Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 153-171).


CHAPITRE XIII.

LE CONSEIL.


Entendez-vous à minuit retentir les cadences sauvages du pibroch ? Cette haleine qui enfle le chalumeau de guerre pénètre ensuite dans le sein des montagnards et réveille en eux le souvenir belliqueux des siècles passés.
Byron.


Il nous faut maintenant quitter les acteurs secondaires de notre drame historique, pour parler des incidents qui eurent lieu parmi ceux d’un rang plus élevé et d’une plus grande importance.

Nous passons de la forge d’un armurier dans la chambre de conseil d’un monarque ; et nous reprenons notre histoire au moment où, le tumulte de la cour apaisé, les chefs bouillants de colère furent appelés devant le roi. Ils entrèrent dans la salle, fronçant les sourcils et se lançant l’un à l’autre des regards furieux, si violemment irrités des insultes qu’ils croyaient avoir reçues, qu’ils étaient entièrement incapables d’écouter la raison. Albany seul, calme et rusé, semblait prêt à profiter de leur mécontentement pour servir ses propres projets, et à tourner chaque incident vers l’accomplissement de ses vues secrètes.

L’irrésolution du roi, bien qu’elle allât jusqu’à la timidité, ne l’empêchait pas de prendre une apparence de dignité convenable à sa situation. C’était seulement lorsqu’on le pressait un peu, comme dans la scène précédente, qu’il perdait son sang-froid emprunté. En général, on pouvait forcer sa volonté, mais on lui ôtait rarement la dignité de ses manières. Il reçut Albany, Douglas, March et le prieur, membres mal assortis de ce conseil hétérogène, avec un mélange de courtoisie et de dignité qui rappela à chacun de ces pairs orgueilleux qu’il se trouvait en présence de son souverain.

Après avoir reçu leurs salutations, le roi leur ordonna de s’asseoir, et ils obéissaient à cet ordre, lorsque Rothsay entra ; il s’avança gracieusement vers son père, et s’agenouillant sur le tabouret où le roi avait posé ses pieds, il lui demanda sa bénédiction. Robert, avec un visage où la tendresse et le chagrin étaient mal déguisés, s’efforça de prendre un air de reproche en posant la main sur la tête du jeune prince, et dit avec un soupir : « Dieu te bénisse, fils inconsidéré, et te rende plus sage pour l’avenir ! — Amen, mon très-cher père ! » répondit Rothsay d’un ton de sensibilité qui lui était assez naturel dans ses bons moments. Il baisa alors la main royale avec le respect d’un fils et d’un sujet, et au lieu de prendre place à la table du conseil, il resta debout derrière le fauteuil du roi, de manière à pouvoir, quand il le voudrait, parler bas à l’oreille de son père.

Le roi fit alors signe au prieur de Saint-Dominique de s’asseoir à la table sur laquelle se trouvaient papier, plumes et encre, dont le religieux seul, parmi toutes les personnes présentes, Albany excepté, savait se servir. Le roi exposa alors le motif de la réunion, en disant avec beaucoup de dignité :

« Notre délibération, milords, doit rouler sur les malheureuses dissensions qui éclatent dans les Highlands, et qui, à ce que nous apprenons par nos derniers courriers, viennent porter le ravage et la dévastation dans le pays, même jusqu’à peu de milles de notre cour. Mais tout imminent que soit ce péril, notre mauvaise fortune et les instigations d’hommes pervers en ont suscité encore plus près de nous, en semant des disputes et des querelles entre les citoyens de Perth et les gens qui suivent Vos Seigneuries, ainsi que d’autres nobles et chevaliers. Je dois donc d’abord m’adresser à vous, milords, pour savoir pourquoi notre cour est troublée par ces inconvenants débats, et par quels moyens on les doit réprimer… Frère d’Albany, dites-nous d’abord votre opinion sur l’affaire. — Sire, mon royal souverain et frère, dit le duc, me trouvant auprès de votre personne quand le tumulte a commencé, je n’en connais pas la cause. — Et quant à moi, dit le prince, le plus terrible cri de guerre que j’aie entendu est la romance d’une chanteuse publique ; et je n’ai pas vu voler d’autres balles que des noisettes. — Et moi, dit le comte de March, j’ai seulement pu apercevoir que les vaillants citoyens de Perth donnaient la chasse à quelques drôles qui portaient le cœur-sanglant sur leurs épaules ; mais ces soldats s’enfuyaient trop vite pour être réellement les hommes d’armes du comte de Douglas. »

Douglas comprit l’ironie, mais il y répliqua seulement par un de ces regards mornes qui annonçaient d’ordinaire son mortel ressentiment. Il parla ensuite avec un calme hautain.

« Mon souverain, dit-il, peut savoir que c’est Douglas qui doit répondre à cette pressante accusation ; car, quand y eut-il une bataille ou une effusion de sang en Écosse, sans qu’on en ait déversé le blâme sur un Douglas ou sur un partisan de Douglas ; nous avons ici d’éclatants témoignages. Je ne parle pas de milord d’Albany, qui s’est contenté de dire qu’il se trouvait alors, comme cela lui convient, au côté de Votre Grâce ; et je ne dis rien de milord de Rothsay qui, sans déroger à son rang, à son âge et à sa raison, cassait des noisettes avec une musicienne ambulante… Il sourit… il peut parler ici comme bon lui semble… Je n’oublierai pas un devoir qu’il semble avoir oublié ; mais voilà milord de March qui a vu mes gens fuir devant la canaille de Perth ! Je répondrai au comte que les soldats du cœur-sanglant marchent en avant ou battent en retraite quand leur chef l’ordonne, et quand le bien de l’Écosse l’exige. — Et je puis répondre… » s’écria le comte de March, également fier, et le sang lui montant au visage, quand le roi l’interrompit.

