LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE[1].


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



La bourgeoisie de Yédo (suite).

Les magasins de soieries de Mitsouï occupent les deux côtés de la belle rue de Mouromats, d’où l’on voit, dans la direction du midi, s’élever en étages, à l’horizon, le grand poste de police de Mitské, les terrasses du Castel et l’incomparable Fousi-Yama. Mitsouï avait ouvert une succursale de sa maison dans le voisinage de notre résidence de Benten ; mais il fut obligé de la supprimer, je ne sais pour quel motif, si ce n’est que peut-être il y faisait de trop brillantes affaires avec les Européens. Il continua néanmoins d’entretenir à Yokohama un agent, qui se chargeait spécialement de soigner les opérations de change des officiers de la douane.

Peu de temps avant mon départ du Japon, l’on me raconta que des lonines s’étaient introduits chez Mitsouï, dans sa demeure de Yédo, et avaient usé de menaces pour lui extorquer de l’argent. Le riche bourgeois, fier de sa qualité de banquier du Taïkoun, ne se laissant pas intimider, les gens à deux sabres mirent le feu à ses magasins.

Si les honnêtes gens de Yédo peuvent se voir exposés à de telles violences, quelle sera la condition des personnes appartenant aux classes infimes de la société ? J’ai cru remarquer qu’il y avait à cet égard, une importante distinction à faire : autant la caste gouvernementale traite avec dureté les parias, les pauvres, les vagabonds, les filous et les malfaiteurs, autant elle témoigne de condescendance pour la populace qui subvient à ses besoins par un travail honorable, mais qui s’enivre, se bat dans les rues et se plaît à troubler le repos des bourgeois.

Des mœurs grossières, des habitudes de tapage, caractérisent les coulies, les bateliers, les bêtos de la ville basse, sur les rives de l’O-Gawa. Il y a constamment parmi eux des sujets de querelles et de rivalités. Dans certains cas, l’on en finit, pour un moment du moins, par certaines joûtes inoffensives, dont la plus originale a pour théâtre quelque pont cintré des canaux de la Cité. Un gros câble de jonque marchande est jeté d’une rive à l’autre par-dessus le tablier du pont. Les deux partis rivaux s’attèlent, chacun de son côté, aux extrémités de ce câble. Aussitôt le signal donné par les juges postés au milieu du pont, des centaines de bras vigoureux tirent à la fois et de toutes leurs forces dans les deux directions contraires, le câble, qui se tord et s’allonge, puis demeure immobile, tendu et frémissant, jusqu’à ce qu’enfin l’un des partis, succombant de fatigue, le lâche et l’abandonne aux héros du bord opposé. Le charme capital de la lutte est dans cette catastrophe finale qui, du côté des vainqueurs, jonche ordinairement le sol d’une foule de combattants, entraînés, roulés, culbutés pêle-mêle, les uns sur les autres. Mais ce qu’il y a de mieux encore, c’est lorsque, le câble se rompant tout d’un coup, les deux armées, sans en excepter un seul homme, mordent simultanément la poussière en exhalant un immense gémissement. Au bruit sourd de la chute succèdent des clameurs inouïes, une confusion inexprimable, un tourbillonnement de gens qui se relèvent, s’étirent, se secouent, se livrent à des accès de folle hilarité, et courant enfin sur le pont, à la rencontre les uns des autres, s’entraînent réciproquement dans les maisons de thé voisines, pour y sceller par des libations de saki une réconciliation générale. Les juges, la police, les femmes, les passants, la population des deux rives, se mettent de la partie, et la fête se prolonge jusqu’à l’heure de la fermeture des barrières.

J’ai été témoin à Yokohama d’une sorte d’émeute de la tribu des palefreniers, qui a duré près de trente-six heures. Le roi des bêtos de cette ville avait voulu honorer de sa visite l’une de ces infortunées créatures auxquelles leur condition enlève toute excuse de refus. Elle n’en avait pas moins persisté à s’enfermer dans le réduit qu’elle occupait au Gankiro, et le chef de cet établissement privilégié était demeuré sourd aux remontrances du roi des bêtos. Celui-ci attroupa ses sujets, qui le suivirent, en colonne serrée, jusqu’aux fossés dont ce quartier est entouré. Mais déjà la police avait enlevé les planches de l’unique pont et fermé les deux lourds battants de la seule porte qui donnent accès au Gankiro. Les menaces et les vociférations de la tribu ameutée demeurèrent sans effet. Elle s’organisa dès lors en trois bandes, sous les yeux d’une force publique toujours plus considérable mais non moins passive. La troupe principale, armée de bambous, prit position à la tête du pont, comme pour donner l’assaut quand le moment serait venu ; les deux autres se dispersèrent le long des canaux voisins, pour se mettre en possession, sans trop de formalités, de toutes les barques qui s’y rencontraient. La nuit entière et une partie de la journée du lendemain se passèrent dans ces préparatifs de siége. Enfin d’immenses clameurs préludent au signal de l’attaque ; mais aussitôt une embarcation montée par des yakounines sort du Gankiro, se dirige sur le point où le foule est le plus compacte, et un instant après, à la suite de quelques paroles poliment échangées de part et d’autre, les attroupements se dissipent, comme par enchantement, au bruit d’éclatantes manifestations de joie et de triomphe.

Il y avait en effet de quoi se réjouir : la vengeance était complète : à l’instigation des yakounines, la personne sur laquelle se portait la colère des assaillants, venait de se précipiter dans un puits avec l’amant dont l’influence avait été assez forte pour empêcher le chef du Gankiro, de remplir son devoir envers le roi des bêtos ; et au surplus, tous les employés de l’établissement allaient, du premier au dernier, comparaître le jour même au château des gouverneurs de Kanagawa.

