Le Feu-Follet/Chapitre XXIX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 383-393).


CHAPITRE XXIX.


Telle est la marche des choses — toujours changeant — toujours tournant — décrivant un cercle perpétuel. Le jour qui nous élève au faîte de la gloire, nous montre le point d’où il nous faut commencer à descendre. »
Daniel.



Il n’est pas facile de recueillir des détails sur des scènes semblables à celle que nous venons de rapporter. Tout ce qu’on en sut fut l’impétuosité avec laquelle la batterie fut emportée d’assaut, et les résultats qui en furent la suite. La moitié des Français nageaient dans leur sang, étendus au milieu des ruines pèle-mêle avec un bon nombre d’Anglais qui avaient acheté la victoire au prix du leur. Le combat avait été acharné, la mortification des Anglais ajoutant à leur intrépidité naturelle, et les Français opposant à leurs ennemis la plus noble résistance ; mais le nombre l’avait nécessairement emporté. Sir Frédéric Dashwood fut au nombre des morts. On le trouva étendu sur le rocher, à moins d’une brasse de son gig, la tête traversée d’une balle. Griffin fut blessé assez dangereusement. Clinch fut plus heureux, et on le vit, sans blessure, debout sur le rempart où était établie la batterie, arracher le pavillon français qui était déployé, et y arborer celui d’Angleterre. Son canot avait abordé le premier ; son équipage avait attaqué le premier la batterie, et il était lui-même à la tête. Il avait intrépidement combattu pour Jane et pour son avancement, et cette fois la Providence avait paru favoriser ses efforts. Quant à Raoul, il était étendu en avant de son rempart, s’y étant précipité pour défendre sa batterie contre l’attaque de Clinch, et son sabre croisait celui de son ci-devant prisonnier, quand Mac Bean lui tirant un coup de mousquet, en arrivant à son tour, la balle lui traversa le corps de part en part.

— Courage, mes enfants, en avant ! s’était-il écrié en donnant à ses compagnons l’exemple de courir pour repousser les assaillants. Et quand il fut renversé sur le rocher, il eut encore la force de crier assez haut pour se faire entendre : Au nom du ciel, lieutenant, sauve mon Feu-Follet !

Il est probable que le brave Pintard n’aurait pas obéi à cet ordre, s’il n’eût vu en ce moment les trois bâtiments anglais doubler la pointe de Campanella, favorisés par le vent d’ouest. En ce moment, il entendit à peu de distance le battement d’une voile, et, se retournant, il vit la felouque faire une abattée, sa misaine déployée, et gouvernant déjà. On ne voyait personne sur le pont ; Ithuel, qui était au gouvernail, s’était courbé de manière à être caché par le plat-bord. Pintard fit alors couper ses amarres ; et le Feu-Follet recula vivement, comme un coursier effrayé. On n’eut plus besoin que de larguer les cargues, et la misaine tomba. Le léger bâtiment recevant la brise, qui arrivait alors en fortes risées, s’élança hors de la petite baie, et vira vent arrière, pivotant sur son talon. Deux ou trois canots essayèrent de le poursuivre, mais sans aucun espoir de l’atteindre. Winchester, qui avait alors le commandement de l’expédition, les rappela par un signal, disant que la capture du lougre devait être maintenant la tâche des bâtiments à voiles, et que, quant à eux, ils avaient assez de besogne à garder les prisonniers et à prendre soin des blessés.

Quittant un moment l’îlot aux ruines, nous suivrons les deux bâtiments dans leur tentative pour s’échapper. Pintard et ses compagnons n’abandonnèrent Raoul qu’à contre-cœur ; mais, à la manière dont ils le voyaient étendu sur le rocher, une main appuyée sur sa blessure, ils comprirent que cette blessure était mortelle. Comme lui, ils prenaient au destin du lougre le même intérêt qu’on prend à celui d’une maîtresse chérie, et les mots : « Sauvez mon Feu-Follet ! » retentissaient encore à leurs oreilles.