« Paix ! seigneurs vindicatifs, dit le roi, et rappelez-vous en présence de qui vous êtes !… Et vous, milord de Douglas, dites-nous, si vous pouvez, la cause de cette révolte, et pourquoi vos hommes d’armes, dont nous sommes prêts à reconnaître les bons services en général, étaient ainsi mêlés dans une querelle particulière ?… — J’obéis, milord, » dit Douglas, baissant un peu une tête qu’il inclinait rarement ; « je passais, en venant de mes quartiers, dans le monastère des dominicains, par la rue Haute de Perth, avec quelques hommes de ma suite ordinaire, quand j’ai aperçu un tas de menu peuple autour de la croix, contre laquelle ils avaient cloué ce placard, et ceci tout auprès. »

Il tira d’une poche qu’il avait sous son justaucorps une main humaine et une feuille de parchemin. Le roi parut surpris et agité.

« Lisez, dit-il, bon père prieur, et débarrassez-nous de ce objet hideux. »

Le prieur lut un placard conçu en ces termes :

« Considérant que la maison d’un citoyen de Perth a été forcée la nuit dernière, veille de la Saint-Valentin, par d’infâmes coureurs de nuit, appartenant à quelque bande d’étrangers, aujourd’hui résidant en la jolie cité ; considérant en outre que cette main a été coupée à un de ces vils libertins dans l’engagement qui s’ensuivit, le prévôt et les magistrats ont ordonné qu’elle serait clouée à la croix, au déshonneur et mépris de ceux qui ont occasionné la querelle, et si quelqu’un de naissance noble ose dire que le présent acte est injustement fait, moi Patrick Charteris de Kinfauns, chevalier, je justifierai ce cartel avec des armes de chevalier, dans la lice, ou si quelqu’un de naissance basse dément ce que nous disons ici, il ira sur le terrain avec tel citoyen de la jolie cité de Perth que son rang exigera ; et ainsi, Dieu et saint Jean protègent la jolie cité !… — Vous ne serez pas étonné, milord, reprit Douglas, d’apprendre que, quand mon aumônier m’eut lu le contenu d’une affiche si insolente, j’envoyai un de mes écuyers détacher ce trophée déshonorant pour la chevalerie et la noblesse d’Écosse. Sur quoi, il me semble que plusieurs de ces effrontés bourgeois ont pris la liberté de huer ou d’insulter l’arrière-garde de mon escorte. C’est alors que mes gens ont tourné leurs chevaux contre eux et auraient bientôt terminé la querelle, si je n’avais ordonné positivement qu’on me suivît en paix, autant que le permettrait la canaille. C’est ainsi qu’ils sont entrés dans la cour comme des fuyards ; quand, sur notre ordre de repousser la force par la force, ils eussent mis le feu aux quatre coins de ce misérable bourg, ou auraient étouffé ces rustres insolents comme de jeunes renards dans un tas de bruyère en feu. »

Il se fit un moment de silence, lorsque Douglas eut fini de parler, jusqu’à l’instant où le duc de Rothsay répondit, en s’adressant à son père :

« Puisque le comte de Douglas a le pouvoir de brûler la ville où Votre Grâce tient sa cour, aussitôt que le prévôt et lui sont en querelle à propos d’un tapage nocturne, ou des termes d’un cartel, certainement nous devons tous être reconnaissants qu’il n’ait pas eu la volonté de le faire. — Le duc de Rothsay, » dit Douglas, qui semblait résolu à garder son sang-froid, « pourrait avoir des raisons pour rendre grâces au ciel d’un ton plus sérieux qu’il vient de le faire, de ce que Douglas est aussi loyal qu’il est puissant. Il est un temps où les sujets, dans tout pays, s’élèvent contre la loi ; nous avons entendu parler des insurgés de la Jacquerie, en France, et de Jack Straw, de Bob Miller et de Parson Ball, en Angleterre, et nous pouvons croire qu’il y a en Écosse assez de combustibles pour allumer un tel incendie, si l’étincelle tombait sur nos frontières. Quand je vois des paysans querellant des nobles, et clouant des mains de seigneur à la croix de leur cité, je ne dirai pas que je crains la rébellion, car ce serait faux, mais je la prévois, et je me tiendrai prêt à la repousser. — Et pourquoi, » dit à son tour le comte de March, « pourquoi milord de Douglas dit-il que ce défi est fait par des rustres ? Je vois ici le nom de sir Patrick Charteris, qui, je pense, n’est pas du sang des rustres. Douglas lui-même, puisqu’il prend la chose si chaudement, peut ramasser le gantelet de sir Patrick sans souiller son honneur. — Milord de March, répliqua Douglas, devrait parler de ce qu’il sait. Je ne fais pas injure au descendant du Corsaire Rouge, quand je dis qu’il est trop léger pour être pesé avec un Douglas ; l’héritier de Thomas Randolph pourrait avoir meilleur droit à ce qu’on lui répondît. — Et, par mon honneur, ce ne sera point faute à moi de demander cette grâce, » dit le comte de March en tirant son gant.

« Arrêtez, milord, dit le roi, ne nous faites pas une si forte injure que de porter votre haine jusqu’à vous défier à mort devant votre souverain ; mais plutôt offrez amicalement votre main dégantée au noble comte, et embrassez-vous en signe de mutuelle soumission à la couronne d’Écosse. — Non, mon souverain, répondit March ; Votre Majesté peut m’ordonner de reprendre mon gantelet ; car il est à vos ordres, aussi bien que toute mon armure, tant que je tiens mon comté de la couronne d’Écosse ; mais quand je serrerai la main de Douglas, ce sera avec une main couverte de fer… Adieu, mon souverain ; mes conseils ne servent de rien ici, et ceux d’autres personnes sont si favorablement reçus, que peut-être un plus long séjour ici serait dangereux pour ma sûreté. Puisse Dieu garder Votre Altesse d’ennemis déclarés et de traîtres amis… Je pars pour mon château de Dunbar, d’où je pense que vous recevrez bientôt de mes nouvelles… Adieu, milords d’Albany et Douglas ; vous jouez gros jeu, tâchez de bien jouer… Adieu, pauvre prince inconsidéré qui badines comme un daim entre les griffes d’un tigre… Adieu à tous… George de Dunbar voit le mal sans pouvoir y remédier… Adieu à tous… »

Le roi voulut parler, mais les mots moururent sur ses lèvres, lorsqu’Albany lui lança un regard qui l’invitait à se taire. Le comte de March sortit de la salle en recevant les muettes salutations des membres du conseil auxquels il s’était adressé, à l’exception de Douglas, seul, qui répondit à ses adieux par un regard de provocation dédaigneuse.

