Habitations de pauvres artisans sur le canal d’Omoura. — Dessin de D. Grenet d’après une photographie.


LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE[1].


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



Les classes lettrées de la bourgeoisie (suite). — La littérature bourgeoise.

Un artiste japonais a caractérisé les deux syllabaires en les symbolisant en deux dessins, dont le premier, représentant un docteur ès lettres, réunit sur les traits et sur le manteau du grave personnage, tous les coups de pinceau qu’exige le Katakana ; tandis que le second, représentant un mendiant, reproduit pareillement tous les coups de pinceau qui forment les caractères de l’Hirakana, le syllabaire du peuple, du style cursif, de l’écriture des femmes, et de La littérature amusante.

En résumé, l’étudiant de Yédo ne laisse pas que de fournir une laborieuse carrière. Instruit dès sa jeunesse dans l’Hirakana, il faut qu’il apprenne le Katakana pour se mettre au fait des productions les plus sérieuses de l’idiome national, et il doit, en outre, acquérir une connaissance assez étendue de la langue chinoise pour être en mesure de lire tout au moins les entretiens de Confucius et de Mencius.

Cette éducation accomplie, il lui reste à la faire valoir dans le monde de la cour, des emplois publics, ou des professions libérales, par la plus scrupuleuse observation des lois de l’étiquette et des convenances sociales. Comme dans les monarchies allemandes l’épithète de « suprême » (allerhöchst) se trouve invariablement accolée à celle de majesté, dans tout ce qui se rapporte aux faits et gestes du souverain, même lorsque l’on parle encore de lui après sa mort (Seine allerhöchstselige Majestät), le langage de la cour et Le style officiel des employés japonais sont tout émaillés de particules et de qualificatifs cérémoniels, qu’il faut savoir ne jamais omettre et toujours placer à propos selon les règles convenues. Il y a des mots, des tournures de phrases, un style enfin qui ne s’emploie que lorsqu’on parle à un supérieur. L’écriture elle-même a sa hiérarchie : le Katakana carré, prototype, se trouve au sommet de l’échelle, où règne le style kaïsho ; dans le style giosho, qui est celui des actes et des documents officiels, le type des caractères chinois s’allie à des ligatures et à des signes empruntés au syllabaire hirakana ; le style losho, en dernier lieu, applique les formes cursives du même syllabaire aux affaires courantes et à la correspondance journalière, en laissant d’ailleurs à la fantaisie de l’écrivain toute liberté de combiner sous son pinceau les éléments graphiques les plus divers.

Kioto était autrefois l’unique foyer littéraire du Japon. Aujourd’hui la vieille cité pontificale conserve encore sa spécialité d’albums de miniatures, d’almanachs du daïri, de livres religieux, de romans et de poésies sur papier vélin parsemé de paillettes d’or. Mais les presses de Yédo l’emportent pour le nombre, la variété, la popularité, l’immense débit de leurs publications. La plupart des nouveautés littéraires de la capitale sont dues au pinceau des professeurs de l’université ou des meilleurs élèves du collége des interprètes. Presque toutes ont un caractère didactique, une tendance pratique, un but utilitaire. Il en est que l’on pourrait intituler l’année scientifique, la revue des inventions et découvertes, la statistique des États de l’Europe et de l’Amérique du Nord, le manuel de l’histoire moderne, le précis de la géographie contemporaine, les annales des sciences physiques et naturelles, de la médecine, de la marine, de la mécanique, de l’art militaire. Les anciennes encyclopédies, qui comptaient jusqu’à deux cents volumes et au delà, sont remplacées par une sorte de dictionnaire de la conversation, qui paraît annuellement en un seul volume, orné d’une quantité de gravures sur bois. Toutefois, la partie ethnographique de cet ouvrage est la seule qui présente un véritable intérêt. Ce qui a trait aux institutions cléricales ou politiques de l’empire se réduit à une sèche nomenclature. Les chapitres consacrés à la description des peuples étrangers sont extrêmement sobres d’appréciations critiques. L’une des plus catégoriques s’applique aux Espagnols et aux Portugais, dont il est dit textuellement qu’ils ont une très-mauvaise religion.

Je ne crois pas d’ailleurs qu’il existe au Japon aucun traité qui s’occupe de controverses religieuses ou philosophiques. La doctrine même de Confucius exclut toute espèce de polémique, car si les hommes sont des êtres naturellement bons, si plusieurs d’entre eux ont su, dans les siècles reculés, atteindre à la perfection, alors il n’y a réellement plus rien à discuter ; la perfectibilité devient un non sens, et le progrès consiste à retourner en arrière, jusqu’à ces empereurs des anciens âges qui, selon le philosophe chinois, ont donné pour tous les temps à l’humanité son type suprême et définitif.

Au reste, il faut convenir que le moment n’est pas encore venu de porter un jugement sur la littérature japonaise. Les savants européens qui sont en mesure de nous la faire connaître, ont dû courir au plus pressé, à la traduction des livres utiles, des traités dont l’étude pouvait rendre des services immédiats à quelqu’une de nos grandes industries : tels sont les beaux ouvrages sur l’art d’élever les vers à soie et sur la fabrication de la porcelaine, aussi bien en Chine qu’au Japon, publiés depuis 1848, par les soins de M. le Dr J. Hoffmann, de M. Mathieu Bonafous et de M. Stanislas Julien.

