Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 229-232).


CHAPITRE XVIII.

ÉMEUTE POPULAIRE.


Une terre sanglante où les lois ne protègent pas la vie.
Byron.


Le matin du mercredi des Cendres se leva pâle et glacé, comme cela arrive souvent en Écosse, où le temps le plus triste et le plus rigoureux se fait souvent sentir dans les premiers mois du printemps. Le froid était vif, et les bourgeois avaient à réparer par le sommeil les fatigues occasionnées par les débauches de la veille. Le soleil était donc levé sur l’horizon depuis plus d’une demi-heure, avant qu’aucun mouvement se manifestât dans la ville de Perth. Ce fut quelque temps après le point du jour qu’un citoyen matinal, se rendant à la messe, rencontra le cadavre du malheureux Olivier Proudfute, couché sur la face, au milieu du ruisseau, dans la position où il était tombé, ainsi que le lecteur le sait, sous les coups d’Antoine Bonthron « l’enfant du baudrier » c’est-à-dire l’exécuteur des volontés de John Ramorny.

Ce citoyen matinal était Allan Griffon, ainsi nommé parce qu’il était le maître de l’hôtel du Griffon ; à l’alarme qu’il donna, accoururent d’abord les voisins réveillés en sursaut, et ensuite une nombreuse foule de bourgeois. D’abord, à la vue du justaucorps de buffle si bien connu, et de la plume cramoisie sur le bonnet, le bruit se répandit que c’était Henri Smith qui était là étendu mort. Cette fausse nouvelle se propagea pendant quelque temps ; car l’hôte du Griffon, qui avait été magistrat, ne permit pas qu’on touchât au cadavre, ou qu’on l’emportât avant l’arrivée du bailli Craigdallie ; de sorte qu’on ne vit pas la figure.

« Ceci intéresse la belle ville, mes amis, dit-il. Si c’est le brave Smith du Wynd qui est ici étendu, il n’y a pas un homme dans Perth qui ne soit prêt à exposer sa fortune et sa vie pour le venger. Regardez ; les scélérats l’ont frappé derrière le cou ; car il n’y a pas un homme à dix mille écossais autour de Perth, noble ou routier, habitant de la plaine ou des montagnes, qui se serait hasardé à le rencontrer face à face avec un tel dessein. Oh ! braves bourgeois de Perth, la fleur de nos braves a été moissonnée par une main lâche et perfide !

Un cri de rage s’éleva parmi le peuple, qui s’était assemblé en toute hâte.

« Nous le prendrons sur nos épaules, » dit un vigoureux boucher ; « nous le porterons en présence du roi, au couvent des dominicains. — Oui, oui, répondit un forgeron ; ni verrou ni barre de fer ne nous empêchera de pénétrer jusqu’à lui ; ni moine ni messe ne nous fera renoncer à notre entreprise ; jamais meilleur armurier ne frappa sur l’enclume. — Aux dominicains, aux dominicains ! » s’écria le peuple assemblé.

« Pensez, bourgeois, ajouta un autre citoyen, que notre roi est un bon roi, et qu’il nous aime comme ses enfants. C’est Douglas et le duc d’Albany qui ne permettent pas au bon roi d’entendre les doléances de son peuple. — Devons-nous être assassinés dans nos rues à cause de la faiblesse d’âme de notre roi ? reprit le boucher. Bruce se conduisait autrement. Si le roi ne veut pas nous défendre, nous nous défendrons nous-mêmes. Sonnez les cloches à rebours, toutes les cloches faites de métal ; criez, n’épargnez rien ; la chasse de Saint-Johnston est commencée ! — Oui, s’écria un autre citoyen, allons à la maison d’Albany, à celle des Douglas, et brûlons-les jusqu’aux fondements. Que l’incendie apprenne, et auprès et au loin, que Perth a su venger son brave Henri Gow. Il s’est battu vingt fois pour soutenir les droits de la belle ville ; montrons que nous pouvons nous battre une fois pour venger son malheur. Hallo ! ho ! citoyens, la chasse de Saint-Johnston est commencée ! »

Ce cri, mot de ralliement bien connu parmi les habitants de Perth, et qui ne se faisait entendre que dans les occasions d’émeute générale, fut répété par toutes les voix. Un ou deux clochers voisins, dont les citoyens furieux s’emparèrent, soit du consentement des prêtres, soit en dépit de leur résistance, commencèrent à faire retentir le tocsin d’alarme ; et comme la succession ordinaire des cloches de différent timbre était renversée, on disait que les cloches sonnaient à rebours.

