Le Feu-Follet/Chapitre XXVII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 359--).


CHAPITRE XXVII.


« Maintenant, conduis-moi en avant ; je suis prêt. Aller avec toi, c’est rester ici, rester ici avec toi, c’est m’en aller contre mon gré. Tu es pour moi tous les lieux, toutes les choses qui sont sous le ciel. »
Milton.



La nouvelle que venait de lui annoncer Ithuel changea essentiellement le point de vue sous lequel Raoul envisageait sa situation présente. Un homme actif pouvait en une heure aller de la Marinella, qui est au pied du Scaricatojo, endroit où l’équipage de la felouque avait débarqué, à la Marina Grande de Sorrente. Là, on trouvait toujours des bateaux prêts à partir, et deux heures de plus conduiraient un messager aux vaisseaux à l’ancre près de Capri, même pendant un calme. Une de ces heures importantes était déjà passée depuis quelque temps, et il ne pouvait douter que des bras vigoureux ne fussent déjà occupés à ramer pour traverser quelques lieues d’eau qui séparaient Capri de la côte de Sorrente. Il était vrai qu’il faisait un calme plat, et que les trois vaisseaux ne pouvaient mettre à la voile : mais deux frégates et une corvette pouvaient envoyer contre lui sur des canots une force contre laquelle toute résistance serait presque inutile.

Raoul interrompit son déjeuner, et debout sur le couronnement il examina tout l’horizon sans rien apercevoir sur la mer. Ses braves matelots, ignorant tous les dangers qui les environnaient, prenaient leur repas du matin avec cette indifférence pour le péril qui caractérise la conduite ordinaire des marins. Ithuel lui-même, malgré sa haine contre les Anglais, et les craintes bien fondées qu’il devait avoir, s’il était encore une fois prisonnier à bord de la Proserpine, finissait son déjeuner avec l’appétit d’un homme qui avait travaillé toute la matinée. Tous semblaient ne pas songer à leur situation critique, et Raoul sentit que toute la responsabilité pesait sur lui seul. Heureusement il n’était pas homme à reculer devant un devoir, et il employa le seul moment de loisir qu’il était probable qu’il aurait pendant tout le reste de la journée, à réfléchir aux ressources qui lui restaient et à mûrir ses plans.

Tout l’armement du lougre y restait encore, mais il était douteux qu’il pût être remis à flot sans être déchargé de ce poids. En admettant cette nécessité, il s’élevait la question de savoir ce qu’on en ferait afin de pouvoir s’en servir en cas d’attaque. On pouvait manœuvrer deux ou même quatre des plus légers canons sur le pont de la felouque, et il y en fit transporter sur-le-champ quatre avec une quantité convenable de boulets, de mitraille et de gargousses. Vingt hommes placés sur ce léger bâtiment, qu’Ithuel avait reconnu pour être bon voilier, pouvaient rendre les plus grands services. Un des îlots était couvert de ruines qu’on croyait être celles d’un ancien temple. Il était vrai qu’il n’en restait que des débris qu’on apercevait à peine à quelque distance ; mais quand on les aurait examinées de près, il serait peut-être possible, en faisant un emploi judicieux de quelques gros blocs de pierre, d’en former une espèce de retranchement, derrière lequel un détachement pourrait se mettre à l’abri des armes employées ordinairement sur les canots. Raoul descendit seul sur sa yole, prit lui-même les avirons, aborda sur cet îlot, et en repartit après avoir examiné avec soin quel parti on pouvait en tirer. Après cet examen, tous ses plans furent bientôt arrêtés à sa satisfaction.

Le temps ordinairement accordé pour le déjeuner étant écoulé, tout l’équipage fut appelé sur le pont. Raoul donna à chaque officier ses instructions sur ce qu’il avait à faire, et mit sous ses ordres le nombre d’hommes convenable. Comme Ithuel avait pris la felouque, il crut juste de lui en confier le commandement. Il le chargea de disposer ses quatre pièces de canon de manière à en tirer le meilleur parti possible, et de faire tous les préparatifs de combat qu’il jugerait nécessaires. Enfin, on fit passer de la cale du lougre dans celle de la prise une partie des objets qu’on n’avait pas cru devoir jeter à la mer.

