Le Feu-Follet/Chapitre XXIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 310-321).


CHAPITRE XXIII.


« Il vit de ses propres yeux que la lune était ronde, et il ne fut pas moins certain que la terre était carrée, car il avait fait cinquante milles, et il n’avait vu nulle part aucun indice qu’elle fût de forme circulaire. »
Lord ByronDon Juan.



Raoul Yvard dut la vie en cette occasion, à la présence d’esprit et à la prévoyance de Clinch. Sans les trois coups de canon tirés si à propos à bord du Foudroyant, l’exécution aurait eu lieu, et sans la prudence de l’aide-master ces trois coups n’eussent pas été tirés. Il s’agit maintenant d’expliquer comment les choses se passèrent. Tandis que Cuff donnait à Clinch ses instructions, il vint à l’esprit de celui-ci que son retour pouvait être retardé par quelque incident imprévu, et il demanda au capitaine si l’on ne pourrait prévenir ce danger par quelque expédient. Cuff songea alors au signal de trois coups de canon, et il en parla dans sa lettre à l’amiral, en insistant sur l’importance de cette mesure. En arrivant à l’escadre, Clinch apprit que Nelson était à Castellamare, et il fut obligé de s’y rendre par terre ; Il l’y trouva à la suite de la cour, dans le palais de Qui-Si-Sane, et il lui remit ses dépêches. Rien ne faisait plus de plaisir à l’amiral anglais que de pouvoir montrer de la merci : la mort du malheureux Caraccioli était la seule exception ; et il est possible qu’un événement si récent et si contraire à ses habitudes ait contribué à le faire céder plus volontiers à son penchant ordinaire, et à accorder sans hésiter le sursis qui lui était demandé.

— Votre capitaine m’écrit, Monsieur, dit Nelson, après avoir lu deux fois la lettre de Cuff, qu’il n’y a guère de doute qu’Yvard ne soit entré dans cette baie par suite d’une affaire d’amour, et non pour y jouer le rôle d’espion.

— C’est l’opinion générale sur notre bord, Milord. Yvard avait dans son canot un vieillard et une jeune fille charmante, que le capitaine Cuff se souvient d’avoir vue à bord du Foudroyant, dans la chambre de Votre Seigneurie, il n’y a que quelques jours.

Nelson tressaillit, et ses joues se couvrirent de rougeur. — Prenez cette plume, Monsieur, et écrivez ce que je vais vous dicter. Car Nelson, ayant perdu le bras droit quelques années auparavant, ne pouvait plus que signer ses dépêches de la main gauche. Clinch obéit, et Nelson lui dicta un ordre de surseoir jusqu’à nouvel ordre à l’exécution de Raoul Yvard.

— Prenez ceci, lui dit-il, après avoir apposé sa signature ; repartez sur-le-champ, et ne perdez pas un instant pour remettre cet ordre à votre capitaine. À Dieu ne plaise qu’un homme soit puni de mort sans l’avoir mérité !

— Je vous demande pardon, Milord, mais il est trop tard pour que je puisse être de retour à bord avant le coucher du soleil. Il est vrai que j’ai un signal préparé dans le canot, mais il est possible que la Proserpine ne double la pointe de Campanella qu’après l’exécution, et alors il ne servirait à rien. Le capitaine Cuff ne parle-t-il pas à Votre Seigneurie d’un signal par quelques coups de canon tirés du vaisseau amiral ?

— Oui ; et, dans le fait, c’est le moyen de communication le plus prompt et le plus sûr. Avec ce léger vent d’ouest, un coup de canon se fera entendre bien loin au large. — Reprenez la plume, Monsieur, et écrivez :

« Monsieur, — à l’instant même où vous recevrez cet ordre, vous ferez tirer trois coups de canon de fort calibre, à une demi-minute d’intervalle, comme signal à la Proserpine de surseoir à une exécution. »

« À l’officier commandant le vaisseau de Sa Majesté le Foudroyant. »

Dès que la date et les mots magiques « Nelson et Bronté » eurent été ajoutés au bas de cet ordre, Clinch se leva pour partir. Il salua l’amiral, ouvrit la porte ; mais, à l’instant de sortir, il s’arrêta comme s’il eût eu quelque autre demande à faire.

