Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 186-197).


CHAPITRE XV.

L’APOTHICAIRE.


Ô ! que se donnerais-je pas pour un breuvage qui pût remplir le sommeil de toutes les douleurs de l’agonie !
Bertha.


Nous avons montré les secrets du confessionnal ; ceux de l’alcôve du malade ne nous sont pas cachés. Dans un sombre appartement où des onguents et des médecines montraient que le docteur avait mis tout son savoir en réquisition, un grand corps maigre gisait étendu sur un lit et entortillé dans une robe de chambre attachée par une ceinture, la douleur sur le visage, et le sein agité par mille passions tumultueuses. Tout dans l’appartement annonçait un homme opulent et prodigue. Henbane Dwining, l’apothicaire, qui semblait veiller le patient, allait avec le pas léger d’un chat, d’un coin de la chambre à l’autre, s’occupant à mélanger des drogues, et préparant des bandages. Le malade poussa quelques gémissements ; aussitôt le médecin s’approcha du lit, et lui demanda si ces cris lui étaient arrachés par la souffrance de son corps ou par celle de l’esprit.

« Par l’une et l’autre, varlet empoisonneur, dit sir John Ramorny ; et par l’ennui que me cause ta maudite compagnie. — Si c’est là tout, sire chevalier, je puis vous soulager d’un de ces maux en me transportant ailleurs sur-le-champ. Grâce aux nombreuses querelles de ce siècle belliqueux, si j’avais vingt mains au lieu de ces pauvres serviteurs de mon art (et il étendit ses mains décharnées), j’aurais de quoi les employer, et les employer encore à bon profit en certains endroits où les remercîments et les couronnes rivaliseraient à payer mes services, tandis que vous, sir John, vous rejetez sur votre chirurgien la colère que vous devriez seulement ressentir contre l’auteur de votre blessure. — Vilain, il est au-dessous de moi de te répondre, dit le patient ; mais chaque mot de ta langue venimeuse cause une blessure qui défierait tous les onguents de l’Arabie. — Sir John, je ne vous comprends pas ; mais si vous vous abandonnez à ces furieux accès de rage, il est impossible que la fièvre et l’inflammation ne s’en suivent pas. — Alors pourquoi parler de manière à m’échauffer le sang ? Pourquoi faire la supposition qu’un être aussi indigne que toi ait besoin de plus de mains que ne lui en a donné la nature, lorsque moi, chevalier et gentilhomme, je suis mutilé comme un perclus ? — Sir John, répliqua le chirurgien, je ne suis pas théologien, ni surtout un bénévole croyant aux choses que les théologiens nous disent. Je puis pourtant vous rappeler que vous en avez été quitte à bon compte ; car si le coup vous eût aussi bien attrapé la tête, comme on y visait, il vous l’eût détachée des épaules au lieu d’amputer un membre moins considérable. — Je voudrais que cela fût, Dwining… Je voudrais qu’il fût arrivé à sa destination, je n’aurais pas alors vu une intrigue ourdie avec tant d’art, traversée par la force brute d’un manant ivre. Je n’aurais pas vu des chevaux que je ne puis plus monter… des lices où je ne puis plus entrer… des splendeurs que je ne puis avoir l’espérance de partager… des batailles où je ne saurais participer. Je ne serais pas, avec la passion d’un homme pour la puissance et les combats, destiné à prendre place parmi les femmes, méprisé par elles aussi comme un misérable perclus, incapable de mériter leurs faveurs. — Je suppose que tout cela soit vrai, » répondit Dwining en continuant de disposer un appareil. « Je vous prierai pourtant, sire chevalier, de remarquer que vos yeux, lesquels auraient été perdus avec votre tête, peuvent encore vous offrir une aussi riche perspective de plaisir, que l’ambition, que la victoire dans la lice ou sur le champ de bataille, et que l’amour même des femmes. — Mon esprit n’est pas assez pénétrant pour découvrir le sens de tes paroles, médecin, répliqua Ramorny ; quel est ce précieux spectacle à moi réservé dans un tel naufrage ? — Le plus cher au cœur de l’homme, » répondit Dwining, et puis du ton d’un amant qui prononce le nom de sa chère maîtresse, et qui exprime son amour pour elle par le seul accent de la voix, il ajouta le mot : « Vengeance ! »