L’un des plus anciens résidents européens du Japon, avec lequel je m’entretenais de l’issue de cette ignoble affaire, me cita plusieurs traits analogues de l’indulgence du gouvernement pour les passions populaires. À Nagasaki, par exemple, il avait eu l’occasion d’assister du haut de la galerie d’un restaurant indigène, à une véritable bataille rangée des habitants d’une rue quelconque contre les habitants de la rue voisine. Les uns et les autres vivaient depuis longtemps, comme leurs pères avaient vécu, dans les termes réciproques du plus souverain mépris. Ce sentiment demandant impérieusement à se faire jour, de toutes parts l’on s’était armé de bambous, et après avoir formé les rangs, l’on avait
Un garçon de caisse. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.
marché à grands cris au combat. La police accourut en nombreuses escouades, mais se borna complaisamment à fermer les barrières tout à la ronde pour circonscrire le champ de bataille, et elle laissa faire pendant deux heures, au bout desquelles le gouverneur de la ville, convaincu qu’il allait répondre au vœu secret des deux partis, leur signifia par ses agents de rentrer en paix chacun chez soi, ce qui s’effectua sans la moindre difficulté.

En réfléchissant à ces mœurs japonaises, il n’est pas sans intérêt de se rappeler qu’au moyen âge et même jusqu’à la Révolution, nos villes avaient leurs rivalités de rues, et nos campagnes leurs haines de communes, leurs batailles de villages. Un mesquin esprit de clocher, de corporation, de tribu, pouvait seul se développer sous l’oppression combinée du glaive et de la crosse, L’esprit public, au contraire, est le fruit de l’union du droit et de la liberté. Il substitue à l’émeute l’action des pouvoirs réguliers. Il entoure la loi de majesté. Il ne permettra pas non plus qu’un appareil de rigueurs inhumaines fasse de la justice un instrument de terreur, moins propre à effrayer les coupables, qu’à fournir au despotisme un odieux moyen de domination.

Nous ne connaissons pas les mystères politiques de la Venise de l’extrême Orient ; mais personne à Yédo n’ignore que les prisons du Castel ont leurs chambres de torture, leurs oubliettes, leur sinistre réduit des exécutions secrètes.

La simple répression des délits communs est marquée, d’un bout à l’autre, au coin de la férocité. Le limier de police tombe sur un prévenu comme le vautour sur sa proie.

Le bambou est l’accompagnement obligé des interrogatoires : on débute par dérouler l’acte d’accusation sous les yeux du prévenu, et pour peu que celui-ci ne réponde pas au gré du juge instructeur, les coups pleuvent sur ses épaules. Malheur à lui, s’il est soupçonné de mentir ou de se renfermer dans un système de dénégations : on le fait agenouiller sur le tranchant de quartiers de bois dur, et dans cette position, l’on entasse sur ses jambes reployées, de grosses dalles de pierre, jusqu’à ce que son sang rougisse le bois qui meurtrit ses genoux et que des souffrances aiguës lui arrachent l’aveu, vrai ou fictif, du crime dont il est accusé.

Aux yeux d’un juge japonais, tout prévenu est censé coupable. Le tribunal veut des victimes. Les agents de police sont ses pourvoyeurs. Le dépôt réunit vingt à trente prisonniers par salle. Ils portent tous le même costume, un grossier kirimon de cotonnade bleue, sans aucune autre pièce de vêtement. Comme il ne leur est permis ni de se raser, ni de se coiffer, au bout de peu de jours le seul aspect de leur barbe et de leur chevelure les classe dans la catégorie des êtres impurs, pour lesquels on ne saurait éprouver d’autre sentiment que le mépris ou le dégoût. Ils dorment accroupis sur les dalles nues dont la prison est pavée. Toutefois, ceux qui peuvent en faire les frais, obtiennent du geôlier une ou plusieurs nattes et même une couverture ouatée. Le riz est leur unique nourriture. Le silence le plus absolu leur est imposé, et cette règle ne comporte qu’un seul cas d’exception : lorsque l’un des prisonniers a été condamné à mort et que la gendarmerie vient l’enlever à ses compagnons


Famille de marchands. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

de captivité, ceux-ci ont le droit de pousser ensemble et de toutes leurs forces, un long cri de désespoir ; puis tout rentre dans un silence plus horrible que jamais.

Les lois de Gonghensama n’admettent que l’emprisonnement accompagné de peines corporelles, ou la mort. Le bannissement peut atteindre les grands de l’empire et les bonzes d’un certain rang. Le gouvernement les déporte dans l’une des îles de Sado, d’Oki, d’Isou et de Fatsisio. L’on dit qu’ils peuvent s’y occuper à tisser de la soie.