« Le traître va nous livrer à l’Angleterre, dit-il ; son orgueil se fonde sur ce qu’il possède cette forteresse minée par la mer, qui peut donner entrée aux Anglais dans le Lothian… Ne vous alarmez point, Sire, je réponds de ce que je dis… Néanmoins, il est encore temps, prononcez seulement un mot, mon souverain, dites seulement « qu’on l’arrête, » et le comte de March ne traverse point l’Éarn pour achever son voyage déloyal. — Mon, vaillant comte, » dit Albany, qui souhaitait que les deux puissants seigneurs se continssent l’un par l’autre, plutôt que de donner à l’un des deux une supériorité décisive, « c’est un conseil trop peu réfléchi. Le comte de March est venu ici sous un sauf-conduit du roi, et on ne peut le violer sans attaquer l’honneur de mon royal frère. Pourtant, si Votre Seigneurie pouvait alléguer quelque preuve détaillée… »

Ici on entendit une fanfare de trompettes.

« Sa Grâce d’Albany est extraordinairement scrupuleuse aujourd’hui, répliqua Douglas ; mais que sert de perdre le temps eu paroles ?… le moment est passé… Voici les trompettes de March, et je réponds qu’il galopera aussi vite que vole une flèche, jusqu’à ce qu’il ait passé la porte du Sud. Nous entendrons parler de lui à temps ; et, si je ne me trompe pas dans mes conjectures, il viendra avec toute l’Angleterre derrière lui pour appuyer sa trahison. — Espérons mieux du noble comte de March, » dit le roi, qui n’était nullement fâché que la dispute entre March et Douglas eût fait disparaître pour le moment les traces de la querelle entre Rothsay et son beau-père ; « il est d’un naturel fier, mais généreux… Sous certains rapports il a été… je ne dirai pas lésé… mais désappointé… et il faut quelque peu excuser le ressentiment d’un noble seigneur armé d’un grand pouvoir. Mais, Dieu merci, nous voilà tous ici de même opinion et de même famille : aussi, du moins, nos délibérations ne peuvent plus être troublées par la désunion… Père prieur, je vous prie de prendre plume et papier, car vous allez être, comme de coutume, le clerc de notre conseil… Et maintenant, aux affaires, milords… Notre premier objet à considérer doit être cette désunion des montagnards. — Désunion entre le clan Chattan et le clan Quhele, dit le prieur, qui, comme les derniers avis de nos frères de Dunkeld nous en informent, est prête à se changer en une guerre plus formidable que toutes celles qui ont jamais éclaté parmi ces fils de Bélial qui ne parlent de rien moins que de s’entre-détruire. Les forces s’assemblent des deux côtés, et pas un homme, ne fût-il parent qu’au dixième degré, ne doit se ranger sous l’étendard de sa tribu, sous peine d’être puni par le fer et la flamme. La fameuse croix de feu a volé dans toutes les directions comme un météore, et réveillé des tribus barbares et inconnues au delà du lointain Murraw Firth… Puissent le ciel et saint Dominique nous protéger !… Mais si Vos Seigneuries ne peuvent trouver de remède au mal, il se répandra comme un torrent, et le patrimoine de l’Église sera sur tous les points exposé à la fureur des Amalécites, chez qui se trouve aussi peu de respect pour le ciel que de pitié ou d’affection pour les voisins… Puisse Notre-Dame veiller sur nous !… On dit que certains d’entre eux sont encore de vrais païens et adorent Mahound et Termagant. — Milords et parents, dit Robert, on vient de vous exposer l’imminence du péril, et vous pouvez désirer connaître mon opinion avant d’énoncer celle que votre sagesse vous suggérera. Et en vérité, le meilleur remède qui se présente à mon esprit est d’envoyer deux commissaires avec nos pleins pouvoirs pour arranger ces différends, et en même temps ordonner à ces montagnards, sous peine d’avoir à en répondre devant la loi, de déposer les armes et de s’abstenir de tout acte de violence les uns à l’égard des autres. — J’approuve la proposition de Votre Grâce, dit Rothsay ; et j’espère que le bon prieur ne refusera point l’honneur d’entreprendre cette mission pacifique ; et son révérend frère l’abbé du couvent des Chartreux briguera sans doute un glorieux emploi, qui ajoutera certainement deux très-éminentes recrues à la nombreuse armée des martyrs, puisque les Highlanders regardent peu à la différence qui existe entre clerc et laïque dans les ambassades que vous leur envoyez. — Mon royal lord Rothsay, dit le prieur, si je suis destiné à la sainte couronne du martyre, je serai indubitablement conduit sur le chemin par où je dois l’obtenir. Cependant, si vous parlez ainsi par plaisanterie, puisse le ciel vous pardonner et vous donner assez de lumière pour voir que mieux vaudrait armer votre bras pour défendre les possessions de l’Église, exposées à un si grand péril, que d’employer votre esprit à lancer des brocards à ses ministres et ses serviteurs ! — Je ne lance de brocards à personne, père prieur, » dit le jeune prince en bâillant ; et le seul motif que j’aie de ne point prendre les armes, c’est qu’une armure est un habillement peu commode, et qu’en février un manteau fourré va mieux au temps qu’un corselet d’acier. Il me répugne d’autant plus de mettre un froid harnais quand l’air est si piquant, que si l’Église d’Écosse envoyait seulement un détachement de ses saints (et elle en a quelques-uns, montagnards de naissance, bien connus dans ce district, et sans doute habitués au climat), ils pourraient combattre pour leur propre compte, comme ce joyeux saint George d’Angleterre. Je ne sais pourquoi nous entendons parler de leurs miracles quand on se les rend propices, et de leur vengeance quand on viole leur patrimoine ; choses qui sont toujours alléguées comme une raison d’étendre leurs domaines par d’abondantes largesses ; et pourtant, s’il vient seulement une bande de vingt montagnards, la cloche, le missel et les cierges ne bougent point ; et le baron armé est contraint à maintenir l’Église dans la possession des terres qu’il lui adonnées, aussi bien que s’il jouissait encore lui-même des revenus. — Mon fils David, dit le roi, vous donnez une étrange licence à votre langue. — Eh bien ! Sire, je me tais, répliqua le prince ; mon intention n’est pas de troubler Votre Altesse, ni de mécontenter le père prieur, qui, avec tant de miracles à sa disposition, ne fera point face, ce me semble, à une poignée de bandits montagnards. — Nous savons, » dit le prieur avec une indignation contenue, « de quelle source découlent les infâmes doctrines que nous entendons sortir de la bouche de Votre Altesse. Quand des princes frayent avec des hérétiques, leurs esprits et leurs manières sont également corrompus. Ils se montrent alors dans les rues, au milieu des masques et des prostituées ; et dans les conseils, ils font gloire de mépriser l’Église et les choses saintes. — Paix, bon père ! dit le roi, Rothsay fera des excuses pour avoir follement parlé. Hélas ! laissez-nous tenir amicalement conseil, plutôt que de nous faire ressembler à un équipage mutiné dans un vaisseau qui fait naufrage, où chacun a plus envie de se quereller avec ses voisins que de seconder les efforts du pilote pour sauver le navire… Milord de Douglas, votre maison a rarement failli quand la couronne d’Écosse avait besoin d’un sage conseil ou d’un courageux fait d’armes ; j’espère que vous nous tirerez de cet embarras. — Je puis seulement m’étonner que cet embarras existe, milord, répondit l’orgueilleux Douglas ; quand on me confia la lieutenance du royaume, quelques-uns de ces clans sauvages descendirent des Grampians. Je n’importunai pas le conseil à ce sujet, mais j’enjoignis au shériff lord Ruthven de monter à cheval avec les forces du Carse… les Hay, les Lindsay, les Ogilvie et autres gentilshommes. Par sainte Brigitte ! quand les jaquettes d’acier frisèrent les plaids, les coquins surent à quoi les lances étaient bonnes, et si les sabres avaient des pointes ou non. Il y eut quelque trois cents de leurs meilleurs bonnets, outre celui de leur chef Donald-Cormac[1], qui restèrent dans le marais de Thorn et dans le bois de Rochinroy : autant furent pendus à la montée de Houghman, qui conserve encore le nom qu’on lui a donné à cette époque. Voilà comme on agit avec les brigands dans mon pays ; et si de plus doux moyens réussissaient mieux avec ces bandits, ne blâmez point Douglas d’avoir dit son opinion… Vous souriez, milord de Rothsay : puis-je vous demander comment je suis une seconde fois devenu l’objet de vos railleries, avant d’avoir pu répliquer à la première que vous m’avez adressée ?… — Voyons, ne vous fâchez pas, mon bon lord de Douglas, répondit le prince ; je souriais seulement en pensant que votre suite de prince diminuerait, si chaque brigand était traité comme les pauvres montagnards à la montée de Houghman. »