Le patient s’était mis sur son séant pour écouter plus attentivement la solution de l’énigme du docteur : il se laissa retomber après en avoir entendu l’explication ; et après un court moment de silence, il reprit en ces termes : « Dans quel collège chrétien avez-vous appris cette moralité, bon maître Dwining ? — Dans aucun collège chrétien, sire chevalier ; car, bien que tacitement admise dans tous, pas un ne l’adopte ouvertement, ni en public. Mais j’ai étudié parmi les sages de Grenade où le Maure au cœur fier élève son poignard, lorsqu’il dégoutte encore du sang d’un ennemi, et proclame cette doctrine que pratique le timide chrétien, bien qu’en poltron véritable, il n’ose l’appeler de son vrai nom. — Tu as donc, vilain, plus d’élévation d’âme que je ne croyais, » dit Ramorny. — N’y faites pas attention, répondit Dwining ; les eaux les plus tranquilles sont aussi les plus profondes, et l’ennemi le plus à craindre est celui qui ne menace jamais avant de frapper. Vous autres chevaliers et hommes d’armes, vous allez droit au but l’épée à la main ; nous, pauvres clercs, nous avançons au petit pas, sans bruit, par une route détournée, mais nous n’arrivons pas moins sûrement à nos fins. — Et moi, » dit le chevalier, qui courait à la vengeance avec un pied armé et retentissant, « il me faut à présent chausser une pantoufle semblable à la tienne ? Ah… — Celui qui manque de force doit recourir à l’adresse. — Et dis-moi, sincèrement, médecin, pourquoi tu m’as donné cette leçon infernale. Dis-moi pourquoi tu voudrais me précipiter plus loin ou plus vite dans ma vengeance, que je ne le désirais peut-être. Je suis un vieux routier dans les voies du monde, l’ami ; et je sais que des gens comme toi ne lâchent pas des paroles en vain, et ne recherchent pas la dangereuse confiance d’hommes tels que moi, sans l’espoir de servir quelque projet pour leur compte. En quoi t’intéresse-t-il que dans cette occurrence je prenne la route pacifique ou la route sanglante ? — Pour parler sans détour, sire chevalier, quoique ce ne soit pas mon habitude, c’est parce que mon chemin pour arriver à la vengeance est le même que le vôtre. — Le même que le mien, homme, » répéta Ramorny du ton d’une surprise dédaigneuse : « Je pensais aller trop haut pour que tu pusses aller jusque-là. Tu vises à la même vengeance que Ramorny ? — Oui, vraiment, répondit Dwining ; car ce paysan d’armurier, qui vous a appliqué le coup fatal, m’a souvent fait à moi tort et injure. Il m’a dédaigné pour le conseil, méprisé pour l’action. Sa brutale et téméraire hardiesse est un reproche vivant de la subtilité dont m’a doué la nature. Je le crains et je le hais. — Et vous espérez trouver en moi un actif coadjuteur ? » dit Ramorny avec le même ton hautain ; « mais apprenez que cet artisan appartient à une classe trop basse pour m’être un objet de haine ou de crainte. Nous ne haïssons pas le reptile qui nous a piqués, quoique nous puissions l’arracher de notre blessure, et l’écraser. Je connais le drôle depuis long-temps pour un vigoureux ferrailleur, et comme un prétendant aux faveurs d’une dédaigneuse créature dont la beauté nous avait aiguillonnés dans notre sage et heureuse entreprise… Démons, qui gouvernez le monde d’ici-bas ! par quelle malice avez-vous décidé que la main qui a croisé une lance avec la lance d’un prince, serait coupée, comme une baguette de saule, par un rustre, et pendant le tumulte d’une querelle nocturne !… Oui, médecin, jusque-là nous faisons route ensemble, et je te prie de croire que j’écraserai ce reptile d’artisan. Mais ne pense pas m’échapper, quand sera accomplie cette partie de ma vengeance, qui sera la plus facile et la moins longue. — Pas tout à fait si facile, peut-être, dit l’apothicaire ; car, si Votre Honneur veut m’en croire, on verra qu’il n’est ni aisé, ni sûr d’avoir affaire à lui. Il est le plus vigoureux, le plus hardi, le plus habile des tireurs de Perth et de tous les alentours. — Ne crains rien ; il aura un digne adversaire, eût-il la force de Samson. Mais entends-moi bien, n’espère pas échapper à ma vengeance, à moins de devenir agent passif dans les événements qui suivront. Comprends bien ce que je vais te dire. Je n’ai pas étudié dans un collège de Maures, et n’ai pas un si vif appétit de vengeance que toi, mais pourtant j’en veux avoir ma part… Écoute-moi, médecin, pendant que je suis en train d’ouvrir mon cœur ; mais garde-toi de me trahir ! car, si puissant que soit ton démon, le mien est plus puissant encore. Écoute : le maître que j’ai servi dans ses vices et ses vertus, avec trop de zèle peut-être pour ma propre renommée, mais avec une fidélité inébranlable ; cet homme dont les folies insignes ont amené pour moi cette perte irréparable, à la prière d’un père tombé en enfance, va me sacrifier, me retirer sa faveur, m’abandonner à la merci de l’hypocrite parent avec qui il espère conclure, à mes dépens, une réconciliation précaire. S’il persiste dans cette ingrate résolution, tes Maures si féroces, quand leur teint serait noir comme l’enfer, rougiront de voir leur vengeance surpassée ! Néanmoins, je veux lui donner encore une chance pour conserver l’honneur et la vie, avant de laisser ma colère tomber sur lui avec une fureur que rien ne saura ralentir, ni modérer… Ici doivent s’arrêter mes confidences… serre ma main en signe de pacte conclu… serre ma main, ai-je dit ?