Quant à l’emprisonnement, il n’est jamais de longue durée, sauf pendant la prévention. Le jugement peut bien y ajouter quelques semaines ou quelques mois, comme j’en ai vu un exemple à Yokohama, où le coskeï d’un résident européen fut condamné pour vol à une


Les magasins de soieries de Mitsouï. — Dessin de L. Crépon d’après une peinture japonaise.

réclusion de trois mois au Tobé, résidence des gouverneurs

de Kanagawa. Il y était enfermé avec d’autres malfaiteurs dans une haute cellule se composant de quatre murs blanchis à la chaux, surmontés d’un grillage en épais madriers, et il recevait journellement pour son alimentation, une boule de riz et un tempo, monnaie de quinze centimes, en échange de laquelle le geôlier lui fournissait du fruit ou quelque légume. Mais généralement l’emprisonnement n’est que l’accessoire de la peine proprement dite,
Le dépôt des accusés[2].
qui consiste toujours en un châtiment corporel, tel que le marque et la fustigation. Tout vol qualifié, d’une valeur inférieure à quarante itzibous, ou cent francs, comporte la peine de la marque. Au lieu de l’empreinte au fer chaud, l’on fait usage d’une sorte de lancette pour pratiquer sur le bras gauche une incision de la forme convenue, dont on rend la cicatrice indélébile au moyen de la poudre à tatouer.
L’interrogatoire : on met devant les yeux du prévenu son acte d’accusation.
L’opération se fait à la fois dans deux pièces contiguës du bâtiment des prisons. Le condamné se tient agenouillé dans la première, à côté d’une paroi à travers laquelle il passe, par un étroit guichet, le bras gauche dans la seconde pièce, où un chirurgien exécute, avec tous les soins qu’exige ce travail, la marque qui lui est indiquée par les termes de la sentence. De récidive en récidive, un filou de
La question : on l’agenouille sur des bûches et l’on entasse des dalles sur ses genoux.
profession qui a la prudence de se borner aux vols de moins de cent francs, peut arriver au chiffre de vingt-quatre marques, avec cette seule aggravation, que les dernières sont appliquées sur le front, et que, à partir de la troisième, toutes les autres sont accompagnées de la fustigation. La peine de la fustigation elle-même est d’ailleurs graduée jusqu’à l’extrême limite des forces du patient. Le médecin de la prison assiste le misérable, lui tâte le pouls, et donne au bourreau le signal de la clôture du supplice. Tout malfaiteur qui retombe entre les mains de la justice après avoir été marqué vingt-quatre fois, ou qui commet un vol dont la valeur dépasse quarante itzibous, est condamné à la peine capitale. Le plus souvent l’on attend qu’il y ait trois ou quatre exécutions à faire, et l’on y procède dans une cour de la prison, sans autres témoins que les gouverneurs de la justice criminelle et leurs officiers. Chaque condamné est amené, à son tour, en leur présence, les yeux bandés et le kirimon rejeté en arrière sur les épaules. On fait mettre le malheureux à genoux ; quatre valets de bourreau, accroupis à ses côtés, lui tiennent les pieds et les bras, et sa tête tombe sous le glaive éprouvé du maître des hautes œuvres. On la jette dans un baquet pour la laver et l’exposer ensuite avec les autres, pendant vingt-quatre heures, sur l’une des places de marché de la Cité. Le corps, immédiatement dépouillé et lavé, est enfermé dans un sac de paille ; et quand le premier sac est attaché, l’on amène le second condamné, et les mêmes opérations se répètent, jusqu’à ce que la tâche du bourreau soit achevée. Il ne reste plus alors qu’à livrer les cadavres aux gentilshommes qui se sont fait inscrire pour en obtenir, à la première occasion, dans le noble but de s’exercer au maniement du sabre.

On ne conduit généralement à l’une ou à l’autre des places publiques d’exécutions, que les grands criminels, tels que les incendiaires et les assassins. Les premiers sont livrés aux flammes. Quand on les attache au fatal pilier,
La flagellation : appliquée en présence du gouverneur et du médecin de la prison.
l’on a soin de recouvrir leurs liens d’une couche de terre glaise. Les Japonais ne connaissent pas encore l’usage des chaînes, et leurs cordes en paille, quelque bien tressées qu’elles soient, ne résisteraient pas longtemps à l’action du feu. D’anciens résidents de Yokohama m’ont décrit, pour y avoir assisté, le supplice d’un incendiaire qui avait juré de brûler le quartier franc, et qui fut pris sur le fait, à sa seconde ou troisième tentative. Peut-être aurais-je pu, à Yédo même, voir mettre en croix deux parricides, car je reçus un matin de Tô, la complainte illustrée relative à leur crime et à leur prochaine exécution ; il l’avait achetée d’un colporteur qui la chantait dans les carrefours de la Cité, comme on sait que cela se pratique encore en pleine civilisation chrétienne.


Parricide condamné à la crucifixion et conduit au lieu du supplice[3].

L’assassinat, sans circonstance aggravante, est puni de la décollation. Comme autrefois en Europe, l’appareil des exécutions publiques affiche la prétention de produire une salutaire impression sur la foule. Le condamné est placé à cheval, lié sur une haute selle de bois, et l’on ne manque pas de suspendre à son cou un rosaire. En tête du cortége, les huissiers de la justice attirent l’attention du peuple sur un large écriteau que portent leurs coulies et qui retrace en termes emphatiques le lugubre drame dont le dernier acte va s’accomplir.


L’exécution par le glaive  ; deux sacs contiennent déjà les corps d’autres victimes.

