Le Feu-Follet/Chapitre XXIV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 322-334).


CHAPITRE XXIV.


« Nos dangers et nos plaisirs se touchent de près. La même tige produit la rose et l’épine. »
Alleyn.



On a vu qu’une généreuse compassion avait pris la place d’un sentiment hostile à l’égard de Raoul dans l’esprit de presque tous ceux qui étaient à bord de la Proserpine. D’après l’influence de ce sentiment, il avait été enjoint aux sentinelles de ne pas importuner le prisonnier en faisant trop souvent et sans nécessité l’inspection de sa chambre. Cependant, pour joindre la vigilance à la délicatesse, Winchester avait fait donner la consigne aux sentinelles de soulever toutes les demi-heures, c’est-à-dire chaque fois qu’on piquerait les coups qui annoncent l’heure à bord d’un bâtiment, le coin de la toile qui était le plus près d’une des lanternes de la batterie, et de jeter un coup d’œil dans sa chambre pour s’assurer qu’il y était toujours, et qu’il ne faisait pas de tentatives contre sa vie, ce qu’on avait craint plus particulièrement avant qu’on eût appris que le sursis avait été accordé. La discussion entre les deux Italiens et ce qui s’était passé sous les grands porte-haubans de la frégate, n’avait pas pris plus de six à sept minutes, et le petit groupe d’officiers faisait encore des recrues que Raoul était déjà sur un canot de son propre lougre. En ce moment on piqua trois coups à bord de la Proserpine : c’était sept heures et demie. Le soldat de marine avança avec l’air de respect d’un subordonné, mais avec le pas ferme d’un homme qui a un devoir à remplir, pour jeter un coup d’œil dans la chambre du prisonnier. Les officiers ne croyaient pas cette formalité bien nécessaire, les voix sonores d’Andréa et de Vito Viti leur paraissant une garantie suffisante que l’oiseau était dans sa cage ; cependant ils se rangèrent de côté pour laisser passer le factionnaire, sachant mieux que personne qu’on ne devait jamais empêcher une sentinelle d’obéir à sa consigne. Le soldat souleva donc un coin de la toile de quelques pouces ; la lumière de la lanterne voisine éclaira la petite chambre ; on y vit le vice-gouverneur et le podestat en face l’un de l’autre, criant et gesticulant encore avec énergie ; mais Raoul Yvard avait disparu.

Yelverton avait jeté un coup d’œil dans la chambre par-dessus l’épaule de la sentinelle. C’était un jeune homme dont l’intelligence était aussi prompte que vive, et il avait toutes les bosses phrénologiques qui sont nécessaires à ce caractère. Un seul regard suffit pour le convaincre que l’oiseau était envolé, et sa première idée fut qu’il s’était jeté dans la mer par un des sabords. Sans dire un seul mot à ses compagnons, il monta à la hâte sur le pont, fit un rapport rapide à l’officier de quart de ce qu’il avait vu, et fit mettre un canot à la mer avec une vitesse presque merveilleuse. Les officiers qu’il avait laissés dans la batterie avaient alors appris le fait, mais ils mirent moins de précipitation dans leurs démarches. Griffin donna ordre sur-le-champ d’abattre la cloison en toile, et en un clin d’œil elle fut enlevée, laissant en pleine vue les deux Italiens discutant encore avec chaleur, mais ne se doutant nullement de la disparition de leur compagnon.

— Morbleu, vice-gouverneur, s’écria Griffin, qui vit que ce n’était pas le moment de faire des cérémonies, qu’avez-vous donc fait du prisonnier français ? — Où est Raoul Yvard ?

— Il signor sir Smit ? — monsieur Yvard, si vous le préférez ? — Ah ! — Eh bien, voisin Viti, où est-il donc ? Il était là, — près de nous, — il n’y a qu’un instant.

Cospetto, signor Andréa ! — suivant votre doctrine, ce n’était pas un homme réel qui était là. C’était un homme imaginaire, et il n’est pas étonnant qu’il ne s’y trouve plus. — Mais je proteste contre toutes inductions que vous pourriez tirer de cet incident. Tous les Français sont légers, et disparaissent aisément ; et à présent qu’ils n’ont plus le lest de la religion, il ne pèsent pas une plume au moral.