Un autre détachement, sous les ordres du premier lieutenant, transporta sur l’îlot ou se trouvaient les ruines, de l’artillerie légère, c’est-à-dire des pièces de 12, et l’on en forma une batterie à l’endroit qui parut le plus convenable. On y porta aussi des munitions, et une quantité suffisante d’eau et d’approvisionnements.

Pendant ce temps, Raoul, aidé d’un officier, se disposait à retirer le lougre de sa position. Il voulut se charger lui-même du soin de présider à cette opération, qui était alors le point le plus important ; car elle exigeait de l’adresse, du jugement et de la prudence. Les forces physiques de l’équipage furent réservées pour le moment décisif. Enfin, tout fut prêt, et le moment arriva où la grande tentative devait avoir lieu. Il y avait alors quatre heures que le lougre était échoué, et trois que le soleil était levé. Raoul calculait que les vaisseaux anglais qui étaient à Capri devaient alors être informés de l’accident fatal qui lui était arrivé. Il lui restait donc peu de temps, et il avait encore beaucoup de choses à faire. On mit tout le monde sur les barres du cabestan, et l’on commença à virer.

Dès que Raoul vit le câble se roidir, il fut convaincu que l’ancre tiendrait. Une des pattes s’était heureusement accrochée au rocher, circonstance que le résultat seul pouvait faire connaître ; mais, à moins que le fer ne se rompît, il n’y avait pas à craindre que cet instrument de salut leur manquât. On finit le plus rapidement possible d’alléger le navire, et l’on entendit ensuite l’ordre : Virez au cabestan ! Mais tous les efforts furent inutiles ; on gagna l’un après l’autre quelques pouces de câble, et il semblait que toutes les fibres du chanvre qui le composait étaient arrivées à leur dernier degré de tension, mais le lougre restait comme enraciné sur les rochers. Les mousses mêmes furent appelés aux barres du cabestan, et la force réunie de tout l’équipage, en y comprenant les officiers, n’obtint pas un résultat plus satisfaisant. Il fut un instant ou Raoul pensa que ce qu’il avait de mieux à faire était de mettre le feu au lougre, de faire passer tout son équipage à bord de la felouque, et de gouverner au sud assez à temps pour éviter la visite attendue des Anglais. Il en fit même la proposition à ses officiers ; mais c’était à contre-cœur, et elle était faite à des hommes à qui ce parti ne répugnait pas moins qu’à leur capitaine. L’idée d’abandonner un bâtiment si léger, si beau, si parfait, leur parut à tous trop pénible, tant qu’il restait la plus faible espérance de le sauver.

Raoul avait compté les heures et les minutes avec l’exactitude d’un général prudent. Le moment ou l’on devait attendre les canots anglais était presque arrivé, et il commença à espérer que les Napolitains avaient fait la bévue d’envoyer les renseignements à l’escadre mouillée dans la baie de Naples, au lieu de les transmettre aux bâtiments anglais à l’ancre à la hauteur de Capri ; si cela était, il avait encore devant lui tout le reste de la journée, et il pourrait se retirer à la faveur de la nuit. Dans tous les cas, il n’abandonnerait pas le Feu-Follet sans avoir un ennemi en vue, et il appela encore une fois tout l’équipage aux barres du cabestan.

Raoul Yvard sentit que c’était le dernier effort. La cale du lougre était littéralement vide. On voyait flotter parmi les rochers tous les mâts et toutes les vergues de rechange. Comme on pouvait trouver de l’eau partout sur la côte, et que l’île de Corse était à peu de distance, on avait jeté à la mer jusqu’à la dernière barrique d’eau ; si donc on ne pouvait le relever en ce moment, toute autre tentative devenait inutile. L’ancre tenait, le câble avait résisté au dernier degré de tension, et tout l’équipage, à l’exception du capitaine seul, avait les mains sur les barres. Les lames de fond avaient graduellement diminué de force pendant toute la matinée ; mais, quelque faible que fût l’aide qu’on pouvait en attendre, on en avait besoin, sans quoi la tâche paraissait impossible.

