Vue de Décima. — Dessin de Sabatier d’après une photographie.


LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE[1].


1963-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



Le quartier du gouvernement (suite).

Le détour que nous dûmes faire pour entrer dans le Daïmio-Kootsi, nous procura l’occasion de voir sur notre route, l’une des plus grandes écoles militaires de la capitale. Il ne nous fut pas possible toutefois d’entrer dans les salles d’étude. On ne nous montra que les salles d’escrime ; le manége, tracé à ciel ouvert, sous la forme d’un vaste carré long, sablé et entouré de rebords gazonnés ; les écuries, présentant l’aspect d’un hangar bas et allongé, sans autre clôture qu’une paroi de planches du côté des mangeoires, où l’on nourrit les chevaux de paille de riz hachée ; enfin la place d’armes, qui est assez spacieuse pour offrir une ligne de tir à toute une batterie de canons, et que l’on utilise en effet très-souvent pour des manœuvres d’artillerie et des exercices de tir au boulet.

Ces écoles militaires ne trouvent pas grande faveur auprès de l’aristocratie féodale ; mais elles sont fréquentées aussi bien par les fils des princes du sang et des hauts fonctionnaires de l’Empire, que par ceux des nobles de bas étage que l’on appelle hattamotos.

Les titres de ces derniers sont de même date que le Taïkounat. Hiéyas voulant à la fois développer rapidement sa résidence et opposer à l’ancienne noblesse territoriale, vassale du Mikado, une autre caste privilégiée relevant directement du souverain temporel, anoblit et dota, modestement il est vrai, quatre-vingt mille de ses partisans. Ce sont leurs descendants qui portent le nom de hattamotos. La plupart habitent la capitale, où ils possèdent pour tout bien quelque petit emploi civil ou militaire et la maison que leur aïeul a reçue du premier taïkoun.

Cette noblesse improvisée n’ajoute pas précisément beaucoup de lustre à l’Empire. Mais le rigoureux cérémonial de la cour fait passer sous le même niveau les noms les plus illustres et ceux des derniers parvenus, les esprits les plus cultivés et les têtes rebelles à toute autre discipline que celle des casernes. L’égalité des daïmios de tout rang, des officiers de tout grade, devant le règlement des usages du Castel, suffit pour sauver les apparences et maintenir le prestige de la majesté taïkounale.

Il n’est pas jusqu’aux représentants des puissances étrangères qui, à l’occasion de leurs audiences avec le souverain temporel du Japon, n’aient dû convenir d’une étiquette propre à le glorifier aux yeux des dynastes féodaux les plus jaloux de son pouvoir.

Et pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? L’œuvre d’unification tentée par Gonghensama et ses successeurs n’a-t-elle pas abouti à la constitution et à l’organisation administrative de l’un des États les plus remarquables qui existent ?

L’étendard de l’empire du soleil levant, le pavillon blanc au globe de carmin, flotte du vingt-quatrième au cinquantième degré de latitude septentrionale, sur toute cette riche ceinture d’îles, au nombre de trois mille huit cent cinquante, qui dominent les eaux du Grand-Océan, à deux ou trois jours de navigation du continent asiatique ; il brille sur l’archipel des îles Liou-Kiou, au bord de la zone tropicale, aussi bien que sur les Kouriles et Krafto près des limites de la Sibérie ; il protége à la fois le brun cultivateur de Napakiang dans ses plantations de cannes à sucre, et le blême gentilhomme de la cour du Daïri, et l’Aïnos velu, refoulé dans les sombres forêts de Yéso.

D’un bout à l’autre de cet empire insulaire, trente-deux à trente-quatre millions d’âmes obéissent à une constitution qui se proclame immuable avec autant d’assurance que nos traités d’Europe, conclus, comme l’on sait, à perpétuité ; mais elle diffère de ceux-ci en ce qu’elle s’est maintenue intacte durant deux siècles et demi. Aujourd’hui même on peut dire qu’elle n’a pas varié ; car le point sur lequel elle a dû subir la loi du progrès, savoir : la question des relations du Japon avec les peuples étrangers, n’avait nullement été réglé, dans l’origine, d’une manière absolue et définitive.

À cet égard, comme à d’autres, la politique des Taïkouns s’est dirigée selon les circonstances, et n’a pris conseil d’aucune considération supérieure à l’intérêt dynastique.

Lorsque les lois de Gonghensama entrèrent en vigueur, les Japonais ne se bornaient point au commerce d’échange qu’ils entretenaient avec les comptoirs portugais des côtes de Kiousiou. Ils avaient eux-mêmes une colonie à Manille, des navigateurs et des marchands dans les ports de Formose, du Tonkin, du Cambodge, de Siam, de Java, des Moluques. Il y en eut qui visitèrent Mexico. Des matelots japonais allèrent jusqu’à Londres. Des soldats aussi vendirent leur sang aux Hollandais et aux Anglais dans les guerres des Indes orientales,

À cette époque, le prince de Satsouma venait de conquérir les îles Liou-Kiou, dont il a gardé la propriété, sous la suzeraineté du Taïkoun. On avait exploré les parages de la mer de Tartarie jusqu’à l’embouchure de l’Amour ; ceux du Grand-Océan jusqu’au Kamtchatka au nord-est et au groupe des îles Bonin au sud-est. Le gouvernement japonais mit la main sur ce petit archipel et y fonda un premier établissement en 1675. Il ne prit possession que vers la fin du dix-huitième siècle de la côte nord-est de Yéso, ainsi que des Kouriles et de la partie méridionale de Krafto.

Ces derniers faits démontrent qu’il n’était point dans l’intention des Taïkouns d’isoler l’empire japonais aussi complétement qu’on veut bien le dire. S’ils ont cru devoir défendre à leurs sujets de visiter les ports de mer étrangers, il est probable que cette mesure avait essentiellement pour but de rompre les liens qui s’étaient formés, par le ministère des jésuites, entre les cours de Rome et de Lisbonne et plusieurs grands dynastes féodaux, dont quelques-uns possédaient une marine marchande.