Le roi intervint encore, pour empêcher le comte de répondre avec colère. « Votre Seigneurie, dit-il à Douglas, nous engage sagement à prendre les armes, lorsque les ennemis s’avanceront en rase campagne contre mes sujets ; mais la difficulté est de mettre un terme à leur désordre tant qu’ils restent cachés dans leurs montagnes. Je n’ai pas besoin de vous dire que le clan Chatlan et le clan Quhele forment de grandes confédérations, composées chacune de diverses tribus qui font bande ensemble, chacune pour soutenir leur ligue séparée, et qu’ils ont eu dernièrement des dissensions où le sang a coulé, lorsqu’ils se sont rencontrés les uns les autres, soit individuellement, soit par troupes. Tout le pays est déchiré par leurs haines continuelles. — Je ne vois point un grand mal à cela, dit Douglas ; les brigands s’entredétruiront, et les daims de la montagne se multiplieront à mesure que diminueront les hommes ; nous regagnerons, comme chasseurs, l’exercice que nous perdrons comme généraux. — Dites plutôt que les loups se multiplieront à mesure que diminueront les hommes, » répliqua le roi.

« J’en serais charmé, dit Douglas ; plutôt des loups sauvages que de sauvages montagnards. Accumulez d’énormes forces le long de la frontière des Highlands, pour séparer le pays tranquille du pays agité ; retenez le feu de la guerre civile à l’intérieur des hautes terres ; laissez-le déployer sa furie sans contrainte, et il s’éteindra bientôt faute de matières combustibles. Les survivants seront humiliés, et obéiront plus vite au moindre mot exprimant le bon plaisir de Votre Grâce, que leurs pères n’obéissent aujourd’hui à vos plus stricts commandements. — C’est un conseil sage, mais impie, » dit le prieur en remuant la tête, « je ne puis prendre sur ma conscience de le recommander. C’est de la sagesse, mais une sagesse d’Achitophel, rusée et cruelle à la fois. — Mon cœur me le dit… » répartit le roi Robert en mettant la main sur sa poitrine ; « mon cœur me dit qu’on me demanderait au jour redoutable : « Robert Stuart, où sont les sujets que je t’ai donnés ? » Il me dit que j’aurai à rendre compte d’eux tous, Saxons et Gaëls, habitants des basses terres et des montagnes, hommes de la frontière ; qu’il me faudra répondre, non-seulement pour ceux qui ont des richesses et des lumières, mais pour ceux-là encore qui étaient voleurs par pauvreté, et rebelles par ignorance. — Votre Altesse parle en roi chrétien, dit le prieur ; mais vous portez l’épée aussi bien que le sceptre, et le mal présent est du nombre de ceux que l’épée doit guérir. — Écoutez, milords, » dit le prince d’un air qui laissait deviner qu’une idée plaisante traversait son esprit. « Je suppose d’abord que nous puissions donner à ces montagnards sauvages quelque teinte de chevalerie, alors on n’aurait pas grand’peine à disposer les deux grands commandants, le capitaine du clan Chattan, et le chef de la race non moins glorieuse du clan Quhele, à se défier l’un l’autre à mort. Ils peuvent se battre ici, dans Perth ; nous leur fournirons chevaux et armures : ainsi leur haine sera éteinte par la mort d’un ou deux vilains… car j’espère que tous deux se casseront le cou au premier choc.) Le pieux désir qu’a mon père d’épargner le sang sera accompli, et nous aurons le plaisir de voir un combat entre deux sauvages chevaliers, portant culottes et montant des chevaux pour la première fois de leur vie, ce qui n’est pas arrivé depuis le temps du roi Arthur. — Honte à vous, David ! dit le roi ; pouvez-vous faire de la détresse de votre pays natal, et de la perplexité de nos conseils, un sujet de bouffonnerie ? — Si vous voulez bien me le permettre, mon royal frère, dit Albany, je pense que, bien que le prince mon neveu ait lancé cette idée en l’air, on pourrait en tirer de quoi remédier à ce pressant péril. — Mon bon frère, reprit le roi, c’est mal à vous de favoriser la folie de Rothsay, en continuant une plaisanterie qui vient si peu à propos. Nous savons que les clans des montagnards ne connaissent ni nos coutumes de chevalerie, ni le mode de combat qu’elles requièrent. — Votre Grâce dit vrai, répondit Albany ; cependant je ne raille point, et je parle fort sérieusement. Il est très-vrai que les montagnards ne connaissent point notre façon de combattre en champ clos, mais leurs manières sont aussi efficaces pour donner la mort ; et quand le jeu mortel est joué, quand l’enjeu est gagné ou perdu, qu’importe que ces Gaëls aient combattu avec la lance et l’épée, comme il convient à de vrais chevaliers, ou avec des sacs de sable, comme les ignobles paysans d’Angleterre, ou enfin qu’ils se soient écorchés l’un l’autre avec des couteaux ou des stylets, d’après leur barbare coutume ? Leur habitude, comme la nôtre, est de remettre tout droit disputé, toute contestation, à la décision des armes. Ils sont aussi vains qu’ils sont fiers ; et l’idée que les deux clans pourront combattre en votre présence et devant votre cour, les disposera facilement à remettre leurs différents au destin d’un combat, quand même ce rude arbitrage serait moins familier à leurs usages et quand on fixerait le nombre des combattants selon ce qui paraîtrait convenable. Il nous faut aviser à ce qu’ils n’approchent de la cour que de façon à ne point nous surprendre ; et ce point réglé, plus on admettra de combattants de part et d’autre, plus il y aura de désastre parmi les plus braves et les plus séditieux de leurs hommes, plus la chance sera grande que les hautes terres resteront quelque temps paisibles. — Ce serait une politique sanguinaire, mon frère, dit le roi ; et je le répète, je ne puis forcer ma conscience à contempler le meurtre de ces hommes grossiers, qui ont tant de ressemblance avec autant de païens égarés. — Et leur vie est-elle plus précieuse que celles des nobles et des seigneurs qui, avec la permission de Votre Grâce, descendent si souvent en champ clos, soit pour terminer des querelles suivant la loi, ou simplement pour acquérir de l’honneur ? »