— Soyez prêts, mes enfants, s’écria Raoul en se promenant près du couronnement, et virez dès que j’en donnerai l’ordre. Nous attendrons une lame de fond, et alors déployez toutes vos forces, jusqu’à ce que vous obteniez un effet quelconque. — Pas encore, mes enfants, pas encore ! — Patience ! — Ah ! en voici une qui nous soulèvera. — Virez, à présent ! — Plus fort ! — Virez de corps et d’âme ! — Virez tous ensemble.

Tous obéirent à leur capitaine. Ils virèrent d’abord doucement, ils y mirent ensuite plus de force, et quand la lame s’éleva sous le bâtiment, ils firent les derniers efforts ; et pour la première fois le Feu-Follet fit un mouvement. C’était peu de chose, il ne s’était relevé que de six pouces, mais c’était dans la bonne direction, et ce fut pour eux un encouragement — un encouragement qui, à l’arrivée de la lame suivante donnerait à leurs muscles encore plus de force. Raoul vit l’impression qu’avait faite sur eux ce commencement de succès, et il ne voulut pas laisser leur ardeur se refroidir.

— Encore un effort, mes enfants ! s’écria-t-il. — Attention ! — Voici le moment ! — Virez ! Virez à arracher les bordages ! — Virez, mes enfants, virez !

Pour cette fois leurs efforts furent proportionnés à l’occasion qui les exigeait. La lame arriva ; ils sentirent qu’elle soulevait le bâtiment ; un effort terrible et simultané la seconda, et le Feu-Follet, quittant son lit de rochers, se trouva sur une eau profonde, et il eut bientôt rejoint son ancre.

C’était un succès, c’était un triomphe, et cela dans un moment où les esprits les moins portés au découragement conservaient à peine une ombre d’espérance. Tous les matelots s’embrassaient les uns les autres avec cent démonstrations d’une joie presque extravagante. Les larmes vinrent aux yeux de Raoul, et il ne put les cacher, car tous ses officiers se pressaient autour de lui pour le féliciter. Ces transports duraient depuis deux ou trois minutes, quand Ithuel, toujours froid, impassible se fit jour à travers la foule pour arriver près de son capitaine, et étendit de suite un bras d’un air expressif dans la direction de Campanella. On voyait dans le lointain, de ce côté, les canots qu’on attendait : ils venaient de doubler la pointe, et ils avançaient vers les rochers.

Le geste d’Ithuel en disait assez pour attirer l’attention générale, et tous les yeux se dirigèrent vers le point qu’il indiquait. On ne pouvait se méprendre à ce qu’on y voyait, et cette vue changea tout à coup le cours des idées de tous les spectateurs. Il ne restait aucun doute sur la manière dont la nouvelle de l’accident était arrivée à Capri et sur l’effet qu’elle avait produit sur les Anglais. Dans le fait, le patron de la felouque capturée, animé par le désir de recouvrer son bâtiment, après avoir débarqué à la Marinella, avait gravi le Scaricatojo, avait couru, aussi vite que ses jambes avaient pu le porter, par les sentiers de la plaine, jusqu’à Sorrente, y avait pris un bateau monté par quatre vigoureux bateliers, — et l’univers n’en connaît pas de plus vigoureux ni de plus hardis, et il s’était fait conduire à Capri. Le premier vaisseau qu’il rencontra à la hauteur de cette île fut la Terpsichore, et ne sachant pas qui était le commandant en chef des trois bâtiments, il monta à bord, et fit part à sir Frédéric Dashwood de ce qui venait de se passer. Le jeune baronnet, sans être bien instruit, ni très-expérimenté de sa profession, était fort disposé à chercher à se distinguer, et il crut que c’était une bonne occasion de cueillir quelques lauriers. Des trois capitaines, il était le second par ancienneté, et d’après ce droit il pensait que le premier ne pouvait se dispenser de lui confier le commandement de l’expédition qu’il prévoyait avec raison que Cuff enverrait contre les Français. Il s’éleva pourtant une difficulté. Lorsqu’il eut fait part à Cuff de la nouvelle qu’il venait d’apprendre, et du désir qu’il avait d’avoir le commandement de l’expédition qui allait partir, Winchester intervint, et fit aussi valoir ses droits comme premier lieutenant du plus ancien capitaine. Cuff ordonna sur-le-champ qu’on armât deux canots à bord de chaque vaisseau, et régla tous les détails de l’affaire ; mais il lui fallut plus de temps pour décider qui commanderait l’expédition. Ce fut la cause du délai qui avait donné à Raoul quelques espérances, qui s’évanouissaient en ce moment. Le rang de sir Frédéric finit par l’emporter, et les six canots furent mis sous ses ordres.