Quant aux transactions mercantiles qui pouvaient se faire sur les marchés indigènes, il est incontestable qu’elles furent soumises à une police très-sévère ; mais, loin de les supprimer ou de les restreindre, Hiéyas leur donna une plus grande extension en accordant, en 1611, à la Compagnie néerlandaise des Indes orientales tous les droits et priviléges dont jouissait la factorerie portugaise de Firando. La rivalité qui éclata dès lors entre les deux sociétés ne put que compromettre la situation des Européens tolérés au Japon.

L’an 1616, Hiéyas mourut en paisible possession du trône que sa perfidie avait enlevé à l’héritier de Taïkosama, mais qu’il sut consolider dans la capitale de son choix et au sein de sa propre famille, par les artifices de la prudence et de la modération. Le règne de son fils et celui de son petit-fils revêtirent le caractère d’une obéissance aveugle, violente, fanatique, au testament politique du chef de la nouvelle dynastie. Les lois de Gonghensama, envisagées dorénavant comme sacrées, furent appliquées à la lettre. Le christianisme, qu’elles proscrivent, devint l’objet d’implacables rigueurs.

En 1635, les Portugais, enveloppés dans la persécution, sont obligés d’évacuer Firando et de se transporter sur l’îlot de Décima, où, par ordre supérieur, le gouverneur de Nagasaki les retient comme captifs, parqués sous la surveillance incessante de ses officiers.

En 1638, les chrétiens japonais, réduits à toute extrémité, se réfugient derrière les murailles de la forteresse de Simabara. Les troupes du Taïkoun Yémitz les assiégent avec l’aide des canons du capitaine hollandais Kœkebakker ; et, quand la brèche est pratiquée, elles donnent l’assaut et passent au fil de l’épée, sans égard à l’âge ni au sexe, toutes les personnes



pas abandonner la place, aussi longtemps qu’elle pourrait

y exercer une honorable influence.

L’ilot de Décima rappelle sans doute plus d’un humiliant souvenir ; mais il fait l’éloge d’une vertu qui n’est pas très-commune, la persévérance. C’est pourquoi il a justement mérité l’honneur singulier qui lui est échu au commencement de notre siècle. La maison d’Orange avait été détrônée ; les membres de la dynastie nationale néerlandaise étaient en fuite ; les Pays-Bas, englobés dans l’empire napoléonien ; leurs colonies, au pouvoir de l’Angleterre. Il ne resta plus qu’un refuge au pavillon néerlandais, un seul point du globe où, en effet, il ne cessa de flotter ; et ce fut, à l’extrémité de notre hémisphère, au fond d’une paisible baie japonaise, cette petite jetée de terre, construite en forme d’éventail ouvert, et qui porte le nom de Décima.

C’est de là que le Japon a été révélé à l’Europe. Les navigateurs hollandais, ainsi que les surintendants de la factorerie de Décima nous ont laissé de précieuses relations de leurs voyages de découvertes ou de leurs ambassades à la cour du Mikado et au castel des Siogouns. Specx, de Vries, van der Capellen, Linschoten, van Diemen, ont donné leurs noms aux détroits qu’ils ont explorés sur les côtes de Kiousiou, dans la mer Intérieure et dans le groupe des Kouriles.


Artiste japonais peignant un yéma (voy. t. XIV, p. 68). — Dessin de Feyen Perrin d’après une esquisse japonaise.

C’est à Décima que Kæmpfer, Thunberg, Titsingh, Levyssohn, de Lijnden, de Coningh, de Siebold, et tout récemment M. Pompe de Meerdervoort, ont rassemblé les matériaux de leurs mémoires sur le Japon. Le livre de Kæmpfer est un chef-d’œuvre de candeur, d’érudition et de sagacité. Les Archives de Siebold sont un recueil d’une richesse inépuisable, l’œuvre monumentale de toute une longue vie d’études et de recherches, pendant laquelle l’auteur n’a pas fait moins de trois fois le voyage du Japon, en séjournant à chaque reprise pendant plusieurs années dans diverses parties de l’empire, surtout à Décima et à Nagasaki.

Quelques-uns des travaux que je viens de citer se sont accomplis à l’aide de subsides considérables fournis par le gouvernement des Pays-Bas. Il a rendu, de la sorte, à la science et à l’humanité des services qui méritent la reconnaissance de tous les peuples.

L’initiative des modernes relations de l’empire japonais avec l’Occident appartient à la Hollande. Dix ans avant la mission américaine, le 1er février 1844, le roi des Pays-Bas, Guillaume II, prit la chevaleresque résolution de tenter une démarche auprès du Taïkoun pour le persuader d’ouvrir le Japon à toutes les nations indistinctement. La lettre qu’il lui écrivit dans ce but ne reçut, à la vérité, qu’une réponse négative ; mais elle ne demeura pourtant pas sans effet : elle inaugura entre les agents hollandais résidant au Japon et le


Une librairie à Tédo. — Dessin de Lucien Crépon d’après une gravure japonaise,

gouvernement de ce pays des rapports de confiance qui ont singulièrement

facilité la conclusion des traités de 1854 et de 1858.

Le commissaire royal hollandais, M. Donker-Curtius, qui précéda d’une année au Japon le commodore Perry, exerça sur les autorités indigènes la plus heureuse influence. C’est à lui que les Portugais doivent le retrait de la proscription spéciale qui les avait frappés au dix-huitième siècle. Enfin, c’est à l’aide des bons offices du gouvernement hollandais et particulièrement de son agent actuel, M. de Graeff van Polsbrœk, que la Confédération suisse en 1864, la Belgique en 1866, et le Danemark en 1867, ont conclu leurs traités de commerce et d’amitié avec le Japon.

Les bienfaits intellectuels dont le Japon est redevable à la Hollande ne sauraient tomber sous notre appréciation. Cependant ils ont laissé deux monuments qui leur rendent témoignage dans le quartier même que nous visitons. L’un est la bibliothèque impériale, l’autre le conservatoire impérial des arts et métiers. Malheureusement l’accès en est interdit aux Européens, et il n’est pas facile de connaître ce que renferment ces vastes collections, ni de savoir jusqu’à quel point le gouvernement les utilise.

Voici, sur ce sujet, quelques renseignements que j’ai recueillis d’après des observations nécessairement fort incomplètes.