— Non, non, qu’un homme instruit dans sa religion, ayant de bons principes, respectant tous les saints, et ayant un corps substantiel ; qu’un homme comme moi en un mot s’évanouisse ainsi une seule fois, et je conviendrai que ce sera un argument en faveur de votre doctrine, vice-gouverneur.

— Un homme obstiné, voisin Viti, est un type des imperfections que…

— Pardon, vice-gouverneur, dit Griffin l’interrompant. — Nous autres marins, nous ne songeons qu’à notre devoir, et nous ne nous mêlons pas des systèmes de philosophie. — Dites-moi ce qu’est devenu Raoul Yvard, — votre sir Smit.

— Signor tenente, sur tout mon espoir de salut, je n’en ai pas la moindre idée. Il n’y a qu’une ou deux minutes qu’il était là, — assis près de ce canon, — écoutant avec un air d’attention et d’édification une discussion intéressante sur la célèbre théorie d’un certain évêque de votre pays ; laquelle théorie, bien envisagée… faites attention, voisin Viti, que je dis bien envisagée, car le point de vue sous lequel vous la considérez…

— En voilà bien assez pour le moment, Signor ! s’écria Griffin. — Le Français n’était-il pas dans sa chambre quand vous êtes entré ?

— Il y était, signor tenente ; et il paraissait prendre beaucoup d’intérêts la discussion que…

— Et vous ne l’avez vu sortir ni par la porte ni par le sabord ?

— Non, sur mon honneur. Je supposais qu’il s’amusait trop pour cela.

— Ah ! grommela le podestat, sir Smit était un être d’imagination, et il est allé rejoindre la grande famille logique dont il est un membre idéal. Comme nous ne sommes pas sûrs de l’existence de son lougre, ni de cette frégate, ni de cette mer, il me semble que nous faisons beaucoup de bruit pour peu de chose.

Griffin ne voulut pas perdre plus de temps à les questionner ; et montant à la hâte sur le pont, il y trouva le capitaine, qui, ayant appris la nouvelle, venait de sortir de sa chambre.

— Que diable signifie tout ceci, Messieurs ? demanda Cuff, du ton qu’un commandant prend naturellement quand quelque chose va mal à son gré. — Si quelqu’un a concouru à l’évasion du prisonnier, il peut s’attendre à avoir affaire à l’amiral.

— Il a disparu de sa chambre, capitaine, dit Griffin ; et en montant ici, j’ai donné ordre au maître d’équipage de faire mettre à la mer tous nos canots.

Tandis qu’il parlait ainsi, on entendit les canots tomber dans la mer l’un après l’autre, et en quelques minutes il y en avait cinq sur l’eau, sans compter celui d’Yelverton, qui cherchait le fugitif tout autour de la frégate, soit qu’il fût en train de se noyer, soit qu’il cherchât à s’échapper à la nage.

— Il faut qu’il soit sorti de sa chambre par le sabord, capitaine, dit Winchester ; j’ai chargé un midshipman d’aller voir s’il n’est pas caché quelque part dans les porte-haubans.

— Où est le canot du vieil Italien et de sa nièce ? demanda Cuff.

Cette question fut un éclair à la lueur duquel chacun commença à entrevoir la vérité. Il y eut un instant de silence.

— Ce canot était le long du bord, dit Griffin ; mais je n’y ai vu que Giuntotardi et la jeune fille.

— Pardon, Monsieur, dit un jeune gabier de la hune de misaine qui en descendait à l’instant ; mais pendant que j’étais là-haut, j’ai vu ce canot s’arrêter sous les grands porte-haubans de tribord, et il m’a semblé que quelque chose y tombait d’un sabord. Il fait si noir, que je n’ai pu distinguer ce que c’était, mais cela me donna de l’inquiétude, j’en parlai à notre chef de hune, et il m’ordonna de descendre sur le pont pour en faire rapport à l’officier de quart.

— Qu’on appelle Bolt, et qu’on se dépêche, dit le capitaine ; il faut que nous interrogions ce drôle.