Raoul vit qu’il avait encore une heure à lui, et il réfléchit à la hâte au parti qu’il devait prendre. Combattre tant d’ennemis, à bord de la felouque, et pendant un calme, c’était à quoi il ne pouvait songer. Ce bâtiment, petit et presque à fleur d’eau, pouvait le débarrasser de quelques-uns de ses ennemis, mais il serait inévitablement emporté au premier abordage. Il ne restait pas assez de temps pour remettre à bord du lougre le lest et tout ce qui lui était indispensable pour soutenir une attaque ; et privé des moyens de reprendre sa supériorité de vitesse, il n’offrait pas les mêmes avantages pour se défendre que l’îlot aux ruines. Il résolut donc de faire à bord de ses deux bâtiments toutes les dispositions défensives que le temps et les circonstances permettaient, mais de compter principalement sur ce rocher. Dans cette vue, il ordonna à Ithuel de placer la felouque dans un endroit qui lui parut convenable ; chargea son premier lieutenant de mettre le lougre aussi en état qu’il serait possible de profiter des événements ; et choisissant lui-même trente hommes d’élite, il alla établir sa batterie sur l’îlot aux ruines.

Il ne fallut qu’une demi-heure pour amener un changement matériel dans l’état des choses. Ithuel avait réussi à conduire la felouque dans un endroit au milieu des îlots, dont il ne serait pas facile aux canots de s’approcher, et où ses caronades pourraient rendre d’excellents services. On avait reporté à bord du lougre une bonne partie de son lest, et quelques-uns de ses approvisionnements, ce qui suffisait pour l’empêcher de dériver s’il survenait une brise, et Raoul avait fait placer sur le pont deux caronades, afin qu’il pût contribuer à la défense par un feu de flanc. Les manœuvres sont d’autant plus difficiles lorsqu’on est à l’ancre, que l’ennemi peut alors choisir son point d’attaque, et, en laissant sur une même ligne plusieurs bâtiments, faire que les uns interceptent le feu des autres. Pour prévenir ce genre d’attaque, Raoul eut soin de ne pas placer en ligne ses deux batteries flottantes ; et s’il lui fut impossible d’empêcher que chacune d’elles ne fût plus exposée à une attaque sur un point que sur tous les autres, il prit du moins ses mesures pour que la batterie des ruines ou l’un des deux bâtiments pût aider l’autre en cas d’une attaque dirigée contre son point le plus faible.

Quand il eut fait placer ses canons comme il le désirait, et que les deux bâtiments furent amarrés à des rochers, Raoul passa successivement à bord du lougre et de la felouque pour inspecter leurs préparatifs, et dire un mot d’encouragement à leurs équipages. Il trouva presque tout dans le meilleur ordre, et eut à peine quelques changements à faire. Sa conversation avec son premier lieutenant fut très-courte : c’était un officier très-expérimenté, surtout en ce genre d’attaque et de défense, et Raoul avait toute confiance en lui. Sa conférence avec Ithuel fut plus longue, non qu’il se méfiât de lui, mais il savait que l’Américain avait dans l’occasion des ressources extraordinaires, et qu’il fallait qu’il eût l’esprit monté pour les employer.

