Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 171-185).


CHAPITRE XIV.

LE RELIGIEUX.


Veux-tu venir dans les montagnes, Lizzy Lindesay, veux-tu venir dans les montagnes avec moi ? Veux-tu venir dans les montagnes, Lizzy Lindesay, pour être ma fiancée et ma chérie ?
Vieille Ballade.


Un des chapitres précédents s’ouvre dans le confessionnal du roi ; nous allons maintenant introduire nos lecteurs dans une situation à peu près semblable, quoique la scène et les acteurs soient bien différents. Au lieu d’un appartement gothique et sombre dans un monastère, un des plus beaux paysages d’Écosse se déroule au bas de la montagne de Kinnoul ; et au pied d’un roc qui domine la campagne, est assise la Jolie Fille de Perth, écoutant dans l’attitude du recueillement les instructions d’un moine chartreux, revêtu de sa robe blanche et de son scapulaire : celui-ci termine son discours par une prière à laquelle sa prosélyte se joint ardemment.

Quand ils eurent fini leurs dévotions, le religieux resta quelque temps assis, les yeux fixés sur le magnifique paysage, dont la saison avancée et déjà froide ne pouvait altérer la beauté, et il se passa plusieurs minutes avant qu’il s’adressât à son attentive pénitente.

« Quand je vois, dit-il enfin, ce pays riche et varié, avec ses châteaux, ses églises, ses couvents et ses places fortes, ces plaines fertiles, ces bois si vastes et cette noble rivière, je ne sais, ma fille, s’il faut plus s’étonner de la bonté de Dieu que de l’ingratitude de l’homme. Il nous a donné une terre belle et fertile, et du théâtre de sa bonté nous avons fait un charnier et un champ de bataille. Il nous a donné le pouvoir sur les éléments, et l’adresse de construire des maisons pour notre commodité et notre défense, et nous les avons changées en des repaires de voleurs et des lieux de débauche. — Néanmoins, mon père, il existe à coup sûr des lieux où règne le bonheur, répliqua Catherine, et même dans la contrée que nous contemplons d’ici. Ces quatre pieux couvents avec leurs églises et leurs tours qui disent aux citoyens, avec leurs voix de bronze, de songer aux devoirs religieux ; ces quatre couvents dont les habitants ont quitté le monde, et renoncé à ses occupations et à ses plaisirs, pour se consacrer au service du ciel, doivent connaître la paix, et porter témoignage que si l’Écosse est une terre de sang et de péchés, elle est encore vivante et n’a point oublié entièrement les devoirs que la religion impose à la race humaine. — Ce que vous dites là, ma fille a quelque apparence de vérité ; et pourtant, vus de près, beaucoup de ces motifs de bonheur dont vous parlez paraîtront illusoires. Sans doute, il fut un temps dans le monde chrétien où d’excellents hommes, se soutenant par le travail de leurs mains, se réunissaient en congrégation, non pour vivre à leur aise, ou dormir tranquilles, mais pour se fortifier les uns les autres dans la foi chrétienne, et s’instruire à prêcher la parole divine aux hommes. Certainement on trouverait encore de ces religieux dans les saints édifices que nous apercevons, mais il est à craindre que le zèle du grand nombre ne soit refroidi. Nos ecclésiastiques sont devenus riches, aussi bien par les dons de pieuses personnes, que par les présents faits par de grands coupables qui s’imaginaient, dans leur ignorance, qu’on pouvait acheter, par la fondation de monastères, le pardon que le ciel n’accorde qu’à de sincères pénitents. À mesure que l’Église s’enrichissait, ses maximes devenaient malheureusement plus obscures, comme une lumière qui brille moins, placée dans une lampe d’or, que sous un globe de verre. Dieu sait que si j’aperçois et remarque cette corruption, ce n’est point par le désir de me singulariser, ni pour devenir un docteur dans Israël ; mais c’est que le feu brûle dans mon sein et ne me permet pas de garder le silence. J’obéis aux règles de mon ordre, et me soumets à toutes ses austérités. Qu’elles soient essentielles à notre salut, ou de pures formalités adoptées pour suppléer au manque de repentir réel et de sincère dévotion, j’ai promis, j’ai juré même de les observer : et elles seront respectées par moi, d’autant plus volontiers qu’autrement on pourrait m’accuser de songer au bien-être corporel, quand le ciel connaît combien je ferais peu de cas de ce qu’il me faudrait faire ou souffrir, si la pureté de l’Église était restaurée, et la discipline sacerdotale rétablie dans sa primitive simplicité. — Mais, mon père, dit Catherine, pour ces opinions même, on vous appelle un Lollard, un Wickleffite[1] ; on dit que votre désir est de détruire les églises et les cloîtres, et de restaurer le paganisme. — Aussi, ma fille suis-je obligé de chercher asile au milieu des montagnes et des rochers, et dois-je pour le présent diriger ma fuite parmi les montagnards grossiers qui sont encore dans un état plus agréable à Dieu que ceux que je laisse derrière moi ; car leurs crimes viennent de l’ignorance, non de la présomption. Je ne manquerai pas de prendre, pour me soustraire à leur cruauté, tels moyens que m’offrira le ciel ; car tant que ces moyens se présenteront, j’en conclurai que j’ai encore un devoir à remplir. Mais quand mon maître daignera m’appeler, il sait avec quelle soumission Clément Blair quittera cette vie mortelle, avec l’humble espoir de vivre là-haut. Mais pourquoi regarder vers le nord avec tant d’inquiétude, mon enfant ? Tes jeunes yeux sont plus perçants que les miens. Vois-tu quelqu’un venir ? — Je regarde, mon père, si je ne verrai pas le jeune montagnard Conachar, qui sera votre guide dans les montagnes où son père vous peut procurer un asile grossier, mais sur. Il l’a souvent promis quand nous parlions de vous et de vos instructions. Je crains qu’il ne soit à présent en compagnie à les bientôt oublier. — Ce jeune homme a en lui des étincelles de grâce, » dit père Clément, quoique les gens de sa race soient d’ordinaire trop dévoués à leurs fières et sauvages coutumes, pour endurer avec patience les entraves de la religion ou celles de la loi sociale. « Tu ne m’as jamais dit, fille, comment il s’est fait, contre tous les usages de la ville et de la montagne, que ce jeune garçon ait demeuré dans la maison de ton père ? — Tout ce que je sais à ce sujet, c’est que son père est un homme considéré parmi les montagnards, et qu’il a demandé comme une faveur à mon père, qui avait des rapports avec lui par suite de son commerce, de garder ce jeune homme quelque temps, et que Conachar nous a quittés il y a deux jours, pour retourner à sa hutte dans ses montagnes. — Et pourquoi, ma fille a-t-elle entretenu avec ce jeune montagnard une correspondance assez suivie pour savoir comment elle le pouvait avertir, quand elle souhaiterait employer ses services à me sauver ? Sûrement, c’est beaucoup pour une jeune fille que d’avoir une telle influence sur un poulain sauvage comme ce jeune Highlandais. »