Dès que le lougre eut viré, on établit la grande voile, et il commença à fendre l’eau, sans laisser plus de traces de son sillage qu’auparavant. La route qu’il suivit pour sortir de la baie semblait croiser celle des bâtiments anglais. Ithuel n’imita point cette manœuvre. Il fit porter davantage du côté de Pestum, jugeant avec raison que le désir ardent qu’ils avaient de capturer le lougre les empêcherait de faire beaucoup d’attention aux mouvements de la felouque. Le propriétaire de cette felouque était pourtant encore à bord de la Terpsichore ; mais toutes les prières, toutes les remontrances qu’il fit pour qu’on poursuivît ce bâtiment et qu’on le reprît, furent inutiles. Le lieutenant qui commandait alors cette frégate, de même que les commandants des deux autres bâtiments, n’étaient occupés que d’une seule idée, la prise du Feu Follet. Personne à bord des deux frégates et de la corvette ne pouvait encore savoir ni la mort du commandant de l’expédition ni les détails du combat qui avait eu lieu au milieu des rochers, quoiqu’on pût en deviner le résultat en voyant le pavillon anglais flotter sur la batterie et les deux bâtiments cherchant à s’échapper.

La saison était alors assez avancée pour laisser quelque incertitude sur l’ancienne stabilité des brises. Le zéphyr était arrivé de bonne heure, et avait eu de la force ; mais le baromètre et l’atmosphère semblaient annoncer un sirocco, ou un vent du sud-est, ce qui inspirait aux trois équipages le plus violent désir de s’assurer de leur prise avant qu’il survînt un changement de vent. Or, trois bâtiments bons voiliers maintenaient la chasse, personne ne doutait du résultat, et le capitaine Cuff se promenait sur le gaillard d’arrière de la Proserpine en se frottant les mains de joie, dans la ferme persuasion que tout lui était propice.

Il fit le signal au Ringdove de s’élever au vent, afin de se tenir au large le plus possible et de mettre le lougre dans l’impossibilité d’échapper, ce qu’il aurait fort bien pu effectuer s’il avait pu gagner une fois au vent de manière à éviter de se trouver par le travers des chasseurs. La Terpsichore reçut ordre de s’enfoncer dans la baie pour veiller à ce qu’une tentative semblable ne pût avoir lieu de ce côté, et la Proserpine continua sa route de manière à couper celle du Feu-Follet, s’il continuait à gouverner dans la même direction.

Il ne fut pas difficile aux Français d’établir toutes leurs voiles, la voilure haute d’un lougre étant fort simple. Cette manœuvre fut bientôt faite, et Pintard en attendit le résultat avec le plus vif intérêt, sachant que tout dépendait de la vitesse de son bâtiment, et ignorant quel effet cette voilure pourrait produire sur l’allure de son beau lougre. Heureusement l’on vit bientôt qu’il était probable que le Feu-Follet se comporterait bien. Déjà il était assez avancé au sud-ouest pour pouvoir doubler la pointe de Piane, et il fendait l’eau avec une vitesse qui devait bientôt le mettre à une bonne distance du bâtiment qui le poursuivait. Désirant pourtant gagner le large afin de pouvoir, pendant la nuit, changer de route dans diverses directions, Pintard continua à lofer, quand le vent le lui permettait, de manière à s’écarter sensiblement de la terre.

Le lougre et la felouque ayant commencé leur fuite à un bon mille au sud des bâtiments anglais, la position des rochers leur donnait une avance qui leur laissait bien peu de chose à craindre des canons de leurs ennemis au commencement de la chasse. La route que suivait Ithuel l’en mit bientôt tout à fait hors de portée, et Cuff savait qu’il avait peu à gagner et beaucoup à perdre en faisant une pareille tentative contre le lougre. On ne tira donc pas un seul coup de canon, et le résultat de la chasse fut confié aux voiles et à l’allure respective des deux bâtiments.