— Tout cela est au mieux, Ithuel, lui dit-il quand il eut fini son inspection. Maintenant presque tout dépend de l’usage que vous ferez de vos caronades.

— Je sais cela aussi bien que vous, capitaine Roule ; et, qui plus est, je sais que je vais me battre avec une corde au cou. Ces démons incarnés n’oublieront rien de ce qui s’est passé, et ils s’en donneront à nos dépens, si nous ne pouvons nous en donner aux leurs, ce qui serait plus juste et plus agréable.

— Tâchez de ne pas brûler une amorce sans que le coup porte.

— Moi ! — ne craignez rien, capitaine Boule. J’aime l’économie par nature : ce serait être prodigue, et je mets la prodigalité au nombre des péchés. Chaque coup portera, et je prendrai toujours pour point de mire la tête de ces maudits Anglais. Je voudrais que Nelson fût lui-même sur un de ces canots. — Je ne lui veux pas de mal, mais je voudrais qu’il y fût.

— Et moi, j’aime mieux qu’il n’y soit pas, Ithuel. Nous avons déjà affaire à assez forte partie, soit dit entre nous, et je lui permets de rester à bord de son Foudroyant. — Vous voyez que les ennemis se sont arrêtés pour tenir conseil ; nous aurons bientôt de leurs nouvelles. — Adieu, mon ami ; songez à nos deux républiques.

Raoul serra la main de l’Américain, et retourna sur sa yole. L’îlot aux ruines n’était pas bien loin, mais il avait à faire un détour pour y arriver. Pendant ce temps, il découvrit un bateau qui venait du côté de la Marinella, au pied du Scaricatojo, et qui était arrivé si près, sans être aperçu, que Raoul ne put s’empêcher de tressaillir en le voyant. Un second coup d’œil lui prouva pourtant qu’il ne venait pas avec des intentions hostiles, car il ne s’y trouvait que Giuntotardi qui tenait les avirons, et sa nièce, assise sur l’arrière, la tête courbée sur sa poitrine et paraissant pleurer. Raoul était seul sur sa yole, et il la conduisait avec une seule rame ; il fit toute la hâte possible pour aller recevoir, avant qu’ils arrivassent aux rochers, des visiteurs qu’il attendait si peu, et qu’il aurait préféré ne pas voir dans les circonstances présentes.

— Que veut dire ceci, Ghita ? s’écria-t-il ; ne voyez-vous pas là-bas les Anglais qui se disposent à nous attaquer ? Dans quelques minutes nous aurons à les combattre, et vous voilà ici !

— Nous ne les avions pas vus en partant, Raoul, et quand nous les avons vus, nous n’avons pas voulu retourner sur nos pas. C’est moi qui ai découvert la première à Santa-Agata l’accident qui vous est arrivé, et depuis ce moment je n’ai pas cessé de supplier mon oncle de me conduire ici, jusqu’à ce qu’il y ait consenti.

— Par quel motif, Ghita ? — Vos sentiments me sont-ils devenus plus favorables ? Êtes-vous disposée à m’accorder votre main ? — La fortune, en m’abandonnant, vous a-t-elle rappelé que vous êtes femme ?

— Ce n’est pas tout à fait cela, Raoul : mais je ne puis m’éloigner de vous quand vous êtes dans un si grand danger. L’objection qui a toujours existé à notre union subsiste encore, je le crains du moins ; mais ce n’est pas une raison pour que je ne cherche pas à vous aider dans l’adversité. Nous avons des amis sur ces hauteurs, et ils consentiront à vous cacher jusqu’à ce que vous trouviez quelque occasion pour retourner en France. Nous venons vous chercher, vous et l’Américain, pour vous conduire chez eux.

— Quoi ! abandonner mes braves compagnons dans un pareil moment ! Jamais je ne commettrai une telle bassesse, Ghita, — pas même quand votre main devrait en être le prix.

— Votre situation n’est pas la même que la leur, Raoul. Une condamnation à mort pèse sur votre tête ; et si vous retombiez entre les mains des Anglais, vous n’en obtiendriez aucune merci.