Mais pourquoi m’arrêter à ces scènes hideuses, comme si nos promenades dans la Cité devaient avoir le triste privilége de les rappeler ? N’est-ce pas plutôt la rencontre inévitable de quelque escouade de la police taïkounale, ou peut-être l’aspect de la forteresse apparaissant tout à coup au dernier plan d’une lointaine perspective de rues ou de canaux, qui évoque fatalement le sombre génie des résidences de la noblesse et du gouvernement ? C’est que telle est en effet la situation. À Yédo, la vie bourgeoise est enserrée dans un réseau de fer. Cependant, comme le bourgeois lui-même sait échapper de temps en temps aux mailles de ce réseau ; comme il possède l’art d’oublier, quand il lui plaît, le monde officiel qui le domine, il faut apprendre, à son exemple, à faire abstraction de tout ce qui est en dehors de sa sphère ; il faut s’asseoir à ses repas de famille, le suivre dans ses excursions champêtres, ou au sein des réjouissances nocturnes de sa bonne ville, et se plonger librement dans la vie intime populaire, sur les pas de ce guide expérimenté et avec le cortége de ses nombreux amis : les lettrés et les poëtes, les médecins et les étudiants, et les peintres, et les comédiens.


Les classes lettrées de la bourgeoisie.

Vers le milieu du jour, pendant la saison chaude, les rues de Yédo deviennent désertes ; les rives des canaux sont jonchées d’embarcations vides, amarrées sur les grèves que le reflux laisse à découvert. Aucune clameur, aucun bruit ne s’élève du sein de la grande cité. Si l’on distingue encore, çà et là, tantôt un voyageur, tantôt une couple de pèlerins, hâtant le pas pour arriver à leur étape ce midi, on les voit cheminer en silence, la tête baissée et les yeux fatigués de l’éclat de la route. Cependant les rayons du soleil tracent de grandes zones lumineuses et y dessinent les contours des ombres épaisses qui tombent des larges toitures sur les dalles des trottoirs, ou des arbres centenaires sur le gazon des promenades et des bosquets sacrés.

Le peuple des rues et des canaux s’est retiré à l’abri des hôtelleries ou du toit domestique, dans le profond réduit des pièces du rez de-chaussée, pour y consommer le principal repas de la journée et pour s’abandonner ensuite, pendant quelques heures, au sommeil.

En poursuivant notre route de rue en rue, sur les trottoirs abrités, nos regards, à peine interceptés par les châssis entr’ouverts des maisons bourgeoises, plongent
Types de la classe bourgeoise. — Dessin de A. de Neuvile d’après une photographie.
dans les intérieurs des ménages, et y rencontrent des groupes pittoresques d’hommes, de femmes et d’enfants, accroupis autour de leur modeste dîner.

La nappe, faite de paille tressée, est mise sur les nattes du plancher. Au centre s’étale une grande gamelle en bois laqué, contenant le riz, qui forme la base de l’alimentation chez toutes les classes de la société japonaise. La meilleure manière de le cuire consiste à l’enfermer dans un tonnelet de bois très-léger, que l’on plonge dans une chaudière d’eau bouillante. Chaque convive attaque la provision commune, en y prenant d’abord de quoi remplir et couronner en chapiteau une grande tasse de porcelaine, et il mange celte portion de riz en portant la tasse à ses lèvres sans se servir des bâtonnets qui tiennent lieu de fourchette, si ce n’est à la fin, pour préparer les dernières bouchées et aussi pour ajouter à la nourriture céréale quelque morceau de poisson, de crabe ou de volaille, choisi sur les plateaux de laque consacrés à l’étalage des produits du règne animal.

Ces mets sont assaisonnés de sel marin, de piment et de soya, sauce très-énergique que l’on tire d’une fève noire, en la soumettant à la fermentation. Des œufs mollets ou durs, frais ou conservés, des légumes bouillis, tels que navets, carottes, patates douces ; une vinaigrette aux tranches de jeunes pousses de bambous ou une


Le dîner d’une famille bourgeoise. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

salade d’oignons de lotus, complètent le menu bourgeois

d’un dîner japonais.

Le thé et le saki en sont l’accompagnement obligé, et ces deux boissons se consomment ordinairement chaudes, sans mélange d’aucun autre liquide et sans sucre.

Les théières qui les contiennent reposent sur un brasero, en forme de cassette, un peu plus grand qu’un autre meuble correspondant, le tabacco-bon, où l’on dispose le charbon, le ratelier de pipes et les provisions de fumeurs.

Je n’ai jamais examiné les autres ustensiles des repas japonais : ces bols, ces coupes, ces soucoupes, ces boîtes, ces plateaux en laque ; ces vases, ces tasses, ces flacons en porcelaine, ces théières en terre poreuse vernissée ; et je n’ai jamais contemplé les convives à l’œuvre, la grâce de leurs mouvements, la dextérité de leurs mains généralement si fines, sans me figurer que j’avais sous les yeux une société de grands enfants, jouant au petit ménage et mangeant pour s’amuser plus encore que pour satisfaire leur appétit.

Les maladies provenant d’excès de table ou d’un régime alimentaire malsain leur sont généralement inconnues ; mais l’usage souvent immodéré qu’ils font de leur boisson nationale entraîne à sa suite de graves désordres. J’ai été moi-même témoin de plus d’un cas de délirium tremens.

Les ravages que la dyssenterie et le choléra ont causés dans quelques parties du Japon, entre autres à Yédo, ne surprendront pas le résident européen qui a eu l’occasion de voir avec quelle imprudente avidité les enfants et les gens du peuple se livrent à La consommation des melons d’eau, des limons, des pamplemousses et de toutes sortes de fruits du commencement de l’automne, avant qu’ils aient atteint leur pleine maturité. Il est d’ailleurs très-rare que les maisons japonaises possèdent de l’eau vraiment salubre, car les indigènes ne connaissent que l’usage des citernes, même à Yédo où les sources abondent et où il serait facile d’établir dans tous les quartiers de la ville des fontaines jaillissantes. Au reste, les inconvénients et le danger de cet état de choses sont tempérés par la circonstance que les Japonais ont l’habitude de boire chaud en toute saison.