Il est inutile de dire qu’Ithuel ne répondit point à l’appel, et qu’on le chercha inutilement partout. Il ne resta plus alors aucun doute sur la manière dont l’évasion du prisonnier avait eu lieu. On plaça un officier à bord de chacun des cinq canots qui avaient été mis à la mer, et ils partirent à la poursuite des fugitifs. En même temps la Proserpine hissa un fanal pour servir de signal de ralliement à ses embarcations.

On a déjà dit que la Proserpine, quand cet incident arriva, était à la hauteur de la pointe de Campanella, à une bonne demi-lieue marine. Le vent venait de l’est et était léger ; c’était ce qu’on appelle la brise de terre, et le bâtiment filait environ trois nœuds. Il avait le promontoire presque par le travers et présentait le cap à la passe qui sépare Capri du continent, gouvernant pour entrer dans la baie de Naples, et ayant dessein de jeter l’ancre dans le mouillage d’où il était parti la veille. La nuit était trop obscure pour qu’on pût apercevoir à une certaine distance un aussi petit objet qu’un canot, mais on voyait distinctement la masse noire de Capri s’élever dans l’air à près de deux mille pieds, et l’œil pouvait suivre avec assez de certitude la conformation de la côte de l’Italie, de l’autre côté. Tel était l’état des choses quand les cinq canots quittèrent la frégate.

Yelverton avait agi comme si un homme fût tombé à la mer, c’est à dire sans attendre aucun ordre. Ayant pris à la hâte le second gig, dont l’équipage était composé de quatre excellents rameurs, tandis qu’il tournait autour de la frégate, cherchant le fugitif à la surface de l’eau, il entrevit un canot qui se dirigeait vers la terre, et la vérité se présentant à lui sur-le-champ, il lui donna la chasse. Quand les autres canots furent prêts, les deux qui étaient en dehors du bâtiment gagnèrent le large pour faire une reconnaissance de ce côté ; mais les deux autres, entendant le bruit des avirons a bord du gig d’Yelverton, qui avait l’avance sur eux, se mirent à sa poursuite, croyant que c’était le canot des fugitifs. Telle était la situation des cinq canots au commencement d’une chasse qui fut aussi chaude qu’active.

Comme Raoul et Ithuel avaient mis le temps à profit, tandis qu’on en perdait sur la Proserpine à faire d’abord des recherches tout autour du bâtiment, ils avaient une avance de cinquante brasses au moins sur Yelverton. Leur canot n’avait été construit que pour être conduit par deux rameurs, et avec quatre bras aussi vigoureux que ceux qui le dirigeaient alors, il pouvait être regardé comme ayant un équipage complet. Il ne pouvait pourtant lutter de vitesse avec le gig, sur lequel Yelverton avait mis quatre rameurs d’élite ; et après avoir fait un mille et demi, les oreilles exercées de Raoul furent assurées que la distance qui le séparait de ses ennemis était déjà diminuée de près de moitié. Comme ses avirons étaient garnis aux dames pour éviter le bruit, il résolut de changer de route, dans l’espoir que le gig passerait en avant de lui sans l’apercevoir. Au lieu de continuer à gouverner vers la terre, il tourna donc du côté de l’ouest, la mer étant couverte de ténèbres plus épaisses dans cette direction, à cause de la proximité de Capri. Cette ruse lui réussit complètement. Yelverton suivait sa chasse avec tant d’ardeur, qu’il continua à s’avancer sur la même ligne, s’imaginant même de temps en temps entrevoir le canot en avant de lui, et il en passa à environ soixante-quinze brasses, sans se douter qu’il était si près. Raoul et Ithuel cessèrent de ramer pour laisser s’opérer ce changement de position, et le dernier soulagea son animosité en lâchant quelques sarcasmes sur la stupidité de ceux qui les poursuivaient. Aucune des embarcations anglaises n’avait ses avirons garnis, de sorte que les fugitifs entendaient le bruit non-seulement des avirons du gig, qui était alors en avant, mais aussi de ceux des deux premiers canots qui avaient suivi la même route qu’Yelverton, et qui, entendant aussi le bruit des avirons du gig, firent force de rames pour le poursuivre, s’imaginant être dans les eaux des fugitifs. Raoul laissa passer en avant ces trois canots, et quand il les jugea assez éloignés, Ithuel et lui les suivirent sans se presser, ménageant leurs forces pour les déployer au besoin.

