Le Feu-Follet/Chapitre XXVIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 371-382).


CHAPITRE XXVIII.


« Le dos appuyé contre un rocher, un pied fermement placé en avant, venez l’un après l’autre, venez tous ensemble ! s’écria-t-il ; ce roc fuira de sa base avant moi. »
Sir W. ScottLa Dame du Lac.



La relation du combat sera plus claire pour le lecteur, si nous lui mettons sous les yeux un aperçu de l’ordre dans lequel il fut livré. Sir Frédéric Dashwood avait fait tous ses préparatifs pour commencer l’attaque du côté de la terre, comme nous l’avons déjà dit, dans la vue d’empêcher les Français de chercher un refuge sur le rivage. Raoul en avait prévu la probabilité, et pour que l’ennemi ne pût aborder facilement ses deux bâtiments, il les avait placés l’un et l’autre dans des positions qui laissaient une barrière de rochers entre eux et la côte. Ces rochers étaient invisibles de loin, attendu qu’ils n’étaient que mouillés, comme on dit, c’est-à-dire qu’ils ne s’élevaient qu’à fleur d’eau, ce qui offrait la même protection contre une attaque par des canots, que des fossés contre un assaut sur terre. C’était un avantage important pour la défense, et notre héros avait fait preuve de jugement en prenant cette mesure. Ithuel commandait la felouque, qui se nommait le Saint-Michel ; il avait deux caronades de 12 avec quinze hommes sous ses ordres, tous bien armés, et avec des munitions suffisantes. L’Américain était le seul officier qui fût sur son bord, mais il avait avec lui quatre des meilleurs matelots du lougre.

Raoul avait confié le Feu-Follet aux soins de Jules Pintard, son premier lieutenant, et avait mis sous ses ordres vingt-cinq hommes pour servir quatre caronades. On n’avait eu le temps de replacer à bord du lougre qu’une partie de son lest et environ le tiers de ses approvisionnements en tout genre. Le reste était encore sur les rochers voisins en attendant le résultat du combat. On croyait pourtant qu’il aurait assez de stabilité pour le service qu’on pouvait en attendre pendant qu’il était amarré, et qu’il pourrait même porter sa voilure sans danger par une brise légère. Ses quatre caronades furent placées sur le même bord, afin de pouvoir servir de batterie dans la même direction. Cet expédient rendait plus redoutables les moyens de défense des Français, en leur permettant d’employer en même temps toute leur artillerie, ce qu’ils n’auraient pu faire s’ils en eussent mis deux de chaque côté.

Raoul avait placé parmi les ruines quatre autres pièces de canon, et l’on avait trouvé à bord du lougre tout ce qu’il fallait pour les établir en batterie. Quand ce travail fut terminé, il l’examina avec soin, et il en fut satisfait. Les ruines étaient peu de chose en elles-mêmes, et à une distance même peu éloignée elles étaient à peine visibles ; cependant, à l’aide de la conformation naturelle du rocher, et en déplaçant quelques grosses pierres pour les porter dans des situations où elles seraient plus utiles, les marins français trouvèrent moyen de les faire servir à leur défense. Ces pièces de canon furent disposées en barbette, mais une inclinaison de la surface du rocher permettait aux artilleurs de mettre leur tête à couvert en reculant seulement de quelques pieds ; cependant ceux qui devraient les recharger auraient à courir un plus grand danger.

Le chirurgien, Giuntotardi et Ghita étaient établis dans une cavité du rocher, où ils étaient complètement à l’abri de tout danger tant que l’ennemi attaquerait du côté de la terre, quoiqu’ils ne fussent qu’à une centaine de pieds de la batterie. Le premier s’occupait des préparatifs nécessaires pour l’exercice de sa profession, sanglante sinon sanguinaire, et mettait en ordre ses instruments, sondes, scalpels, tourniquets, scies, etc., sans que personne songeât à lui, pas même ses deux compagnons qui étaient déjà en prière.