Leur hygiène populaire ne s’accommode de même que de bains chauds, et ils en prennent chaque jour. Ce besoin de propreté, la salubrité de leur climat, les excellentes qualités de leur régime alimentaire, devraient faire des Japonais l’un des peuples les plus sains et les plus robustes du globe. Il en est peu cependant qui soient plus affligés de toutes sortes de maladies de la peau et d’affections chroniques ou incurables ; et certes ce n’est pas dans les conditions naturelles d’existence de la nation que l’on doit rechercher la cause de ce triste phénomène. Tout indique, au contraire, qu’il ne faut pas remonter bien haut pour la découvrir, et qu’elle date, en réalité, de l’époque où le gouvernement des Siogouns autorisa la fondation et couvrit officiellement de sa protection le développement d’une ignoble institution, dont les funestes conséquences, en atteignant la famille, attaquent dans sa base naturelle tout l’édifice de la société.

Il y a un grand nombre de médecins au Japon, et principalement à Yédo. Ceux qui sont attachés à la cour du Taïkoun appartiennent à la classe des hattamotos, portent deux sabres, se rasent la tête et occupent un rang plus ou moins élevé, d’après lequel on peut les diviser en deux catégories de fonctionnaires. La première, nécessairement très-limitée, comprend les médecins qui font partie de la maison du Taïkoun. Ils ne pratiquent pas en dehors du palais. Les honoraires qu’ils reçoivent, tant en nature qu’en argent, peuvent représenter une valeur de quinze à vingt mille francs par an. Ceux de la seconde catégorie sont des officiers de santé qui suivent l’armée en temps de guerre. Ils touchent une solde que l’on peut estimer à dix mille francs au maximum, et quand ils ne sont pas au service, ils pratiquent occasionnellement parmi les familles de leurs relations.

Les uns et les autres sont à la nomination du Taïkoun ou de son gouvernement.

Les membres du corps médical qui ne sont ni fonctionnaires ni officiers, c’est-à-dire les praticiens proprement dits ou les médecins de troisième classe, sortent tous des rangs de la bourgeoisie. La plupart ont fréquenté pendant quelque temps l’université de Kioto ou celle de Yédo ; mais il en est aussi qui, appartenant à des familles où l’on est médecin de père en fils, n’ont jamais reçu de leçons que dans la maison paternelle.

Comme il n’y a pas d’examens requis pour l’exercice de la médecine, chacun entre dans la carrière à son gré et pratique selon la méthode de son choix : celui-ci s’en tient à la routine des empiriques indigènes ; celui-là traite ses patients d’après les règles de la science chinoise ; un troisième se pose en adepte de la médecine hollandaise, et, en réalité, il n’existe communément chez eux ni méthode, ni système. Les études universitaires au Japon sont extrêmement superficielles, et il ne saurait en être différemment dans un pays où aucun élève ne possède les connaissances préparatoires que suppose l’enseignement supérieur. La réforme de cet état de choses ne pourra s’opérer qu’à l’aide d’un contact prolongé avec l’Europe. En tout cas, le peuple ne la réclame nullement. Ce qu’il lui faut, c’est d’avoir beaucoup de médecins à sa disposition, c’est d’être traité et médicamenté plutôt selon trois méthodes conjointement que d’après la meilleure, supposé qu’elle existe, et, pour tout dire enfin, c’est de rencontrer, chez les hommes de l’art, des serviteurs complaisants, attentifs à ne pas contrarier les idées de leurs malades et scrupuleux à justifier la confiance dont leur profession est honorée. Cette dernière partie de leur rôle les oblige à une certaine tenue qui impose au public et les distingue du reste de la société.

On reconnaît les praticiens japonais à leur mise sévère, à leur démarche méthodique et à quelques particularités curieuses qui paraissent varier au gré de la fantaisie de ces graves personnages. J’en ai vu dont la tête était rasée comme celle d’un bonze ou d’un docteur impérial, bien qu’ils fussent certainement des médecins de troisième classe ; d’autres portaient les cheveux flottants, arrondis sur la nuque, et d’autres encore une longue barbe. Leur extraction bourgeoise ne leur permettant pas de se charger la hanche gauche de deux sabres, ils se procurent du moins la satisfaction d’en passer un dans les plis de leur ceinture ; mais c’est toujours un tout petit sabre, que parfois même on ne fait que deviner, tant il est soigneusement enveloppé dans le crêpe ou le velours. Certains notables de la Faculté affectent, au surplus, de ne jamais se montrer en public sans être suivis d’un coskeï portant leur trousse et des médicaments.

C’est ainsi que même les médecins de troisième classe captivent l’estime générale et s’assurent d’une considération incontestée. J’ai entendu dire que lorsqu’ils étaient appelés dans les maisons aristocratiques, on les payait essentiellement de cette monnaie-là plutôt qu’en itzibous. Il est de notoriété publique que la plupart ont à peine de quoi supporter les charges d’un ménage, sans en excepter ceux qui possèdent une clientèle très-étendue : telles sont, en effet, les conditions d’existence de la généralité des familles bourgeoises, que, vers la fin de l’année, après avoir vaillamment subvenu aux dépenses indispensables, savoir : celles qui concernent la consommation domestique, les grandes fêtes annuelles, le théâtre, les bains, les bonzes et les parties de plaisir, il leur reste fort peu de chose à donner au médecin.


Vue d’un canal dans la cité marchande de Yédo à l’heure de midi. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.