Telle était la situation des choses au commencement de cette chasse. Le vent ne tarda pas à fraîchir, et il souffla bientôt avec une force qui poussait en avant les bâtiments anglais, sous toutes leurs voiles, bonnettes dehors et les voiles d’étai, — ces dernières étant alors en grand usage, — de manière à filer au moins dix nœuds par heure. — Cependant aucun d’eux ne gagnait une brasse sur le Feu-Follet. Cette allure ne lui était nullement favorable, car il avait le vent par la hanche, et pourtant il gagnait de l’espace au lieu d’en perdre. Les quatre bâtiments avançaient rapidement au sud, et ils se trouvèrent bientôt sous le vent de la felouque, qui avait diminué de voiles et s’était dirigée vers l’est dès qu’Ithuel avait été convaincu qu’il ne serait pas poursuivi. Au bout de quelque temps, le Saint-Michel vira vent devant, et sortit de la baie en traversant les eaux de la Terpsichore, juste hors de la portée du canon. On vit cette manœuvre à bord de la frégate, et le ci-devant patron de la felouque s’arracha les cheveux, se roula sur le pont du bâtiment et fit mille autres extravagances pour exciter la compassion. Mais, peu touché de son désespoir, le lieutenant refusa obstinément de changer de route pour chasser une misérable felouque, quand il avait en vue devant lui un objet aussi glorieux à poursuivre que le célèbre lougre de Raoul Yvard. Ithuel passa donc au large sans empêchement, et autant dire ici qu’en temps convenable il arriva à Marseille sans accident, qu’il y vendit la felouque et sa cargaison, et qu’au bout d’un certain temps il en disparut. Nous trouverons occasion de parler encore une fois de lui avant de terminer cette histoire.

Cette lutte de vitesse dut bientôt convaincre Pintard qu’il avait peu de chose à craindre des bâtiments qui le poursuivaient ; il est vrai que les circonstances favorisèrent le lougre. Le vent tourna vers le nord, et, avant le coucher du soleil, il permit au Feu-Follet de voguer wing and wing, c’est-à-dire avec ses voiles en ciseaux, et de s’éloigner encore davantage de la terre. Le vent avait alors fraîchi au point d’obliger les bâtiments anglais à rentrer une partie des voiles légères. Quelque temps avant la nuit, ils n’avaient plus que le grand perroquet, les bonnettes de hune et les bonnettes basses des deux bords. Le Feu-Follet ne changea rien à sa voilure. Il avait encore son tape-cul en faisant vent arrière, et il filait sous ses deux énormes voiles, se fiant à leur bonté. La nuit n’était pas très-sombre, mais il avait l’espoir d’être hors de la vue de ses ennemis, même avant qu’on piquât huit coups, s’il y avait toujours la même différence dans leur vitesse respective.

Il est passé en proverbe qu’une chasse vent arrière est une longue chasse. Quand un bâtiment bon voilier en devance un autre d’un mille en une heure, c’est une preuve de grande supériorité ; mais, même en pareille circonstance, il faut que bien des heures se passent avant que l’un perde l’autre de vue pendant le jour. Les trois bâtiments anglais suivaient la même route avec un concert surprenant, la Proserpine étant un peu en avant des deux autres, tandis que le Feu-Follet, après une chasse de six heures, pouvait avoir quatre milles d’avance sur elle, et sur ces quatre milles il en avait gagné trois depuis qu’il portait ses voiles en ciseaux. La légèreté de ce petit bâtiment était admirable, et Pintard remarqua qu’il semblait à peine raser l’écume que soulevait son avant en fendant la lame. Il passait des heures, assis sur le beaupré, à surveiller la marche de son esquif. De temps à autre, une vague qui semblait poursuivre le petit lougre en soulevait la poupe comme si elle eût voulu la lancer en avant de sa proue ; mais le Feu-Follet était trop accoutumé à cette manœuvre pour que son allure en fût dérangée : il s’élevait sur la lame comme une bulle d’air, et la flèche aurait à peine surpassé la vitesse avec laquelle il s’élançait ensuite, comme pour regagner le temps perdu.

Cuff ne quitta le pont de la Proserpine que lorsqu’on piqua deux coups pendant le quart de minuit, c’est-à-dire à une heure. Yelverton et le master partagèrent les quarts entre eux ; mais le capitaine revint près deux plusieurs fois dans la nuit pour leur donner ses ordres ou ses avis.