L’une des sections les plus remarquables de l’université de Yédo est le collége des interprètes. Les nombreux étudiants qui le fréquentent ont le rang d’officiers et portent les deux sabres. Tous doivent apprendre le hollandais, qui est la langue des relations diplomatiques, celle dans laquelle se traitent les affaires du gouvernement japonais avec les puissances étrangères. Cette base posée, les uns étudient, en outre, l’anglais ; d’autres le russe ; d’autres le français, le portugais, l’allemand, le danois, et il faut encore ajouter l’italien, depuis que l’Italie aussi a conclu, sous le patronage de la France, un traité avec le Japon. Ainsi, chacune des langues parlées par les nations contractantes est représentée à Yédo, selon l’importance qu’on lui attribue, par un groupe plus ou moins considérable d’interprètes indigènes.

Ces fonctionnaires sont complétement à la disposition du gouvernement et classés dans un ordre hiérarchique qui détermine la nature et la valeur du mandat qu’on leur confie.

Moriyama Yénoské, qui a tant excité la verve railleuse d’Oliphant, était autrefois l’interprète obligé de toutes les négociations relatives à la conclusion ou à la révision des conventions internationales. Lorsque, à mon tour, je fis sa connaissance, il me parut évident qu’il était monté en grade. Il venait de remplir à Paris une mission de confiance du Gorogio auprès de l’ambassade japonaise qui visita l’Europe en 1863. Je ne le vis figurer que dans deux occasions solennelles et moins comme interprète que comme confident des gouverneurs des affaires étrangères auxquels il était adjoint. L’on m’assura qu’il pourrait bien un jour devenir leur collègue.

D’autres interprètes, arrivés pareillement au sommet de l’échelle, ont le mandat spécial de lire et d’annoter, à l’usage du Gorogio, les journaux que la cour du Taïkoun reçoit directement d’Europe, ainsi que les nouveautés scientifiques ou littéraires qu’elle tient de la bienveillance des Légations.

Toutes ces publications sont soigneusement conservées dans la bibliothèque impériale. On en tire peu à peu la matière d’ouvrages plus ou moins étendus, composés en japonais pour les classes d’officiers civils ou militaires qu’ils peuvent intéresser, et même pour le public en général. C’est ainsi que l’on possède des fragments du Cosmos de Humboldt, un abrégé de la Macrobiotique d’Hufeland, une traduction de l’Atlas de Stieler et du Traité de Maury sur les courants maritimes.

Un gouverneur japonais demandait un jour à M. von Brandt, attaché à l’ambassade du comte Eulenbourg, s’il était le fils du général von Brandt, auteur d’un excellent manuel de tactique. Sur la réponse affirmative de l’attaché prussien, le gouverneur lui fit hommage, le lendemain, d’un volume imprimé déjà depuis quelques années, qui renfermait la traduction japonaise de ce manuel.

Pendant toute la durée de la guerre civile des États-Unis, l’on publiait à Yédo, à intervalles irréguliers, une relation des derniers événements, accompagnée de gravures sur bois, exécutées d’après les illustrations des feuilles américaines.

Outre les compilations et les traductions faites dans l’idiome national, il n’est pas rare de voir, entre les mains des Japonais, certains ouvrages écrits et imprimés en langue hollandaise, spécialement les manuels d’après lesquels les officiers néerlandais font leur théorie militaire.

M. le capitaine de vaisseau Lecuriault du Quilio, commandant de la Sémiramis, s’étant emparé d’une redoute du prince de Nagato, à l’entrée du détroit de Simonoséki, trouva dans la place un livre hollandais ouvert, abandonné à côté d’une pièce démontée : c’était un traité de tir au canon, que le commandant de la batterie avait évidemment consulté pour diriger son feu sur les navires qui s’engageaient dans le détroit.

Une école d’ingénieurs se rattache au conservatoire des arts et métiers de Yédo. La plupart des professeurs de cette institution scientifique sont d’anciens élèves des officiers de marine hollandais que le roi des Pays-Bas, sur la demande du Taïkoun, a envoyés au Japon en deux détachements successifs. Le second était commandé par le capitaine de frégate H. de Kattendijke, qui, à son retour à la Haye, est devenu ministre de la marine. C’est sous ses ordres que l’ingénieur Hardes a construit l’atelier de machines d’Akkanoura, près de Nagasaki, le premier établissement de ce genre qui ait été fondé au Japon ; et c’est la petite école navale instituée à la même époque (1857) à Nagasaki, qui a mis les officiers de marine japonais en état de conduire eux-mêmes, sans secours étranger, des bâtiments de guerre mus par la force de la vapeur.

Aujourd’hui le gouvernement taïkounal travaille à se créer une [lotte en rapport avec la dignité et les ressources de l’Empire. C’est une entreprise d’une portée incalculable, dont il poursuit la réalisation avec l’aide de la France, qu’il vient aussi de réclamer pour la complète réorganisation de ses forces militaires. Il établit en ce moment un arsenal et des chantiers maritimes à Yokoska, qui est de tous les ports du golfe de Yédo le plus favorable à la réalisation de ses desseins. Une ère nouvelle s’ouvre pour le Japon. La construction ou plutôt l’entretien d’une flotte de guerre exige la création d’une marine marchande. La dynastie inaugurée par l’avénement du Stotsbaschi sur le trône de Yédo est appelée à
Barbiers japonais. — Dessin de Feyen Perrin d’après une photographie.
marcher à pas de géant dans la voie du progrès. L’indépendance de ses allures diplomatiques semble garantir l’énergie et la maturité de ses résolutions. Elle fait, en même temps, le plus bel éloge de l’ancienne institutrice politique des Taïkouns ; car c’est grâce à elle qu’ils se sont trouvés parfaitement renseignés et qu’ils ont pu s’élever à la hauteur des circonstances quand le jour de l’épreuve est arrivé, quand, sur les ailes de la navigation à vapeur, la civilisation moderne est venue heurter péremptoirement aux portes de leur fière capitale.


La cité bourgeoise.

Je venais de recevoir un premier avertissement. Le gouvernement avait daigné m’informer que nos grandes excursions dans sa capitale n’étaient pas sans danger pour nos personnes. Il n’y avait plus un instant à perdre : on allait évidemment nous susciter des obstacles.