… Où est la main qui devrait être la garantie et l’assurance de la parole de Ramorny ? Elle est clouée au pilori public, ou jetée comme un reste aux chiens sans maîtres, qui se battent maintenant à qui l’aura… Comment donc, sire médecin, vous êtes pâle ? Vous, qui dites à la mort, recule ou avance, pouvez-vous trembler en y songeant, et en l’entendant nommer ?… Je ne vous ai point parlé de récompense, car, quand on aime la vengeance pour elle-même, on ne demande rien de plus… Pourtant, si de vastes domaines et des sommes d’or considérables peuvent augmenter ton zèle dans une juste cause, crois-moi, tu en auras à foison. — Ces riches récompenses satisferont certains de mes humbles désirs, dit Dwining : le pauvre dans ce monde intrigant est jeté comme un nain dans la foule, et foulé aux pieds… Le riche et le puissant se lèvent comme des géants au-dessus de la presse, et sont à leur aise tandis que tout est tumulte autour d’eux. — Alors tu t’élèveras au-dessus de la foule, médecin, aussi haut que l’or pourra te hisser. Cette bourse est pesante, ce n’est pourtant que les arrhes de ta récompense. — Et ce Smith ? mon noble bienfaiteur… » dit le chirurgien en empochant la gratification, « cet Henri du Wynd, ou quel que soit son nom… La nouvelle qu’il a reçu le châtiment de son crime n’apaiserait-elle pas la douleur de cette blessure mieux que le baume de la Mecque dont je l’ai arrosée ? — Ceci est au-dessous des pensées de Ramorny ; et je n’ai pas plus de ressentiment contre lui que de mauvaise humeur contre l’arme insensible dont il m’a frappé ; mais il est juste de satisfaire la haine que tu ressens pour lui. Où le rencontre-t-on d’ordinaire ? — J’y ai déjà réfléchi ; essayer en plein jour dans sa propre maison serait trop visible et trop dangereux. Il y a cinq garçons qui travaillent avec lui à la forge, dont quatre sont de vigoureux gaillards, et sont tous fort attachés à leur maître. De nuit, la chose n’est guère plus faisable, car ses portes sont solidement fermées par des planches de chêne et des barres de fer, et avant de pouvoir forcer la serrure, tout le voisinage serait accouru à son secours, surtout aujourd’hui que la ville est encore en émoi de l’événement de la veille de la Saint-Valentin. — Oh ! oui, cela est vrai, médecin, dit Ramorny, quoique l’imposture te soit naturelle même avec moi… Tu as reconnu ma main et mon anneau, dis-tu, quand on trouva ma main gisante dans la rue, comme le rebut dégoûtant d’une boucherie ? Pourquoi, l’ayant reconnue, es-tu allé avec ces têtes folles de bourgeois consulter ce Patrick Charteris, aux talons duquel on arrachera les éperons pour l’intimité qu’il entretient avec ces pitoyables artisans, et l’as-tu amené ici avec ces imbéciles pour déshonorer une main sans vie qu’il n’aurait pas été digne de toucher en temps de paix, et de combattre en temps de guerre. — Mon noble patron, dès que j’ai pu reconnaître que c’était vous qu’on avait mutilé, je les ai pressés, de tout le pouvoir de mon éloquence, d’abandonner la poursuite de cette affaire ; mais Smith le rodomont, et deux ou trois autres têtes chaudes ont crié vengeance. Votre Seigneurie doit savoir que ce pourfendeur s’institue le cavalier de la Jolie Fille de Perth ; il tenait donc à honneur de venger la querelle de son père ; mais je lui ai fait manquer le but où il visait, et c’est quelque chose quand on a soif de vengeance. — Qu’entendez-vous par là, sire médecin ? — Votre Seigneurie apprendra que ce Smith ne mène pas une conduite irréprochable, que c’est un libertin, un joyeux compère. Je l’ai moi-même rencontré le jour de la Saint-Valentin, un peu après la bataille des bourgeois contre les gens de Douglas. Oui, je l’ai rencontré se faufilant par les ruelles et les passages avec une chanteuse ambulante, tenant d’un bras le paquet et la viole, de l’autre la demoiselle elle-même. Qu’en pense Votre Seigneurie ? N’est-ce pas un hardi personnage de rivaliser avec un prince pour l’amour de la plus Jolie Fille de Perth, de couper la main d’un chevalier et baron, et de se faire le chambellan d’une chanteuse vagabonde, tout cela dans l’espace des mêmes vingt-quatre heures ? — Ma foi, je lui en veux moins puisqu’il a tant de l’humeur d’un gentilhomme, tout manant qu’il est ; je souhaiterais qu’il eût été rigoriste plutôt que licencieux, et j’aurais eu meilleur cœur à t’aider dans ta vengeance… et quelle vengeance ! Vengeance sur un forgeron ! Vengeance à cause d’une querelle avec un misérable fabricant de mors et de chanfreins… et pourtant elle sera accomplie tout entière ; tu l’as déjà commencée, j’en suis sûr, par tes manœuvres. — Un peu ; j’ai eu soin seulement que deux ou trois des plus notables commères de Curfew-Street, qui n’aiment pas à entendre appeler Catherine la Jolie Fille de Perth, sussent cette histoire de son fidèle Valentin. Elles ont tellement donné dans le panneau, que, plutôt que de laisser un doute planer sur cette aventure, elles auraient juré l’avoir vue de leurs yeux. L’amant vint chez le père une heure après, et Votre Seigneurie peut imaginer quel accueil lui a fait le gantier en colère, car la demoiselle n’a pas daigné le voir. Ainsi Votre Honneur voit que j’ai pris un avant-goût de ma vengeance. Mais j’espère m’en rassasier, grâce à Votre Seigneurie, avec qui j’ai formé une ligue fraternelle et… — Fraternelle ! » dit le chevalier avec mépris ; « mais soit : les prêtres disent que nous sommes tous de la même boue. Je ne saurais m’expliquer… mais il me semble pourtant qu’il y a quelque différence. Néanmoins l’argile supérieure tiendra parole à l’argile commune, et tu auras ta vengeance. Appelle mon page. »