— Le cas est grave, Monsieur, et il n’y a pas un moment à perdre, dit Nelson. J’ai cette affaire à cœur, et je vous prie de dire à votre capitaine que je désire qu’il vous renvoie ici le plus tôt possible pour m’instruire de tout ce qui se sera passé.

— Je n’y manquerai pas, Milord, répondit Clinch au comble de ses vœux, car il ne désirait rien tant que de trouver l’occasion de dire à Nelson quelques mots pour lui demander de l’avancement, et il en voyait la perspective. — Puis-je dire à l’officier commandant, Milord, de se servir des canons de la batterie ?

Il le fera de lui-même dès qu’il aura lu cet ordre. — Bonsoir, Monsieur. Pour l’amour du ciel, ne perdez pas un instant !

Clinch obéit littéralement cette injonction. Il arriva à bord du Foudroyant un peu avant le coucher du soleil, et il remit au capitaine l’ordre de l’amiral. Tout fut en mouvement sur-le-champ, et les trois coups de canon furent tirés du côté du bâtiment qui faisait face à Capri, assez à temps pour sauver la vie à Raoul.

La demi-heure suivante offrit une scène de gaieté et de joie à bord de la Proserpine. Chacun était enchanté qu’il n’y eût pas d’exécution à bord ; c’était le moment de mettre bas les branles, et celui de la fin du second petit quart[1]. Cuff reprit son air animé, et causa, avec enjouement avec les deux Italiens, Griffin servant d’interprète. Ils n’avaient pu rendre visite au prisonnier, Raoul ayant désiré rester seul ; mais, sur une nouvelle demande de leur part, il consentit les recevoir. Comme leurs jambes n’étaient pas encore tout à fait habituées à la mer, ils marchaient lentement et avec précaution, et chemin faisant ils s’entretenaient.

Cospetto ! signor Andréa, dit le podestat, nous vivons dans un monde de merveilles ! Un homme peut à peine dire s’il est vivant ou non. Penser combien ce prétendu sir Smit était près de la mort il y a une demi-heure ! et maintenant il est sans doute aussi frais et aussi dispos qu’aucun de nous.

— Il serait plus utile, voisin Viti, répondit le vice-gouverneur philosophe, de se rappeler combien tous ceux qui vivent sont voisins de la mort, qui, d’un seul coup de faux, peut à chaque instant renverser dans la tombe l’être le plus fort et le mieux portant.

— Par San Stefano ! vice-gouverneur, vous avez des manières de parler qui conviendraient à un cardinal. Il est bien dommage que l’église ait été privée d’un tel appui. Je crois pourtant, signor Andréa, que si votre esprit s’appesantissait moins sur l’idée d’une autre existence future, vous en seriez plus gai, et vous égaieriez davantage ceux qui causent avec vous. Il y a assez de maux dans la vie, sans songer à la mort à chaque instant du jour.

— Il y a des philosophes qui prétendent que rien de ce que nous voyons autour de nous n’existe réellement ; — que ce que nous croyons voir n’existe que dans notre imagination ; — que nous nous imaginons, par exemple, voir ici une mer que nous appelons la Méditerranée, voir ici un vaisseau et là-bas la terre ; — enfin que nous nous imaginons vivre et même mourir.

Corpo di Bacco ! s’écria le podestat, s’arrêtant tout à coup et saisissant un bouton de l’habit de son compagnon, comme s’il eût craint qu’il ne l’abandonnât au milieu d’une illusion si étrange ; vous ne voudriez pas badiner d’une pareille manière avec un ancien ami, un homme qui vous connaît depuis votre enfance. — Je ne ferais que m’imaginer que je suis vivant !