— Assez, Ghita, assez ! ce n’est pas le moment de discuter. Les canots anglais se remettent en marche, et vous avez à peine le temps de vous éloigner à une distance suffisante avant qu’ils commencent leur feu. Que le ciel veille sur vous, Ghita ! L’intérêt que vous prenez à moi vous rend plus chère que jamais à mon cœur ; mais il faut nous séparer. — Signor Giuntotardi, ramez vers Amalfi ; je vois que les ennemis ont dessein de nous attaquer du côté de la terre. Hâtez-vous de gagner Amalfi.

— Vous parlez en vain, Raoul, dit Ghita d’un ton calme, mais avec fermeté. Nous ne sommes pas venus près de vous pour vous quitter ainsi. Si vous refusez de nous suivre, nous resterons avec vous ; — ces prières, que vous méprisez tant, peuvent ne pas être inutiles.

— Impossible, Ghita ! Nous sommes sans abri, — presque sans défense. — Le lougre n’est pas en état de vous recevoir, et ce combat sera tout différent de celui qui a eu lieu près de l’île d’Elbe. Vous ne voudriez pas distraire en ce moment mon esprit de mes devoirs par l’inquiétude que j’aurais pour vous.

— Nous ne vous quitterons pas, Raoul ; il peut venir un moment où vous serez charmé d’avoir les prières de vrais croyants. Dieu nous a conduits ici pour vous emmener, ou pour rester près de vous, et veiller à votre bonheur éternel au milieu du tumulte de la guerre.

Raoul regarda la belle enthousiaste avec une intensité d’amour et d’admiration qui surpassait tout ce qu’il avait jamais éprouvé pour elle. Les yeux doux de Ghita brillaient d’une sainte ferveur, ses joues étaient animées, et toute sa physionomie semblait resplendissante d’une ardeur céleste. Mais il sentit que le temps pressait ; il n’avait aucun espoir de la faire changer de résolution ; il voyait les canots anglais s’avancer ; et peut-être, après tout, son oncle et elle seraient-ils plus en sûreté dans quelque coin des ruines qu’en cherchant un abri plus éloigné. Le désir secret d’être près de Ghita vint peut-être, à son insu, à l’appui de ce dernier raisonnement, et il consentit enfin à ce que l’oncle et la nièce le suivissent sur l’îlot qu’il avait entrepris de défendre en personne.

Quelques signes d’impatience avaient commencé à se manifester dans le détachement qu’il y avait laissé, pendant qu’il s’entretenait ainsi avec Ghita. Mais quand il arriva, et qu’on la vit appuyée sur son bras, le caractère chevaleresque et l’habitude du respect pour le beau sexe qui distinguent les Français, changèrent le cours des idées, et ils furent accueillis par des acclamations de joie. Des actes d’un tel dévouement ont quelque chose d’héroïque, et cela suffit toujours pour attirer les applaudissements d’un peuple épris à ce point de la gloire. Cependant il ne restait que bien peu de temps pour faire les dernières dispositions. Heureusement, le chirurgien avait pris son poste sur cet îlot, qui paraissait devoir être la scène du combat le plus acharné, et il avait découvert dans le creux d’un rocher, derrière les ruines, un abri où il pourrait panser les blessés. Raoul vit l’avantage de cette position, et il y conduisit sans hésiter Ghita et son oncle. Là il l’embrassa tendrement, la pauvre fille ne pouvant se résoudre à refuser cette marque d’affection dans un pareil moment ; et il s’arracha de ses bras sur-le-champ pour s’occuper de devoirs qui devenaient urgents.

Dans le fait, sir Frédéric Dashwood avait fini tous ses arrangements ; il s’avançait pour attaquer, et il était déjà à une portée de canon. Pour empêcher les Français de lui échapper en se réfugiant à terre, il avait résolu de s’approcher du côté du rivage. Cette disposition convenait à Raoul, car il l’avait prévue, et il avait pris ses mesures en conséquence.