Le roi, ainsi pressé, avait peu de chose à dire contre une coutume aussi profondément gravée dans les lois du royaume et les usages de la chevalerie, que le jugement par combat. Et il répondit seulement : « Dieu sait que je n’ai jamais accordé de semblables permissions qu’avec la plus vive répugnance, et que je n’ai jamais vu des hommes se battre à mort, sans souhaiter de pouvoir arrêter l’effusion du sang en versant le mien. — Mais, mon gracieux seigneur, dit le prieur, il me semble que si nous n’adoptons pas quelque mesure analogue à celle que propose milord d’Albany, il nous faut recourir à celle de Douglas ; c’est-à-dire nous en remettre aux chances douteuses d’une bataille, avec la certitude de perdre beaucoup d’excellents sujets, et faire avec les épées de vos sujets de la plaine, ce qu’autrement ces sauvages montagnards feront de leurs propres mains… Que dit milord de Douglas du plan proposé par Sa Grâce d’Albany ? — Douglas, dit l’orgueilleux lord, n’a jamais conseillé de faite par intrigues ce qu’on pouvait exécuter par la force ouverte. Il demeure dans sa première opinion, et marchera volontiers à la tête de ses gens, et de ceux des barons du Perthshire et du Carse ; également décidé à amener les Highlanders à la raison et à la soumission, ou à laisser le corps d’un Douglas au milieu de leurs solitudes. — C’est noblement parler, milord de Douglas, dit d’Albany ; et le roi ferait bien de s’en remettre à votre indomptable valeur et au courage de vos hardis vassaux. Mais ne voyez-vous point que bientôt vous pouvez être appelé ailleurs, où votre présence et vos services seront plus nécessaires encore à l’Écosse et à son roi ? N’avez-vous point remarqué le ton de mauvais augure avec lequel le comte de March a promis à notre monarque, ici présent, foi et fidélité, tant que le roi Robert serait son seigneur lige ? Et n’avez-vous pas pensé vous-même que le comte songeait à se soumettre à l’Angleterre ?… D’autres chefs, d’une puissance secondaire et d’une renommée inférieure, peuvent combattre les montagnards ; mais si Dunbar introduit Piercy et les Anglais sur nos frontières, qui les repoussera, si Douglas est ailleurs ? — Mon épée, répondit Douglas, est également aux ordres de Sa Majesté sur la frontière et dans les plus profondes retraites des montagnes. J’ai déjà vu le dos du fier Piercy et de George Dunbar, et je puis les voir encore. Si le bon plaisir du roi est que je prenne des mesures pour empêcher cette alliance probable de l’étranger et du traître, plutôt que de confier à une main subalterne et plus faible la tâche importante d’apaiser les hautes terres, je suis disposé à donner mon approbation au projet de milord d’Albany, et à laisser ces sauvages se couper les membres les uns aux autres, afin d’éviter aux barons et aux chevaliers la peine de les abattre. — Milord de Douglas, » dit le prince, qui semblait résolu à n’omettre aucune occasion de vexer son orgueilleux beau-père, » milord de Douglas ne voudrait pas nous laisser, à nous habitants des basses terres, les pauvres miettes d’honneur qu’on peut ramasser aux dépens des brigands montagnards, tandis que lui, avec sa chevalerie de la frontière, va recueillir une pleine moisson de victoires sur les Anglais. Mais Piercy a vu le dos de certains hommes aussi bien que Douglas, et j’ai ouï dire qu’il arrivait souvent que celui qui partait pour tondre s’en revenait tondu. — Phrase, dit Douglas, fort convenable à un prince qui parle d’honneur en portant à son bonnet la mallette d’une prostituée en signe de faveur ; — Excusez-moi, milord, dit Rothsay ; quand on a été marié malgré soi, on est peu délicat dans le choix de celles qu’on aime par amour. Le chien enchaîné doit happer l’os qui est le plus à sa portée. — Rothsay, mon malheureux fils ! s’écria le roi, es-tu fou ? ou voudrais-tu attirer sur ta tête tout le déplaisir d’un roi et d’un père ? — Je suis muet au moindre mot de Votre Grâce. — Eh bien ! donc, milord d’Albany, dit le roi, puisque tel est votre avis ; puisque le sang écossais doit couler, dites-moi comment nous déciderons ces hommes si fiers à vider leur querelle par le combat que vous proposez ? — Ceci, mon souverain, doit être le résultat d’une plus mûre délibération ; mais la tâche ne sera point difficile ; il faudra de l’or pour gagner quelques bardes, quelques conseillers et orateurs principaux. D’ailleurs, il faut donner à entendre aux deux Chieftains, que s’ils n’agréent point cet arrangement amical… — Amical, Robert ! » dit le roi expressivement.