Le gig et les deux canots qui le suivaient semblaient se disputer le prix de la course. Ceux-ci, entendant toujours le bruit des avirons du premier, et se croyant sur la piste des fugitifs, redoublaient d’efforts pour l’atteindre, et Yelverton, dont les oreilles n’étaient pas moins bonnes, se voyant à peu de distance d’autres canots de la frégate, ne négligeait rien pour s’assurer l’honneur d’avoir repris les fuyards sans l’aide de personne. Cette circonstance rendit plus facile la tâche de Raoul et d’Ithuel, qui se trouvèrent bientôt à plus d’une encâblure en arrière de ceux qui les poursuivaient.

— On croirait, Ghita, dit Raoul en riant, quoiqu’il eût la précaution de parler à voix basse, on croirait que vos anciens amis, le vice-gouverneur et le podestat, commandent les canots qui sont entre nous et le rivage, si l’on ne savait qu’ils sont en ce moment à bord de la Proserpine, discutant la question de savoir s’il existe réellement ou non sur notre planète un point qu’on appelle l’île d’Elbe.

— Ah ! Raoul, souvenez-vous des terribles quarante-huit heures que vous venez de passer, et ne songez pas à plaisanter avant que vous soyez tout à fait hors du pouvoir de vos ennemis.

— Sur ma foi ! je serai obligé d’avouer désormais que les Anglais ne sont pas sans générosité. Je ne puis nier qu’ils ne m’aient bien traité ; je voudrais presque qu’ils m’eussent montré plus de rigueur.

— Ce n’est pas un sentiment louable, Raoul ; il faut tâcher de le bannir de votre cœur.

— Accorder à un Anglais de la générosité, c’est beaucoup trop, capitaine Roule, dit Ithuel ; c’est une race féroce, et elle s’engraisse des misères humaines.

— Mais, mon bon Itouel, vous leur devez de la reconnaissance, car ils ont épargné votre dos, cette fois-ci.

— Et pourquoi ? répondit l’Américain, ne voulant accorder aux Anglais ni justice ni libéralité ; parce qu’ils manquent de bras, et qu’ils ne voulaient pas se priver des services d’un bon gabier. Si leur équipage avait été au complet, ils ne m’auraient pas laissé sur le dos assez de peau pour en couvrir la plus petite pelote à épingles. Non, non ; je ne leur dois aucun remerciement.

— Eh bien, quant à moi, je parlerai toujours bien d’un bâtiment sur lequel j’ai passé. Le capitaine Cuff m’a accueilli avec bonté, m’a bien nourri, bien logé, m’a donné un bon lit, et m’a accordé un sursis fort à temps, ma foi.

— Et votre cœur ne rend-il pas grâce à Dieu de cette dernière faveur, cher Raoul ? dit Ghita d’une voix si douce et si tendre, que le jeune corsaire se serait volontiers jeté aux genoux de la jeune fille pour l’adorer.

Cependant, après un instant de silence, il éluda la question, en reprenant le fil de ses idées.

— J’allais oublier la philosophie dit-il, ce qui n’était pourtant pas un petit régal. De par le ciel ! on aurait de bon cœur couru quelque risque pour aller à une telle école. — Brave Itouel, avez-vous compris quelque chose à la discussion qui avait lieu entre les Italiens, quand vous étiez près du sabord ?

— Je les ai entendus jargonner leur italien, et j’ai supposé qu’ils parlaient de fêtes, de saints et de jours maigres. Des hommes de bon sens ne font point tant de tapage quand ils causent de choses raisonnables.