— Il me semble, Yelverton, dit Cuff à son troisième lieutenant dans une de ces occasions, après avoir examiné longtemps le Feu-Follet avec une longue-vue de nuit, il me semble que ce lougre marche plus vite quand il porte ses voiles en ciseaux que même lorsqu’il est au plus près du vent, et je commence à craindre qu’il ne nous échappe. Aucun des deux autres bâtiments ne fait rien pour nous aider, et nous voici tous les trois, nous suivant l’un l’autre comme autant de vieilles filles qui vont à l’église un dimanche matin.

— Il aurait mieux valu, capitaine, que le Ringdove se tînt plus à l’ouest, et la Terpsichore plus à l’est. Quelque vitesse qu’ait le lougre avec ses ailes déployées, il en a encore davantage quand elles sont orientées au plus près. Je m’attends à chaque instant à le voir gouverner à l’ouest, et nous amener ainsi peu à peu dans ses eaux.

— Je ne voudrais pas le perdre pour mille guinées ! — À quoi diable pensait donc Dashwood ? Pourquoi ne s’en est-il pas emparé, quand il a pris possession des rochers ? Il peut s’attendre à une mercuriale dès que je le reverrai.

Cuff n’aurait point parlé ainsi s’il avait su qu’en ce moment même on portait le corps de sir Frédéric sur un bâtiment à deux ponts, commandé par un de ses parents, dans la baie de Naples. Mais il l’ignorait, et il n’apprit sa mort que quelques jours après, quand il était déjà enterré.

— Prenez cette longue-vue, Yelverton, continua le capitaine, et examinez le lougre avec soin. Je ne le vois plus que comme dans un brouillard. Il faut qu’il s’éloigne de nous rapidement. — Tâchez surtout de voir s’il cherche à s’échapper du côté de l’ouest.

— Il aurait peine à le faire sans changer son écoute de misaine de bord. — Mais du diable si je puis l’apercevoir, capitaine. — Ah ! le voici ! En droite ligne devant nous, comme auparavant, mais aussi peu distinct qu’un esprit. À peine puis-je entrevoir sa voilure ; cependant il me semble porter encore ses ailes, et l’on pourrait le prendre pour le spectre d’un bâtiment. — Ah ! cette embardée vient encore de me le faire perdre de vue. — Essayez encore une fois, capitaine Cuff. Je fais tout ce que je puis, mais il m’est impossible de le retrouver.

Cuff reprit la longue-vue, mais sans avoir plus de succès. Il crut une fois le voir, mais quelques instants d’examen lui démontrèrent que c’était une méprise. Il avait eu si longtemps les yeux fixés sur le même objet, qu’il n’était pas étonnant que son imagination l’eût rendu le jouet d’une illusion ; en le portant à se figurer qu’il voyait obscurément les contours du petit lougre ayant ses deux voiles en ciseaux, courant vent arrière avec la rapidité d’un nuage chassé par un vent impétueux. Pendant le reste de la nuit, il ne fit que rêver du lougre, et durant peut-être cinq minutes, ses pensées errantes lui peignirent le Feu-Follet capturé, et recevant sur son bord un équipage anglais.

Avant de se retirer, il fit faire des signaux aux deux autres bâtiments pour leur donner ordre de changer de route, afin qu’ils pussent surveiller le lougre, s’il venait à en changer aussi. Il envoya la corvette à l’ouest, et la Terpsichore un peu plus à l’est, et se hasarda lui-même à faire gouverner vers le sud-ouest. Mais une heure avant le jour, le vent changea tout à coup et devint très-violent : c’était le sirocco qui avait été annoncé, et auquel on s’attendait, et il mit incontestablement le Feu-Follet au vent. Ce vent du sud montra sa force dès qu’il commença à souffler, et s’il ne devint pas un ouragan avant l’après-midi du lendemain, il amena de temps en temps de violentes rafales après la première heure.