Un jeune homme arriva dans l’antichambre sur l’invitation du médecin.

« Éviot, dit le chevalier, Bonthron est-il éveillé ? n’est-il pas ivre ? — Il est aussi calme que l’a pu faire le sommeil, après une copieuse libation, répondit le page. — Alors fais-le venir ici, et ferme la porte. »

Un pas pesant retentit alors dans l’appartement, et un homme entra, dont la taille peu haute semblait compensée par la largeur des épaules et la vigueur des bras.

« Voici un homme qui te taillera de la besogne, Bonthron, » dit le chevalier.

L’homme adoucit ses traits rudes, et grimaça un sourire de satisfaction.

« Ce médecin te montrera l’individu. Prends tels avantages de lieu, de circonstances qui puissent assurer le résultat ; et songe à faire de ton mieux, car l’individu est le hardi Smith du Wynd. — La corvée sera dure, grogna l’assassin ; car, si je manque mon coup, je puis me regarder comme un homme mort. Tout Perth connaît l’adresse et la force du forgeron. — Prends deux aides avec toi. — Non pas ; si vous doublez quelque chose, que ce soit la récompense. — Elle l’est, répliqua le chevalier, mais tâche que ta besogne soit accomplie entièrement. — Fiez-vous-en à moi, sire chevalier… J’ai manqué rarement mon coup. — Suis les directions de cet homme sage, » dit le blessé en montrant l’apothicaire ; « et écoute… Attends qu’il t’aille trouver… et ne bois pas avant que l’affaire soit terminée. — Il suffit, répliqua le noir satellite ; ma vie en dépend : il faut un coup ferme et sûr. Je sais à qui j’ai affaire. — Sors donc jusqu’à ce qu’il l’avertisse, et tiens prêtes une hache et une dague. »

Bonthron s’inclina et disparut.

« Votre Seigneurie ose-t-elle charger une seule main d’une telle commission ? » demanda l’apothicaire quand l’assassin eut quitté l’appartement ; « puis-je vous prier de vous souvenir que notre ennemi battit, il y a deux nuits, six hommes armés ? — Ne me faites point de questions, sire médecin ; un homme tel que Bonthron, qui connaît le temps et le lieu, vaut une vingtaine de débauchés en désordre… Appelle Éviot… Tu exerceras d’abord ton art de guérir : et puis tu seras sans aucun doute aidé dans l’autre besogne, par un homme qui rivalise avec toi pour le talent d’envoyer la mort soudaine et inattendue. »

Le page Éviot entra de nouveau, et, sur un signe de son maître, il aida l’apothicaire à lever l’appareil du bras blessé de sir John Ramorny. Dwining considéra le moignon nu avec une espèce de satisfaction d’artiste, augmentée sans doute par le malin plaisir que son mauvais naturel trouvait dans la peine et la détresse de ses semblables. Les yeux du chevalier tombèrent justement sur ce hideux objet, et la douleur physique ou la souffrance morale lui arracha un gémissement qu’il aurait voulu retenir.

« Vous gémissez, sire chevalier, » dit le médecin de son ton de voix doux et insinuant, mais avec un sourire de joie mêlé de mépris sur les lèvres, que sa dissimulation habituelle avait peine à cacher ; « vous gémissez… mais consolez-vous : ce Henri Smith connaît son affaire… Son sabre frappe aussi sûrement là où il vise que son marteau sur l’enclume. Si un spadassin ordinaire eût appliqué ce coup fatal, il eût gâté l’os et endommagé les muscles, de telle façon qu’aucun art mortel n’eût pu les raccommoder ; mais l’entaille d’Henri Smith est nette, et aussi sûre que si j’avais fait l’amputation avec mon propre scalpel. Sous peu de jours vous pourrez vous lever et sortir, si vous suivez à la lettre et avec rigueur les ordonnances du docteur. — Mais ma main… la perte de ma main… — Cela peut rester secret quelque temps ; je suis parvenu à faire croire à deux ou trois imbéciles bavards que la main trouvée était celle de votre laquais, Black Quentin ; et Votre Seigneurie sait qu’il est parti pour Fife, dans un moment tout à fait