Quant aux productions purement littéraires des écrivains japonais, nous n’en possédons que fort peu de chose, et, généralement, le choix des traducteurs n’a pas été heureux. Des recherches plus approfondies amèneront sans doute de meilleurs résultats ; mais elles ne seront vraiment fructueuses que lorsqu’on aura pénétré dans la vie intime de la bourgeoisie, et que celle-ci nous livrera le répertoire de ses pièces de théâtre, le trésor de ses légendes, de ses contes, de ses complaintes domestiques, de ses chansons de fêtes.

Au Japon, les gens du peuple ont, comme les enfants, la passion de se faire raconter des histoires. À l’heure où cessent les travaux des artisans et le mouvement des transports de marchandises, on remarque journellement, dans le voisinage des chantiers ou à l’angle d’un carrefour, des attroupements de personnes des deux sexes, rangées en demi-cercle devant un déclamateur de profession. Celui-ci est ordinairement accroupi sur une estrade adossée à quelque pan de mur. Ses récits sont débités d’un ton emphatique, mais avec beaucoup de mesure dans l’emploi de la mimique. Il les interrompt
Image allégorique du style noble.
par intervalles pour boire une tasse de thé ou pour tirer quelques bouffées de tabac de sa petite pipe de métal, car il est muni du braséro, de la bouilloire et du tabacco-bon, qui sont les trois ustensiles indispensables aux délassements de la société japonaise. Pendant ce temps de repos, ses auditeurs fument, rient, causent entre eux du sujet de son dernier discours, jusqu’à ce que l’orateur, s’inclinant avec respect et modulant quelque gracieux compliment à l’adresse de l’assistance, reprenne le fil de sa narration ou en commence une nouvelle.


Image allégorique du style populaire.

On rencontre aussi fréquemment des femmes qui chantent des romances ou qui récitent des légendes nationales, tantôt sous la vérandah d’une maison de thé, tantôt dans une sorte de banc de foire ouvrant sur la voie publique. Quand la chanteuse est seule, elle se tient accroupie derrière un petit pupitre, où elle étale son livre de légendes, et elle mêle à son récitatif les accords de la guitare populaire appelée le samsin. Cet instrument, peu harmonieux, n’a que trois cordes, que l’on fait vibrer en les frappant de la main droite avec une petite palette d’ivoire.

Les chanteuses les plus distinguées ne se produisent qu’en société de trois ou quatre musiciennes et, pour leur part, ne touchent à aucun instrument. L’orchestre dont elles font accompagner indifféremment les diverses pièces de leur répertoire, c’est-à-dire les morceaux de déclamation aussi bien que les romances, se compose habituellement d’une ou de deux guitares, d’une sorte de violoncelle que l’on nomme kokiou ou biwâ, selon qu’on l’emploie avec ou sans archet, et enfin du gottô, grande harpe à neuf cordes, tendues dans toute la longueur d’une caisse sonore que l’on couche sur le sol, instrument dont on ne peut jouer qu’en s’adaptant des ongles artificiels en os ou en ivoire, aux trois premiers doigts de la main droite.

Les productions artistiques de ces associations féminines offrent donc un intérêt à la fois dramatique et musical ; et l’effet en est charmant lorsqu’elles ont lieu en plein air, par une belle soirée d’été, dans l’encadrement d’une légère construction de bambou ornée d’une guirlande de lanternes en papier de couleur. C’est un
Interprète japonais en costume de cour. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.
spectacle dont nous avons été témoins aux abords du grand pont de Yétaï, qui, traversant l’O-Gawa au-dessus du port des jonques marchandes, relie la cité bourgeoise au quartier méridional du Hondjo. Les sons combinés du chant et des instruments dominaient le paisible murmure de la foule des promeneurs. Dans les intervalles de silence nous distinguions au loin le bruit confus des passants qui traversaient le long palier de bois du Yétaï-Bassi. Aucun roulement de voitures, aucune des clameurs discordantes de nos cités d’Europe ne venaient rompre le charme de nos impressions.

Il n’y a en Europe que les quais et les places de la Reine de l’Adriatique qui offrent ce même mouvement de peuple et ce même concert de pas, de voix, de chants et de musique, dont rien ne trouble la paisible cadence et la rêveuse harmonie. L’O-Gawa rappelle le Grand-Canal, et les abords des ponts de Yédo sont, comme les places publiques de Venise, les lieux de rendez-vous de la population citadine. La multitude des promeneurs qui s’y rencontrent chaque soir ne cause nulle part le moindre encombrement. Mais aussi, Yédo est, par excellence, la ville aux vastes dimensions, et le peuple japonais pratique admirablement cette discipline de la circulation que nos policemen ont quelquefois tant de peine à établir sur les trottoirs de nos capitales. Il n’y a d’ailleurs pas moins de quatre ponts gigantesques jetés d’une rive à l’autre de l’O-Gawa, laissant entre eux un intervalle à peu près régulier de viogt à trente minutes de marche ; et les places sur lesquelles ils débouchent, du côté du Hondjo comme du côté de Yédo, sont presque toutes également spacieuses.


Écrivain japonais. — Dessin de A. de Neuville d’après une esquisse japonaise.