Celui-ci, de son côté, accepte philosophiquement la situation, et il faut ajouter, à sa louange, que généralement cette abnégation de sa part a le caractère du vrai désintéressement. Elle s’allie même fréquemment à un zèle scientifique, à un besoin de recherches savantes, à un goût d’observation de la nature, qui produiraient des résultats remarquables si ces qualités reposaient sur une base solide, sur une instruction préparatoire suffisante. Elles ont eu du moins assez d’énergie pour faire de la confrérie des médecins japonais l’un des agents les plus actifs des progrès de la civilisation dans leur pays.

Cette confrérie des médecins est du nombre des corporations d’arts et métiers du Japon, qui jouissent d’une constitution officielle et de certains priviléges. Elle a été placée par le Mikado sous l’invocation d’un saint patron, nommé Yakousi, Tout indique qu’elle doit remonter à une haute antiquité. Les annales impériales de Kioto nous apprennent que la première pharmacie japonaise fut fondée en 730 ; que l’an 808 eut la gloire d’enrichir la science médicale de la collection de recettes publiée en cent volumes par le docteur Firo-Sada, et que l’an 825 dota l’empire de ses premiers hôpitaux.

Pendant longtemps, néanmoins, le Japon fut tributaire de la Chine, aussi bien en ce qui concerne la science médicale que les autres branches des connaissances humaines. Le Céleste Empire lui fournissait des ouvrages d’anatomie, des traités de botanique, des livres de recettes, de doctes professeurs, des praticiens empiriques et des médicaments tout préparés pour guérir une infinité de maux.

Dans la seconde moitié du onzième siècle, le marchand chinois Wangman sut se faire une fortune en venant vendre au Japon des médecines et des perroquets.

D’autres industriels ajoutaient aux ressources de l’art les secrets de la magie. De nos jours encore leurs successeurs colportent dans les villes et dans les campagnes des kirimons munis de signes cabalistiques, vêtements dont l’application, faite en due forme et en temps opportun sur le corps du patient, a la vertu de rappeler un moribond à la vie. Les moines, de leur côté, connaissent des prières et des paroles sacramentelles qui arrêtent les hémorrhagies, cicatrisent les plaies, exorcisent les insectes, guérissent de la brûlure et conjurent les sorts jetés sur les hommes et sur les animaux.


Un médecin de qualité. — Dessin de A. de Neuville d’après une esquisse japonaise.

Deux grands événements, survenus l’un au commencement, l’autre à la fin du dix-septième siècle, ont empêché que les travaux scientifiques de la confrérie des médecins ne fussent peu à peu ensevelis sous les ténèbres croissantes des superstitions bouddhistes : le premier est l’arrivée des Hollandais, qui reçurent leurs lettres de franchise et inaugurèrent leur factorerie à Firando sous la direction du surintendant van Specx, l’an 1609 ; et le deuxième est la fondation de l’université de Yédo, qui eut lieu sous le règne du trente-sixième Siogoun, Tsouna-Yosi, quatrième successeur de Hiéyas, la première année du séjour de Kæmpfer au Japon, savoir en 1690.

Thunberg raconte que, vers le milieu du siècle suivant, se trouvant à Yédo en qualité d’attaché à l’ambassade bisannuelle du surintendant hollandais de Décima, il obtint du Siogoun la permission de recevoir la visite de cinq médecins et de deux astronomes de la Cour ; il eut avec eux de longs entretiens et put se convaincre, surtout par la conversation des premiers, qu’ils avaient puisé des connaissances variées en histoire naturelle, en physique, en médecine et en chirurgie, non-seulement aux sources chinoises traditionnelles, mais dans des ouvrages hollandais.

Plus tard, les médecins de la factorerie ayant été autorisés à former des élèves, rivalisèrent de zèle et de dévouement, les uns après les autres, pour les familiariser avec la science de l’Occident.

Siebold n’a cessé de tenir école ouverte en sa charmante résidence de la vallée de Naroutaki, près de Nagasaki. Quand je la visitai, au printemps de 1863, il était en Europe, mais je trouvai néanmoins deux étudiants japonais installés dans une salle de sa riche bibliothèque, tandis que d’autres cultivaient son jardin botanique.

Quelques mois auparavant, à mon passage à Batavia, le docteur Mohnike m’avait raconté l’épopée tragi-comique, mais triomphante, de la campagne qu’il venait d’accomplir au Japon pour y introduire la vaccine.

À Décima, le docteur Bauduin m’entretint de ses luttes avec toutes les puissances cléricales et civiles de l’Empire pour les amener à remplacer ou plutôt à compléter l’usage des mannequins et des maquettes, dans les facultés de médecine de Kioto et de Yédo, par l’enseignement des salles de clinique et des amphithéâtres d’anatomie.