propre à faire adopter ce conte généralement. — Je sais bien, dit Ramorny, que cette histoire peut déguiser quelque temps la vérité ; mais à quoi servira ce bref délai ? — On peut cacher la chose jusqu’à ce que Votre Seigneurie trouve une occasion de s’éloigner pour un temps de la cour, et puis, lorsque de nouveaux événements auront obscurci le souvenir de notre esclandre, on pourra dire que c’est une blessure provenant d’un ressort parti subitement, ou de la détente d’une arbalète. Votre esclave inventera une défaite convenable, et jurera que vous dites vrai. — Cette pensée me rend fou, » dit Ramorny avec un nouveau gémissement arraché à ses douleurs morales et physiques ; « pourtant je ne vois pas d’autre remède. — Il n’y en a point d’autre, » dit l’apothicaire, dont le naturel pervers trouvait un aliment délicieux dans la souffrance de son malade. » Cependant on croit que vous êtes retenu chez vous par suite de quelques meurtrissures, et surtout par le chagrin que vous cause le prince, en consentant à vous chasser de sa maison, pour obéir aux remontrances d’Albany ; ce qui, à cette heure, est connu de tout le monde. — Vilain ! tu me railles, dit le patient. » — En définitive, Votre Seigneurie l’a échappé belle, et si ce n’était la perte d’une main, malheur sans remède, vous auriez plutôt à vous féliciter qu’à vous plaindre ; car nul chirurgien-barbier de France ou d’Angleterre n’eût exécuté plus habilement l’opération que ce rustre avec un coup si bien appliqué. — Je comprends combien je lui en suis obligé, » dit Ramorny immobile de rage, et affectant cependant un air de calme ; « et si Bonthron ne le paie point comme il faut par un coup aussi bien appliqué, et rendant l’aide du médecin inutile, dis que John Ramorny ne sait pas s’acquitter d’une obligation. — Voilà une parole digne de vous, noble chevalier ; et permettez-moi d’ajouter que l’adresse de l’opérateur eût été vaine, que l’hémorragie aurait épuisé le sang de vos veines, sans les bandages, le cautère et les astringents appliqués par les bons moines, et sans les faibles services de votre humble vassal Henbane Dwining. — Paix ! s’écria le patient ; avec ta voix de mauvais augure encore !… Il me semblait, quand tu détaillais les tortures que j’ai endurées, que mes nerfs se tiraient et se contractaient, comme s’ils eussent remué encore les doigts qui pouvaient saisir un poignard. — Avec le bon plaisir de Votre Seigneurie, c’est un phénomène bien connu dans notre profession. Il y a eu, parmi les anciens sages, des hommes qui ont pensé qu’il restait encore une sympathie entre les nerfs coupés et ceux du membre amputé ; et que les doigts retranchés du poignet pouvaient encore remuer et frissonner, comme recevant l’impulsion qui provient de leur sympathie avec les énergies du système vital. Si nous pouvions détacher la main de la croix, ou la reprendre à Douglas le Noir, je me ferais un plaisir d’observer cette merveilleuse opération des sympathies occultes. Mais j’en ai peur ; on pourrait sûrement aller arracher la proie aux serres d’un aigle affamé. — Et tu oses lancer tes plaisanteries malignes sur un lion blessé, sur John Ramorny ! » dit le chevalier se jetant dans une épouvantable colère. « Scélérat ! fais ton devoir ; et songe que si ma main ne peut plus saisir un poignard, j’en puis dégainer cent. — La vue d’un seul poignard brandissant dans la main d’un homme en colère suffirait pour épuiser les forces vitales de votre chirurgien, repartit Dwining ; mais qui donc, » ajouta-t-il d’un ton partie insinuant, partie moqueur, « qui donc pourrait calmer la douleur vive et poignante que souffre à présent mon patron, et qui l’exaspère contre son pauvre serviteur, parce qu’il énonce les règles de la médecine, si méprisables sans doute comparées à l’art d’appliquer des blessures. »