— Je ne vous ai dit que la vérité. L’imagination à une très-grande force, et elle peut donner un air de réalité à ce qui n’est qu’idéal.

— Ainsi je ne serais pas podestat de fait, mais seulement en imagination ?

— Précisément ; et il en est de même de moi, comme vice-gouverneur.

— Et l’île d’Elbe n’aurait rien de réel, — et Porto-Ferrajo ne serait pas une véritable ville, — et tout notre fer, que nous croyons envoyer sur de bons bâtiments dans toutes les parties du monde, n’est que l’ombre d’un métal substantiel et pesant ?

— Oui ; ces philosophes soutiennent que tout ce qui paraît matériel, le fer, l’or, la chair, est purement imaginaire.

— À ce compte, je ne suis pas Vito Viti ; je suis un imposteur. Quelle coquine d’imagination nous avons donc ! — Si ce que vous dites est vrai, vice-gouverneur, réel ou imaginaire, ni vous ni moi nous ne valons mieux que ce sir Smit.

— Vous n’êtes pas un imposteur, voisin ; car si vous n’êtes pas Vito Viti ; il n’existe aucun être qui porte ce nom.

Diavolo ! ce serait une jolie théorie que celle qui apprendrait aux jeunes gens de Porto-Ferrajo qu’il n’y existe qu’un podestat imaginaire et qu’il n’y a point de Vito Viti dans le monde ! Comment pourrait-on y maintenir ensuite le bon ordre et la tranquillité ?

— Je ne crois pas, voisin, que vous compreniez bien ce système, et c’est peut-être parce que je ne vous l’ai pas expliqué assez clairement. Mais nous sommes en chemin pour aller voir un malheureux prisonnier, et il ne faut pas nous arrêter ici plus longtemps. Nous avons bien des instants de loisir, à bord d’un vaisseau où presque personne ne parle notre langue, et nous les passerons plus agréablement à discuter ce sujet plus à fond dans un autre moment.

— Pardon, signor Andréa, mais il n’y a pas de moment comme le moment présent. D’ailleurs, si cette théorie est vraie, il n’y a point ici de prisonnier, ou s’il y en a un, ce n’est tout au plus qu’un être imaginaire. Ainsi donc, sir Smit ne s’en trouvera pas plus mal pour attendre quelques instants de plus, au lieu que moi je n’aurai l’esprit en repos que lorsque je saurai s’il existe un Vito Viti dans le monde, et si ce Vito Viti c’est moi.

— Voisin Viti, vous êtes trop impatient. De pareilles choses ne s’apprennent pas en un instant. D’ailleurs tout système, comme tout livre, a toujours un commencement et une fin ; et qui deviendrait jamais savant s’il commençait à lire un traité par la dernière ligne ?

— Je sais ce qui vous est dû, signor Barrofaldi, répondit le podestat en lâchant le bouton qu’il tenait encore, — tant à cause de votre rang que pour votre science : ainsi je me tais pour le moment. Mais m’empêcher de penser à une philosophie qui m’apprend que je ne suis pas un vrai podestat ; et que vous n’êtes qu’un vice-gouverneur imaginaire, c’est plus qu’on ne peut attendre de la chair et du sang.

Andréa, charmé que son compagnon lui eût rendu la liberté de mouvement, se remit en marche vers la petite prison de Raoul, où la sentinelle permit sur-le-champ aux deux amis d’entrer, suivant l’ordre qu’elle en avait reçu. Le prisonnier les reçut avec politesse et enjouement ; car nous sommes loin de vouloir représenter Raoul comme assez stoïcien pour ne pas se réjouir d’avoir échappé à la corde, du moins pour quelque temps, puisque ce n’était qu’un sursis. Dans un pareil moment, le jeune corsaire aurait fait bon accueil même à des visiteurs plus désagréables, et le changement soudain survenu dans sa situation le portait même à la gaieté ; car la vérité nous force à dire que la reconnaissance envers Dieu n’entrait guère dans les émotions qu’il éprouvait, et il envisageait le répit qu’il venait d’obtenir, son arrestation, et les autres incidents de sa croisière, uniquement comme le résultat de la fortune de la guerre.