— Eh bien, ils, parlaient de philosophie. Ils se moquaient de nous autres Français, parce que nous préférons la raison à tous leurs préjugés ; mais écoutez ce qu’ils appellent de la philosophie. — Vous auriez peine à le croire, Ghita, continua Raoul, qui avait recouvré toute sa légèreté d’esprit, et qui avait la tête encore remplie de tout ce qu’il avait entendu une heure auparavant, mais le fait est que le signor Andréa, quelque savant et quelque sensé qu’il soit, soutenait que ce n’était pas une folie de croire une philosophie qui enseigne que rien de ce que nous voyons et de ce que nous faisons n’existe réellement, mais que tout n’est qu’apparence ; en un mot, que nous vivons dans un monde imaginaire, peuplé d’êtres imaginaires ; que nous flottons sur une mer imaginaire, et que les bâtiments sur lesquels nous nous croisons le sont également.

— Et ils faisaient tant de bruit pour une pareille idée, capitaine Roule ?

— Oui, Itouel. Les hommes se querellent pour une idée absurde, pour une chimère, aussi bien que pour une chose importante et substantielle. — Ils donneront même la chasse à un canot imaginaire, comme le font en ce moment les trois embarcations qui sont en avant de nous.

— Il y en a d’autres qui nous suivent, dit Carlo Giuntotardi, qui était en ce moment plus attentif que de coutume aux objets extérieurs, et qui, par suite de son silence habituel, entendait souvent ce qui échappait aux oreilles des autres ; je viens d’entendre le bruit de leurs avirons.

Ces mots furent comme un ordre de silence, et les deux marins cessèrent même de ramer pour mieux écouter. Il ne leur resta aucun doute ; ils entendirent le bruit des avirons en arrière comme en avant, et il devint évident que d’autres canots étaient encore à leur poursuite. Les fugitifs se trouvaient ainsi, en quelque sorte, entre deux feux, et Ithuel proposa de changer de route encore une fois à angles droits, afin de laisser passer en avant ceux qui arrivaient, comme l’avaient fait les premiers. Raoul fit une objection à ce plan ; car il lui parut que les canots qui étaient en arrière se trouvaient encore assez éloignés pour lui permettre de s’échapper en gagnant le rivage. Une fois près des rochers, il serait bien difficile que les ennemis aperçussent le canot dans les ténèbres. Cependant, comme le premier désir de Raoul était de rejoindre son lougre le plus tôt possible, dès qu’il aurait mis à terre Ghita et son oncle, il ne voulait pas mettre son canot dans une situation qui laissât quelque danger à craindre. Il fut donc convenu, après une courte délibération, qu’on prendrait un moyen terme entre les deux partis proposés, en entrant dans la passe entre Capri et Campanella, dans l’espoir que les premiers canots anglais, en arrivant à ce promontoire, renonceraient à une poursuite qui n’offrait aucun espoir, et retourneraient à la frégate.

— Nous pourrons vous mettre à terre, chère Ghita, dit Raoul, à la Marina Grande de Sorrento, et de là vous n’aurez qu’une promenade à faire pour arriver à Santa-Agata.

— Ne songez pas à moi, Raoul ; mettez-moi à terre aussitôt que vous le pourrez, et rejoignez votre bâtiment. Dieu vous a délivré d’un grand danger, et vous devez tâcher d’agir comme il est évident que sa volonté l’exige. Quant à moi, je m’inquiète peu d’avoir quelques lieues à faire, pourvu que je sois convaincue que vous êtes en sûreté.

— Ange céleste ! — jamais vous ne pensez à vous ! Mais je ne vous quitterai pas de ce côté de Sorrento. Une heure ou deux pourront nous y conduire, et alors je sentirai que j’ai fait mon devoir. Une fois que vous serez à terre, nous pourrons, Ithuel et moi, établir notre petite voile, et prendre le large en passant entre les deux îles. Nous le ferons aisément avec cette bonne brise de terre, et alors quelque fusée nous apprendra la position du Feu-Follet.