Alors, comme s’il n’eût pas osé plaisanter plus long-temps avec son dangereux malade, l’apothicaire se mit sérieusement à panser la blessure, et l’arrosa d’un baume odoriférant, dont le parfum se répandit dans tout l’appartement, tandis qu’il communiquait une agréable fraîcheur, au lieu d’une chaleur brûlante. Le changement fut si doux pour le patient dévoré par la fièvre, qu’après avoir, une minute auparavant, gémi de souffrance, il ne put alors réprimer un soupir de satisfaction, en se laissant retomber sur son lit pour jouir du repos occasionné par le pansement.

« Votre Seigneurie connaît maintenant qui est son ami, continua Dwining ; si, cédant à un accès de colère, vous eussiez dit : « Tuez-moi cet indigne charlatan, » où auriez-vous trouvé, entre les quatre mers de la Grande-Bretagne, un homme capable de vous procurer un tel soulagement ? — Oublie mes menaces, bon médecin, dit Ramorny ; et tâche de ne plus me fâcher. Un homme tel que moi peut souffrir qu’on le plaisante sur ses maux. Garde tes quolibets pour les lancer aux misérables de l’hôpital. »

Dwining n’osa plus rien dire ; il versa quelques gouttes d’une fiole qu’il tira de sa poche, dans une petite coupe de vin mélangé d’eau.

« Cette boisson, dit-il, est préparée de façon à produire un sommeil que rien ne peut troubler. — Combien de temps durera-t-il ? demanda le chevalier. — La durée de son opération est incertaine… peut-être jusqu’au matin. — Peut-être toujours, dit le patient : sire médecin, goûtez sur-le-champ ce breuvage, autrement il ne mouillera point mes lèvres.