En remontant le fleuve au nord du Yétaï-Rassi, l’on rencontre en premier lieu le Grand-Pont, l’O-Bassi, ainsi nommé parce qu’il est le plus considérable des quatre. Il mesure cent-soixante mattes japonaises, c’est-à-dire trois cent vingt mètres environ. Le troisième et le quatrième, savoir : les ponts de Riogokou et d’Adsouma, ne le cèdent que de quelques mètres au précédent. Ils sont posés sur une vingtaine de chevalets, ayant chacun trois piliers espacés dans le sens de la largeur du pont et reliés entre eux pur des pièces transversales. Au-dessus de l’Adsouma-Bassi, le fleuve prend le nom de Sémida-Gawa. Ses eaux limpides forment l’extrême limite des quartiers situés au nord du Castel. Un seul pont, de seize chevalets, le Sendjoô-Bassi, que l’on appelle aussi le pont de l’Oskic-Kaïdo ou route du nord, met toute cette région de la ville en communication avec les campagnes, les vergers, les villages, les rustiques maisons de thé de la banlieue septentrionale. C’est la contrée des riches cultures et des ravissants paysages ; c’est le champ de prédilection des parties de plaisir des familles bourgeoises. Si le bourgeois de Yédo est fier de sa bonne ville, la magnifique banlieue dont elle est entourée, l’Inaka, ne fait pas moins son orgueil : car il est sensible à la fois aux charmes de le belle nature et aux agréments de la société ; il aime les fraîches retraites des bords du Sémida-Gawa, aussi bien que les divertissements des quais de la Cité. Il n’y a proprement que trois choses auxquelles il croie pouvoir refuser sa sympathie : c’est d’abord l’élément perfide, la mer, la vaste baie, qu’il abandonne aux pêcheurs, aux caboteurs et à la garnison des six forts détachés ; c’est ensuite la froide solitude des bonzeries ; et enfin la redoutable enceinte du Castel et du Daïmio-Kootsi. Il s’en tient éloigné autant que ses affaires le lui permettent ; et quant à ses plaisirs au sein de la ville même, il les cherche à la plus respectueuse distance du siége du gouvernement.

Le Riogokou-Bassi peut être envisagé comme le centre des réjouissances nocturnes de la bourgeoisie et des hattamotos. Ce pont, qui est tout à fait en dehors du mouvement commercial de la Cité, met le Hondjo en communication avec les deux Asaksa, quartiers de la rive droite qui renferment les Champs-Élysées de Yédo. Le grand fleuve, dans cette zone urbaine, n’est plus assez profond pour porter des jonques marchandes, mais il a une superficie qui permet à des centaines d’embarcations légères de se mouvoir sans gêne dans toutes les directions. Pendant les nuits sereines de la belle saison, des radeaux chargés de pièces d’artifices remontent le courant et lancent vers le ciel des gerbes de fusées et des bouquets d’étoiles. Des gondoles, ornées de lanternes aux vives couleurs, circulent alentour ou passent et repassent d’une rive à l’autre ; tandis que de grandes barques, tout enguirlandées de lanternes et de banderolles,
Japonaise jouant du gottô. — Dessin de A. de Neuville d’après une esquisse de M. A. Roussin.
promènent lentement, en amont ou en aval, de joyeuses sociétés au sein desquelles retentissent les accords de la guitare et les accents des chansons. Une foule de curieux assistent du haut du pont ou sur les quais au spectacle animé et pittoresque que présente le fleuve. C’est, sous une autre décoration, la fidèle image d’une fête vénitienne, sans en omettre jusqu’aux syrènes, qui ne font pas plus défaut sur les ondes de l’O-Gawa que sur celles des lagunes. Mais d’un autre côté, il faut se garder de comparer aux bateaux de fleurs de la Chine les grandes barques de famille ou de société du Riogokou-Bassi. Elles appartiennent généralement à d’honnêtes maisons de thé, qui les louent à l’heure et se chargent en même temps de procurer à leur clientèle des rafraîchissements, ainsi que la compagnie de quelques chanteuses et musiciennes de profession. Il ne faut donc y voir que des annexes de ces maisons de thé et, occasionnellement, de flottantes succursales des maisonnettes de bambou installées sur les quais à l’usage des chanteuses de romances et de légendes nationales.

Quand nous reprîmes le chemin de notre résidence, je dis à nos yakounines combien j’avais regretté de ne pas comprendre les paroles des chants que nous avions entendus. Ils m’assurèrent, en riant et en haussant les épaules, que je n’y perdais absolument rien. L’un d’eux eut cependant la politesse d’ajouter que les livres de légendes des chanteuses de profession se trouvent généralement chez les libraires de la Cité. Je chargeai plus tard un courtier de Yokohama de m’acheter ce qu’il découvrirait de mieux en ce genre, et j’ai lieu de croire qu’il mit beaucoup de complaisance dans l’exécution de mes ordres, car il m’apporta toute une bibliothèque de contes moraux, d’anecdotes historiques et de légendes héroïques ou merveilleuses.

La plupart de ces recueils étant illustrés, il ne me fut pas difficile de reconnaître quels étaient les sujets qui jouissaient de la plus grande popularité. Il suffit en effet de remarquer ceux qui ont le privilége d’inspirer le plus habituellement les maîtres dessinateurs de la capitale, ou, en d’autres termes, ceux qui se répètent de génération en génération, dans les albums le plus en vogue, tels que la célèbre série des esquisses d’Hofksai, qui ne compte pas moins de seize volumes.

Puisant au hasard dans les recueils de légendes guerrières, j’y rencontre le récit poétique et l’illustration artistique d’exploits qui manquent à la gloire des héros de l’Arioste.

Asahina-Sabro lance son cheval en pleine carrière contre une troupe d’ennemis, et il passe outre en enlevant de la main droite et faisant pirouetter en l’air un soldat portant le casque et la cuirasse, tandis que de la main gauche il assomme d’un seul et même coup de masse deux guerriers non moins redoutables.