Winchester avait veillé à ce qu’on mît dans la petite chambre de Raoul tout ce dont il pouvait avoir besoin. Il s’y trouvait entre autres choses deux pliants : il les offrit à ses deux visiteurs, et s’assit lui-même sur le palan d’un canon. Il faisait nuit, et il était survenu un brouillard qui cachait les étoiles, ce qui rendait l’obscurité complète. Il n’avait dans sa chambre aucune espèce de lumière ; on lui avait offert une lampe, mais il l’avait refusée, attendu qu’il avait remarqué la veille que des curieux impertinents s’arrêtaient souvent pour regarder à travers les ouvertures de la toile, et voir quelles étaient les occupations et la physionomie d’un homme condamné à mort, et qu’il craignait que la même curiosité n’en amenât d’autres pour voir quel effet produisait sur les traits d’un condamné un sursis qui venait de lui être accordé. Il n’y avait donc dans l’intérieur de la chambre que la faible lueur provenant d’une ou deux lanternes allumées dans la batterie et qui pouvait pénétrer à travers la toile épaisse qui servait de cloison. Nous avons déjà dit que cette cloison contenait dans son enceinte deux pièces de canons, et deux sabords par lesquels l’air et le jour pouvaient entrer. Cet arrangement faisait que les palans, d’un côté, se trouvaient dans l’intérieur, et Raoul s’était assis sur l’un d’eux.

Andréa Barrofaldi, par suite de sa position supérieure dans le monde — d’une éducation plus soignée — et d’un tact naturel plus délicat — connaissait les convenances beaucoup mieux que son compagnon. Celui-ci aurait voulu se plonger tout à coup in medias res ; mais le vice-gouverneur entama une conversation sur des sujets généraux, réservant ses félicitations sur le sursis pour l’instant où l’occasion lui paraîtrait s’en offrir naturellement. Ce fut un malheureux délai sous un point de vue ; car, dès que Vito Viti se fut aperçu que l’objet principal de la visite était ajourné, il s’empressa de remettre sur le tapis le sujet de la discussion qui avait été commencé entre lui et Andréa et interrompue ensuite.

— Voici le vice-gouverneur, sir Smit, dit le podestat dès qu’une pause dans la conversation le lui permit, voici le vice-gouverneur qui avance une théorie que je soutiens que l’église condamnerait, et qui révolte la nature humaine.

— Vous n’exposez pas l’affaire avec impartialité, voisin Viti, dit Barrofaldi un peu piqué de cette attaque imprévue. Je ne donne pas cette théorie comme mon opinion ; c’est celle d’un philosophe anglais, qui, de plus, était évêque.

— Un luthérien, n’est-ce pas, signor Andréa ? — un soi-disant évêque ?

— Pour dire la vérité, c’était un hérétique, et l’on ne peut le considérer comme un apôtre de la véritable église.

— J’en aurais fait serment : jamais un vrai fils de l’église n’aurait prêché une pareille doctrine. Figurez-vous seulement, sir Smit, le nombre de bûchers, de tenailles et d’autres instruments imaginaires de torture qu’il faudrait pour infliger une punition d’après un pareil système ! Pour être conséquent, il faudrait que les diables eux-mêmes fussent des êtres imaginaires.