Lorsque le lougre disparut, les trois bâtiments anglais étaient hors de vue les uns des autres. La Proserpine, que nous accompagnerons comme notre ancienne connaissance et comme ayant un rôle à jouer dans ce qui va suivre, naviguait sous ses huniers, avec deux ris de pris, à l’ouest-sud-ouest, labourant cette grosse houle occasionnée par le dernier coup de vent. Le temps était embrumé, la pluie et la bruine accompagnaient chaque rafale, et il y avait des moments où l’on ne pouvait voir la mer à une encâblure du vaisseau ; mais jamais la vue ne pouvait porter jusqu’à l’horizon ordinaire. C’était ainsi que la frégate faisait tous ses efforts pour avancer, Cuff ne pouvant se résoudre à renoncer à tout espoir de succès, et cependant n’en voyant que bien peu d’apparence. Les vigies étaient à leur poste suivant l’usage ; mais c’était plutôt pour la forme que pour les services qu’ils pouvaient rendre, car il était rare qu’un homme pût voir plus loin, des barres de perroquet que ceux qui étaient sur le pont.

Les officiers et l’équipage avaient déjeuné. Une espèce de sombre mécontentement s’était répandu sur tout le vaisseau, et le désappointement avait fait presque entièrement disparaître l’intérêt que Raoul Yvard avait inspiré si récemment. Les uns commençaient à murmurer en calculant les chances qu’avaient les deux autres bâtiments de rencontrer le lougre ; les autres juraient que peu importait qui le verrait, attendu que personne ne le prendrait sans avoir des intelligences secrètes avec le Père du Mensonge. Il était bien nommé le Jack à la Lanterne, ajoutaient-ils. Autant vaudrait suivre un feu errant dans une prairie, qu’un pareil bâtiment sur la mer. Si les officiers et les hommes envoyés sur les canots pour l’attaquer revoyaient jamais leur bord, ils pourraient s’estimer bien heureux.

Au milieu de ces pronostics et de ces plaintes, le chef de la hune de misaine annonça un bâtiment en vue. La question et la réponse d’usage suivirent, et les officiers apprenant de quel côté il se montrait, l’aperçurent à environ une demi-lieue, mais fort indistinctement, attendu les vapeurs dont l’atmosphère était remplie.

— C’est un chebec, dit le master, qui était ce jour-là du nombre des frondeurs ; un drôle dont la cale est pleine d’un vin qui couvrirait de rides la plus belle femme de Londres.

— Par Jupiter Ammon ! s’écria Cuff, c’est le Fiou-Folly, ou je ne sais pas reconnaître une ancienne connaissance. — Timonier, passez-moi une longue-vue. — Non, pas celle là, — la plus courte.

— Courte ou longue, vous n’en serez pas plus avancé, murmura le master. Le Fiou-Folly a plus de folie que je ne lui en suppose si nous le revoyons du reste de l’été.

— Eh bien, capitaine, que dites-vous de ce bâtiment ? demanda Yelverton avec empressement.

— Ce que j’en ai déjà dit ; c’est le lougre ; je ne puis m’y tromper.

— Par Jupiter ! il arrive vent arrière, ayant toujours ses deux ailes déployées ! — Il paraît que c’est son allure en ce moment, et il ne semble pas disposé à en changer.

Après un examen attentif, Yelverton fut convaincu que son commandant avait raison. Le master lui-même fut obligé d’avouer, quoique à contre-cœur et de mauvaise grâce, qu’il s’était trompé. C’était bien certainement le Feu-Follet, quoiqu’on le vît à travers des vapeurs si épaisses, qu’il était souvent difficile d’en distinguer les contours. Il suivait une ligne qui le conduirait à environ un mille en arrière de la frégate, et il était à plus de trois fois cette distance au vent.

— Il faut qu’il ne nous voie pas, dit Cuff d’un air pensif. Il nous croit sans doute au vent, et cherche à s’éloigner de nous. — Il faut que nous virions, Messieurs, et le moment est favorable. Virez vent devant, monsieur Yelverton : je crois que la frégate se comportera bien.