Le plan de Yédo sous les yeux, je calculai que sur les trente quartiers dont la ville se compose, nous en avions à peine parcouru le tiers. Il s’agissait de choisir sans retard, parmi le reste, un nouveau et peut-être dernier champ d’exploration.

Je crus découvrir celui qui nous offrirait le plus d’intérêt, dans un rayon dont le centre est approximativement indiqué par l’O-Bissi, le plus grand pont de Yédo. Nous pouvions en atteindre assez rapidement les quais, soit à cheval, par le Tokaïdo, soit dans notre chaloupe, en profitant de la marée. De ce point central, nous visiterions, à notre gré, sur la rive droite de l’O-Gawa, les quartiers populeux de la cité marchande, sur la rive gauche la ville industrielle du Hondjo.

Je me faisais déjà tout un programme de nos expéditions, lorsque une aventure singulière vint, à la fois, m’encourager à réaliser mes projets, et m’apprendre que j’étais encore bien loin d’en avoir deviné la valeur.

M. Metman avait reçu la visite de deux de ses amis, attachés à la légation prussienne en résidence à Yokohama. Comme ils voulaient profiter de leur séjour à Yédo pour se procurer l’almanach de la cour du Mikado et l’annuaire officiel du gouvernement taïkounal, M. Metman les conduisit, après le déjeuner, chez un libraire de la Cité.

Je lui recommandai de m’acheter, par la même occasion, les curiosités littéraires et artistiques indigènes qui tomberaient sous sa main.

Quand ces messieurs, flanqués de leurs yakounines, se furent installés dans la boutique du libraire, celui-ci s’empressa de leur remettre l’Almanach de Kioto, qui était à l’étalage ; puis il leur annonça que l’Annuaire de
Marchand de chaussures de paille. — Dessin de Feyen Perrin d’après une gravure japonaise.
Yédo se trouvait au magasin, et, poussant un châssis, il passa dans La pièce voisine. L’un des yakounines l’y accompagna. Bientôt tous deux rentrèrent, le libraire balbutiant qu’il n’avait plus d’annuaires à vendre, — Eh ! bien, lui dit l’un des attachés prussiens, veuillez en aller chercher ailleurs, nous vous attendrons ici. — Là dessus, grand mouvement parmi les yakounines, consultation sur la rue, absence prolongée du marchand. Pendant ce temps les trois étrangers allument leurs cigares et invitent un employé du magasin à leur apporter des caisses pour s’asseoir et à déposer devant eux, sur les nattes, tous les ouvrages illustrés de la librairie. Ils les examinaient de concert, faisaient leur choix, prenaient note des prix. Le patron, à son retour, les salua jusqu’à terre, puis soupirant à plusieurs reprises : « L’annuaire, murmure-t-il, est introuvable dans le voisinage, et l’heure est bien avancée pour envoyer au Castel. — Qu’à cela ne tienne ! dépêchez-y votre garçon ! de notre côté, nous allons faire apporter notre dîner. Nous ne sortons pas de chez vous, sans l’annuaire. »

À la suite de cette déclaration, prononcée en chœur, M. Metman écrivit un billet, qu’il chargea l’un des hommes de l’escouade de remettre au comprador du Tjoôdji.

Le libraire, à son tour, donna une commission à l’employé du magasin, et la revue des illustrations en vente se poursuivit avec son aide jusqu’à l’arrivée de quatre coulies du Tjoôdji, portant aux deux extrémités de leurs bambous, des caisses de laque et des corbeilles d’osier contenant le dîner commandé.

On l’étala sur les nattes. Les yakounines et le libraire furent invités à y prendre part ; mais ils remercièrent poliment et se tinrent à distance. Cependant, quand le bruit des bouchons de champagne se fit entendre, un rapprochement spontané s’opéra ; les coupes écumantes circulèrent jusqu’au seuil de la boutique et au delà :

— Que pourriez-vous nous montrer encore, pour le dessert ? s’écria M. Metman en apostrophant le libraire.

Celui-ci répondit : Vous connaissez maintenant tout mon fonds de boutique. Je n’ai plus rien à vous faire voir que des croquis à la main, des esquisses en feuilles détachées, provenant de deux peintres de Yédo, décédés il y a quelque temps. C’est tout ce qu’ils ont laissé à leurs familles, qui m’ont abandonné cette inutile succession, contre une petite provision de riz. Voilà encore de vieux cahiers, sur lesquels ils essayaient leurs pinceaux. Si cela vous fait plaisir, emportez tout le paquet avec les livres que vous avez achetés.

M. Metman fit entrer les coulies, leur recommanda de n’empiler dans leurs caisses et leurs corbeilles que la vaisselle, les paquets de livres, les dessins, les vieux cahiers ; mais d’abandonner les bouteilles et les restes du repas à la merci des yakounines et des gens de la maison ; puis, se tournant vers le libraire : — Croyez-vous, lui dit-il, que je doive faire venir nos matelas et nos couvertures pour passer la nuit sous votre toit ? Ce serait le moment de donner mes ordres aux coulies.

Une hilarité générale accueillit cette question ; puis, des chuchotements et des allées et venues se succédèrent d’un groupe à l’autre, de la boutique à la rue, où, rangés en demi-cercle, à quelques pas des yakounines, une foule croissante de curieux s’efforçaient de deviner le drame étrange dont la paisible demeure du libraire paraissait être le théâtre.

Enfin le patron lui-même reparut, accompagné de son employé portant des livres sur ses bras, comme pour attester la version de la commission du Castel ; il s’inclina de nouveau devant ses hôtes et remit respectueusement entre leurs mains, avec l’évidente approbation des yakounines dont il était entouré, deux exemplaires parfaitement authentiques de l’annuaire officiel de Yédo.


Marchands de poulpes. — Dessin de Feyen Perrin d’après une gravure japonaise.

