants orphelins, et combattrai dans leur querelle jusqu’à la mort, avec quelque homme que ce soit de mon rang, et cela aussi long-temps qu’il me restera souffle de vie. Ainsi me soient en aide, quand j’aurai besoin de leur assistance, Dieu et saint John ! »

Il s’éleva dans l’auditoire un cri à demi étouffé qui exprimait l’intérêt que chacun prenait à l’issue de cette affaire, et la confiance qu’inspiraient les champions de la veuve.

Sir Patrick Charteris prit des mesures pour se présenter devant le roi et lui demander la permission de procéder à l’enquête relativement au meurtre d’Olivier Proudfute, par l’épreuve du droit du cercueil, et, s’il était nécessaire, par le combat.

Aussitôt que le conseil de ville se fut séparé, il s’acquitta de ce soin dans une audience particulière qu’il obtint du roi. Ce prince apprit avec beaucoup de chagrin cette nouvelle catastrophe. Il ordonna à sir Patrick et aux parties intéressées de revenir le lendemain, après la messe, pour apprendre ce qu’il aurait décidé en son conseil. En attendant, un messager royal fut dépêché vers le logement du connétable pour demander un état des gens de sir John Ramorny, et lui ordonner, ainsi qu’à sa suite, sous les peines les plus rigoureuses, de ne point quitter Perth avant que le roi eût fait connaître son bon plaisir.



  1. Shakspeare, Richard III.
  2. Les chroniques font de ce roi un des contemporains de Charlemagne. a. m.