Nitan-Nosiro, l’intrépide chasseur, saute à califourchon sur le dos du sanglier gigantesque qui a terrassé, déchiré, foulé aux pieds tous les compagnons du héros ; et celui-ci, se cramponnant des deux genoux aux flancs du monstre furieux, lui plonge tout à loisir son coutelas dans la nuque.

Sousigé, l’un des écuyers du mikado, surprend ses camarades accroupis autour d’un damier : il pique des deux, et d’un bond son cheval est au milieu du damier, immobile et debout sur ses deux pieds de derrière ; et son maître, qui n’a pas lâché un instant les étriers, se tient aussi ferme dans cette position difficile, que la statue équestre de Pierre le Grand sur son piédestal de granit aux bords de la Néwa.


Philémon et Beaucis.

L’arc d’Ulysse, roi d’Ithaque, a joui bien longtemps d’une réputation sans rivale ; j’ai bien peur qu’elle ne soit éclipsée par l’arc de Tamétomo, car lorsque ce brave fit la conquête de l’île de Fatsisio, voulant éviter l’effusion du sang et convaincre les insulaires que toute résistance de leur part était inutile, il appela près de lui les deux hommes les plus vigoureux de la race des Aïnos, et paisiblement assis sur un bloc de rocher, il leur présenta son arc en le tenant par le bois et en les invitant à essayer d’en bander la corde. Ils la saisissent chacun des deux mains, et appuyant leurs talons contre le bois de l’arc, ils se penchent en arrière de tout leur poids et tirent la corde de toutes leurs forces. Ce fut en vain ; elle ne céda que lorsque Tamétomo l’eut prise délicatement entre le pouce et l’index de la main droite, pour lancer aussitôt une flèche, qui se perdit dans les nues.

Tel est, en quelques traits, le goût dominant de la littérature héroïque des Japonais. Il me sera beaucoup plus difficile de donner une idée de leurs légendes merveilleuses ou fantastiques. Le mérite de ces productions, qui sont, pour la plupart, de très-courtes poésies, me paraît essentiellement résider dans le choix des expressions, dans la facture des vers, et, pour tout dire en un mot, dans l’élégance du style, abstraction faite du fond du sujet, car Le plus souvent la traduction ne nous en laisse qu’un énoncé puéril, sans signification morale, sans valeur quelconque pour l’intelligence.

Quelle peut être, par exemple, la pointe du récit suivant ?

L’âme d’une belette très-voleuse s’était cachée dans la bouilloire d’un vieux bonze. Celui-ci l’en vit sortir, un jour qu’il exposa cette bouilloire à un feu plus vif que de coutume.

Voilà tout ! et cette niaiserie n’en fait pas moins le sujet de l’une des estampes favorites du peuple.

Cependant il est de ces légendes qui, malgré toutes les protestations du bon sens et du goût, savent, jusqu’à un certain point, captiver l’imagination, exciter le curiosité, provoquer la réflexion ou éveiller la rêverie.

Maintes fois je me suis demandé quelle pouvait être l’origine, la cause traditionnelle de l’importance presque religieuse que l’on attache dans toutes les familles bourgeoises à une image représentant un vieillard armé d’un racloir en bambou dont on se sert pour la pêche des moules, et une vieille femme tenant un balai qui semble destiné à amonceler des feuilles sèches. À les voir l’un à côté de l’autre, debout ou assis au pied d’un cèdre antique, dont le tronc caverneux paraît leur offrir un asile, je me rappelais involontairement la fable de Philémon et de Baucis ; mais la légende ne parle point de la fin du vénérable couple japonais. Un interprète m’a dit que les gens de sa province considèrent ces deux personnages comme l’Adam et l’Ève de leur pays. On leur associe fréquemment la tortue et la grue, deux animaux doués d’une inaltérable béatitude et d’une très-longue vie. Enfin l’on aime à exhiber dans les repas de noces, le bon vieux et la bonne vieille, soit sous forme de tableau, soit comme ornement de dessert. Ils symbolisent sans doute, aux yeux des jeunes mariés, le contentement demeurant jusqu’aux dernières limites de la vieillesse, l’apanage d’une vie simple et d’une loyale affection.

Il existe d’autre part un arbre, l’énoki, dédié aux mauvais ménages. Il a pris naissance sur la tombe de la première Japonaise qui se soit divorcée. Si deux époux ne peuvent plus se convenir, ils n’ont qu’à se rendre en secret, à l’insu l’un de l’autre, au pied de l’énoki, et y faire vœu de se quitter. Bientôt la séparation s’accomplit sans difficulté, et le mari reconnaissant suspend au tronc de l’arbre une table votive représentant un homme et une femme accroupis sur le sol et se tournant le dos.


Chanteuse de légendes nationales. — Dessin de A. de Neuville d’après use photographie.

Le culte des arbres, qui a existé chez tous les peuples de l’antiquité, s’adresse, parmi les Japonais, aux arbres chargés d’années. Quand le seigneur de Yamato voulut se faire un ameublement complet, tiré du tronc du plus beau cèdre de son parc, la hache des bûcherons rebondit sur l’écorce, et l’on vit des gouttes de sang découler de chaque entaille : c’est que, dit la légende, les arbres séculaires ont une âme, comme les hommes et les dieux, à cause de leur grande vieillesse.

Les forêts, les bosquets de pins et de bambous donnent asile à une quantité de bêtes sauvages, parmi lesquelles le singe, la fouine, le blaireau, et surtout le renard, fournissent des sujets inépuisables de récits et de dessins fantastiques.

Les animaux qui atteignent à un grand âge finissent, comme les arbres, par être doués d’une âme humaine et de vertus surnaturelles.