— Comment, Signori, s’écria Raoul en riant, car il prit tout à coup quelque intérêt à cet entretien, un évêque anglais a-t-il jamais prêché une telle doctrine ? Des diables et des lieux de châtiment imaginaires se rapprochent beaucoup des idées de notre France révolutionnaire. Après cela, j’espère que notre philosophie tant calomniée inspirera plus de respect

— Mon bon voisin n’a pas compris la théorie dont il parle, dit Andréa, qui était trop bon catholique pour que la tournure que prenait la conversation ne le mît pas mal à l’aise. Ainsi donc, digne Vito Viti, je me trouve dans la nécessité d’entrer dans quelques détails pour l’expliquer. Sir Smit, — les deux Italiens l’appelaient toujours ainsi, par une sorte de politesse, car ils pensaient qu’après tout ce qui s’était passé, il devait lui être désagréable de s’entendre donner son véritable nom ; — sir Smit nous excusera pour quelques minutes, et peut-être sera-t-il amusant pour lui d’apprendre quel essor peut prendre l’imagination subtile d’un homme d’esprit.

Raoul lui répondit civilement qu’il l’écouterait avec beaucoup de plaisir ; et s’étendant sur le palan pour être plus à son aise, il se plaça sur le dos, la tête avancée dans le sabord, tandis que ses pieds étaient appuyés contre la roue de l’affût. C’était à peu près l’attitude d’un homme couché ; mais comme il semblait ne prendre cette posture que pour rendre plus confortable un siège incommode, aucun des deux Italiens ne crut qu’il manquait aux convenances.

Il est inutile de répéter ni tout ce qu’Andréa Barrofaldi jugea à propos de dire, tant pour sa justification personnelle que pour expliquer la théorie de l’évêque Berkeley. Ce n’était pas une tâche dont on pût s’acquitter en une minute ; et dans le fait, quand le vice-gouverneur tombait sur un sujet qui lui plaisait, la prolixité était son faible. Il était loin d’adopter la doctrine de l’évêque, mais il s’amusait à embarrasser son ancien voisin en la lui présentant sous un aspect plausible, quoique aucun de ses arguments ne fût concluant. Il était particulièrement désagréable pour ce dernier de s’imaginer, même par supposition, que l’île d’Elbe pouvait ne pas exister, et qu’il pouvait lui-même ne pas en être véritablement le podestat. Son égoïsme personnel venait en aide à sa répugnance officielle, et il était révolté d’une théorie qu’il n’hésitait pas à déclarer un outrage fait à la nature de tout honnête homme.

— Il y a des hommes dans ce monde, signor Andréa, dit le podestat en continuant ses objections, qui seraient assez contents que tout fût imaginaire, comme vous le dites, — des drôles que leur mauvaise conscience ne laisse pas dormir en paix une seule nuit, et qui seraient trop heureux que la terre les jetât par-dessus le bord, comme on le dit sur ce vaisseau, et les laissât tomber dans l’Océan du néant. Mais ce sont des baroni fieffés, et leur jugement ne doit compter pour rien parmi les honnêtes gens. J’ai connu beaucoup de ces coquins à Livourne, et j’ose dire qu’on n’en manque pas à Naples ; mais c’est une chose toute différente de dire à une belle et vertueuse jeune fille que sa beauté et sa vertu ne sont qu’imaginaires, et à des magistrats respectables qu’ils ne valent pas mieux que les bandits qu’ils envoient en prison, ou peut-être aux galères.

Andréa répondit à de semblables discours en y opposant sa philosophie et ses explications, de sorte que la discussion devint animée et même bruyante, chacun des interlocuteurs parlant de plus en plus haut. Il est singulier que la langue italienne, qui est une des plus douces du monde entier, devienne quelquefois dure et désagréable par suite de la manière dont on la parle. Ce fut certainement ce qui arriva en cette occasion. Griffin passa en ce moment devant la chambre du prisonnier. Entendant quelques mots qui lui parurent très-bizarres, il s’arrêta pour écouter. D’autres officiers le voyant sourire, se groupèrent autour de lui ; quelques-uns d’entre eux savaient un peu d’italien, et Griffin expliquait aux autres, à demi-voix, tout ce qui se disait. Cette partie du pont devint donc comme le parterre d’une salle de spectacle le jour d’une représentation amusante, et la sentinelle se mit un peu à l’écart, pour faire place à ses officiers.