Catherine rougit et répondit en hésitant : « Si j’ai pris quelque ascendant sur Conachar, le ciel m’est témoin que j’en ai seulement usé pour forcer son naturel sauvage à se plier aux règles de la vie civilisée. Je savais depuis long-temps, mon père, que vous seriez contraint de prendre la fuite, et en conséquence, je suis convenue avec lui qu’il me rejoindrait en ce lieu aussitôt qu’il recevrait de moi un messager avec un certain signe ; et je l’ai dépêché hier. Le messager était un jeune homme de son clan aux pieds agiles, et qu’il envoyait quelque fois en commission dans les montagnes. — Et me faut-il croire, jeune fille, que ce jeune homme si beau à voir ne vous était pas plus cher qu’il ne le fallait pour civiliser son esprit et réformer ses mœurs ? — Il en est ainsi, mon père, et non autrement, répondit Catherine ; peut-être n’ai-je pas bien fait de contracter avec lui cette intimité, même pour son instruction et pour la culture de son esprit ; toutefois à cela se sont bornés nos rapports. — Alors je m’étais trompé, ma fille ; car je pensais vous avoir depuis peu vue changer de résolution, et regarder avec quelque regret le monde dont vous étiez autrefois décidée à vous séparer. »

Catherine baissa la tête et rougit plus encore que la première fois, en répondant : « Vous-même, mon père, vous me conseillez d’ordinaire de ne point prendre le voile. — Et je ne vous y engage pas aujourd’hui, mon enfant ; le mariage est un état honorable, béni par le ciel comme un moyen régulier de perpétuer la race humaine ; et je ne lis point dans les Écritures ce que les livres, ouvrages des hommes, ont proclamé depuis, touchant la supériorité du célibat. Mais je crains pour vous, mon enfant, comme un père craindrait pour sa fille unique, que vous ne tombiez dans les bras d’un homme indigne de vous. Votre père, je sais, moins scrupuleux là-dessus que moi-même, approuve la recherche de ce tapageur, qu’on appelle Henri du Wynd. Il est riche, soit ; mais il hante la compagnie des fainéants et des débauchés ; c’est un spadassin qui verse le sang humain comme de l’eau. Un tel homme peut-il être le digne époux de Catherine ? et pourtant le bruit court qu’il est son fiancé. »