À l’instant où toutes ces dispositions venaient d’être terminées, Ithuel, qui avait toujours un œil au vent, héla Raoul pour lui demander s’il ne vaudrait pas mieux hisser toutes les vergues au haut de leurs mâts, au lieu de les laisser étendues sur le pont, où elles ne servaient qu’à l’encombrer. Raoul n’avait aucune objection à faire à cette mesure, le calme continuant encore, et la felouque et le lougre hissèrent leurs vergues à leurs places, les voiles étant enverguées et sur leurs cargues. C’est ce qu’on voit ordinairement sur les felouques, quoique moins souvent sur les lougres. L’Américain pensait qu’il serait à propos que tout fût préparé sur son bord pour pouvoir fuir au besoin, et il fut d’autant plus charmé de voir adopter sa proposition à bord des deux bâtiments, que les Anglais seraient doublement embarrassés pour en poursuivre deux en même temps, si une chasse avait lieu.

Du côté des Anglais, toutes les difficultés avaient été résolues, et tous les arrangements préliminaires avaient été faits. Le capitaine sir Frédéric Dashwood commandait l’expédition ; et les lieutenants Winchester et Griffin, après quelques protestations faites tout haut, et quelques imprécations murmurées tout bas, avaient été obligés de se soumettre à cette décision. Cette discussion avait pourtant produit un résultat favorable pour la Proserpine. Cuff, pour l’honneur de son droit d’ancienneté, avait composé l’expédition de quatre canots de sa frégate, et de deux seulement de la Terpsichore, en y comprenant le gig à l’usage du commandant, et d’un pareil nombre du Ringdove. Chaque bâtiment, comme de raison, envoya sa launch ou chaloupe, c’est-à-dire la plus grande de ses embarcations, avec une caronade de 12 sur l’avant. Winchester commandait la launch de la Proserpine ; O’Leary Sfothard, second lieutenant de l’autre frégate, celle de la Terpsichore, et Mac Bean, celle du Ringdove. Les trois cutters de la Proserpine étaient commandés, le premier par Griffin, le second par Clinch, et le troisième par Strand, dont le sifflet devait avoir la préséance en toute occasion. Les deux autres canots avaient pour commandants deux anciens midshipmen de leurs bâtiments respectifs. Tous les équipages étaient pleins d’ardeur, et quoiqu’on s’attendît à un combat très-sérieux, d’après le caractère déterminé et bien connu de l’ennemi qu’on allait attaquer, chacun était bien convaincu que le Feu-Follet allait enfin tomber entre les mains des Anglais ; ce qui n’empêchait pas les esprits réfléchis de songer aux suites qui pouvaient résulter d’une pareille lutte pour une partie de ceux qui composaient cette expédition.

Sir Frédéric Dashwood, qui aurait dû sentir la responsabilité morale dont il était chargé, était, de tous les officiers supérieurs alors réunis, celui qui s’occupait le moins des conséquences qui pouvaient résulter du combat. Naturellement brave, les considérations personnelles avaient peu d’influence sur lui. Toujours plein de confiance dans la prouesse anglaise, il regardait la victoire, et l’honneur qui en serait la suite, comme une chose qui lui était assurée ; et, favorisé par la naissance, la fortune et le crédit dont il jouissait, il ne se donnait pas la peine de calculer la possibilité d’un échec.

Cependant, en faisant ses dispositions pour le combat, sir Frédéric n’avait pas dédaigné de consulter des marins plus âgés et plus expérimentés que lui. Cuff même lui avait donné de bons avis avant qu’il partît, et il lui avait particulièrement recommandé Winchester et Strand comme des hommes dont les conseils pouvaient lui être utiles.

— J’ai donné le commandement d’un de nos canots à un aide-master nommé Clinch, Dashwood, ajouta Cuff après plusieurs autres observations. C’est un des meilleurs marins de ma frégate, un homme qui a beaucoup d’expérience dans le service des canots, et qui s’est toujours parfaitement bien comporté. Un malheureux penchant pour la boisson l’a empêché d’obtenir de l’avancement ; mais il m’a promis de s’en corriger, et j’espère qu’il tiendra parole. Je vous prie de le mettre en avant aujourd’hui, afin de lui donner une chance. Il a tout ce qu’il faut pour prouver qu’il est bon marin ; tout ce qui lui manque, c’est l’occasion.