Il y avait en vue huit canots. Sept marchaient en avant et formaient une ligne. Six avaient des équipages nombreux et bien armés, et étaient évidemment prêts à combattre. Les trois plus grands portaient sur l’avant une caronade de 12 ; les autres n’avaient pas d’artillerie. Le septième canot était le gig de la Terpsichore. Il n’avait que son équipage ordinaire, mais bien armé, et c’était en quelque sorte le cheval de bataille du commandant en chef de l’expédition. En d’autres termes, sir Frédéric s’en servait pour aller sur toute la ligne donner ses ordres de canot en canot, et adresser à l’équipage de chacun d’eux quelques mots d’encouragement. Le huitième canot était en arrière, et hors de la portée des canons des Français : c’était un bateau de Capri sur lequel Andréa Barrofaldi et Vito Viti s’étaient placés pour être témoins de la capture ou de la destruction de leur ancien ennemi, le Feu-Follet. Quand Raoul Yvard avait été fait prisonnier dans la baie de Naples, ces deux personnages importants s’étaient imaginé que la mission qu’ils s’étaient donnée à eux-mêmes était terminée, et qu’ils pouvaient retourner à Porto-Ferrajo avec honneur, et lever la tête avec dignité parmi les fonctionnaires de l’île d’Elbe. Mais la manière dont le jeune corsaire s’était évadé de la Proserpine, en leur présence, sinon à leur vue, avait entièrement changé l’état des choses, et ils avaient senti tomber sur leurs épaules un nouveau poids de responsabilité. Ils avaient été assaillis de nouveaux sarcasmes, et le ridicule dont ils venaient de se charger dépassait de beaucoup les premières preuves qu’ils avaient données de simplicité et de crédulité. Si Griffin et les officiers qui étaient à écouter autour de la chambre en toile du prisonnier n’eussent été jusqu’à un certain point impliqués comme eux dans cette affaire, il est probable que les quolibets lancés contre eux auraient été encore plus piquants. Quoi qu’il en soit, les demi-mots, les allusions détournées et les regards malins même des matelots, c’en était bien assez pour les déterminera à retourner in terrâ firmâ, dès qu’ils en trouveraient l’occasion. Mais en attendant, tant pour échapper aux persécutions que pour tâcher de s’attribuer quelque parcelle de la gloire qu’on allait acquérir, ils avaient loué un bateau pour suivre l’expédition comme amateurs. Leur projet n’était pourtant pas de prendre part au combat ; la vue des incidents auxquels il donnerait lieu suffirait bien, comme le soutenait Vito Viti en s’opposant aux idées plus belliqueuses du vice gouverneur, pour les réhabiliter aux yeux de tous les habitants de l’île d’Elbe.

Cospetto ! signor Andréa, s’écria-t-il avec toute la chaleur d’une opposition bien prononcée, vos propositions conviendraient mieux dans la bouche d’un jeune homme irréfléchi que dans celle d’un prudent vice-gouverneur. Si nous prenons avec nous des sabres et des mousquets, comme vous paraissez le désirer, le diable peut nous tenter de nous en servir ; et qu’y connaissons-nous, vous et moi ? La plume est une arme qui convient mieux à un magistrat qu’un sabre à tranchant affilé, ou un mousquet, dont l’amorce en brûlant suffirait pour nous suffoquer par l’affreuse odeur de la poudre. Je suis surpris que votre bon sens naturel ne vous ait pas appris tout cela. On manque aux convenances quand on se méprend sur les devoirs qu’on a à remplir. À Dieu ne plaise que je tombe dans une telle erreur ! Une fausse position fait mépriser un homme.

— Vous parlez avec chaleur, Vito Viti, et sans que j’y aie donné sujet. Quant à moi, je pense que tout homme doit être préparé à agir d’après ce que les circonstances peuvent exiger. L’histoire est pleine d’exemples d’hommes de loi, de savants et même d’ecclésiastiques, qui se sont distingués en portant les armes dans des occasions convenables. J’avoue même que j’éprouve une sorte de curiosité philosophique de m’assurer par moi-même du genre de sensation qu’éprouve un homme qui expose sa propre vie en attaquant celle des autres.