Le putois, quand il se fait vieux, appelle du haut des

montagnes le vent et les nuages. La grêle et la pluie

Le pont de Yétaï. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.



Champ des écuyers du mikado, à Kioto. — Dessin de Émile Bayard d’après une miniature japonaise.
lui obéissent. Il se laisse emporter sur les ailes de l’ouragan.

Le voyageur, surpris en rase campagne, lutte courageusement contre la bourrasque, mais il ne peut empêcher que sa figure ne soit comme lacérée de coups de couteau : tel est l’effet des griffes du putois qui passe dans la tempête.

Les vieilles grenouilles, accroupies sur le bord des étangs, font descendre un brouillard humide sur les yeux du campagnard attardé : il croit entrevoir à l’horizon les toits de son hameau, et ce n’est qu’une illusion, qui l’égare toujours plus avant dans le vaste marécage.

Le yama-tori, ou faisan argenté, se fait de son plumage un miroir. C’est un être invulnérable. Il ne s’envole. point à la vue du chasseur ; mais malheur à ce dernier si, tenté de l’atteindre et le manquant toujours, il s’avise de le poursuivre dans les retraites de la montage, car il n’en reviendra pas !

Les vieux loups ont le don de métamorphose, témoin celui qui disparut soudainement de la contrée où il était devenu l’effroi des voyageurs. Quand ceux-ci crurent pouvoir désormais poursuivre en sûreté leur route, ils y rencontrèrent, le soir, au coin du bois, une belle fille portant à la main une lanterne peinte de bouquets de roses. La séductrice s’est fait connaître bien loin à la ronde sous le nom de la belle à la lanterne de roses. Hélas ! tous les voyageurs qui l’ont suivie sont tombés dans la gueule du loup !

Il y avait une autre fille qui, de loin, semblait avoir toutes les grâces de son sexe ; mais quand on la voyait face à face, cette fille était un vrai démon.

Le Tadé-Yama est une très-haute montagne, ayant à son sommet un profond cratère. Quand on regarde dans le gouffre, on y découvre avec horreur un bassin rempli de sang humain, et ce sang bouillonne, chauffé par le volcan : un pareil lieu, disent les bonzes, ne peut être que l’un des compartiments de l’enfer.


Escalier et arbre sacré du temple de Kami-Hamayou, à Simonoséki. — Dessin de Saglio d’après une aquarelle de M. A. Roussin.

Les âmes des avares reviennent sur la terre, tandis que leurs trésors, quelque bien enfermés qu’ils soient, s’envolent parfois l’on ne sait où ni comment.

Une femme qui avait de grands biens refusa de se marier. C’était pure avarice de sa part. Quand elle fut morte, ses sœurs héritèrent de sa succession. L’une d’elles, qui aimait à se parer d’une robe de la défunte et qui ne manquait pas de la suspendre chaque soir au porte-manteau de sa chambre à coucher, vit une fois un long bras décharné qui sortait avec beaucoup d’agitation de la manche de ce vêtement.

Les âmes des femmes qui ont été malheureuses errent aussi sur le théâtre de leurs infortunes.

Celles des femmes qui se sont suicidées en se jetant dans un puits, flottent en l’air comme si elles allaient tomber, la tête la première.

Les femmes mortes en couches avec leur enfant apparaissent tenant entre leurs bras l’innocente créature et criant aux passants, d’une voix suppliante : Ayez la bonté de recevoir mon enfant, pour qu’il ne reste pas dans la tombe !

Une femme était morte, victime des mauvais traitements de son mari. Celui-ci, dès qu’elle fut enterrée, eut soin d’appeler un bonze pour lui faire appliquer sur Le linteau de la porte de sa maison un papier bénit qui eût la vertu d’écarter les esprits. Quand l’âme de la défunte revint du cimetière, elle ne put en effet franchir l’obstacle sacré ; et dès lors elle ne cesse de crier aux personnes qui s’approchent de la maison : Vous qui passez, ayez donc la bonté d’enlever ce papier !

Les recueils d’anecdotes historiques présentent un tout autre caractère que les récits héroïques et les légendes merveilleuses. Aussi émanent-ils d’une source bien différente : loin d’être le produit de l’imagination populaire ou des loisirs des yaskis seigneuriaux et des bonzeries, ils portent l’empreinte toute moderne des études critiques de l’université de Yédo, ils sont marqués au coin de la froide raison qui distingue l’école philosophique de Confucius.

Le missionnaire américain Verbeck nous en a fait connaître un des plus remarquables spécimens, le Recueil des actions vertueuses accomplies au Japon et en Chine, œuvre d’un Japonais enfant de Yédo et disciple de l’université. Une courte citation permettra d’apprécier et le livre et l’école à laquelle il appartient :

Tous les hommes, dit l’auteur, invoquent quelque divinité pour se préserver, eux et leurs familles, de la mauvaise fortune. Les uns adressent leurs prières à la Lune ; d’autres veillent toute la nuit pour saluer le Soleil levant de leurs adorations ; d’autres encore invoquent les Dieux du ciel ou de la terre et le Bouddha. Mais adorer la Lune, le Soleil, les Dieux ou Bouddha, sans faire ce qui est bien, c’est comme si l’on demandait que la tige du riz sortît de terre avant que l’on en eût semé la graine. Soyez bien persuadés que dans ce cas la Lune, le Soleil, les Dieux et Bouddha pourront sans doute avoir pitié de vous, mais qu’ils ne feront jamais lever le riz dont vous n’aurez pas jeté la semence en terre…

Confucius a dit : Celui qui offense le Ciel n’a personne qu’il puisse invoquer avec fruit ; et le sage japonais Kitamo no Kami a écrit : Si tu ne détournes pas ton cœur de la vérité et du bien, les dieux prendront soin de toi sans que tu les invoques…

Être vertueux, c’est adorer.