À son prédécesseur, le docteur Pompe van Meerdervoort, revient l’honneur de l’une des victoires les plus décisives que la science ait remportées sur les préjugés de l’extrême Orient. Le 9 septembre 1859, le docteur, dûment muni de l’autorisation du Taïkoun, réunissait, à huit heures du matin, sur un promontoire de la baie de Nagasaki, quarante-cinq médecins et une sage-femme indigènes. Il avait étalé devant lui le cadavre d’un assassin
Un médecin en visite. — Dessin de A. de Neuville d’après une peinture japonaise.
japonais qui venait d’être exécuté dans la cour des prisons. Il en opéra la dissection complète, et donna de la sorte aux assistants une leçon théorique et pratique d’anatomie qui se prolongea jusqu’au coucher du soleil. L’événement ne fut pas sans causer une certaine agitation parmi le peuple ; mais une proclamation du gouverneur de Nagasaki sut la calmer instantanément par la déclaration suivante : « Considérant que le cadavre du malfaiteur a rendu service à la science médicale et conséquemment au bien public, le gouvernement pourvoira, dans les vingt-quatre heures, à ce que les restes dudit supplicié soient enterrés honorablement, avec le concours des ministres de la religion. »

Le même docteur Pompe a déterminé le Taïkoun à construire, à Nagasaki, aux frais de l’État, un hôpital de cent vingt-quatre lits, ouvert indistinctement à des malades de tout pays et de toutes conditions. Ce bel établissement, dont le Taïkoun donna la direction souveraine à l’homme qui en était le véritable fondateur, a été inauguré le 20 septembre 1861. Dès la première année, il a reçu neuf cent trente malades des deux sexes et attiré une cinquantaine d’étudiants qui ont suivi régulièrement les cours de clinique du directeur.

Si le jugement des peuples civilisés n’était pas faussé par la manière dont on leur enseigne l’histoire ; s’ils avaient appris que la science a ses héros aussi bien que les champs de bataille, leurs regards se porteraient avec admiration sur les conquêtes pacifiques accomplies dans l’empire du Japon, au profit du monde entier, par les médecins de la factorerie de Décima, depuis les temps de Kæmpfer jusqu’à nos jours.

Le docteur Pompe van Meerdervoort a pratiqué son art en véritable missionnaire de l’humanité durant Les cinq années qu’il a passées à Nagasaki, de 1857 à 1863. Cette période a été marquée par deux invasions épidémiques du choléra, et le docteur lui-même subit une très-grave atteinte de cette maladie. Le nombre des indigènes, hommes, femmes et enfants, qu’il a traités pendant ces cinq années, s’élève à treize mille six cents personnes, sans compter les malades de l’hôpital qu’il dirigeait. Depuis son arrivée jusqu’à son départ, il a été constamment entouré de quarante à cinquante élèves en médecine, accourus de diverses provinces de l’Empire. Il a remis son œuvre aux soins de son digne successeur, le docteur Bauduin ; et, de retour à la Haye, il vient de publier le résultat de ses observations et le récit de ses travaux en un fort bel ouvrage qui enrichit de deux volumes pleins du plus sérieux intérêt la littérature des mémoires originaux sur le Japon.

L’université de Yédo n’est pas seulement placée sous l’invocation de Confucius ; elle couvre de son patronage les doctrines du philosophe chinois, elle les répand dans les classes lettrées de la société japonaise. Cette action ne s’exerce point sous la forme d’une propagande agressive, ouvertement hostile aux cultes établis. Elle ménage les institutions existantes, mais elle détruit les croyances qui en étaient l’âme. J’ai entendu dire à un interprète de Yédo : « Les élèves de notre université ne croient plus à rien. » L’on m’a aussi parlé d’un fonctionnaire du Castel, qui, dans un dîner diplomatique, déclara gracieusement que les gens comme il faut de son pays étaient tout à fait à la hauteur des nôtres, au point de vue de la religion.

Le clergé, ne se sentant pas menacé dans sa position temporelle, observe envers les lettrés une attitude aussi modeste que prudente. Ce ne sont pas les bonzes qui pourraient s’attaquer à la popularité dont la mémoire de Confucius est entourée au Japon. Il y est universellement vénéré, sous le nom de Koô-ci. Cependant il n’y fut connu qu’à dater de l’an 285 de notre ère. À cette époque, Ozin, le seizième mikado, désolé de voir les paternelles intentions de son gouvernement paralysées par l’ignorance de ses sujets, pria le roi de Petsi (Païk-Tsé), en Corée, de lui indiquer comment il fallait s’y prendre pour instruire le peuple. Le roi lui envoya le lettré Wang-Jin, qui fit connaître au daïri les livres du grand instituteur auquel la Chine était redevable, depuis plus de six siècles, de sa sagesse et de sa prospérité. Les services que le docte Coréen sut rendre à l’empire des mikados ont été si hautement appréciés, que Wang-Jin, tout étranger qu’il était, fut mis au nombre des kamis nationaux, en compagnie des fondateurs de la monarchie et des héros ou des bienfaiteurs du Japon.

Lorsque l’on cherche à se rendre compte de l’influence que les écrits de Confucius ont exercée sur la société japonaise, on doit, ce me semble, reconnaître qu’ils ont contribué, plus que toute autre chose, à la doter non pas certes de la civilisation, mais de la civilité dont elle se glorifie.

La civilisation japonaise, en effet, plonge par ses racines les plus vivaces dans les temps héroïques de Zinmou ; et l’invasion du bouddhisme, postérieure à celle de la philosophie de Confucius, l’a emporté sur cette dernière dans la masse de la population, comme toute religion qui s’adresse aux consciences, supplantera tout système de morale établi sur les seules données de la raison.

Nous éprouvons même de la difficulté à nous expliquer que l’on ait pu jamais attribuer un rôle de quelque Importance, fût-ce en Chine et au Japon, à de simples maximes du sens commun, parmi lesquelles une foule de sentences nous rappellent involontairement les axiomes de M. de la Palisse.

Cependant, si l’on veut bien réfléchir que Confucius a vécu de l’an 551 à l’an 479 avant Jésus-Christ, à une époque et au sein de nations plongées dans les ténèbres d’impénétrables mythologies, l’on comprendra l’étonnement, mêlé d’admiration, que dut exciter une œuvre comme la sienne, œuvre de pure analyse, faisant abstraction de tout ce qui échappe à l’observation sensible et n’admettant, à l’appui de ses enseignements, aucun fait qui ne possédât une consécration historique.