— C’est une drôle de manière de consoler un homme condamné à mort, murmura le master. Je suis surpris que le prisonnier ait la patience de les écouter.

— L’habitude fait tout, répliqua l’officier commandant les soldats de marine. Ces révolutionnaires français sont tellement accoutumés à l’hypocrisie, que je suis sûr qu’il a l’air de s’amuser de leurs sornettes.

Le fait était que Raoul s’en amusait véritablement. D’abord, il avait pris quelque part à la conversation, évidemment dans la vue d’animer ses deux compagnons ; mais la discussion s’échauffant entre eux au point qu’il ne pouvait plus trouver l’occasion d’y placer un mot, il prit le parti de garder le silence, et poussa sa tête plus avant dans le sabord, pour mieux jouir de la fraîcheur de la soirée. Quelle fut sa surprise, en sentant une main s’appuyer doucement sur son front !

— Chut ! dit une voix près de son oreille ; — c’est moi, — c’est Ithuel : — voici le moment de nous échapper.

Raoul avait trop d’empire sur lui-même pour que l’étonnement lui arrachât une exclamation ou un geste qui aurait pu le trahir, mais en un instant toutes ses facultés furent sur le qui-vive. Il savait qu’Ithuel était un homme à ressources, et l’expérience lui avait appris qu’il avait l’esprit entreprenant et audacieux quand les circonstances l’exigeaient. L’Américain avait donc conçu quelque plan qu’il croyait devoir réussir, sans quoi cet homme circonspect ne se serait pas hasardé à se mettre dans une situation qui ne pouvait manquer d’attirer sur lui une punition sévère, s’il était découvert. Il était à cheval sur une des chaînes du grand porte-hauban, position dans laquelle il était possible qu’il restât sans être aperçu tant qu’il ferait nuit, mais qui, s’il était vu, devait nécessairement le faire soupçonner de quelque mauvaise intention.

— Que voulez-vous dire, Itouel ? dit Raoul à voix basse, quoique ses compagnons fussent trop occupés de leur discussion pour l’entendre.

— L’Italien et sa nièce vont retourner à terre sur notre canot, répondit Ithuel du même ton. Tout est arrangé et concerté. J’ai pensé que vous pouviez passer par un sabord dans l’obscurité, et vous échapper avec eux. — Soyez tranquille — j’ai l’œil à tout.

Raoul savait fort bien qu’un sursis n’était pas un pardon, et il n’ignorait pas que tout ce qu’il pouvait espérer de plus favorable était d’être envoyé en Angleterre comme prisonnier de guerre, tandis que l’autre côté du tableau lui offrait en perspective la liberté et Ghita. Tout était en tumulte dans son cœur, mais il se rendit maître de son émotion.

— Quand, cher Itouel, quand ? demanda-t-il d’une voix que son agitation rendait tremblante, malgré tous ses efforts pour être calme.

Teo der sweet, répondit Ithuel, voulant dire en français, tout de suite ; le canot est près du passe-avant, le vieux Giuntotardi y est déjà assis, et l’on prépare une chaise pour y descendre la jeune fille. Tenez, voilà qu’on l’y place. — Entendez-vous le coup de sifflet ?

Raoul entendit parfaitement le maître d’équipage qui sifflait, amenez ! En ce moment, il écouta avec attention, toujours étendu sur le palan du canon, et bientôt il distingua le clapotis de l’eau à mesure que le canot était halé de l’avant pour le placer sous la chaise, et ensuite le bruit des avirons quand Ghita fut descendue et assise sur l’arrière. — Brassez la grande vergue ! cria alors l’officier qui était de quart sur le pont ; après quoi Giuntotardi et sa nièce furent laissés en possession du canot.