Les joues de la jeune fille de Perth, de rouges devinrent pâles, et de pâles redevinrent rouges ; tandis qu’elle se hâtait de répliquer : Je ne pense pas à lui ; ils est toutefois vrai que nous avons dernièrement échangé quelques politesses, d’abord parce qu’il est ami de mon père, et ensuite parce que, suivant la coutume de notre temps, il est mon Valentin. — Votre Valentin, mon enfant ! et votre modestie, votre prudence, se sont-elles évanouies avec la délicatesse naturelle de votre sexe, pour que vous osiez créer de semblables relations entre vous et un homme comme cet armurier ?… Croyez-vous que ce Valentin, un homme pieux, un évêque chrétien, ait approuvé jamais une inconvenante coutume, qui semble plutôt digne du temps où les païens adoraient Vénus ou Flore, alors que les mortels divinisaient leurs passions, et s’étudiaient à les exciter au lieu de les contenir ? — Mon père, » répondit Catherine d’un ton plus froid que celui dont elle avait parlé jusqu’alors au chartreux, « j’ignore pour quel motif vous me grondez aussi sévèrement de m’être conformée à l’usage autorisé par la coutume universelle et sanctionnée par mon père. Je ne puis que m’affliger de ce que vous pouviez à tel point vous méprendre sur mon compte. — Pardonnez-moi, ma fille, si je vous ai offensée, » répondit doucement le religieux ; « mais cet Henri Smith est un homme hardi, licencieux, à qui vous ne pouvez accorder aucune espèce d’intimité ou d’encouragement, sans vous exposer à être comprise plus mal encore… À moins pourtant que votre intention ne soit de l’épouser, et cela bientôt. — N’en parlez plus, mon père, dit Catherine, vous me faites plus de peine que vous ne voulez m’en faire, et vous pourriez ainsi me provoquer à répondre autrement qu’il ne convient ; peut-être ai-je déjà eu assez de motifs pour me repentir d’avoir acquiescé à une coutume ridicule. En tout cas, croyez que Henri Smith n’est rien pour moi, et que même la fragile union que nous avons contractée pour la fête de Saint-Valentin est maintenant entièrement rompue. — Je me réjouis de l’apprendre, ma fille, et il faut que je vous interroge sur un autre sujet qui m’inquiète davantage que vous. J’aurais souhaité qu’il ne fût pas nécessaire de parler d’une chose aussi dangereuse, même au milieu de ces rocs escarpés ; mais il faut que je parle, Catherine ; vous n’ignorez pas que vous avez un admirateur parmi les fils de la plus haute noblesse d’Écosse ? — Je le sais, mon père, » répondit Catherine avec calme, « je voudrais qu’il n’en fût point ainsi. — Je formerais un souhait pareil dit le religieux, si je voyais dans ma fille unique un enfant de la folie, comme dans la plupart des jeunes femmes de votre âge, surtout lorsqu’elles sont favorisées du don fatal de la beauté. Mais si vos charmes, pour parler le langage d’un vain monde, vous ont attiré un amant d’un si haut rang, je sais que votre vertu et votre sagesse conserveront sur l’esprit du prince l’ascendant né de votre beauté. — Mon père, le prince est un jeune libertin, et l’attention qu’il me donne peut causer mon déshonneur et ma ruine. Se peut-il que vous, qui tout à l’heure sembliez craindre que je n’eusse agi imprudemment en consentant à un échange ordinaire de politesse avec un homme de mon rang, vous parliez avec tant de patience de l’espèce de rapport que l’héritier d’Écosse veut entretenir avec moi. Sachez qu’il y a deux nuits seulement, avec l’aide d’une bande de ses compagnons de débauche, il m’eût enlevée de force de la maison de mon père, si je n’eusse été secourue par cet audacieux Henri Smith… qui, supposé qu’il soit trop prompt à s’exposer au péril à propos de rien, est toujours prêt à sacrifier sa vie pour défendre l’innocence ou résister à l’oppression ; c’est bien le moins de lui rendre cette justice. — J’en dois savoir quelque chose, puisque c’est ma voix qui l’a envoyé à votre secours. J’avais vu la troupe en passant devant votre porte, et je me hâtais d’aller avertir la force publique, quand j’ai aperçu une figure d’homme qui s’avançait lentement vers moi. Craignant qu’il ne fût du complot, je m’arrêtai derrière un des piliers de la chapelle de Saint-Jean, et reconnaissant alors Henri Smith, je me doutai du chemin qu’il suivait ; j’élevai donc la voix, et je lui adressai une exhortation qui lui fit doubler le pas. — Je vous en suis bien obligée, mon père ; mais tout cela et le langage que m’a tenu le duc de Rothsay, montrent que ce prince est un jeune débauché, qui ne se fera aucun scrupule d’en venir à toutes les extrémités qui pourront satisfaire une folle passion, aux dépens de l’objet de son amour. Son émissaire Ramorny a même eu l’insolence de me dire que si j’osais préférer l’état honorable de l’épouse d’un honnête homme à l’état infâme de la maîtresse d’un prince marié, mon père en supporterait la peine. Je ne vois donc d’autre alternative que de prendre le voile, ou de courir le risque de nous perdre, moi et mon pauvre père ! N’y eût-il pas d’autre raison, la frayeur que m’inspirent ces menaces d’un homme si malheureusement capable de tenir sa parole, doit autant m’empêcher de prendre un époux digne de lui, qu’elle m’empêcherait de déverrouiller sa porte pour faire entrer des assassins… Ô bon père ! quel sort est le mien ! et combien je puis devenir fatale à mon père chéri et à tous ceux que je puis allier à mon malheureux destin ! — Ne perdez pas encore courage, ma fille ; il vous reste une consolation dans votre détresse. Ramorny est un infâme, et trompe l’oreille de son maître. Le prince est malheureusement un jeune homme dissipé et fainéant ; mais, à moins qu’on n’en ait étrangement imposé à mes cheveux gris, son naturel commence à s’améliorer. Il s’est réveillé pour voir la bassesse de Ramorny, et il a regretté vivement d’avoir suivi ses mauvais conseils. Je suis même convaincu que sa passion pour vous a pris un caractère plus noble et plus pur, et que les leçons qu’il a reçues de moi sur la corruption de l’Église et du temps pénétreront, si vos lèvres les lui répètent, jusqu’au fond de son cœur, et peut-être produiront des fruits, au grand étonnement aussi bien qu’à la grande joie du monde. De vieilles prophéties disent que Rome tombera par les discours d’une femme. — Ce sont des rêves, mon père, des visions d’un homme dont les pensées sont trop absorbées par des choses meilleures, pour qu’il voie juste sur les affaires communes de la terre. Quand on a trop long-temps regardé le soleil, on ne peut plus rien voir qu’indistinctement. — Vous vous hâtez trop de parler, ma fille, et vous allez l’avouer vous-même. L’avenir que je vais ouvrir devant vous ne pourrait être présenté sans danger aux yeux d’une femme moins ferme dans la vertu ou d’un caractère plus ambitieux. Peut-être est-il mal à moi de le découvrir, même à vous ; mais j’ai pleine confiance en votre sagesse et en vos principes. Sachez donc qu’il est fort probable que l’Église de Rome cassera une union qu’elle a formée elle-même, et qu’elle affranchira le duc de Rothsay de son mariage avec Majory Douglas. »