L’apothicaire obéit avec un sourire dédaigneux : « Je boirais tout très-volontiers ; mais le jus de cette gomme indienne endort l’homme bien portant tout comme le malade, et l’exercice de mon art exige que je reste éveillé. — Je vous demande pardon, sire médecin, » dit Ramorny les yeux baissés, comme honteux d’avoir manifesté un tel soupçon. — Il n’y a point de pardon à donner quand il n’y a point d’offense reçue, répondit le médecin ; un insecte doit remercier le géant qui ne l’écrase pas. Néanmoins, noble chevalier, les insectes ont leur pouvoir de nuire aussi bien que les médecins. Que m’en eût-il coûté, sinon un instant de peine, pour manipuler ce baume de telle sorte, qu’il eût fait gangrener votre bras jusqu’à l’épaule, et lait cailler le sang pur qui coule dans nos veines, après l’avoir changé en virus ? Pourquoi n’aurais-je pu employer des moyens encore plus subtils, et arroser votre appartement d’essences, au milieu desquelles la lumière de la vie scintille de plus en plus faible, jusqu’à ce qu’elle s’éteigne comme une torche à travers les vapeurs fétides d’un cachot souterrain ? Vous connaissez bien mal mon pouvoir, si vous ignorez que ces modes de destruction, et de plus actifs encore, sont aux ordres de mon art. Mais un médecin ne tue pas le patient à la générosité duquel il doit la vie ; et un homme qui ne respire que dans l’espoir de la vengeance, détruira moins encore l’allié dévoué qui doit l’aider à l’obtenir.. Encore un mot… Si vous avez besoin de vous lever… car, qui, en Écosse, peut se promettre huit heures de repos paisible ?… en bien ! respirez l’essence forte renfermée dans cette petite boîte… Maintenant, adieu, sire chevalier ; et si vous ne pouvez voir en moi un homme à conscience nette, avouez du moins que je ne manque ni de raison ni de jugement. »

À ces mots le médecin sortit ; sa démarche ordinairement humble et gauche prenait quelque chose de plus hardi et de plus noble, comme s’il eût été enorgueilli de la victoire qu’il avait remportée sur son impétueux malade.

Sir John Ramorny resta plongé dans de poignantes réflexions, jusqu’à ce qu’il commençât à ressentir les premiers effets du breuvage soporifique ; il s’éveilla alors pour un instant, et appela son page.

« Éviot, holà ! ho, Éviot !… j’ai mal fait d’accorder tant de confiance à cet empoisonneur… Éviot ? »

Le page entra.

« Le médecin est-il parti ? — Oui, s’il plaît à Votre Seigneurie. — Seul ou accompagné ? — Bonthron a causé bas avec lui et l’a suivi presque immédiatement… par ordre de Votre Seigneurie, je pense. — Ventrebleu, oui !… Il va chercher quelque drogue… Il reviendra tout à l’heure. S’il est ivre, veille à ce qu’il n’approche pas de mon appartement, et ne le laisse entamer de conversation avec personne. Il extravague quand le vin lui porte au cerveau. C’était un précieux gaillard avant qu’une hache anglaise lui eut découvert le crâne ; mais, depuis ce temps, il dit des sottises dès que la coupe lui a touché les lèvres… Le médecin vous a-t-il parlé, Éviot ? — Non, si ce n’est pour réitérer l’ordre qu’on ne troublât point Votre Seigneurie. — Et tu dois obéir à la lettre ; je me sens surpris par le sommeil, dont j’ai été privé depuis cette malheureuse blessure, ou du moins si j’ai dormi, c’était pour un instant. Aide-moi à quitter ma robe, Éviot. — Puissent Dieu et les saints vous envoyer un bon sommeil, milord, » dit le page en se retirant, après avoir rendu à son maître blessé le service qu’il demandait.

Pendant que le jeune homme sortait de l’appartement, le chevalier, dont le cerveau devenait de plus en plus embrouillé, murmura à propos des dernières paroles du page :

« Dieu… les saints… J’ai dormi profondément sous une telle bénédiction. Mais à présent… Il me semble que si je ne puis m’éveiller pour l’accomplissement de mes vastes projets de pouvoir et de vengeance, le meilleur souhait que j’aie à former, est que le sommeil qui appesantit ma tête en ce moment soit le précurseur de cet éternel repos qui rendra ma puissance empruntée à son néant primitif… Je ne puis raisonner davantage. »

En parlant ainsi il tomba dans un profond sommeil.