— Je me flatte, Cuff, répondit sir Frédéric avec son ton d’insouciance, que personne ne manquera d’occasion aujourd’hui, car j’ai dessein de les faire donner tous ensemble, comme une même qui arrive tout entière à la mort du cerf. J’ai vu les chiens de lord Elcho, à la fin d’une longue chasse, rassemblés si près les uns des autres, qu’on aurait pu les couvrir tous avec une de nos basses voiles, et j’entends qu’il en soit de même aujourd’hui de nos canots. — Soit dit en passant, Cuff, cette comparaison figurerait bien dans une dépêche, et ferait sourire Bronté. — Ne le pensez-vous pas ?

— Au diable vos chiens, vos comparaisons et vos dépèches ! Remportez d’abord la victoire, et vous ferez de la poésie ensuite. Bronté, comme vous appelez Nelson, a dans son essence des éclairs aussi bien que du tonnerre, et il n’y a pas un amiral anglais qui se soucie moins de la noblesse et du rang. Le moyen de le faire sourire, c’est de gagner une victoire. — Mais à propos, Dashwood, ménagez nos hommes ; vous savez que nous en sommes à court, et je n’ai pas le moyen de faire des pertes comme celles que j’ai éprouvées près de l’île d’Elbe.

— Ne craignez rien, Cuff ; vous ne perdrez pas un seul homme par ma faute.

Chaque capitaine eut quelques mots à dire à ceux de ses officiers qui allaient partir ; mais nous ne rapporterons que ce qui se passa entre le capitaine Lyon et son premier lieutenant Archibald Mac Bean.

— Vous vous souviendrez, Airchy, dit le capitaine, qu’un vaisseau peut se faire une réputation par l’économie aussi bien qu’un homme. Il y a en ce moment dans le bureau de l’amirauté plusieurs de nos compatriotes, et, après le courage et l’esprit d’entreprise, c’est à l’économie qu’ils regardent de plus près. J’ai vu un amiral obtenir un ruban rouge par cette seule qualité, ses livres de compte prouvant que ses vaisseaux et ses escadres coûtaient moins qu’on ne l’avait jamais vu. Vous ferez tous votre devoir pour l’honneur de l’Écosse ; mais il y a dans nos canots une demi-douzaine d’hommes de Leith et de Glascow, braves Écossais, comme nous, et il ne faut pas les laisser se faire tuer sans nécessité. J’ai eu soin d’envoyer sur les canots tout ce qui nous a été envoyé du bâtiment de garde sur la Tamise, et à l’égard de ceux-ci, il n’y a pas grand besoin d’y regarder de si près. Ce sont les balayures de Thames-Street et de Wapping, et la plupart seraient à présent à Botany-Bay, si l’on ne nous en avait fait présent.

— La loi qui veut qu’on soit en vue pour avoir droit aux parts de prise s’applique-t-elle aux canots ou aux bâtiments aujourd’hui, capitaine ?

— Aux canots, bien certainement ; sans quoi, qui diable voudrait y servir ? C’est une affaire pitoyable, au total, et il n’y a guère plus d’honneur à gagner que de profit. Cependant il ne faut pas que la vieille Écosse soit en arrière dans un combat corps à corps, et vous vous souviendrez qu’il faut soutenir la réputation que nous avons quand on en vient aux claymores ; ainsi, chacun de vous fera de son mieux.

Mac Bean se retira en faisant un signe affirmatif, et en se promettant de faire son devoir aussi méthodiquement que s’il s’agissait d’un calcul algébrique. Le second lieutenant de la Terpsichore était un jeune Irlandais ayant une voix douce et mélodieuse. Lorsque les canots partirent, il fut très-difficile de le maintenir en ligne ; il croyait de son honneur de marcher en tête, et stimulait ses canotiers à faire des efforts aussi pénibles qu’ils étaient inutiles en ce moment. Tel est l’aperçu des matériaux dont se composaient les forces anglaises, et des deux côtés on était alors prêt au combat. Si nous ajoutons qu’il était déjà deux heures, et que de part et d’autre on éprouvait quelque inquiétude relativement au vent qu’on pouvait attendre bientôt, nous aurons terminé les détails préliminaires.