« Oui, amical, mon souverain ; puisque mieux vaut rendre la paix au pays au risque de perdre deux ou trois douzaines de bandits montagnards, que de rester en guerre jusqu’à ce que deux ou trois milliers aient péri par le fer, le feu, la famine, et toutes les calamités d’une guerre dans les montagnes. Pour revenir à notre projet, je pense que le premier parti auquel on proposera l’arrangement l’adoptera avec ardeur ; que l’autre sera honteux d’hésiter un moment à remettre la cause aux épées de ses plus braves hommes. La vanité et la haine de clans à clans les empêcheront de voir dans quelle intention nous adoptons une telle manière de vider le différend ; et ils seront plus empressés de se mettre l’un et l’autre en pièces, que nous ne pourrons l’être à les y exciter. Et maintenant que nos délibérations sont finies, en tant que mon avis a pu servir, je me retirerai. — Restez encore un moment, dit le prieur ; car j’ai un grief à exposer d’une nature si noire et si horrible, que le cœur pieux de Votre Grâce aura peine à croire à sa réalité ; et je vous en informe avec douleur, parce que, aussi certainement que je suis un serviteur indigne de saint Dominique, il est la cause de la céleste colère contre ce pauvre pays, par laquelle nos victoires sont changées en défaites, nos joies en chagrin, nos conseils déchirés par la désunion, et notre pays dévoré par la guerre civile. — Parlez, révérend prieur, dit le roi ; assurément si la cause de ces malheurs réside en moi ou en ma maison, je prendrai soin de la faire disparaître. »

Il prononça ces mots d’une voix mal assurée, et attendit avec avidité la réponse du prieur, craignant sans doute qu’elle n’impliquât Rothsay dans une nouvelle accusation. Ses appréhensions le trompèrent peut-être quand il crut voir le religieux contempler un moment le prince avant de s’écrier d’un ton solennel : « L’hérésie, mon noble et gracieux souverain, l’hérésie est parmi nous ; elle attire toutes les âmes de la congrégation, les unes après les autres, comme des loups arrachent les agneaux de la bergerie. — « Il y a assez de bergers pour garder le bercail, répliqua le duc de Rothsay. Voici quatre couvents de moines réguliers seulement autour de ce pauvre bourg de Perth, et tout le clergé séculier en outre ; il me semble que, dans une ville où la garnison est si forte, l’ennemi ne peut pénétrer. — Un seul traître dans la garnison, milord, répliqua le prieur, peut détruire la sécurité d’une ville gardée par des légions ; et si ce traître est, soit par légèreté, soit par amour du changement, soit par tout autre motif, protégé et nourri par ceux qui devraient mettre le plus d’empressement à le chasser de la forteresse, il aura d’innombrables occasions pour mal faire. — Vos paroles semblent attaquer quelqu’un ici présent, père prieur, dit Douglas ; si c’est moi, elles me font gratuitement injure. Je n’ignore pas que l’abbé d’Aberbrothock a fait quelques plaintes hors de propos, parce que je ne laissais point ses bœufs devenir trop nombreux dans ses pâturages, ou ses récoltes de grains rompre les greniers du monastère quand mes gens avaient besoin de bœuf, et leurs chevaux d’avoine. Mais songez-y, les pâturages et les champs qui lui procurent cette abondance furent concédés à la maison d’Aberbrothock par mes ancêtres, et ce ne fut pas certainement avec l’intention que leur descendant mourût de faim au milieu de ces domaines. Et cela n’arrivera point, par sainte Brigitte ! Mais quant à l’hérésie et à la fausse doctrine, » ajouta-t-il en frappant de sa large main la table du conseil, « qui oserait en soupçonner Douglas ? Je ne voudrais pas voir brûler de pauvres gens pour de mauvaises pensées ; mais ma main et mon épée sont toujours prêtes à protéger la foi chrétienne. — Milord, je n’en doute pas, dit le prieur ; il en fut toujours de même dans votre noble famille. Quant aux plaintes de l’abbé, on peut les remettre à demain ; mais ce que nous demandons aujourd’hui, c’est qu’on charge quelqu’un des principaux seigneurs de l’État pour se joindre à d’autres seigneurs relevant de la sainte Église, afin de défendre en cas de besoin, par la force des armes, les perquisitions que vont faire le révérend official des frontières et d’autres graves prélats, dont je suis l’indigne collègue, pour découvrir la source des nouvelles doctrines qui égarent maintenant les simples et dépravent la pure et précieuse foi approuvée par le saint-père et par ses révérends prédécesseurs. — Que le comte de Douglas ait une commission royale à cet effet, dit Albany, et que tous soient soumis à sa juridiction sans exception aucune, hormis la personne du roi. Pour ma part, quoique ma conscience m’assure que je n’ai, ni par pensée ni par action, encouragé une doctrine que la sainte Église n’a point sanctionnée, je rougirais de réclamer un privilège en ma qualité de prince du sang, et de paraître chercher un refuge contre ce crime si abominable. — Cette affaire ne me regarde nullement, dit Douglas ; marcher contre les Anglais et le traître comte de Dunbar, est une tâche qui me suffit. D’ailleurs je suis un vrai Écossais, et je ne souffrirai aucune chose qui puisse faire courber la tête de l’Église d’Écosse sous le joug romain, ou faire baisser la couronne d’un baronnet devant la mitre et le capuchon. Mettez donc, très-noble duc d’Albany, votre propre nom dans la commission ; et je prie Votre Grâce de tempérer le zèle des membres de la sainte Église, afin qu’aucun acte ne soit entaché de fanatisme ; car l’odeur d’un fagot brûlé sur le Tay ramènerait Douglas des murs d’York. »