Sous le règne de l’un des anciens Mikados, l’on vit paraître au ciel une étoile inconnue. Un célèbre astronome l’ayant observée, déclara qu’elle présageait quelque grande calamité qui allait fondre sur la famille de l’un des généraux en chef de l’Empire. À cette époque, Nakahira était le général en chef de la gauche, et Sanégori le général en chef de la droite. En apprenant la prédiction de l’astrologue, Sanégori et sa famille coururent adorer, sans se donner le moindre repos, dans tous les
La vieille femme et le moineau.
temples du Bouddha et du Sintô qui se trouvaient aux environs, tandis qu’il ne se fit rien de pareil du côté de la famille de Nakahira. Un prêtre remarqua cette particularité et se rendit aussitôt chez Nakahira pour lui en témoigner sa surprise : Sanégori, lui dit-il, visite tous les saints lieux et y offre des supplications dans le but d’échapper au malheur que présage l’étoile inconnue. Pourquoi n’en faites-vous pas de même ?

Nakahira, qui avait écouté attentivement le prêtre, lui répondit : Vous avez bien observé ce qui se passe ; vous saurez apprécier ma justification. Puisque l’on annonce que l’étoile doit porter malheur à l’un des généraux en chef, il faut bien que la calamité prédite tombe sur Sanégori ou sur moi. Or, en y réfléchissant, je trouve que je suis très-avancé en âge et que je n’ai pas
Le magicien malgré lui.
de talent militaire. Sanégori, au contraire, est à la fleur de ses années et tout à fait à la hauteur de son poste. Conséquemment si je faisais des prières et qu’elles dussent être exaucées, de manière à détourner de ma tête la calamité qui peut la menacer, ce ne serait qu’au plus grand péril de Sanégori et au détriment de l’Empire. Je m’abstiens donc, afin de concourir, autant qu’il dépend de moi, à ce que la précieuse vie de cet homme soit épargnée.

À l’ouïe de ces paroles, le prêtre ne put contenir son émotion et s’écria : Certainement une si noble pensée est le meilleur acte de culte que vous puissiez faire, et bien certainement, s’il y a des dieux et un Bouddha, ce n’est ni sur vous ni sur votre famille que la calamité tombera !

Les contes moraux sont conçus dans le même esprit ; mais ils nous transportent en pleine vie bourgeoise, et ils suffiraient à démontrer que l’inspiration poétique, je dirai même le bon goût littéraire sont loin d’être étrangers à la classe moyenne de la société japonaise.

Sir Rutherford Alcock en a cité deux des meilleurs dans sa « Capitale du Taïkoun, » et nous les reproduisons avec le fac-similé des modestes illustrations qui leur ont été consacrées dans les esquisses d’Hofksaï.

LA VIEILLE FEMME ET LE MOINEAU.

Il y avait une fois un vieux couple, sans enfants. Le mari, un beau matin, apporta un moineau en cage. Les cris assourdissants de l’oiseau ne tardèrent pas à ennuyer la femme.

Bientôt elle ne chercha plus qu’un prétexte pour le faire disparaître de manière ou d’autre. Un jour qu’elle était sortie, notre étourdi, en se promenant hors de sa cage, aperçut une robe neuve que la vieille avait commencé de coudre, et il s’amusa à en défaire les coutures en arrachant tous les fils à coups de bec.

Aussitôt rentrée, la vieille voyant cela, le saisit, lui coupe le bout de la langue et le lâche dehors.

Lorsque à son tour le mari rentra à la maison :

« Où est l’oiseau ? » demanda-t-il.


L’âme des vieux cèdres. — Dessin de A. de Neuville d’après une esquisse japonaise.

Sa femme lui avoua ce qu’elle avait fait.

« C’est une honte, poursuivit-il, de se montrer si cruel envers un petit être que d’ailleurs j’aimais comme si c’eût été ma fille. »

Là-dessus il sortit pour se mettre à la recherche du moineau. Dès qu’il fut sur la colline, il vit apparaître un charmante jeune fille, qui le remercia des bontés qu’il avait eues pour elle pendant qu’elle était en séjour chez lui. En récompense, elle le pria de se choisir un présent :

« Voici, dit-elle, deux corbeilles devant toi, l’une très-lourde, l’autre légère ; tu n’as qu’à emporter celle que tu préfères.

— Pour un pauvre vieux que je suis, fit le bonhomme, il vaut mieux prendre la moins pesante. »

Ainsi fut fait, et, selon la recommandation de la jeune fille, il n’ouvrit la corbeille qu’après être rentré à la maison. Elle était pleine des plus beaux habits.

Le vieux dit à sa femme, qui était présente, d’où provenait cette richesse.

Je pourrai bien en faire autant, pensa-t-elle, et, de son côté, elle se mit à la recherche du moineau.

Quand elle fut sur la colline, elle vit, en effet, la même apparition, et la belle jeune fille, tout en lui reprochant ses mauvais procédés, lui présenta aussi deux corbeilles, l’une très-lourde, l’autre légère :

« Mon mari sera bien étonné quand il verra que je rapporte encore plus que lui à la maison, se dit la vieille en soulevant la corbeille la plus pesante. »

Elle la charge sur ses épaules, arrive avec peine, s’empresse d’ouvrir le couvercle… et, quelle n’est pas sa confusion, en présence de son mari, lorsqu’elle voit sortir de la corbeille deux affreux diablotins, qui partent ricanant, glapissant, gambadant et lui faisant la nique !