Ici le moine s’arrêta.

« Et si l’Église a la volonté et le pouvoir d’en agir ainsi, demanda la jeune fille, quelle influence la rupture du mariage du duc peut-elle produire sur la destinée de Catherine Glover ? »

Elle regarda le religieux d’un air inquiet en parlant ainsi ; et il eut apparemment quelque peine à trouver une réponse, car il baissa les yeux vers la terre tout en lui répondant :

« Que fit la beauté pour Catherine Logie ? Si nous devons en croire nos pères, elle la conduisit à partager le trône de David Bruce. — Vécut-elle heureuse ? mourut-elle regrettée ? bon père, » demanda Catherine du même ton calme et ferme.

« Elle forma cette alliance par une ambition temporelle, et criminelle peut-être, répliqua père Clément, et trouva la récompense de sa vanité dans les tourments d’esprit. Mais si elle se fût mariée avec la persuasion que l’épouse qui croit doit convertir l’époux incrédule, ou affermir l’époux qui doute, quelle eût été alors sa récompense ! Amour et honneur sur la terre ; et après, place au ciel avec la reine Marguerite et ces héroïnes qui furent les mères nourricières de l’Église. »

Jusqu’à ce moment Catherine était restée assise sur une pierre aux pieds du religieux, et le regardait sans cesse pendant qu’elle parlait ou écoutait ; mais alors, comme animée par un sentiment de désapprobation calme mais inébranlable, elle se leva, et étendant la main vers le moine, elle lui parla d’un air et d’une voix qui eussent convenu à un chérubin plaignant et ménageant la faiblesse d’un mortel dont il vient redresser les erreurs.