Je passai la nuit à examiner le précieux envoi de M. Metman. Il se composait d’une trentaine d’ouvrages illustrés et d’une quantité de feuilles volantes ou cousues en cahiers. Ici c’étaient de vieilles encyclopédies, enrichies de planches qui semblaient être sorties des officines allemandes du moyen âge ; là, des albums d’esquisses à l’encre de Chine, reproduites sur bois, en fac-similés d’une étonnante énergie, ou des recueils de contes et de scènes populaires, ornés de sujets à deux teintes, au moyen de procédés qui nous sont inconnus. De nombreuses peintures sur soie et sur papier végétal représentaient les ponts, les marchés, les théâtres, tous les lieux de rendez-vous et tous les types des classes ouvrières et de la société bourgeoise de Yédo. Mais rien de tout cela n’égalait en importance l’œuvre posthume des deux pauvres artistes inconnus ; car elle me révélait à la fois les sujets de prédilection et le style de l’école moderne des peintres japonais. Quel trésor pour l’étude du peuple de Yédo, que ces croquis inspirés par les scènes de la rue et des jardins publics ! Quelle mine à exploiter, que ces liasses poudreuses et maculées, d’où je sortis cent-deux pièces achevées et cent-trente ébauches, consacrées exclusivement aux classes de la société qui vivent en dehors du Castel, des quartiers aristocratiques, des casernes et des bonzeries ! Une pareille trouvaille allait me tenir lieu du guide le plus sûr, de l’interprète le plus fidèle que j’eusse pu consulter avant de m’engager dans le dédale de rues, de quais et de canaux que bordent, sur les deux rives de l’O-Gawa, les demeures agglomérées de la population bourgeoise.

La Cité proprement dite s’étend à l’est du Castel, depuis le pont du Sen-Bassi, qui la relie au quartier d’Atakosta, vers le sud, jusqu’à l’O-Bassi, qui débouche du Hondjo à la limite des quartiers du nord.

Elle se compose elle-même de trois quartiers, qui sont, dans la direction du sud-ouest au nord-est, ceux du Kio-Bassi, du Nippon-Bassi, et du Nippon-Kita. Dans ce dernier, la Cité envahit les quais de l’O-Gawa, tandis que, dans les deux précédents, la rive et les îles du grand fleuve sont, en majeure partie, occupées par des édifices publics ou des résidences nobles. On y distingue une douzaine de palais de daïmios ; quelques petits yaskis de hattamotos ; dans le voisinage d’un champ de courses, le grand temple de Nisihongandji, une ou deux batteries de côte, et une école de marine du gouvernement.

Tout le reste de l’espace compris entre le Castel et l’O-Gawa présente l’image d’un immense damier, tant les rues longitudinales sont coupées régulièrement de rues transversales ; tant les autres sections indiquées par les lignes bleues des canaux, ont l’apparence d’une exacte symétrie.

Le quartier du Nippon-Bassi, qui est le cœur de la Cité, contient, sur une étendue de quatre kilomètres carrés, cinq rues longitudinales et vingt-deux rues transversales, se coupant à angles droits et formant soixante-dix-huit carrés de maisons, presque complétement identiques les uns aux autres. Pris dans son ensemble, il présente donc la figure d’un parallélogramme allongé. Des canaux navigables l’entourent des quatre côtés. Quinze ponts le mettent en communication avec les quartiers adjacents : deux, à l’ouest, jetés sur le grand fossé du Castel ; cinq à l’est, cinq au sud, et trois au nord.

Parmi ces derniers, celui du milieu est le pont du Nippon, le Nippon-Bassi, qui donne son nom au quartier, On en a fait le centre géométrique du Japon. C’est de là que l’on mesure toutes les distances géographiques de l’Empire, comme cela se pratique en Angleterre depuis le Milestone du pont de Londres. C’est aussi au
Marchand de graines. — Dessin de Feyen Perrin d’après une gravure japonaise.
pont du Nippon qu’aboutit le Tokaïdo. À partir du faubourg de Sinagawa, il traverse, sous le nom de rue d’Ottori, les quartiers de Takanawa, d’Atakosta, du Kio-Bassi et du Nippon-Bassi ; et à l’extrémité de celui-ci, le pont central forme la limite entre cette grande artère politique, militaire et commerciale du sud de l’Empire, et une autre, non moins importante, se dirigeant vers le nord. On l’appelle pareillement l’Ottori dans l’enceinte de Yédo, et au delà : l’Oskio-Kaïdo. Elle s’arrête à la pointe septentrionale de l’île de Nippon, d’où l’on franchit le détroit de la Pérouse pour atteindre Hakodate sur l’île de Yédo.

Bien qu’ils aient un caractère complétement homogène, les quartiers de la Cité ne laissent point cette impression de fastidieuse monotonie que les yaskis de la cour ou de la noblesse féodale ne tardent guère à produire. Les maisons bourgeoises, non plus que les palais, ne s’éloignent du type d’architecture qui leur est propre : ce sont de simples constructions en bois, n’ayant au-dessus du rez-de-chaussée qu’un étage bordé le plus souvent d’une galerie sur la rue, et une toiture basse, en tuiles couleur d’ardoise, ornée de quelques moulures en gypse aux deux extrémités du faîtage. Mais si le cadre est uniforme, les tableaux qu’il étale aux regards sont ravissants de variété, d’imprévu, de pittoresque ingénuité.

Voici, à l’entrée d’une rue du Nippon-Bassi, une boutique de barbier, où deux ou trois bourgeois, dans le plus simple appareil, viennent faire leur toilette matinale. Assis sur la sellette, ils tiennent gravement, de la main gauche, le plateau de laque destiné à recueillir, après chaque coup de rasoir, ou de ciseaux, les dépouilles de l’opération. De leur côté, les artistes-coiffeurs, débarrassés de tout ce qui pourrait gêner la liberté de leurs mouvements, se penchent tantôt à droite, tantôt à gauche de la tête de leurs patients, pour y promener tour à tour l’instrument et la main, comme les sculpteurs antiques modelant des cariatides. Inutile d’ajouter que l’illusion cesse lorsque serrant entre leurs dents un long cordonnet de soie, ils l’entourent et le nouent aux deux extrémités de la mèche en boudin des fils du grand Nippon.

À quelques pas plus loin, nous rencontrons l’échoppe d’un cordonnier. Elle est hérissée de chevilles de bois, auxquelles d’innombrables paires de sandales de paille sont suspendues par de longues attaches, tressées de la même matière. Le marchand, accroupi sur son reposoir, me rappelle ces idoles indigènes auxquelles les pèlerins font des offrandes de chaussures.