Sir Frédéric Dashwood avait formé sa ligne à environ un mille en avant des rochers du côté de la terre, ayant placé une chaloupe au centre et une à chaque extrémité. Celle qui était au centre était commandée par O’Leavy, son second lieutenant ; celle à l’extrémité à gauche par Mac Bean, et celle à la droite par Winchester. De chaque côté de la chaloupe d’O’Leavy étaient les deux cutters de la Proserpine, et les deux autres canots remplissaient l’intervalle. Le commandant, sur son gig, allait d’une embarcation à l’autre, donnant des ordres, quelquefois un peu confus, mais toujours avec un ton d’indifférence et de contentement qui aidait à entretenir la gaieté générale. Lorsque tout fut prêt, il fit le signal d’avancer, et marcha lui-même en tête de la ligne, comme un ancien preux, pendant un demi-mille.

Raoul, à l’aide d’une longue-vue, avait observé avec une attention scrupuleuse jusqu’au moindre mouvement de l’ennemi ; rien n’avait échappé à son active vigilance, et il vit que sir Frédéric avait commencé par commettre une faute très-importante. S’il avait fortifié son centre en réunissant ses trois caronades de manière à en former en quelque sorte une batterie, les chances du succès auraient pu être douteuses ; mais, en les divisant, il en avait affaibli l’effet de manière à rendre impossible qu’aucune des trois batteries françaises pût être complétement désemparée par leur feu. Il en résultait que les Anglais, en s’avançant pour livrer un combat corps à corps, auraient le désavantage d’être exposés à une grêle constante de mitraille.

Le peu de minutes qui s’écoulèrent entre l’ordre donné d’avancer, et le moment où les canots arrivèrent à un quart de mille de l’îlot aux ruines, se passèrent dans un profond repos, aucune des deux parties ne paraissant vouloir engager le combat : Raoul ne trouva pourtant pas peu de difficultés à retenir l’ardeur impatiente de ses compagnons français. Mais un canot présente un but si restreint à des artilleurs aussi peu habiles que le sont en général les marins, qui comptent sur la pratique et l’habitude plus que sur les calculs scientifiques, et sont ordinairement déconcertés par le mouvement de leurs bâtiments, qu’il ne voulait pas perdre inutilement même sa mitraille. Cependant, Français lui-même, il ne put se contenir plus longtemps, et pointant une caronade il mit le feu à l’amorce de ses propres mains. Ce fut le commencement du combat. Les trois autres canons des ruines firent feu aussitôt, et ceux du lougre en firent autant. Alors les Anglais se levèrent, poussèrent trois acclamations, et tirèrent leurs trois coups de caronade. Au même instant, les deux hommes qui tenaient les mèches allumées à bord de la felouque voulurent toucher l’amorce des leurs, mais il n’y eut point d’explosion, et, quand ils en cherchèrent la cause, ils virent que l’amorce en avait été retirée. C’était Ithuel qui avait adroitement privé ces deux pièces d’artillerie de ce qui en faisait la force ; il avait eu soin de se mettre en possession des deux cornes d’amorce, et il déclara positivement que nul autre que lui n’y toucherait.

Il fut heureux pour l’Américain qu’il fût universellement connu pour avoir voué une haine mortelle aux Anglais, sans quoi il aurait pu payer de sa vie cette apparence de trahison. Il était pourtant bien éloigné de vouloir manquer ainsi à ses devoirs. Sachant parfaitement qu’il lui serait impossible d’empêcher ses hommes de faire feu, s’ils en avaient le moyen, il avait eu recours à cet expédient pour se réserver la faculté de le faire à l’instant qu’il jugerait le plus propice. Ses hommes murmurèrent ; mais ne voulant pas entrer en discussion avec leur commandant, ils firent une décharge spontanée de tous leurs mousquets, seul moyen qui leur restât de prouver à l’ennemi leur courage et leur animosité. Raoul, en ce moment, jeta un coup d’œil sur la felouque, un peu surpris de ne pas entendre le feu de ses caronades ; mais voyant la décharge de mousqueterie, il n’y pensa plus.