« Est-il bien vrai ! dit-elle, se peut-il que les souhaits, les espérances, les préjugés de ce monde affectent autant celui qui peut, demain, être appelé à donner sa vie pour arrêter la corruption d’un siècle pervers et les progrès de l’apostasie ? Se peut-il que père Clément, si sévèrement vertueux, conseille à son enfant de désirer, ou même de penser à la possession d’un trône et d’une couche qui ne peuvent devenir vacants que par une injustice outrageante pour la femme qui les possède aujourd’hui ? Est-ce bien le sage réformateur de l’Église qui conçoit un projet si injuste en lui-même et l’appuie sur des fondements si précaires ? Depuis combien de temps, bon père, le royal libertin a-t-il tellement changé de caractère qu’il puisse courtiser honorablement la fille d’un artisan de Perth ? Il faudrait que deux jours eussent opéré ce changement, car c’est là le temps qui s’est écoulé depuis qu’il a forcé la maison de mon père à minuit, avec des intentions plus criminelles que celles d’un voleur ordinaire. Et croyez-vous d’ailleurs que si le cœur de Rothsay lui dictait un mariage si humble, il lui serait possible d’accomplir un tel projet sans exposer et ses intérêts et sa vie ? Il serait à la fois assailli par Douglas et par le comte de Dunbar pour une action qu’ils regarderaient comme un outrage envers leurs deux maisons ? Ô père Clément ! où étaient vos principes, où était votre prudence, quand vous vous laissiez abuser par un rêve si étrange, et quand vous donniez à la plus humble de vos disciples le droit de vous adresser de pareils reproches ? »

Les yeux du vieillard se remplirent de larmes, lorsque Catherine, péniblement affectée de ce qu’elle venait de dire, se tut enfin.

« C’est par la bouche d’enfants à la mamelle, dit-il, que Dieu a réprimandé ceux qui voulaient paraître sages dans leur génération. Je rends grâces au ciel qui m’a envoyé par l’intermédiaire d’une personne si chère des pensées meilleures que ma propre vanité ne m’en suggérait… Oui, Catherine, je ne dois plus m’étonner désormais ni m’écrier, quand je verrai ceux que j’ai jusqu’à présent jugés trop sévèrement, courir après le pouvoir temporel en prenant néanmoins le langage d’un zèle religieux. Je vous remercie, ma fille, de votre salutaire admonition, et je remercie le ciel qui l’a fait sortir de vos lèvres plutôt que de celles d’un censeur plus sévère. »

Catherine avait levé la tête pour répondre et pour consoler le vieillard, dont l’humiliation la peinait, quand ses yeux s’arrêtèrent sur un objet qui se trouvait tout auprès d’elle. Parmi les pointes de rocs et les pierres aiguës qui environnaient ce lieu solitaire, il s’en trouvait deux qui semblaient avoir fait partie du même rocher, qui, fendu par la foudre ou par un tremblement de terre, offrait alors une ouverture large de quatre pieds. Hors de cette fente se projetait un chêne, par un de ces bizarres caprices que la végétation présente souvent en de pareils endroits. L’arbre rabougri et mal venu avait envoyé ses racines sur la surface du roc dans toutes les directions pour chercher sa nourriture, et ces racines s’étendaient comme des lignes militaires de communication : elles étaient tortillées, tressées, nouées comme les immenses serpents de l’archipel indien. Les regards de Catherine tombant par hasard sur cette curieuse complication de branches et de racines, elle s’aperçut tout à coup que deux grands yeux brillaient au milieu de l’ouverture, fixés tout étincelants sur elle, comme ceux d’une bête sauvage en embuscade… Elle se leva, et, sans parler, montra l’objet à son compagnon ; puis regardant elle-même avec plus d’attention, elle découvrit les cheveux rouges et mêlés ainsi que la barbe épaisse, qui jusque-là avaient été cachés par les branches pendantes et les racines entortillées de l’arbre.

Quand il se vit découvert, le montagnard sortit de sa cachette, et montra un corps colossal, vêtu d’un plaid violet, rouge et gris pâle, sous lequel on voyait une jaquette de cuir de taureau. Son arc et ses flèches étaient sur son dos, sa tête était nue, et une forêt de boucles mêlées comme les tresses d’un Irlandais lui couvrait la tête, et tenait parfaitement lieu d’un bonnet. À sa ceinture pendait un sabre et un poignard ; à la main il tenait une hache d’armes danoise. Par la même porte grossière sortirent encore, un à un, quatre hommes de taille pareille, habillés et armés de la même manière.