Des personnes des deux sexes s’arrêtent devant l’étalage, examinent ou essayent la marchandise, échangent quelques paroles amicales avec le patron, et, sans le déranger de sa quiétude, déposent à ses pieds le prix convenu. Les comptes, à ce que j’ai remarqué, se faisaient en szénis, petites pièces de fer dont cent égalent le tempo, monnaie de cuivre qui vaut quinze centimes. Les szénis, comme les cashes chinois, sont percés en carré, au centre. On les enfile à un cordelet pour les suspendre à la ceinture.

L’honnête industriel qui fait suite au cordonnier, me semble voué non moins fatalement à la monnaie de fer. C’est un détaillant de ces herbes marines comestibles qui forment, sous le nom chinois de tang ou sous le nom anglais de seaweed, l’un des principaux articles du commerce d’exportation du Japon
Marchand de coquillages. — Dessin de Feyen Perrin d’après une esquisse japonaise.
avec la Chine. La vente sur place d’un produit végétal si abondant, si vulgaire, ne s’adresse qu’aux ménagères japonaises. Le tang se rencontre, par grandes masses flottantes, dans toutes les baies de l’empire insulaire. Quand la mer est calme, il ajoute à l’éclatant azur des eaux, ses riches teintes dorées, pourprées ou olivâtres. À l’aide d’un croc de batelier, les pêcheurs le tirent hors de la mer, comme un immense filet ; ils en chargent leurs barques et le nettoient minutieusement, en ayant soin de recueillir les coquillages qui s’y trouvent toujours en grand nombre. Quand la cargaison est déposée à terre, on la sèche au soleil ; on opère le triage des deux ou trois espèces ou qualités d’algues comestibles que peut fournir la récolte d’une journée ; enfin l’on en forme soit des ballots liés de cordes de paille, soit de petits paquets enveloppés d’un morceau de papier : les premiers, destinés à l’exportation, se vendent au poids chez les armateurs de jonques ; les autres, tarifés à quelques szénis le paquet, prennent le chemin des marchés et des foyers du peuple.

Il n’y a, pour ainsi dire, pas de rebut dans les produits de la mer. Le fucus ordinaire, dont on ne saurait tirer parti comme légume, le varech, que les vagues jettent à la côte, contiennent un suc glutineux qu’il est facile d’en extraire par la cuisson. Les Japonais le sèchent en tablettes et l’emploient, sous le nom de nouri, à divers usages culinaires ou industriels.

Il se fait à Yédo une énorme consommation de coquillages. Le détaillant en remplit des cuviers et ne débite sa marchandise qu’après l’avoir dûment secouée, remuée et brassée à l’aide de deux longues cannes de bambou. Il faut, pour bien faire, qu’il se dresse sur le cuvier, les jambes écartées et les deux bâtons se croisant diagonalement entre ses genoux, de telle sorte que la main droite imprime une rotation semi-circulaire aux coquillages du côté gauche, et la main gauche à ceux du côté droit de l’opérateur.

Les sangsues de mer et toutes sortes de petits mollusques, le trépang, c’est-à-dire les holothuries et toute la classe des radiaires, sont exposés en vente à l’état de complète siccité. On les mange frits et le plus souvent coupés en petits morceaux mêlés avec du riz.

Il existe une espèce de poisson, mince, allongé, de taille exiguë, que l’on consomme sans autre apprêt que de le sécher au soleil.

Les huîtres sont abondantes, charnues, peu délicates.

Les Japonais ne savent les écailler qu’en brisant la valve supérieure à coups de pierre.

Uraga exporte dans tout l’empire des huîtres séchées appartenant à la grosse espèce des awabis, dont les écailles sont enduites de nacre.

On dit que le Taïkoun a la régale de ce commerce.

Bien que les Japonais professent, au point de vue esthétique, un profond dégoût pour les poulpes, comme il est facile de s’en assurer par leurs livres de caricatures, ils ne paraissent point les dédaigner quand elles sont convenablement accommodées en friture et proprement étalées sur des herbes ou du papier de couleur. J’ai remarqué que les rôtisseries en plein vent, exclusivement consacrées à cette spécialité, jouissent d’une grande vogue.

Un pourvoyeur qui passait devant un magasin de grainier, où quelques dames étaient occupées à faire des cornets, s’arrêta devant elles et d’un coup de crochet tira de sa corbeille une hideuse méduse. Les dames aussitôt se voilèrent la face, jusqu’aux yeux exclusivement, au moyen des larges manches de leur kirimon, ce
Coulies du marché au poisson. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.
qui est le geste de la pudeur chez les beautés de l’empire du soleil levant ; mais après ce tribut payé à leur légitime indignation, elles appelèrent en riant le maître de la maison, qui acheta le mollusque.

L’étalage des magasins de graines à Yédo, présente un vif attrait : la quantité et l’infinie variété des produits exposés, la diversité de leurs formes et de leurs couleurs, l’art avec lequel ils sont distribués sur les étagères, tout concourt, dès le premier coup d’œil, à captiver l’attention ; mais bientôt la surprise et l’admiration succèdent à la curiosité, lorsque l’on s’aperçoit que chacun des paquets déjà enveloppés de papier, chacun des cornets prêts à être livrés, portent, avec le nom des graines, le dessin colorié des plantes elles-mêmes. Le plus souvent ce dessin est un petit chef-d’œuvre, que l’on dirait détaché de quelque


Le marché au poisson. — Dessin de E. Thérond d’après des esquisses japonaises.

charmant album de la flore du Japon. Cependant l’on ne

tarde pas à découvrir le peintre lui-même et son atelier, c’est-à-dire quelque jeune ouvrière de la maison, gisant tout de son long sur des nattes jonchées de fleurs et de feuilles de papier, et trouvant moyen de ne pas perdre un coup de pinceau dans cette singulière attitude.

À mesure que nous approchons du pont central de la cité bourgeoise, la foule augmente, et, des deux côtés de la rue, les boutiques font place aux restaurants populaires, aux pâtisseries de riz et de millet, aux débits de thé et de saki chaud.