Le moment était extrêmement critique. Il y avait sans doute sur le pont quelqu’un qui était chargé de surveiller le canot, et quoique la nuit fût très-obscure, il fallait les plus grandes précautions pour pouvoir espérer de réussir.

— Le temps approche, dit Ithuel à voix basse ; le vieux Carlo a ses instructions, et la petite Ghita aura soin qu’il ne les oublie pas. Tout dépend à présent du silence et de l’activité. Avant cinq minutes, le canot sera sous ce sabord.

Raoul comprenait parfaitement ce plan, mais il le regardait comme n’offrant aucun espoir. Il lui semblait impossible que Ghita quittât le vaisseau sans que tous les yeux fussent fixés sur elle ; et malgré l’obscurité de la nuit, il n’était nullement probable qu’il pût la joindre sur le canot sans que personne s’en aperçût ; il fallait pourtant courir ce risque, ou renoncer à s’échapper. Un ordre qui fut donné par le moyen du porte-voix lui donna quelque encouragement. Il annonçait que l’officier de quart était occupé de quelque service qui devait attirer son attention ailleurs. C’était déjà beaucoup ; car qui oserait sur le pont songer à autre chose qu’à exécuter l’ordre qui appelait d’un autre côté ?

Un tourbillon d’idées agitaient le cerveau de Raoul. Il entendait les deux Italiens continuer leur discussion avec plus de chaleur et de bruit, — les officiers rassemblés autour de sa chambre rire en dépit d’eux-mêmes, quoique les deux fonctionnaires de Porto-Ferrajo n’entendissent que le son de leurs propres voix, — chaque frottement du canot contre la hanche du vaisseau, — et chaque bruit que faisaient les avirons quand Carlo les touchait par hasard du bout du pied. Il semblait au jeune corsaire que toutes les émotions de son cœur, tous les intérêts de sa vie, — le présent, le passé, le futur, se réunissaient en un seul instant. Ne voulant pas agir sans l’avis d’Ithuel, il lui demanda tout bas en français ce qu’il devait faire.

— Dois-je me laisser tomber dans l’eau la tête la première, et gagner le canot à la nage ?

— Restez tranquille jusqu’à ce que je vous fasse le signal, capitaine Roule ; laissez brailler les deux Italiens.

Raoul ne pouvait voir l’eau, étant couché sur le dos, la tête dans le sabord, et il ne pouvait compter que sur le sens de l’ouïe. Le canot longeait lentement la hanche du vaisseau, comme pour se préparer à s’en éloigner. Le vieux Carlo jouait parfaitement son rôle. Quand il arriva sous les grands porte-haubans, il n’aurait pas été facile d’apercevoir son canot, quand même il y aurait eu sur le pont de la frégate quelqu’un chargé de le surveiller. Là Carlo s’arrêta ; car son état habituel de rêverie n’allait pas jusqu’à oublier ce qu’on attendait de lui. Ceux qui étaient sur le pont faisaient d’autant moins attention à lui qu’on le jugeait incapable de s’occuper des choses de ce monde.

— Voici le moment, dit Ithuel ; n’y a-t-il aucun danger de votre côté ?

Raoul leva la tête et regarda autour de lui. Il entendit encore rire et causer a demi-voix les officiers rassemblés autour de sa chambre, mais ils ne paraissaient s’occuper aucunement de lui. Cependant, comme il y avait quelque temps qu’il n’avait parlé, il crut devoir leur faire entendre sa voix, et ayant soin que le son ne parût pas sortir du sabord, il répéta une des objections qu’il avait déjà faites contre la théorie du vice-gouverneur ; mais celui-ci, qui était au plus fort de sa controverse avec le podestat, ne voulut pas en perdre le fil pour y répondre ; Raoul s’y attendait, mais il avait atteint son but, qui était de faire savoir qu’il était toujours dans sa prison, ce qui pouvait empêcher qu’on ne découvrît sa fuite aussi promptement. Tout semblait donc propice, et ayant repris sa première position, il avança sa tête hors du sabord, de sorte qu’elle n’était plus qu’à quelques pouces de celle d’Ithuel.