Catherine était trop habituée à voir de près dans Perth des habitants de la montagne pour s’abandonner à la frayeur qu’une autre fille des basses terres eût éprouvée à cet aspect. Elle vit avec assez de sang-froid ces hommes gigantesques se former en demi-cercle autour du moine et d’elle-même ; ils fixaient sur eux en silence leurs larges yeux immobiles, et semblaient éprouver une espèce d’admiration sauvage pour la beauté de la jeune fille. Elle les salua en inclinant la tête, et prononça en balbutiant la phrase ordinaire dont se servent les montagnards pour souhaiter la bienvenue. Le plus vieux, chef de la bande, lui rendit son salut, et ils restèrent de nouveau en silence et immobiles. Le moine disait son rosaire ; Catherine même commençait à ressentir d’étranges craintes pour sa sûreté personnelle, et surtout une vive inquiétude de savoir s’ils devaient se regarder comme personnellement libres ; elle résolut de s’en assurer et s’avança comme pour descendre la montagne ; mais quand elle voulut sortir du cercle des montagnards, ils étendirent leurs haches les unes contre les autres de manière à barrer toutes les ouvertures par où elle aurait pu passer.

Un peu déconcertée, mais non pas découragée, car elle ne pouvait croire qu’on lui voulût aucun mal, elle s’assit sur un des fragments de rochers épars près d’elle, et engagea le moine, son compagnon, à prendre bon courage.

« Si je crains, dit père Clément, ce n’est pas pour moi. Que je sois assommé par les haches de ces sauvages comme un bœuf usé par le travail, et condamné à la boucherie, ou garrotté avec les cordes de leurs arcs et livré à des gens qui m’arracheront la vie avec des cérémonies plus cruelles, peu m’importe, pourvu qu’ils vous laissent aller sans vous faire de mal, ma chère fille. — Nous n’avons rien à craindre ni l’un ni l’autre, répliqua la Jolie Fille de Perth, et voici Conachar qui vient nous en assurer. »

En parlant ainsi, elle doutait presque de ses yeux, tant étaient changés l’allure et le costume du beau, du vigoureux, du splendide jeune homme, qui, s’élançant comme un chevreuil de la pointe d’un roc d’une hauteur considérable, tomba juste en face d’elle. Son vêtement était du même tartan que le costume porté par les premiers venus, mais attachés au cou et aux coudes par un collier et des bracelets d’or. La cuirasse qui couvrait sa poitrine était d’acier, mais si soigneusement fourbie, qu’elle brillait comme de l’argent. Ses bras étaient surchargés d’ornements, et son bonnet qui portait la plume d’aigle, insigne particulier des chieftains, était en outre orné d’une chaîne d’or passée plusieurs fois autour, et retenue par une large agrafe enrichie de perles. La boucle qui attachait sur ses épaules son manteau de tartan était aussi d’or, large et délicatement travaillée. Il ne tenait à la main qu’une petite houssine de saule dont la tête était recourbée. Tout son extérieur et sa démarche, qui dénotaient ordinairement un triste sentiment de sa dégradation, étaient alors hardis, résolus et fiers ; et il se tenait devant Catherine avec un sourire de confiance, sachant bien qu’il était changé à son avantage, et attendant qu’elle le reconnût.

« Conachar, » dit Catherine voulant sortir de cet état d’incertitude, « sont-ce là des hommes de votre père ? — Non, belle Catherine, répondit le jeune homme. Conachar n’existe plus, sinon pour se souvenir des maux qu’il a soufferts et de la vengeance qu’ils demandent. Je suis Ian Éachin Mac-Jan, fils du chieftain du clan Quhele. Mes plumes ont mué, vous voyez, dès que j’ai changé de nom. Quant à ces hommes, ce ne sont pas les gens de mon père, mais les miens. Vous n’en voyez ici qu’une partie, ils forment une troupe qui se compose de mon père nourricier et de ses huit fils ; ils sont mes gardes du corps, les enfants de mon ceinturon[2], et ne respirent que pour exécuter ma volonté. Mais Conachar, » ajouta-t-il d’un ton de voix plus doux, « Conachar vit encore dès que Catherine désire le voir ; et tandis qu’il est pour tout le monde le jeune chef du clan Quhele, il est pour elle aussi humble, aussi obéissant que lorsqu’il était apprenti de Simon Glover. Regardez, voici la houssine que vous m’avez donnée un jour où nous fûmes ensemble cueillir des noisettes dans les broussailles de Lennoch, quand l’automne de l’année qui vient de finir était encore à ses premiers jours. Je ne m’en séparerais pas, Catherine, pour le bâton de commandement de ma tribu. »

Pendant qu’Éachin parlait ainsi, Catherine commençait à douter, dans son cœur, si elle avait prudemment agi en recourant à l’assistance d’un jeune homme audacieux, fier sans doute de cette élévation soudaine d’un état de servitude à une position qui lui donnait une autorité sans bornes sur une troupe de partisans à peine civilisés.