— Voilà votre faible dominant, signor Andréa, et l’urgence des circonstances me force à perdre de vue un instant le respect qu’un podestat doit à un vice-gouverneur, pour vous en avertir. La philosophie est un esprit malin qui égare votre jugement. Si vous n’en aviez que la moitié de ce que vous en possédez, le grand-duc ne pourrait se vanter d’avoir un sujet plus sensé que vous. Quant à l’histoire, je ne crois rien de ce qu’on y lit, surtout depuis que les nations du Nord se sont mêlées de l’écrire. L’Italie a eu jadis des historiens, mais où en trouver à présent ? Quant à moi, je n’ai jamais entendu parler d’un homme qui ait porté les armes sans en avoir régulièrement appris le métier, à moins que ce ne fût quelque drôle qui eût eu de bonnes raisons pour désirer de n’être jamais né.

— Je puis particulièrement vous citer des hommes de lettres dont la renommée dans les armes n’est éclipsée que par celle qu’ils doivent aux arts de la paix, voisin Vito ; — Michel-Ange Buonarroti, par exemple, pour ne rien dire des papes, des cardinaux, et des évêques qui ont eu un esprit belliqueux. Mais nous pourrons discuter cette question quand le combat sera terminé. Vous voyez que les Anglais sortent déjà de leurs canots, tandis que nous restons à l’arrière-garde des combattants.

— Tant mieux, corpo di Bacco ! Qui a jamais entendu parler d’une armée qui porte sa cervelle dans sa tête, comme le corps humain ? Non, non, signor Andréa ; je me suis muni d’un chapelet, et j’en compterai les grains par autant de pater et d’ave ; comme un bon catholique que je suis, tant que le combat durera. Si vous avez tant d’ardeur, et qu’il faille absolument que vous y preniez part, prononcez à haute voix un des discours des anciens consuls romains ; il s’en trouve à foison dans nos vieux livres.

Vito Viti l’emporta, et le vice-gouverneur fut obligé de partir sans armes, circonstance qui ne put guère influer sur le résultat du combat, car les bateliers, qu’il avait loués, indépendamment de ce qu’ils avaient exigé trois fois le prix d’usage pour leur temps et pour leurs peines, refusèrent opiniâtrement d’avancer à plus d’une demi-lieue des Français. Quoique à une telle distance, Raoul, en faisant, à l’aide d’une longue-vue, la reconnaissance des forces ennemies, reconnut les deux Italiens, et rit de bon cœur de cette découverte, en dépit des réflexions sérieuses qui s’offraient naturellement à son esprit dans un pareil moment.

Mais ce n’était pas l’instant de se livrer à la gaieté, et la physionomie de notre héros reprit sur-le-champ son air grave et sérieux. Voyant quel était le plan d’attaque des Anglais, il avait de nouveaux ordres à donner. Comme nous l’avons dit, son principal but étant que ses trois batteries pussent se soutenir mutuellement, il était nécessaire d’embosser le lougre ; cette manœuvre exécutée, Raoul jugea tous ses préparatifs terminés.

Suivit alors cette pause qui a ordinairement lieu entre les préparatifs et le combat. Ce court intervalle, à bord d’un bâtiment de guerre, est toujours marqué par un silence profond et solennel. Ce silence, dans un pareil moment, devient si important pour l’ordre, pour le concert, pour l’obéissance intelligente qui sont indispensables sur le pont étroit d’un navire, et au milieu de ses évolutions rapides, qu’un des premiers devoirs de la discipline est d’en inculquer la nécessité absolue, et l’on voit mille hommes debout près de leurs batteries, prêts à servir ces redoutables instruments de guerre, sans qu’il s’élève parmi eux un seul son qui puisse se faire entendre au-dessus du plus faible murmure de l’eau. Il est vrai que ce n’était pas un combat strictement naval que les Français allaient avoir à soutenir, mais ils y apportaient les habitudes et la discipline du service auquel ils appartenaient.

Illustration