Ghita fit encore des remontrances, mais elles furent inutiles : Raoul insista, et il fallut qu’elle cédât. Toute conversation cessa, et les deux marins manièrent leurs avirons avec autant de vigueur que d’activité. Ils s’arrêtaient de temps en temps pour écouter le son des rames des embarcations de la Proserpine, et il leur parut certain qu’elles se réunissaient toutes alors dans les environs de la pointe ou du cap. Le canot de Raoul avait alors par le travers l’extrémité de la terre, et il fut bientôt assez avancé dans la baie pour laisser en arrière la plupart, sinon la totalité de ceux qui le poursuivaient. Dans l’obscurité, et sans autre guide que le bruit des avirons, il y avait nécessairement quelque incertitude sur la position des canots de la frégate ; mais on pouvait à peine douter qu’ils ne fussent alors presque tous dans le voisinage immédiat de Campanella. Comme Raoul eut soin de passer à une bonne distance de cette pointe, et que ses avirons ne faisaient aucun bruit, lui et ses compagnons, après leurs dangers tout récents, se trouvaient comparativement en sûreté.

Ils continuèrent à ramer plus d’une heure, et pendant ce temps ils avançaient rapidement vers la Marina Grande de Sorrento. Après avoir passé devant Massa, Raoul n’eut plus d’inquiétudes, et il dit à Carlo Giuntotardi de présenter le cap à la terre, où la brise opposait moins de résistance, et où il était plus facile de reconnaître la position précise où l’on était. On n’eut plus aucune crainte des canots, quoique Ithuel crût de temps en temps entendre un bruit semblable à celui que produiraient des avirons imparfaitement garnis. Raoul ne fit que rire de ses appréhensions ; et pour dire la vérité, le plaisir d’être près de Ghita et de se retrouver en toute liberté, sauf celle du cœur, lui firent un peu négliger ses devoirs. Le canot continuait pourtant à avancer, quoique avec moins de vitesse ; enfin la conformation des hauteurs et l’apparition des lumières sur la plaine firent reconnaître à Ghita qu’ils approchaient de la partie de la côte sur laquelle est située la ville de Sorrento.

— Dès que mon oncle et moi nous serons débarqués à la Marina Grande, Raoul, dit Ghita, vous et l’Américain vous ne manquerez pas de vous mettre à la recherche de votre lougre, et vous me promettez de quitter ensuite cette côte ; vous me le promettez, n’est-ce pas ?

— Pourquoi demander des promesses à un homme en qui vous n’avez pas assez de confiance pour croire qu’il les exécutera ?

— Je ne mérite pas ce reproche, Raoul. Nulle promesse n’a jamais été violée entre vous et moi.

— Il n’est pas facile de violer une promesse avec une femme qui ne veut jamais en faire ni en recevoir. Je ne puis me vanter de mon exactitude à tenir des promesses dont le sujet est si frivole. Venez avec moi devant un prêtre, Ghita ; demandez-moi alors tous les serments qu’un homme a jamais faits, ou qu’il peut faire, et vous verrez si un marin sait être fidèle.

— Et à quoi bon un prêtre, Raoul ! Ne sais-je pas que vous traitez de momeries toutes les cérémonies de l’église, et que vous ne regardez pas un serment comme plus sacré pour avoir été prêté devant l’autel de Dieu, et en présence d’un de ses saints ministres ?

— Tout serment fait à vous, Ghita, est sacré à mes yeux, et il ne faut ni témoin ni lieu consacré pour le rendre plus inviolable. — Vous êtes mon autel, — mon prêtre, — mon…

— Silence ! s’écria Ghita, tremblant qu’il ne prononçât le nom de l’Être tout-puissant à qui son cœur rendait grâce en ce moment même d’avoir sauvé son amant de si grands dangers ; vous ne savez ce que vous voulez dire, et vous pourriez proférer des paroles qui me causeraient plus de peine que je ne pourrais vous l’exprimer.

— Ho, du canot ! s’écria une voix à une vingtaine de brasses entre le fugitif et la terre. Cette voix ayant le ton bref et décidé d’un homme habitué au service d’un bâtiment de guerre, il y eut un silence de quelques secondes, car Raoul et ses compagnons avaient été complètement pris au dépourvu. Mais enfin Raoul, sentant qu’il fallait répondre, s’il ne voulait que le canot étranger s’approchât bord à bord du sien, lui fit la réponse d’usage en italien.