Un astrologue en plein vent. — Dessin de A. de Neuville d’après une peinture japonaise.


LE MAGICIEN MALGRÉ LUI.

Il y avait aussi un autre vieux couple, sans enfants ; un vrai couple de braves gens ; seulement, la femme était un peu bavarde. Ils possédaient, pour tout luxe, un chien favori.

Or, un bon esprit faisait sa demeure dans le corps du fidèle animal.

Un jour celui-ci conduisit le vieillard dans un bois, et lui indiqua l’endroit où un trésor était enfoui.

La vieille en causa, et cela parvint aux oreilles d’un voisin, qui était un méchant homme.

Celui-ci força le chien de le conduire aussi dans le même bois ; mais ayant creusé à l’endroit que le chien lui désignait, il n’y trouva que des pierres. Transporté de fureur, il tua la pauvre bête, et l’enterra sur place. Quand le vieillard eut appris ce qui s’était passé, il ne demanda, dans sa douleur, qu’à savoir où reposait le corps de son ami.

Le méchant voisin le lui ayant dit, il y alla, et, abattant l’arbre au pied duquel le chien était enterré, il façonna de ses branches une petite chapelle à la mémoire du fidèle animal. Quant au tronc, il en fit un mortier pour piler son riz. Mais à peine eut-il commencé à se servir de cet ustensile qu’il en sortit de l’or.

La vieille le dit en grand secret à l’oreille d’une voisine. Le lendemain le méchant voisin venait emprunter le mortier, Le vieillard s’empressa de le lui prêter.

Cependant le voisin ne réussit pas à en faire sortir de l’or, et, dans sa rage, il brûla le mortier.

Le vieillard le supplia de lui en rendre au moins les cendres, ce qu’ayant obtenu, il les emporta religieusement à son domicile.

Or, le soir même, il vit en songe son chien lui apparaître, et il en reçut le singulier conseil de se rendre le lendemain avec les cendres de son mortier au bord de la grande route, et, quand il verrait s’avancer un cortége de daïmio, de ne point s’agenouiller, mais de répondre aux sommations des officiers qu’il était un magicien ayant le pouvoir de faire produire des fleurs à des arbres desséchés ou hors du temps de la floraison.

En effet, le lendemain, lorsqu’il se fut posté sur la grande route, tenant entre ses mains, dans un vase, les cendres de son mortier, il ne tarda pas à voir s’avancer le cortége d’un daïmio, et bientôt il entendit retentir le terrible « staniéro ! » l’ordre de s’agenouiller.

Néanmoins, il trouva le courage de se tenir ferme sur ses jambes. Les hérauts du prince renouvelèrent la sommation, la main sur la poignée de leurs sabres ; mais, apprenant par la réponse du vieillard qu’ils avaient affaire à un magicien, ils s’abstinrent de le châtier et coururent rendre compte à leur maître de l’étrange aventure qui leur arrivait.

« Eh ! bien, s’écria le prince, que ce prétendu magicien me donne la preuve de son pouvoir ! »

Le vieillard jeta une poignée de cendres en l’air contre un arbre qui étendait ses branches au-dessus de la route. Aussitôt l’arbre se couvrit de fleurs éclatantes.

Le prince ordonna de conduire cet homme dans son palais, et, l’y ayant retenu quelque temps, il le renvoya comblé des plus riches présents.

Comme il n’était bruit que de cet événement dans tout le village, l’envieux et méchant voisin n’eut pas honte de se présenter de nouveau chez le vieillard et de lui demander quelque peu des cendres du merveilleux mortier.


Cèdre sacré, dans la banlieue de Yédo. — Dessin de Lancelot d’après une gravure japonaise.

Dans son inépuisable bonté, le vieillard lui en accorda.

Aussitôt, le méchant homme se met à guetter sur la grande route le passage d’un train de daïmio.

Un cortége paraît dans le lointain, s’approche lentement, majestueusement.

L’envieux raidit ses articulations d’ailleurs si flexibles, et les hérauts l’accostant, il proclame effrontément son magique pouvoir.

Mais, lorsqu’il en vint à jeter contre un arbre une poignée de cendres, celles-ci, au lieu d’atteindre les branches et de les couvrir de fleurs, retombèrent sur les yeux du daïmio. Il n’en fallait pas tant pour le mettre en colère. Il tira son grand sabre et en frappa le misérable. Les gens de la suite lui coupèrent la tête.

Ainsi le méchant homme finit comme il le méritait.

Et maintenant, ne sommes-nous pas en droit de conclure qu’une étude du Japon faite au point de vue littéraire promettrait d’intéressantes découvertes ?

Notre siècle cosmopolite avide de nouveaux débouchés commerciaux, finira par s’enquérir aussi de nouvelles sources de jouissances intellectuelles. Nos littératures d’Europe ne perdront rien à sortir quelque peu du monde et du demi-monde de leur étroit horizon. Déjà la poésie allemande contemporaine s’est enrichie de nombreux joyaux que Rückert et Henri Heine ont tirés des inépuisables écrins de la Perse et de l’Indostan. L’extrême Orient est encore une mine vierge. La science nous en révèle de plus en plus les trésors. C’est aux poëtes de les exploiter.