L’épreuve fut faite, et elle réussit. La Proserpine obéit admirablement, et Yelverton savait la manœuvrer. En moins de cinq minutes, la frégate eut viré et tout fut orienté à l’autre bord, — son artimon aux bas ris, — deux ris pris dans les huniers, — un dans sa grande voile, — et ainsi de toutes les autres. Comme on lui conservait toute sa vitesse, ou peu s’en fallait, pour empêcher le lougre de s’échapper, elle pouvait filer de cinq à six nœuds par heure.

Les cinq minutes suivantes furent pleines d’intérêt pour l’équipage de la Proserpine. Le temps devint encore plus embrumé, et l’on perdit toutes traces du Feu-Follet. Cependant la dernière fois qu’on l’avait vu, il portait toujours ses voiles en ciseaux, et avançait vers eux, volant plutôt que flottant sur la mer. D’après les calculs de Cuff, les deux bâtiments devaient presque se rencontrer dans un quart d’heure, si aucun d’eux ne changeait de route. On démarra plusieurs canons, pour que tout fût prêt pour cette rencontre.

— Si le même temps dure encore quelques minutes, nous le tenons, s’écria Cuff. Monsieur Yelverton, descendez dans la batterie basse, et surveillez vous-même ces canons. Qu’ils soient bien pointés, et faites feu dès que vous en recevrez l’ordre. Ce lougre n’a pas de voilure haute, et ce n’est que le hasard qui peut le désemparer, mais rendez le pont trop chaud pour que l’équipage puisse y rester, et il faudra bien que le commandant amène pavillon, que ce soit Raoul Yvard ou le diable.

— Le voilà, capitaine ! s’écria un midshipman monté sur un bossoir ; car tous ceux qui l’avaient osé s’étaient rassemblés sur l’avant, dans l’espérance de voir plus tôt le Feu-Follet.

C’était effectivement le lougre, ayant toujours ses voiles en ciseaux. Comme de raison, on n’a jamais pu savoir comment il était arrivé que les vigies de ce bâtiment n’eussent pas aperçu la frégate. Mais quand toutes les circonstances furent bien connues, on supposa que le sommeil et la fatigue avaient fermé leurs yeux, après une nuit pendant laquelle tout l’équipage, qui n’était composé que de vingt-cinq hommes, était resté sur le pont à travailler sans relâche à la manœuvre. Enfin, le temps s’éclaircissant un peu, on aperçut la frégate à bord du lougre, et ce n’était pas une minute trop tôt, car les deux bâtiments, en ce moment critique, n’étaient qu’à environ un demi-mille l’un de l’autre. Le Feu-Follet se trouvait dans la direction du bossoir du vent de la Proserpine. Il changea ses voiles en un clin d’œil, et alors ou le vit venir au vent, mais il perdit assez d’espace en faisant cette manœuvre pour se trouver exposé à recevoir le feu des deux canons de chasse de la frégate. Cuff donna sur-le-champ l’ordre de faire feu.

— Que diable a-t-il donc ? s’écria le capitaine ; il se dandine comme un mandarin de porcelaine, lui qui avait coutume d’être ferme comme une église. Que signifie cela, master !

Le master ne put le lui dire, mais il est probable que le lougre n’était pas assez lesté pour résister à un pareil temps, et qu’il n’eut pas le temps de diminuer de voiles. Il fit de fortes embardées sous les lames qui se soulevaient alors, et une bourrasque étant survenue, ses canons sous le vent furent complètement dans l’eau. Ce fut en ce moment que les deux canons de chasse de la Proserpine vomirent la flamme et la fumée. L’œil ne put suivre les boulets, et personne ne put savoir où ils avaient frappé. Deux autres coups venaient d’être tirés, quand il survint une rafale qui arrêta la chasse et interrompit le feu. Cet effort momentané du vent d’Afrique fut si terrible, que l’écoute du perroquet de fougue de la Proserpine vint à casser, et qu’il fallut carguer la grande voile pour ne pas compromettre la grande vergue ; mais peu après elle fut amarrée de nouveau, et le perroquet de fougue fut rétabli. Un rayon de soleil succéda, mais le lougre avait disparu.