Quoique la foule grossît à chaque instant et que les clameurs devinssent plus générales et plus bruyantes, Allan Griffon, gros homme dont la voix sonore était bien connue et respectée des grands comme des petits, n’en resta pas moins à son poste, comme à cheval sur le cadavre, criant à haute voix à la multitude de se retirer et d’attendre l’arrivée des magistrats.

« Nous devons procéder avec ordre dans cette affaire, mes maîtres ; il faut que nous ayons nos magistrats à notre tête. Ils ont été bien légitimement choisis et élus dans notre Hôtel-de-Ville, tous gens de bien et de probité certaine. Nous ne voulons pas être appelés séditieux, ou vagabonds perturbateurs de la paix du roi. Retirez-vous, faites place, car voilà le bailli Craigdallie, et avec lui Simon Glover, à qui la ville a tant d’obligations : hélas ! hélas ! mes chers concitoyens ! hier au soir, sa fille avait un fiancé, et ce matin, la Jolie Fille de Perth est veuve avant d’avoir été mariée ! »

Ce nouveau sujet de sympathie excita encore davantage la colère et la douleur de la multitude ; en ce moment un grand nombre de femmes étaient mêlées à la foule, et elles répétaient le cri d’alarme poussé par les hommes.

« Oui, oui, la chasse de Saint-Johnston est commencée pour la Jolie Fille de Perth et le brave Henri Gow ! Allons, allons, ne vous épargnez pas pour votre brave coupeur de peaux. Aux écuries ! aux écuries ! « Quand il n’a plus son cheval, l’homme d’armes n’est bon à rien. » Taillez en pièces les yeomen et les palefreniers, blessez, estropiez tous les chevaux ; à mort les lâches écuyers et les pages ! Que ces orgueilleux chevaliers nous attaquent à pied, s’ils l’osent. — Ils n’oseront pas ! ils n’oseront pas ! répondirent les bourgeois ; leur force est dans leurs chevaux et dans leurs armures. Et pourtant, les orgueilleux et ingrats coquins, ils ont assassiné un homme dont le talent n’eut jamais d’égal, ni à Milan, ni à Venise. Aux armes ! braves bourgeois ! la chasse de Saint-Johnston est commencée ! »

Au milieu de ces clameurs, les magistrats et les habitants les plus considérables de la ville se firent ouvrir un passage non sans peine, afin d’examiner le cadavre ; ils avaient avec eux le clerc de la ville pour dresser un procès-verbal régulier de l’état où il avait été trouvé. La multitude se soumit à tous ces délais, avec une patience et un ordre qui faisaient bien paraître le caractère national d’un peuple dont le ressentiment fut toujours d’autant plus redoutable que, sans renoncer jamais à ses projets de vengeance, il se soumet patiemment à tous les retards nécessaires pour en assurer le succès. La multitude accueillit donc ses magistrats par de grands cris, qui exprimaient en même temps la soif de la vengeance et une déférence respectueuse pour les patrons par l’assistance desquels on espérait l’obtenir légalement et dans les formes régulières.

Pendant que ces clameurs s’élevaient au-dessus de la multitude, qui remplissait en ce moment les rues adjacentes, recevant et répétant mille bruits contradictoires, les pères de la cité ordonnaient qu’on levât le corps, et qu’on l’examinât de plus près ; à l’instant on reconnut, et on annonça publiquement que ce n’était pas l’armurier du Wynd, dont les qualités en harmonie avec les idées de l’époque avaient fait un homme si hautement et si justement populaire parmi ses concitoyens, qui était étendu mort par terre, mais un homme beaucoup moins considéré, quoiqu’il eût un rang assez distingué dans la ville… le joyeux marchand de bonnets, Olivier Proudfute. Le ressentiment du peuple s’était tellement fondé sur l’opinion générale que l’homme assassiné était leur franc et brave champion, Henri Gow, que, ce bruit démenti, la fureur générale se calma ; néanmoins il n’est guère douteux que les cris de vengeance eussent été aussi unanimes que pour Henri Smith, si le pauvre Olivier eût été reconnu d’abord. La nouvelle inattendue excita même d’abord des rires parmi la multitude : tant les limites du terrible sont voisines du ridicule.

« Les assassins l’ont sans doute pris pour Henri Smith, dit Griffon, ce qui doit avoir été une grande consolation pour lui dans cette circonstance. »

Mais l’arrivée de nouveaux personnages rendit bientôt à la scène son caractère profondément tragique.