Clinch, — car c’était lui qui, parti du Foudroyant un peu avant six heures, et retournant à la Proserpine, longeait la côte pour tâcher d’y découvrir le lougre, — grommela tout bas en voyant qu’il fallait qu’il parlât une langue étrangère, s’il voulait continuer une pareille conversation, rassembla le peu d’italien qu’il savait pour s’en servir en cette occasion ; et comme il avait croisé longtemps dans cette mer, il en savait assez pour l’objet dont il s’agissait.

— Est-ce un bateau de Massa ou de Capri ? demanda-t-il.

— Ni l’un ni l’autre, répondit Raoul, — n’osant se fier à la conscience de Carlo pour continuer une pareille conversation ; nous venons de doubler ce cap, étant partis de Santa-Agata, et portant des figues à Naples.

— Santa-Agata ? Ah ! c’est le village sur ces hauteurs. J’y ai passé une nuit moi-même chez Maria Giuntotardi.

— Qui peut être-cet homme ? murmura Ghita, ma tante ne connaît aucun étranger.

— À son accent, c’est un Anglais, répondit Raoul. J’espère qu’il ne nous demandera pas de figues pour son souper.

Clinch était bien loin de songer à des figues en ce moment ; et quand il reprit la parole, ce fut pour suivre le cours de ses pensées.

— Avez-vous vu rôdant quelque part sur cette côte un lougre ayant l’air suspect, gréé à la française et ayant un équipage français ?

— Oui, Signor, nous l’avons vu se diriger vers le nord dans le golfe de Gaëte, à l’instant ou le soleil se couchait, et il est sans doute allé jeter l’ancre sous les canons de ses compatriotes.

— Si cela est, dit Clinch en, anglais entre ses dents, il y trouvera l’eau un peu chaude ; nous avons là assez de bâtiments pour l’embarquer, le dépecer, et, dans l’espace d’un-quart, en faire un joli canot. — Et avez-vous aperçu ce soir une frégate près de la pointe de Campanella ? continua-t-il en italien ; j’entends une frégate anglaise de trente-six canons, et ayant trois huniers tout neufs ?

— Oui, Signor. Le feu que vous voyez là-bas, juste en ligne avec Capri, est un fanal attaché à son grand mât. Nous l’avons vue toute la soirée, et elle a même eu la bonté de nous prendre à la remorque pour nous aider à doubler le cap et entrer dans cette baie.

— En ce cas, vous allez me donner les renseignements que je désire. — Y a-t-il eu un homme de pendu à bord de ce bâtiment au coucher du soleil ?

Cette question fut faite avec le ton d’un homme qui y prenait tant d’intérêt, que Raoul maudit du fond du cœur celui qui la lui adressait, s’imaginant qu’il brûlait d’envie d’apprendre que l’exécution avait eu lieu. Il reconnut aussi que ce canot était celui qui avait quitté la Proserpine vers midi.

— Si cela peut vous faire plaisir, Signor, je puis vous dire que personne n’a été pendu. Un homme a été sur le point de l’être ; mais au moment de l’exécution, il a plu au capitaine de lui accorder un répit.

— À l’instant ou trois coups de canon furent tirés du côté de Naples ? demanda Clinch avec vivacité.

— Diable ! c’est peut-être cet homme qui m’a sauvé, après tout, pensa Raoul. — Oui, à l’instant où trois coups de canon furent tirés du côté de Naples, répéta Raoul ; mais je ne vois pas ce que ces coups de canon pouvaient avoir de commun avec l’exécution qui devait avoir lieu. Pouvez-vous me dire s’ils y avaient rapport ?

— S’ils y avaient rapport ? — Sur ma foi ! c’est ma propre main qui les a tirés. C’était un signal pour annoncer l’ordre de l’amiral d’accorder un sursis à ce pauvre Raoul Yvard. — Que je suis charmé d’apprendre que tous les efforts que j’ai faits pour arriver à temps près de l’amiral n’ont pas été inutiles ! — Je n’aime pas toutes ces pendaisons, monsieur l’Italien.

— Cela prouve que vous avez un bon cœur, Signor, et quelque jour vous recevrez la récompense de vos sentiments généreux. Je voudrais bien savoir le nom d’un homme si humain, afin d’en faire mention tous les jours dans mes prières.

— Qui s’imaginerait jamais que c’est le capitaine Roule qui parle ainsi ? dit tout bas Ithuel en grimaçant.