Nous sommes dans le voisinage d’un grand marché au poisson. Le canal est couvert de barques de pêcheurs. On décharge la marée fraîche et le produit de la pêche des rivières, les poissons des courants océaniques qui descendent du pôle et ceux du courant équatorial, les tortues et les moules des golfes du Nippon, et les poulpes difformes et les crustacés fantastiques. Siebold a compté sur cette même place, soixante-dix espèces différentes de poissons, de crabes, de mollusques, et vingt-six sortes de moules et d’autres coquillages.

Les halles, grossièrement installées près du débarcadère, sont assiégées de pourvoyeurs qui viennent faire leurs provisions dans les ventes à la criée. Du sein de la cohue tumultueuse, des bras vigoureux enlèvent les corbeilles pleines et les versent dans les paniers ou dans les caisses laquées des coulies. De temps en temps la foule s’entr’ouvre pour laisser passer deux coulies chargés d’un marsouin, d’un dauphin ou d’un requin suspendu par des cordes à une longue et forte tige de bambou, qu’ils portent sur leurs épaules. Les Japonais bouillissent la chair de ces animaux ; ils mettent en salaison le lard de la baleine.

Ce n’est pas l’un des moindres tableaux des abords du Nippon-Bassi, que le groupe des marchands de requin et de baleine, en gros et en détail. La stature, la tenue et le geste de ces personnages, la haute fantaisie de leur accoutrement, les dimensions du couperet qu’ils plongent dans les flancs des monstres de la mer, tout semble dire que pour satisfaire à la consommation de la grande cité, il ne faut rien moins qu’un déploiement prodigieux de forces humaines et l’emploi des ressources alimentaires les plus phénoménales de la nature.

C’est du point culminant du Nippon-Bassi, qui est un pont fortement cintré, que Yédo se présente sous l’aspect le plus pittoresque.

En marchant vers le sud, l’on a devant les yeux, à l’horizon, la blanche pyramide du Fousi-Yama. Sur la droite, la ville est dominée par les terrasses, les parcs et les tours carrées de la résidence du Taïkoun. Dans cette même direction et jusqu’à sa jonction avec les fossés du Castel, le canal du Nippon-Bassi est bordé sur ses deux rives de nombreux entrepôts de soie, de coton, de riz et de saki. À gauche, au delà du marché au poisson, la vue se perd sur les rues et les canaux qui aboutissent à l’O-Gawa. Des centaines de longues barques, transportant du bois, du charbon, des cannes de bambou, des nattes, des paniers couverts, des caisses, des tonnelets, des poissons énormes, sillonnent en tous sens les voies de navigation, tandis que les rues semblent être exclusivement abandonnées à la circulation du peuple. On distingue, il est vrai, de temps en temps, parmi la foule des piétons, tantôt un convoi de chevaux de somme pesamment chargés, tantôt des charrettes supportant quatre ou cinq étages de ballots artistement empilés. Ces véhicules à deux roues sont traînés par des coulies. Aucun autre bruit de voiture ne se fait entendre. Le retentissement des socques de bois sur les trottoirs et sur le pont sonore, les grelots des chevaux et les timbres des quêteurs, les cris cadencés des coulies et les bruits confus qui montent du canal, forment ensemble une harmonie étrange, sans analogie avec la voix d’aucune autre cité. Car toutes les grandes villes ont une plainte qui leur est propre. À Londres, c’est le sourd grondement de la marée montante ; à Yédo, c’est le murmure de l’onde qui ruisselle et s’écoule. Comme la vague suit la vague, ainsi se succèdent les générations. Celle que j’ai sous les yeux semble passer et disparaître, emportant avec elle ce que les ancêtres lui ont légué de plus précieux : objets de culte, anciens costumes, vieilles armes, lois séculaires, tout cela ne sera plus qu’un souvenir pour la nouvelle société japonaise qui maintenant se forme à l’école de l’Occident.


La bourgeoisie de Yédo.

À l’extrémité méridionale du Nippon-Bassi, nous rencontrons une barrière à hauteur d’appui entourant des piliers surmontés d’affiches peintes sur des planches de bois blanc, et, un peu plus loin, un pavillon exhaussé sur une plate-forme de granit et abritant d’autres affiches imprimées. Cette double installation constitue le pilier public de Yédo, le koukousatsou, destiné à l’exposition d’anciennes lois encore en vigueur, aussi bien qu’à la promulgation des ordonnances journalières de la police taïkounale.

On aperçoit, dans le voisinage, un corps de garde de yakounines et un poste de sapeurs-pompiers. Des cuves et des seaux de bois remplis d’eau, ces derniers disposés en pyramide, sont répartis de distance en distance, au seuil des magasins de marchandises et au bord des trottoirs de la voie publique. Ces mesures de précaution se reproduisent dans toutes les rues populeuses de Yédo, et en général dans toutes les villes du Japon. L’on remarque aussi des réservoirs d’eau établis sur les galeries supérieures et sur les toitures des maisons. De longues et fortes échelles sont constamment dressées contre les grands édifices en bois, tels que les temples et les pagodes. Les magasins d’entrepôts, connus dans le langage commercial de l’extrême Orient sous le nom de godowns, ont la réputation d’être à l’épreuve du feu. On les multiplie et les dissémine, autant que possible, dans les quartiers en bois, afin d’opposer de nombreux obstacles au développement des incendies. Ces bâtiments, hauts et carrés, construits en pierre et en pisé, sont revêtus, à l’extérieur, d’une épaisse couche de chaux et fermés d’une porte et d’un ou deux volets en fer. Il y a même ordinairement, sur leurs quatre murs, de gros crochets où l’on suspend, quand il y a péril imminent, des pattes et des serpillères mouillées.