Le soleil ne resta visible qu’une minute ; encore était-il un peu voilé ; mais pendant trois ou quatre minutes, la vue put s’étendre à quelques milles à la ronde. L’horizon se rétrécit ensuite ; mais pendant un quart d’heure il ne survint aucune rafale. À l’instant où on ne vit plus le lougre, la Proserpine portait le cap à une demi-aire de vent de l’endroit où l’on supposait qu’avait été le Feu-Follet ; quelques minutes après elle le dépassa, peut-être à une centaine de brasses sous le vent. Là elle vira vent devant, s’avança à une distance suffisante au sud-ouest, vira de nouveau, présenta le cap à l’est sud-est, et se crut sur la ligne que ce bâtiment avait suivie, mais on n’en découvrit aucune trace. Le lougre et son équipage, ses canons et sa voilure, la mer avait tout englouti. On supposa que, comme une bonne partie de ses approvisionnements avaient été laissés sur les rochers, il n’était resté à bord rien d’assez léger pour flotter sur l’eau. Il n’y avait aucun canot à bord, tous étant restés à l’îlot aux ruines ; et si quelque marin avait cherché à sauver sa vie à la nage au milieu des flots courroucés, il n’avait pu la leur disputer longtemps, et les Anglais ne l’avaient point aperçu. D’ailleurs, il était possible que ceux-ci n’eussent pas bien calculé leur distance, et qu’ils eussent passé à une encâblure de l’endroit où quelque victime luttait peut-être encore contre les vagues.

Cuff et tous ceux qui l’entouraient furent frappés d’une calamité si cruelle et si inattendue. La perte d’un bâtiment dans de pareilles circonstances produit parmi les marins le même effet qu’une mort subite dans une famille. C’est un destin qui peut arriver à tous, et cette réflexion inspire la mélancolie. Cependant les Anglais ne renoncèrent pas sur-le-champ à l’espoir de sauver quelque malheureux accroché à un mât ou à une vergue, ou faisant des efforts surnaturels pour se soutenir sur l’eau. Ce ne fut qu’à midi que la frégate quitta ces parages pour retourner à Naples. Mais elle fut détournée de sa route par une autre chasse, qui fut assez longue, mais qui se termina plus heureusement, car elle prit une corvette ennemie qu’elle conduisit à Naples quelques jours après.

Le premier soin de Cuff, après avoir jeté l’ancre dans la baie de Naples, fut de se rendre à bord du Foudroyant pour annoncer son arrivée à Nelson. Le contre-amiral ne savait encore que ce qui s’était passé dans les ruines, et la séparation des trois bâtiments.

— Eh bien, Cuff, dit-il en lui présentant la main qui lui restait, dès que le capitaine entra dans sa chambre, le lougre nous a encore échappé après tout ? En somme, c’est une mauvaise affaire, mais il faut nous en contenter. Ou croyez-vous qu’il soit à présent ?

Cuff lui fit le détail de tout ce qui s’était passé relativement au Feu-Follet, et lui remit le rapport officiel de la prise qu’il venait de faire. De ces deux nouvelles, la seconde fit plaisir à Nelson, et la première le surprit. Après quelques minutes de réflexion, il entra dans sa chambre de l’arrière, et en revint tenant en main un petit pavillon, souillé et déchiré, mais encore entier.

— Voyez ceci, lui dit-il ; comme Lyon terminait sa croisière, et que la corvette, dans les forts tangages, plongeait ses bossoirs dans l’eau, cette petite enseigne a été jetée par une lame sur une de ses encres de veille, et s’y est accrochée ; elle est singulière. Pourrait-elle avoir quelque rapport avec le lougre ?

Cuff y jeta un coup-d’œil, et reconnut sur-le-champ le petit pavillon ala e ala, dont les deux Italiens lui avaient fait la description en conversant avec lui. — Ce fut le seul reste du Feu-Follet qu’on découvrit jamais.