Dans une affaire de ce genre, la première décharge d’artillerie est ordinairement la plus meurtrière. En cette occasion, le premier feu produisit un effet assez sérieux ; et les Anglais, étant plus à découvert que leurs ennemis, souffrirent proportionnellement davantage. Winchester eut quatre hommes de blessés ; Griffin deux, et sept ou huit le furent sur les autres canots. Un des canotiers du gig de sir Frédéric eut le cœur traversé par une balle, ce qui obligea cet officier à s’approcher de son second canot pour y prendre un homme vivant en échange du mort.

Sur l’îlot aux ruines, Raoul ne perdit qu’un seul homme : un boulet ayant frappé une grosse pierre, la fit sauter en éclats, et renversa un des meilleurs marins du lougre qui s’avançait pour nettoyer un canon.

— Pauvre Joseph ! dit Raoul en le voyant tomber. Relevez-le, mes enfants, et portez-le au chirurgien.

— Il est mort, capitaine.

On mit le corps à l’écart, et un autre homme s’avança pour faire la besogne que le défunt n’avait pu terminer. Raoul trouva un instant de loisir pour faire quelques pas en arrière, et s’assurer si Ghita était parfaitement à l’abri du feu. Il reconnut qu’elle ne pouvait être mieux placée, et il la vit à genoux, priant avec ferveur ; mais, s’il avait pu lire dans son cœur, il aurait vu que ce cœur était partagé entre les prières qu’elle adressait à Dieu et son amour pour lui-même.

Le lougre ne fit aucune perte. O’Leavy avait tiré trop haut, et sa mitraille n’avait pas laissé une marque sur ses mâts ni fait un trou dans sa voilure. La fortune semblait l’accompagner comme de coutume, et son équipage combattit avec le même zèle et plus de confiance que jamais. La felouque n’avait pas eu le même bonheur : c’était là que le feu des Anglais avait fait le plus de ravage. Mac Bean avait été chargé de cette partie de l’attaque, et il y avait mis tout le calcul et toute la dextérité d’un Écossais. Sa mitraille avait balayé le pont de ce bâtiment, et avait plus que décimé le faible équipage d’Ithuel, car il avait eu un homme tué et trois blessés.

Le feu, une fois commencé, fut entretenu sans relâche, et l’on fit de nouvelles pertes de part et d’autre. Les canots se hâtaient d’avancer, les Anglais poussaient force acclamations, et la mer se couvrait d’un nuage de fumée.

Dans des moments semblables, le parti le plus sûr pour les assaillants est de pousser en avant. C’est ce que firent les Anglais, et ils n’avançaient pas d’une brasse sans faire feu, et sans causer ou essuyer quelque perte. Les décharges constantes d’artillerie et l’absence totale de vent rassemblèrent bientôt un nuage de fumée autour des ruines, tandis qu’un autre se formait autour des canots, produit par leurs caronades. Ces deux masses de fumée finirent par se réunir, et il y eut un moment où l’on n’apercevait plus les canots qu’indistinctement. C’était l’instant que l’Américain attendait. Voyant que les hommes qui lui restaient s’occupaient encore de leur feu de mousqueterie, il pointa lui-même ses deux pièces et les amorça avec les cornes qu’il avait toujours gardées. Il n’avait aucune inquiétude en ce moment pour la felouque, car Winchester et les canots qui étaient au centre de la ligne anglaise ne songeaient qu’à avancer vers les ruines, où ils désiraient aborder pour tâcher de prendre d’assaut la batterie de quatre pièces, dont le feu les incommodait fort ; et Mac Bean, outre qu’il était plus éloigné, ne pouvait s’approcher de lui sans doubler un rocher à fleur d’eau dont il ne pouvait encore connaître l’existence. Ithuel, par nature et par habitude, mettait du sang-froid et du calcul dans tout ce qu’il faisait, et l’absence de danger immédiat donnait alors plus d’activité encore à des qualités si importantes dans un combat. Ses deux pièces de canon étaient chargées de mitraille jusqu’à la bouche : il fit signe au meilleur de ses marins de prendre une mèche, et il en prit lui-même une autre. Nous avons dit qu’il avait pointé lui-même les deux caronades pendant le tumulte du combat, et il ne lui restait plus qu’à attendre l’instant de s’en servir.