Ni ces godowns, ni ces échelles, ni ces cuves ne contribuent, on peut le croire, à l’embellissement de la capitale. En ceci, comme en toutes sortes de détails de la vie japonaise, le beau est sacrifié à l’utile. La même observation s’applique aux disgracieuses barrières, composées de poutres et de traverses peintes en noir, dont tous les quartiers de Yédo sont entrecoupés. Elles ont une grande porte centrale et deux poternes latérales, que l’on tient ouvertes durant la journée, lorsque d’ailleurs tout est dans l’ordre, mais que l’on ferme régulièrement à neuf ou dix heures du soir. Les gens attardés doivent tirer le cordon de la poterne qu’ils rencontrent sur leur passage, et répondre aux questions que leur adresse le yakounine remplissant l’office de portier. Si c’est un bourgeois qui se présente, le yakounine le fait passer par la poterne ; si c’est un samouraï, on lui ouvre à deux battants la grande porte au centre de la barrière.

Lorsque, en plein jour, la police veut opérer des arrestations, faire des perquisitions domiciliaires, intervenir dans un tumulte de rue, ou porter secours quand il est arrivé quelque accident grave, elle commence par isoler le théâtre de ses opérations en fermant toutes les
Marchand de friture. — Dessin de A. de Neuville d’après une esquisse japonaise.
barrières dans un rayon plus ou moins étendu. Le maire du quartier et, selon les cas, les dizeniers de la rue, agents du gouvernement, responsables envers lui et sur leur tête, de la conduite de leurs subordonnés, sont nécessairement requis à l’occasion de pareilles mesures, et ils peuvent eux-mêmes en prendre l’initiative

Dans tous les États despotiques, c’est principalement sur la bourgeoisie que s’appesantit le joug du pouvoir.

Au Japon, la bourgeoisie ne s’est formée et n’existe en réalité que dans les cinq villes taïkounales, qui sont : Kioto, Yédo, Osaka, Sakaï et Nagasaki, auxquelles l’on peut ajouter les nouveaux ports de Yokohama, de Hiogo et d’Hakodate.

Cette classe toute récente de la société japonaise est la vraie base de la puissance des Taïkouns, de la richesse de leur commerce, de la prospérité de leur Empire. Elle porte en son sein le germe du grand avenir auquel le Japon contemporain semble être appelé.

Néanmoins elle n’exerce aucun droit civique, et le dernier des hattamotos dédaignerait de s’allier à la meilleure famille de la cité,

La noblesse territoriale et la caste gouvernementale affectent, l’une et l’autre, de placer indifféremment l’artisan, le boutiquier, le gros négociant même, au-dessous de l’agriculteur, au dernier degré de l’échelle sociale, à l’extrême limite au delà de laquelle il n’y a plus que les yétas, les gens à métiers impurs : bouchers, corroyeurs et mendiants.

Un daïmio et sa suite, ou quelque fonctionnaire du Taïkoun viennent-ils à passer en cérémonie, c’est au bourgeois de faire attention aux avertissements des hérauts d’armes et des coureurs, et de se ranger à temps sur le bord du chemin, la tête découverte, le corps immobile et accroupi, s’il ne veut s’exposer à recevoir un coup de sabre ou à être foulé sous les pieds des chevaux. Il est juste d’ajouter que le plus souvent les seigneurs et les gens du Castel parcourent les rues de la Cité dans une sorte d’incognito, sans se faire rendre les honneurs dus à leur haute position. Lorsqu’ils trouvent à propos de les exiger, ils prennent soin d’ailleurs de signaler de très-loin leur approche, non-seulement par leur avant-garde obligée, mais au moyen d’insignes bien connus du peuple, arborés au sommet de très-longues piques que l’on porte en tête du cortége.

Dans les rapports d’affaires qui amènent le marchand, l’akindo, en présence du samouraï, le premier doit saluer son supérieur en se prosternant à plusieurs reprises. Quand il franchit le seuil d’une demeure noble, il s’agenouille, et, le front courbé sur le sol, il attend dans cette posture qu’un mot du maître de la maison, lui permette de se lever ; encore ne lui parlera-t-il jamais que la tête inclinée, le corps ployé en avant et les deux mains pendantes sur les genoux.

Le lendemain d’un incendie qui avait ravagé tout un quartier du Castel, un officier de Yédo vint requérir des charpentiers japonais employés aux constructions européennes de Yokohama. Un chef de chantier lui faisant des observations sur les conséquences fâcheuses que
Pilier public et magasins d’entrepôt du Nippon-Bassi. — Dessin de Férat d’après une peinture japonaise.
pourrait avoir le départ subit et non autorisé de tant d’hommes engagés à terme fixe, par des marchés en due forme, l’officier, impatienté, abattit à ses pieds, d’un coup de sabre, le malencontreux raisonneur.

Il existe, assure-t-on, des rapports plus multiples et plus étroits qu’il n’y paraît, entre la Cité et le Castel. La Monnaie taïkounale frappe, ou plutôt fond et coupe journellement vingt et un mille itzibous. Ce sont des pièces d’argent, assez jolies, plates, allongées, quadrangulaires, ressemblant à des tablettes de pharmaciens, et valant environ deux francs, plus ou moins, selon le cours du change. Comme tous les travaux qu’exige cette fabrication s’exécutent à la main, sans l’aide de machines, l’on y emploie un grand nombre d’ouvriers, pris naturellement parmi la population bourgeoise. En entrant, le matin, dans le bâtiment de la Monnaie, ils doivent laisser leurs habits au vestiaire, et ils ne les reprennent, en sortant, à la fin de la journée, qu’après avoir subi l’inspection la plus minutieuse. Cela n’empêche pas que la plupart des itzibous du Taïkoun, finissent toujours par prendre le chemin de la Cité, car ils y sont fatalement entraînés par les innombrables canaux du commerce. Il résulte de ce fait, que les daïmios, les samouraïs et le Taïkoun lui-même, toutes les fois qu’ils ont besoin de quelque grosse somme de numéraire, doivent nécessairement s’adresser dans le quartier où l’on en trouve des réservoirs ; et c’est ainsi, par exemple, que le bon bourgeois Mitsouf, marchand de soieries en gros et en détail, est devenu, à ce que l’on dit, le banquier du gouvernement.

A. Humbert.

(La suite à la prochaine livraison.)



Le pont du Nippon (Nippon-Bassi) à Yédo — Dessin de J. Pelcog d’après une peinture japonaise.

  1. Suite. — Voy. t. XIV, p. 1, 17, 33, 49, 65, 305, 321, 337 ; t. XV, p. 289, 305 et 321.