— Tout va bien, lui dit-il ; qu’ai-je à faire à présent ?

— Rien que de sortir du sabord par la tête et les épaules, en vous aidant de vos pieds.

Raoul suivit cet avis, et n’avança d’abord que pouce à pouce ; mais dès qu’il eut un bras hors du sabord, Ithuel lui mit en main une corde, en lui disant qu’elle était solidement attachée à la chaîne au-dessus. La corde rendit le reste facile, et il n’y avait d’autre danger à craindre que trop de précipitation. Il aurait alors été fort aisé à Raoul de tirer son corps hors du sabord, et de se laisser couler dans le canot ; mais, pour s’échapper, il était indispensable d’éviter d’être aperçu. La Proserpine était alors à une bonne demi-lieue de la pointe de Campanella et précisément par le travers ; et il n’y avait de sûreté pour les fugitifs qu’autant qu’ils auraient quelque avance sur ceux qui pourraient les poursuivre. Cette considération fit sentir à Ithuel la nécessité de la circonspection ; et Raoul, de son côté, faisait la même réflexion. Cependant il ne lui fallait plus qu’un léger effort pour sortir entièrement du sabord ; et alors rien ne lui était plus facile que de descendre dans le canot. Ithuel vit qu’il s’y préparait, et lui pressant un bras, il lui dit : — Attendez un moment. Écoutons si les deux Italiens sont encore comme chien et chat.

Leur discussion était si animée et si bruyante, qu’ils perdirent à peine une demi-minute. Ithuel donna le signal, et Raoul, se tenant des deux mains à la corde, et poussant des pieds le canon, fut bientôt hors du sabord, et se trouva aussitôt suspendu perpendiculairement sous les grands porte-haubans. Se laisser ensuite glisser légèrement et sans bruit dans le canot ne fut l’affaire que d’une seconde. Quand ses pieds touchèrent un des bancs, il vit qu’Ithuel l’y avait déjà précédé. Celui-ci le tira près de lui ; ils se couchèrent tous deux au fond du canot, Ghita les cacha en les couvrant de sa mante. Carlo Giuntotardi était habitué à conduire un canot comme celui sur lequel il était, et il ne fit que retirer sa gaffe d’une des chaînes qu’il avait accrochée. La frégate continua lentement sa route en avant, et les laissa, au bout d’environ une minute, à une centaine de pieds en arrière dans ses eaux.

Jusque-là tout avait admirablement réussi. La nuit était si obscure, qu’elle donna aux deux fugitifs la hardiesse de se relever, de s’asseoir sur les bancs, et de prendre leurs avirons, quoique avec beaucoup de précautions et sans bruit. Les avirons furent bientôt dehors, et Raoul tressaillit de plaisir en voyant la forte impulsion qu’avait reçue le canot au premier coup qu’il en donna.

— Doucement, capitaine Raoul, doucement, dit Ithuel à voix basse ; nous sommes encore à portée de voix de la frégate. Encore cinq minutes, et nous serons assez éloignés pour qu’on ne puisse plus nous voir ni nous entendre, et alors nous pourrons gagner le large, si bon nous semble.

En ce moment, ils entendirent piquer quatre coups à bords de la Proserpine, signal qui annonçait la fin du second petit quart qui se termine à huit heures ; on appela le quart qui devait remplacer le précédent, et il parut y avoir un grand mouvement sur la frégate.

— C’est tout simplement les hommes de quart qui montent sur le pont, dit Raoul, qui s’aperçut que son compagnon avait l’air inquiet.

— On ne fait pas ordinairement tant de bruit pour relever le quart. — Et qu’est-ce que cela ?

C’était évidemment les palans qu’on affalait ; et le moment d’après on entendit le bruit d’un canot qu’on mettait à la mer.


  1. Dog wetch ; quart de 6 à 8 heures du soir.