Cet instant approchait. Le but des Anglais était d’aborder sur l’îlot aux ruines, et d’emporter la batterie d’assaut. Pour y réussir, tous les canots du centre dirigèrent leur marche vers le même point, et la fumée étant poussée par chaque détonation de l’artillerie, l’Américain vit un point noir de la ligne ennemie sortir du milieu de la fumée et diverger à environ vingt-cinq brasses de l’endroit qui avait été choisi pour le débarquement. Ithuel et son compagnon étaient prêts ; ils ajustèrent ensemble, et tirèrent en même temps. Cette décharge inattendue, venant d’un côté d’où pas un seul coup de canon ne s’était encore fait entendre, surprit également amis et ennemis, et un nouveau manteau de fumée se déploya momentanément sur les ruines et sur l’espace qui était en avant.

Les cris qui partirent de dessous ce voile funèbre ne ressemblaient en rien aux acclamations bruyantes que les Anglais avaient poussées jusqu’alors, tantôt pour célébrer un succès, tantôt pour s’encourager : c’étaient des cris de douleur arrachés par les souffrances aux cœurs les plus braves, et même les Français qui servaient la batterie des ruines restèrent un instant immobiles pour voir la fin de cet acte d’une si sombre tragédie. Raoul saisit cette occasion pour se préparer au combat corps à corps auquel il s’attendait, mais qui n’eut pas lieu. Le feu ayant cessé de part et d’autre, le rideau de fumée commença à s’élever au-dessus de la surface de la mer.

Quand il fut assez élevé pour permettre d’examiner la situation des choses, on vit tous les canots, un seul excepté, épars de tous côtés, et s’éloignant à force de rames, chacun dans une direction différente. Ils voulaient, par cette manœuvre, obliger les Français à diviser leur feu, expédient dont il aurait été plus sage à eux de s’aviser plus tôt. Le canot qui restait était un cutter de la Terpsichore ; il avait reçu toute la mitraille du canon tiré par Ithuel, et de seize hommes qu’il contenait, deux seulement étaient sans blessure. Ils se jetèrent à la mer, et furent recueillis par un des autres canots. Le cutter dérivait lentement vers l’îlot aux ruines, et les plaintes, les gémissements et les cris qui en sortaient, annonçaient assez la situation déplorable des malheureux qui s’y trouvaient. Raoul, par humanité comme par politique, défendit qu’on tirât sur eux, et après quelques décharges d’artillerie contre les canots qui étaient en retraite, le premier acte du combat fut terminé.

Cette suspension d’hostilités donna le temps de s’assurer de part et d’autre des pertes respectives qu’on avait faites. Onze hommes, morts ou blessés, étaient hors de service du côté des Français : quatre à bord de la felouque, comme nous l’avons dit, et tous les autres au milieu des ruines. Les Anglais avaient perdu trente-trois hommes, y compris quelques officiers. Le midshipman qui commandait le cutter de la Terpsichore était tombé à la renverse sur l’arrière, la poitrine percée de cinq balles. Son passage à un autre état d’existence avait dû être aussi rapide que celui de l’étincelle électrique. Quelques-uns de ses compagnons étaient morts, les autres continuaient à pousser des cris qui annonçaient leurs souffrances, et le choc qu’ils éprouvèrent quand le canot allant à la dérive toucha l’îlot aux ruines, leur arracha de nouveaux gémissements.