Le contact du génie littéraire de l’Occident avec les civilisations de l’extrême Orient ne peut manquer de produire des œuvres dignes d’occuper une place honorable parmi les créations de l’esprit humain. Nous en avons même pour garants, quelque fragmentaires qu’ils soient, les deux uniques essais que l’on ait, à ma connaissance, tentés jusqu’à ce jour dans cette direction. À côté de ses grands travaux d’histoire naturelle, le Dr Junghuhn a laissé un opuscule philosophique et littéraire (Licht-und Schattenbilder, etc.), où l’on rencontre des descriptions de la nature et de la vie javanaises, qui semblent être des stances d’une magnifique épopée.

Un autre résident de Java, le poëte et publiciste hollandais Dowes Dekker, a parsemé de scènes et de tableaux poétiques du premier ordre, un roman (Max Havelaar), qui est, dans son ensemble, une sorte de jungle littéraire. Je détache de l’une des parties épisodiques de ce livre bizarre, un conte qui me semble être à la fois l’une des plus heureuses inspirations de l’auteur et le meilleur exemple à citer pour clore cette digression.

LE TAILLEUR DE PIERRES.

Il y avait une fois au Japon un pauvre tailleur de pierres, simple ouvrier dans les carrières ; sa besogne était rude, il travaillait beaucoup, ne gagnait guère, et n’était pas content de son sort.

« Oh ! si seulement je pouvais être un jour assez riche pour me reposer, couché sur des nattes épaisses, enveloppé d’un moelleux kirimon de soie ! »

Telle fut la plainte qu’il exhala vers le ciel. Un ange la recueillit.

« Qu’il te soit fait selon ton désir ! » lui dit l’ange.

Et il était devenu riche, et il se reposait, couché sur des nattes épaisses, enveloppé d’un moelleux kirimon de soie.


Croquis fantastique de singes. — Fac-simile d’une gravure japonaise.


L’empereur vint à passer. Il était précédé de coureurs à pied et à cheval, suivi d’une brillante escorte de cavaliers, et entouré de gens qui tenaient élevé au-dessus de sa tête un grand parasol resplendissant de dorures.

« À quoi me sert d’être riche, murmura l’autre, aussi longtemps que je n’ai pas le droit de sortir avec une escorte et la tête protégée par un parasol d’or ? Pourquoi ne suis-je pas l’empereur ?

— Tu le seras, » lui dit l’ange.


Croquis de blaireau. — Fac-simile d’une gravure japonaise.

Et en effet, il était l’empereur ; il avait une escorte de cavaliers devant lui et derrière lui, et des gens qui tenaient élevé au-dessus de sa tête un grand parasol resplendissant de dorures.

Le soleil, cependant, de ses ardents rayons, desséchait les campagnes, et la route poudreuse réverbérait son éclat et fatiguait les yeux.

« Le bel avantage d’être l’empereur, s’écria celui-ci, quand l’ardeur du jour vous accable, et que Le soleil ne cesse d’exercer sur vous son pouvoir ! Parlez-moi d’être le soleil : à la bonne heure !

— Regarde ! es-tu content ? » lui demanda l’ange.

Car il était devenu le soleil ; et il dardait ses rayons en haut et en bas, à droite et à gauche, et tout autour de lui.

Et il brûlait les herbes de la terre et la face des princes qui sont sur la terre.

Or, un nuage s’interposa entre la terre et lui ; ce nuage repoussait les rayons du soleil et les empêchait de descendre sur la terre,

« Voici qui est fort, s’écria le soleil, un nuage est donc capable de résister à ma puissance ; alors, il me vaudrait mieux d’être un nuage.

— Qu’à cela ne tienne ! » dit l’ange.

Et aussitôt la transformation s’opère, et le nouveau nuage se place fièrement entre le soleil et la terre, et se complaît à intercepter les rayons du soleil, si bien qu’il. voit la terre reverdir à son ombre.

Puis il fait tomber de grosses gouttes de pluie sur les campagnes, et des averses, et des trombes d’eau, tellement que les torrents débordèrent et que les rivières se répandirent dans les champs et les dévastèrent.

Rien ne résistait plus à la force de l’inondation : seul, un rocher la dominait, parfaitement immobile.

Eu vain les eaux mugissantes le battaient avec fureur, le rocher ne bougeait pas, les vagues écumantes expiraient à ses pieds.


Maison de thé rustique, aux environs de Yédo. — Dessin de Lancelot d’après une gravure japonaise.

« Donc un rocher me fait la loi, dit le nuage, je désirerais bien être à sa place.

— Tu vas y être, » lui dit l’ange.

Et le voilà transformé en un rocher ardu, inébranlable, insensible aux rayons du soleil, indifférent aux torrents de pluie et au choc des vagues tumultueuses.

Cependant il distingue à ses pieds un homme de pauvre apparence, à peine vêtu, mais armé d’une pique et d’un marteau ; et cet homme, à l’aide de ses instruments, lui enlève coup sur coup des quartiers de roc qu’il façonne ensuite en pierres de taille,

« Qu’est-ce ? s’écria le rocher, Un homme aura sur moi le pouvoir d’arracher des blocs de pierre de mon sein ? Serais-je donc plus faible que lui ? Alors, il faut absolument que je devienne cet homme !

— Que ta volonté soit faite ! » lui dit l’ange.

Et il redevint, comme par le passé, un pauvre tailleur de pierres, simple ouvrier dans les carrières. Sa besogne était rude, il travaillait beaucoup et ne gagnait guère… mais il était content de son sort.

A. Humbert.

(La suite à une autre livraison.)


  1. Suite — Voy. t XIV, p. 1, 17, 33, 49, 65, 305, 321, 337 ; t. XV, p. 289, 305, 321 ; XVI, 369 et 385.