C’est ainsi, à la seule lueur du flambeau de la raison, que Confucius invoque les expériences faites sous le règne des anciennes dynasties, et qu’il en déduit les règles de toutes les obligations de l’homme en société : devoirs réciproques du sujet et du souverain, du fils et du père, de l’époux et de l’épouse, de l’ami envers son ami, et, ce qui n’importe pas moins aux yeux du grand instituteur, devoirs concernant l’observation générale des rites de la politesse et de la bienséance.

En Chine et dans tous les pays soumis à la prépondérance de la littérature classique chinoise, l’attachement du lettré pour les doctrines philosophiques de son maître ou de son auteur de prédilection, est en rapport intime avec la peine qu’il lui en a coûté pour les graver dans sa mémoire.

L’étude d’un livre chinois est un travail des plus ardus, même pour un Japonais, car l’idiome national de celui-ci ne lui offre nulle analogie, nul point de contact avec la langue du Céleste-Empire. D’après l’opinion de M. Léon de Rosny[4], la langue japonaise ne rentre dans aucun des groupes linguistiques reconnus jusqu’à présent par la science. Elle semble, au contraire, inaugurer une nouvelle famille de langues, dont elle serait le chef. Cette circonstance, qui la rend d’un accès très-difficile pour les Européens, n’est pas moins défavorable aux indigènes pour l’étude des langues étrangères.

Une nouvelle source de complications provient de la diversité des dialectes japonais. Plusieurs sont encore en usage : l’un, dans le nord de l’empire, à Hakodate ; l’autre, au midi, à Nagasaki ; un troisième, dans l’archipel des îles Liou-Kiou. Quant à la grande île de Nippon, c’est là, dans l’isolement de la cour du daïri, que se conserve l’ancien idiome de Yamato, la langue classique du Japon ; et c’est là aussi, dans les villes commerçantes de la mer intérieure et à Yédo même, que se développe le japonais moderne, la langue de l’administration, des affaires, des relations internationales. Il m’a été dit que les missionnaires qui sont venus des îles Liou-Kiou dans l’île de Nippon, avaient dû, en quelque sorte, recommencer à nouveaux frais leurs études, pour se mettre en état de s’exprimer dans le dialecte de la capitale. Les résidents de Yokohama se l’approprient par l’usage, au bout de douze à dix-huit mois d’exercice, au point de pouvoir s’entretenir verbalement
Image de Confucius, dans le temple de Confucius, à Canton. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.
avec les courtiers, les douaniers et les négociants indigènes. Mais les difficultés de la langue écrite n’ont encore été surmontées que par un très-petit nombre d’Européens, six ou huit tout au plus, employés au service des missions ou de la diplomatie.

L’écriture primitive des Japonais n’existe plus qu’à l’état de curiosité archéologique. Elle a fait place à l’écriture chinoise, et celle-ci, de son côté, a subi, sous le pinceau des Japonais, la transformation la plus originale qui se puisse imaginer.

L’on sait que l’écriture chinoise ne se compose point d’un alphabet, mais de caractères idéographiques, dont chacun forme une syllabe, figure un mot et représente une idée, Parmi ces milliers de caractères chinois, les Japonais en ont adopté quarante-huit, abstraction faite de leur signification, pour en faire la base d’un système graphique tout nouveau, dans lequel chaque signe représente l’un des sons fondamentaux de leur langue, et ils ont réuni ces quarante-huit signes ou sons fondamentaux, dans le quatrain de l’Irova, dont j’ai déjà donné la traduction.

Voilà pour le fond de leur système graphique ; quant à la forme, au lieu de maintenir intégralement les signes chinois qu’ils employaient, ils en ont tiré, en les abrégeant de diverses manières, les éléments de plusieurs syllabaires distincts, que l’on divise en deux classes.


Un élève du collége des interprètes de l’université de Yédo. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

La première comprend les syllabaires qui dérivent des caractères chinois droits et corrects, et ce sont principalement le katakana, genre d’écriture usité dans le style noble et dans l’impression des livres sacrés, et le manyokana, qui fut employé à écrire l’ancienne collection de vers connue sous le nom de collection des dix mille feuilles. La seconde classe a pour type principal le syllabaire hirakana (ou firakana), qui tire son origine de l’écriture tachygraphique chinoise, et qui est susceptible, comme cette dernière, d’être tracé d’une manière extrêmement cursive.

A. Humbert.

(La suite à la prochaine livraison.)


  1. Suite. — Voy. t. XIV, p. 1, 17, 33, 49, 65, 305, 321, 337 ; t. XV, p. 289, 3055, 321 : t. XVI, p. 369.
  2. Prison où sont jetés pêle-mêle, et souvent pour longtemps, des prévenus qui peuvent, en payant, se procurer certaines douceurs. Par exemple, celui de droite : cinq nattes qui lui permettent de s’installer exhaussé au dessus du sol pavé ; son voisin s’est acheté non-seulement des nattes, mais une couverture ouatée ; tous les autres restent accroupis sur le pavé.
  3. Il a un rosaire au cou ; devant lui l’on porte les deux longues lances avec lesquelles on le transpercera sous les aisselles pour lui donner le coup de grâce, au coucher du soleil. L’écriteau de bois sera planté sur la place où sa tête restera exposée.
  4. Grammaire japonaise, deuxième édition, 1863.