Raoul était trop éclairé et trop judicieux pour ne pas voir que jusque-là il avait l’avantage sur ses ennemis ; mais ne voulant négliger aucun de ses moyens de défense future, il ordonna de cesser le feu, de faire l’examen des canons et de faire à la hâte les réparations nécessaires ; il se rendit ensuite avec un petit détachement sur le canot échoué. S’encombrer de prisonniers dans un pareil moment eût été une grande faute, mais faire prisonniers des blessés eût été un acte de folie. Son chirurgien était trop occupé pour pouvoir leur donner des soins ; mais ayant trouvé sur le canot quelques tourniquets, du linge et de la charpie, il chargea quelques Français de s’en servir le mieux qu’ils pourraient pour le soulagement de ces malheureux, de leur donner de l’eau qu’ils demandaient à grands cris, et de haler ensuite le canot hors de la ligne probable du combat s’il se renouvelait.

— Non, non, capitaine Roule ! s’écria Ithuel quand il vit commencer cette manœuvre ; vous faites une grande faute. Laissez ce canot où il est ; il vaudra mieux pour vous que le meilleur parapet. Les Anglais ne voudront pas tirer sur leurs propres blessés.

Raoul ne put s’empêcher de lui jeter un regard d’indignation, et se tournant vers ses hommes il leur fit signe d’exécuter ses ordres. Cependant se rappelant aussitôt le besoin qu’il avait d’Ilthuel, le service qu’il venait de lui rendre si à propos, et la nécessité de ne pas l’offenser, il s’avança à l’extrémité de l’îlot la plus voisine de la felouque, et parla à l’Américain d’un ton aussi affectueux que s’il n’eût pas, l’instant auparavant, repoussé son avis avec indifférence et dédain. Ce n’était pourtant point par hypocrisie ; il cédait seulement à la nécessité d’adapter prudemment sa conduite aux circonstances.

— Bien, brave Itouel, s’écria-t il, votre mitraille nous a rendu un grand service, elle est arrivée au moment convenable.

— C’est que, voyez-vous, capitaine Roule, nous autres de l’état de Granit nous ne prodiguons jamais nos ressources sans utilité. On peut toujours attendre qu’on voie le blanc des yeux des Anglais dans ces sortes d’affaires. Ce sont des démons incarnés, et ils semblent tous avoir la vue courte. À Bunker-Hill[1] ils s’approchèrent si près, que nos Américains…

— Fort bien, Itouel, dit Raoul en l’interrompant, car il ne se souciait pas d’écouter en ce moment une histoire que son ami lui avait déjà racontée bien des fois ; car Bunker-Hill était le cheval de bataille d’Ithuel Bolt, toutes les fois qu’il voulait faire une rodomontade, s’imaginant que l’état de Granit devait partager la gloire de la victoire remportée en cette occasion par les comtés de la Nouvelle-Angleterre.

— Fort bien, Itouel ; Bunker-Hill fut une bonne chose, mais les rochers des Sirènes valent encore mieux pour nous. S’il vous reste quelques-unes de ces boîte des mitraille, rechargez vos caronades.

— Que pensez-vous de ceci, capitaine Roule ? demanda l’Américain en lui montrant sur la tête d’un des mâts de la felouque une girouette qui commençait à se mettre en mouvement ; voici le vent d’ouest qui nous offre une bonne occasion, profitons-en pour partir.

Raoul tressaillit, et regarda successivement la girouette, le firmament et la surface de la mer qui était déjà légèrement ridée. Pendant cet examen, il aperçut Ghita. Elle était debout, ses yeux suivaient chaque mouvement de son amant, et leurs regards s’étant rencontrés, elle sourit avec douceur, et leva une main vers le ciel d’un air suppliant, comme pour le conjurer de rendre grâce à l’Être puissant qui avait encore daigné le protéger pendant le combat. Il comprit ce qu’elle voulait dire, la salua avec un air de galanterie, et se retourna vers Ithuel pour lui répondre.

— Il est trop tôt, dit-il, il ne fait pas encore assez de vent. Nous sommes imprenables ici ; dans une heure nous partirons tous ensemble.