Le duc se hâta d’assurer au comte que la commission serait exercée avec douceur et modération.

« Sans contredit, dit le roi Robert, la commission doit beaucoup pouvoir, et si ce n’était compromettre la dignité de la couronne, je me soumettrais moi-même à la juridiction. Mais nous espérons que tandis que les foudres de l’Église seront lancées contre les vils auteurs de ces détestables hérésies, on usera de mesures douces et miséricordieuses à l’égard des malheureuses victimes qu’elles ont égarées. — Telle est toujours la conduite de la sainte Église, milord ! répondit le prieur de Saint-Dominique. — Eh ! bien, donc, que la commission soit expédiée avec les formalités voulues, au nom de notre frère Albany, et de tels autres qui en seront jugés dignes ; et maintenant levons la séance ; Rothsay, viens avec moi, et donne-moi le bras, j’ai certaines choses à te dire en particulier. — Ho, là ! » s’écria le prince du ton dont il aurait parlé à un cheval pour l’arrêter.

« Que signifie cette grossièreté ? mon fils, dit le roi ; n’auras-tu jamais ni raison ni politesse ? — Ne pensez pas que j’aie voulu vous offenser, mon souverain, dit le prince ; mais nous allions nous séparer sans convenir de ce qu’il fallait faire dans cette étrange histoire de la main morte, que le noble Douglas a si galamment relevée. Nous ne serons pas trop à notre aise à Perth, si nous sommes en brouillerie avec les citoyens. — Laissez-moi le soin d’y penser, répliqua Albany ; moyennant quelques petites concessions de terres et d’argent, et de belles paroles en quantité, on pourrait, cette fois, satisfaire les bourgeois. Mais il serait bien que les barons et leurs gens fussent avertis de ne point troubler la paix dans la ville. — Certainement, nous n’y manquerons pas, dit le roi ; que des ordres stricts soient donnés en conséquence. — C’est faire trop d’honneur à ces manants, dit Douglas ; mais qu’il soit fait selon le bon plaisir de Votre Altesse. Je prends la permission de me retirer. — Pas avant de goûter un flacon de vin de Gascogne, milord, dit le roi. — Pardon, répliqua le comte, je n’ai point soif, et je ne bois pas par mode, mais par besoin, ou par amitié. » À ces mots, il sortit.

Le roi, comme soulagé par son départ, se tourna vers Albany, et dit : « Maintenant, milord, nous devrions gronder notre espiègle de Rothsay. Pourtant il nous a si bien servis au conseil que nous devons agréer ses mérites en expiation de ses folies. — Je suis heureux de l’entendre dire, » répliqua Albany avec un air de pitié et d’incrédulité, comme s’il ne connaissait rien de ces services supposés.

« Oh ! frère, vous êtes lent à comprendre, dit le roi ; car je ne veux pas vous croire envieux. N’avez-vous pas remarqué que Rothsay fut le premier à proposer ce mode de maintenir la paix dans les montagnes, que votre expérience a présenté sous le meilleur jour, et qui a été généralement approuvé… et tout à l’heure même, ne nous serions-nous pas levés en oubliant une affaire capitale, s’il ne nous eût rappelé la querelle avec les citoyens ? — Je ne doute pas, mon souverain, » dit le duc d’Albany avec le ton d’approbation que le roi semblait demander, « que mon royal neveu ne rivalise bientôt de sagesse avec son père. — Ou, dit le duc de Rothsay, je puis trouver plus facile d’emprunter à un autre membre de ma famille cet heureux et commode manteau d’hypocrisie qui couvre tous les vices, et alors peu importe qu’on les ait ou non. — Milord prieur, » dit le duc s’adressant au dominicain, « nous prierons Votre Révérence de s’absenter un instant. Sa Majesté et moi, nous avons à dire au prince des choses que ne peut entendre personne, pas même vous. »

Le dominicain s’inclina et sortit.

Quand les deux royaux frères furent laissés seuls avec le prince, le roi parut extrêmement embarrassé et abattu, Albany, triste et recueilli, tandis que Rothsay lui-même s’efforçait de déguiser certaine inquiétude sous son air habituel de légèreté. Il y eut un silence d’une minute ; à la fin, Albany parla.