« Vous ne me craignez pas, belle Catherine ? » dit le jeune chef en lui prenant la main. « J’ai laissé mes gens se présenter quelques minutes avant moi, pour voir comment vous supporteriez leur présence ; il me semble que vous les regardiez comme si votre naissance vous destinait à être l’épouse d’un chef. — Je n’ai aucune raison de redouter des montagnards, » dit Catherine d’une voix ferme, « surtout quand je pensais que Conachar était avec eux. Conachar a bu dans notre coupe et mangé de notre pain ; mon père a souvent trafiqué avec les montagnards, et jamais il n’y eut querelle ni coups entre eux et lui. — Non, s’écria Hector (car tel est le nom saxon qui rend Éachin.) Quoi ! pas quand il prit le parti de Gow Chrom[3], contre Éachin Mac-Jan ?… Ne dites rien pour l’excuser, et croyez que ce sera votre faute, si je fais encore allusion à cette aventure. Mais vous avez quelque ordre à me donner… parlez, et vous serez obéie. »

Catherine se hâta de répondre, car il y avait quelque chose dans les manières et dans le langage du jeune chef qui lui faisait désirer d’abréger l’entrevue.

« Éachin, dit-elle, puisque Conachar n’est plus votre nom. vous devez sentir qu’en demandant honnêtement un service à mon égal, je me doutais peu que je m’adressais à un personnage d’une puissance et d’une qualité si supérieures. Vous, aussi bien que moi, nous sommes redevables à ce digne homme d’instructions religieuses… Il court à présent un grand danger ; des gens infâmes l’ont accusé de crimes qui n’existent pas, et il désire rester en sûreté, et dans une profonde retraite jusqu’à ce que la tempête soit passée. — Ah ! le bon religieux Clément ? Oui, le digne religieux fit beaucoup pour moi, et plus que mon sauvage naturel n’en pouvait profiter. Je serai charmé de voir des habitants de Perth persécuter un homme qui a tenu le manteau de Mac-Jan ! — Il pourrait n’être pas sûr de s’y fier trop, dit Catherine ; je ne doute pas des forces de votre tribu, mais Douglas le Noir se déclare votre ennemi, et les ondulations du plaid d’un montagnard ne l’effarouchent point. »

Le fils de la montagne déguisa par un sourire forcé le mécontentement que lui causèrent ces paroles.

« Le moineau, vu de près, dit-il semble plus grand que l’aigle perché sur Bengoile. Vous craignez beaucoup les Douglas parce qu’ils sont près de vous. Croyez ce que vous voudrez. Vous ne savez point combien nos collines, nos vallées, nos forêts, s’étendent loin derrière la sombre barrière de ces montagnes, et vous croyez que tout le monde est sur les bords du Tay. Mais ce bon religieux verra des cavernes qui pourront le cacher, quand tous les Douglas seraient à sa poursuite… Oui, et il verra aussi assez de guerriers pour les faire reculer encore une fois jusqu’au sud des monts Grampians… et pourquoi ne viendriez-vous pas aussi, Catherine, avec votre excellent père ? J’enverrai une troupe pour l’amener de Perth en sûreté, et nous continuerons le vieux commerce par delà le lac Tay… Seulement je ne taillerai plus de gants : je fournirai les peaux à votre père, mais je ne les couperai plus, sinon sur le dos de l’animal. — Mon père viendra un jour voir votre habitation, Conachar… je veux dire Hector… mais il faudra que le pays soit plus tranquille, car il règne quelque mésintelligence entre les citoyens de la ville et les gens des nobles ; et on parle d’une guerre au milieu des montagnes. — Oui, par Notre-Dame, Catherine ! et si ce n’était cette même guerre des montagnes, vous ne différeriez pas ainsi votre visite dans nos contrées, ma charmante mistress. Mais les clans ne vont plus former désormais deux nations distinctes ; ils vont combattre comme des hommes pour la suprématie, et le vainqueur traitera avec le roi d’Écosse comme d’égal à égal, et non comme vassal. Priez que la victoire favorise Mac-Jan, ma pieuse sainte Catherine, car vous prierez pour un homme qui vous aime passionnément. — Je prierai pour le bon droit, répondit Catherine, ou plutôt je prierai pour qu’il y ait paix des deux côtés… Adieu, bon et excellent père Clément ; croyez que je n’oublierai jamais vos leçons… songez à moi dans vos prières… Mais comment pourrez-vous supporter un voyage aussi fatigant ? — On le portera, s’il le faut, dit Éachin, et en cas que nous allions loin sans lui trouver un cheval ; mais vous, Catherine, il y a loin d’ici à Perth, permettez-moi de vous y accompagner comme autrefois. — Si vous étiez comme autrefois, je ne refuserais pas votre escorte, mais des colliers, des agrafes et des bracelets d’or sont une dangereuse compagnie, quand les lanciers de Liddesdale et d’Annandale galopent sur la grande route, aussi nombreux que les feuilles la veille de la Toussaint, et il n’y a point de rencontre pacifique possible entre le tartan montagnard et la jaquette d’acier. »