Ithuel murmura, mais son commandant eut l’air de ne pas s’en apercevoir. Le jugement de Raoul ne lui avait point fait défaut. Les canots s’étaient ralliés, et, sans craindre le danger, ils arrivaient déjà à une portée de mousquet. Il était évident qu’ils allaient renouveler l’attaque. Essayer de s’échapper dans un tel moment, c’eût été renoncer à l’avantage que leur donnaient les ruines, et mettre en danger les trois détachements, sans peut-être pouvoir réussir à en sauver un seul.

Dans le fait, sir Frédéric Dashwood sentait vivement alors quelle honte ce serait pour lui si les vaisseaux arrivaient, et lui ravissaient la gloire de capturer le lougre. Le caractère ordinairement apathique de ce jeune homme prit tout à coup du ressort, et comme tous ceux qui sont difficiles à émouvoir, du moment que son énergie s’éveilla, il devint un autre homme. Ayant réuni tous les canots, il fit placer les blessés dans l’un d’eux, donna ordre qu’on les reconduisît à leurs bâtiments respectifs, et prit des arrangements pour faire une seconde attaque avec les canots qui lui restaient. Il fut heureux que Cuff eût fait partir une si forte expédition, car, malgré la perte que les Anglais avaient faite, ils étaient encore deux fois plus nombreux que les Français.

Pour cette fois, sir Frédéric ne dédaigna pas les conseils, et il se rendit à l’avis unanime de Winchester, Mac Bean, Griffin, Clinch et Strand, qui était de séparer les canots et de diriger l’attaque sur différents points, afin d’éviter le retour d’une catastrophe qui avait été occasionnée par la concentration de leurs forces. Il fut donc décidé que Mac Bean attaquerait la felouque, O’Leary le lougre, et les autres canots l’îlot aux ruines. Sir Frédéric resta sur son gig, afin de pouvoir se porter sur le point qui pourrait réclamer sa présence.

Mac Bean fut le premier qui fit feu. Sa caronade était chargée à boulet. Il la pointa lui-même avec le plus grand soin, et alluma l’amorce de sa propre main. Le boulet frappa une des deux caronades de la felouque, l’arracha de dessus son affût, et la fit tomber dans la cale, tandis que les fragments de l’affût brisé blessèrent plus ou moins dangereusement plusieurs matelots. Un début si favorable pour les Anglais, et dont le résultat put être vu par tous les équipages, les encouragea, et ils poussèrent trois bruyantes acclamations de joie. Ithuel en fut si déconcerté, qu’il tira sa seconde caronade, chargée à mitraille comme la première fois, avec trop de précipitation. La mer fut couverte d’écume à quelques brasses de la chaloupe de Mac Bean, mais pas un seul homme ne fut blessé. Le feu devint alors général ; les coups de canon se succédaient rapidement, et le bruit de la mousqueterie remplissait les intervalles. Pendant ce temps les canots faisaient force de rames pour arriver aux ruines, et avançaient avec impunité, ce qui arrive assez souvent, quoiqu’il soit difficile d’en expliquer la cause. Plusieurs boulets tombèrent dans les ruines, faisant voler en éclats les pierres qu’ils frappaient ; et pendant une ou deux minutes, les maux de la guerre ne se firent sentir qu’aux Français. Mais Pintard et Ithuel savaient qu’ils étaient protégés par des rochers à fleur d’eau, et ils firent feu en même temps. L’Américain fut celui qui réussit le mieux. Il paya Mac Bean en sa propre monnaie en faisant tomber sur l’avant de son embarcation une grêle de balles, qui avertit le prudent Écossais de la nécessité de changer de route et d’aller rejoindre les canots qui touchaient déjà à l’îlot. L’assaillant de Pintard se trouvant arrêté par la barrière de rochers, prit le même parti ; et alors, au milieu de la fumée, des cris, des imprécations et du bruit de l’artillerie, tous les Anglais se précipitèrent en masse sur le principal poste, et se rendirent maîtres de la batterie en un clin d’œil.


  1. Premier combat qui fut livré dans la guerre pour l’indépendance des États-Unis. (Note du traducteur.)