« Royal frère, dit-il, le prince mon neveu accueille si mal les remontrances qui sortent de ma bouche, que je prierai Votre Grâce de prendre elle-même la peine de lui dire ce qu’il est fort convenable qu’il sache. — Il faut, en effet, que cette communication soit peu agréable, si milord d’Albany ne peut l’entortiller de paroles meilleures, dit le prince. — Trêve d’effronterie, jeune homme, » répondit le roi avec colère. « Vous parliez à l’instant de la querelle avec les citoyens… Qui a occasionné cette querelle, David ?… Quels hommes ont escaladé la fenêtre d’un paisible citoyen, d’un fidèle sujet, alarmé de nuit la ville par des torches et des cris, et exposé nos vassaux au péril et à la frayeur. — Plus à la frayeur qu’au péril, j’imagine, répliqua le prince : comment puis-je dire quels hommes ont causé ce tumulte nocturne ? — Il y avait dans cette esclandre un homme de ta suite, continua le roi, un homme de Bélial, que j’aurai soin de punir comme il l’a mérité. — À ma connaissance, il n’y a personne parmi mes gens qui mérite le déplaisir de votre Altesse, répartit le prince. — Point de subterfuges, jeune homme… Où étais-tu la veille de la Saint-Valentin ? — Il faut espérer que j’adorais le bon saint aussi bien que peut le faire un homme d’argile, » répondit le jeune homme avec indifférence.

« Mon royal neveu nous veut-il dire à quoi son maître d’équitation employa son temps la veille de cette fête, dit le duc d’Albany. — Parle, David… je te commande de parler, dit le roi. — Ramorny était en service près de moi… Je pense que cette réponse satisfera mon oncle. — Mais elle ne me satisfait pas, moi, » dit le père irrité. « Dieu le sait, je n’ai jamais demandé le sang de personne, mais j’aurai la tête de ce Ramorny, si les lois peuvent me la donner. Il a encouragé, il a partagé tes vices nombreux, tes nombreuses folies. J’aurai soin qu’il n’en soit plus ainsi… Appelez Mac-Louis avec un garde ! — Ne faites point de mal à un innocent, » s’écria le prince, désirant, à tout prix, préserver son favori du danger qui le menaçait… « Je jure sur mon honneur que Ramorny était occupé pour moi, et qu’ainsi il n’a pu se mêler à cette bagarre. — Crois-tu donc m’en imposer ! » dit le roi, et il présenta au prince un anneau. « Regarde ! voici le cachet de Ramorny, perdu dans cette ignoble bagarre ! Tombé dans les mains d’un des gens de Douglas, il fut donné par le comte à mon frère. Ne parle pas en faveur de Ramorny, car il se meurt. Sors de ma présence, et va te repentir des conseils pervers qui ont pu te faire paraître devant moi le mensonge à la bouche… Oh ! honte, David, honte à toi ! comme fils, tu as menti à ton père ; comme chevalier, au chef de ton ordre. »

Le prince resta muet devant son père, frappé par sa conscience, abattu par le remords. Puis il s’abandonna aux sentiments honorables qui vivaient encore au fond de son cœur, et se jeta aux pieds de son père.

« Le faux chevalier, dit-il, mérite la dégradation, et le sujet déloyal, la mort ; mais permettez au fils d’implorer près du père la grâce du serviteur qui ne l’a point guidé vers le crime, mais qui s’y est plongé avec répugnance par ses ordres. Laissez-moi porter le poids de ma folie ; mais épargnez ceux qui furent mes instruments plutôt que mes complices. Songez-y, Ramorny fut attaché à mon service par ma pieuse mère. — Ne la nomme pas, David, je t’en conjure ! dit le roi ; elle est heureuse de n’avoir jamais vu l’enfant de son amour devant elle, doublement déshonoré par le crime et le mensonge. — Je suis indigne de la nommer, reprit le prince, et pourtant, mon cher père, je dois, en son nom, demander la vie de Ramorny. — Si je pouvais vous offrir mes conseils, » dit le duc d’Albany, qui s’aperçut qu’une réconciliation aurait bientôt lieu entre le père et le fils, « je voudrais qu’on renvoyât Ramorny de la maison et de la compagnie du prince, avec telle autre punition que son imprudence peut mériter. Le public sera satisfait par cette disgrâce, et l’affaire sera aisément arrangée ou étouffée, pourvu que Son Altesse ne cherche point à défendre son serviteur. — Le veux-tu pour l’amour de moi, David, » dit le roi d’une voix tremblante, et les yeux pleins de larmes, « veux-tu renvoyer cette homme dangereux, pour l’amour de moi, qui me laisserais pour toi arracher le cœur ? — Cela sera fait, mon père… et fait sur-le-champ, » répondit le prince ; et saisissant la plume, il écrivit quelques lignes par lesquelles il chassait Ramorny de son service, et mit le billet entre les mains d’Albany. « Je voudrais remplir tous vos souhaits aussi aisément, mon royal père, » ajouta-t-il en se jetant aux pieds du roi, qui le releva et le pressa tendrement dans ses bras.

Albany resta morne et muet ; et ce ne fut qu’après une ou deux minutes qu’il dit : « Puisque l’affaire s’est arrangée si heureusement, permettez-moi de vous demander si le plaisir de Votre Majesté est d’entendre les vêpres à la chapelle. — Certainement, dit le roi, n’ai-je pas des grâces à rendre à Dieu qui a rétabli l’union dans ma famille ? Viendrez-vous avec nous, mon frère ? — Non, Votre Grâce veut bien me le permettre… répondit le duc ; il faut que je me concerte avec Douglas et d’autres sur la manière dont nous pourrons amener ces vautours montagnards à notre leurre. »

Albany se retira pour songer à ses ambitieux projets, tandis que le père et le fils se rendirent au service divin pour remercier Dieu de cette heureuse réconciliation.



  1. Quelques autorités ne placent ce combat qu’en 1415. w. s.