Elle hasarda cette remarque, soupçonnant quelque peu qu’en jetant le joug, le jeune Éachin n’avait pas entièrement perdu les habitudes qu’il avait contractées dans un état plus humble, et que, s’il faisait le brave en paroles, il n’était pas assez téméraire pour se jeter au milieu de nombreuses querelles qu’une descente dans le voisinage de la ville devait lui attirer. Il arriva qu’elle avait bien conjecturé ; car, après un adieu où elle procura une exemption à ses lèvres, en lui permettant de baiser sa main, elle revint à Perth, et put de temps à autre, en se retournant, apercevoir les montagnards, tandis qu’ils s’enfonçaient vers le nord en suivant les détours des sentiers les plus cachés et les moins praticables.

Elle se sentit de plus en plus tranquille, à mesure qu’il y eut une plus grande distance entre elle et ces hommes dont les actions n’étaient jamais dirigées que par la volonté de leur chef, et dont le chef était un capricieux et ardent jeune homme. Elle ne craignait point d’être insultée sur sa route par les soldats d’aucun parti ; les règles de la chevalerie étaient à cette époque une plus sûre protection pour une fille d’un extérieur décent qu’une escorte d’hommes armés, les gens d’un parti étant toujours mécontents qu’on eût des amis dans l’autre. Mais des périls plus éloignés entouraient son esprit de crainte. La poursuite du prince licencieux devenait plus formidable par les menaces que son infâme conseiller Ramorny n’avait pas rougi de proférer contre le gantier. De pareilles menaces, à une telle époque et partant d’aussi haut, étaient de justes motifs d’alarmes. Catherine n’envisageait pas non plus sans effroi les prétentions que Conachar avait à peine cachées durant son état de servitude, et qu’il semblait alors avouer hardiment. Il y avait eu de fréquentes incursions de montagnards dans la ville de Perth, et des citoyens, en plus d’une occasion, avaient été arrachés de leurs maisons et faits prisonniers, ou étaient tombés sous la claymore dans les rues même de leur cité. Elle redoutait aussi l’importunité de son père au sujet de l’armurier, sur la conduite duquel, pendant le jour de Saint-Valentin, de mauvais bruits étaient parvenus jusqu’à elle ; d’ailleurs, la réputation du forgeron eût-elle été sans tache, Catherine n’eût osé accueillir aucun amour, tant que les menaces de Ramorny retentissaient à son oreille. Elle songeait à ces différents périls avec les plus vives craintes et un ardent désir de s’y soustraire en se réfugiant dans un cloître, mais elle ne voyait pas possibilité d’obtenir le consentement de son père pour le seul asile où elle espérait trouver paix et protection.

Dans le cours de ces réflexions nous ne saurions dire si elle était fâchée que tous ces périls l’environnassent, parce qu’elle était la Jolie Fille de Perth ; c’était un signe qui montrait qu’elle n’était pas tout à fait un ange ; et peut-être en était-ce un autre, qu’en dépit des délits vrais ou faux d’Henri Smith, un soupir s’échappât de son sein quand elle pensait au commencement du jour de la Saint-Valentin.



  1. Lollard, adversaire des papistes, périt en Allemagne sur un bûcher, vers l’an 1400 de notre ère. Wickleff ou Wicleff, prêchait dans le même temps pour la réforme religieuse en Angleterre. a. m.
  2. C’est-à-dire ceux qui sont fidèles. a. m.
  3. Ce qui signifie le forgeron aux jambes torses. a. m.