— Quant à mon nom, l’ami, ce n’est pas grand-chose. Je m’appelle Clinch[1], et c’est un mot que tout marin connaît ; mais il n’y a rien à y étalinguer, si ce n’est le pauvre titre d’aide-master. Et cela à un âge où il y a des gens qui ont le droit de hisser un pavillon ! ajouta t-il en anglais.

Il parlait ainsi avec amertume ; et après avoir dit à l’Italien supposé, buena sera, il continua sa route.

— C’est un brave homme ! s’écria Raoul dès qu’il fut à quelques brasses de distance ; et si jamais je rencontre ce M. Clinch, il verra que je n’oublie pas un pareil service. Peste ! s’il y avait cent hommes semblables dans la marine anglaise, Itouel, nous pourrions l’aimer.

— Ce sont tous des dragons de feu, capitaine Roule, et il ne faut pas se fier à un seul d’entre eux. Quant à de belles paroles, ils n’en sont pas chiches, et j’aurais pu me croire cousin de leur roi, si j’avais voulu seulement signer mon nom sur leur rôle d’équipage. Ce M. Clinch est assez bien, au total, et c’est le groog qui est son plus cruel ennemi.

— Ho ! du canot ! cria encore Clinch, qui était alors à une centaine de toises, avançant vers le cap. Raoul et Ithuel cessèrent machinalement de ramer, croyant qu’ils étaient hélés une seconde fois par l’aide-master qui avait quelque chose à leur communiquer.

— Ho ! du canot ! répéta Clinch. Répondez vite, ou vous aurez de mes nouvelles.

— Oui ! oui ! répondit une autre voix. Est-ce vous, Clinch ?

— Oui ! oui ! N’est-ce pas vous, monsieur Yelverton ? Je crois reconnaître votre voix.

— Vous ne vous trompez pas. Mais faites moins de bruit. Qui héliez-vous il y a deux ou trois minutes ?

Clinch commença à répondre ; mais comme les deux canots avançaient l’un vers l’autre, ils n’eurent plus besoin de parler très-haut pour s’entendre. Pendant ce temps, Raoul et Ithuel reposaient sur leurs avirons, n’osant presque toucher l’eau, et écoutant avec une attention qui leur permettait à peine de respirer. Ils s’aperçurent bientôt que les deux canots ne pouvaient être à plus de cent brasses de la petite yole, et Ithuel savait que c’étaient les deux meilleurs de toute l’escadre anglaise ; car Cuff et ses lieutenants avaient gagné plusieurs paris à différents officiers d’autres bâtiments sur la vitesse respective de leurs embarcations.

— Chut ! s’écria Ghita en tremblant. Ô Raoul ! ils arrivent !

Ils arrivaient réellement et avec une vitesse si rapide et un silence si profond qu’ils n’étaient guère qu’à cent brasses de la yole, quand Raoul et son compagnon prirent véritablement l’alarme, et plongèrent leurs avirons dans la mer. On pouvait entrevoir les deux canots, quoique l’ombre des côtes augmentât l’obscurité de la nuit au point de rendre indistincts les objets qui étaient même à moins de distance. Un danger si subit et si imminent éveilla toute l’ardeur qui pouvait se trouver en Carlo Giuntotardi. Il prit la barre pour gouverner, et gouverna bien, car un long séjour sur la côte le lui avait appris, et il chercha à s’avancer parmi les rochers, dans la double vue de se cacher encore davantage sous leur ombre, ou de pouvoir débarquer sur le rivage, si les circonstances l’exigeaient.

Il fut bientôt évident que les Anglais gagnaient de vitesse sur les fugitifs. Quatre avirons contre deux rendaient la partie inégale.

— Ô mon oncle ! s’écria Ghita, les mains appuyées sur sa poitrine comme pour en comprimer l’émotion ; vite ! vite ! gagnez l’arche et la caverne marine de la pointe ! C’est le seul moyen de le sauver.

La petite yole doublait en ce moment les rochers qui forment un côté de la crique profonde sur laquelle se trouve la Marina Grande de Sorrento. Carlo saisit l’idée de sa nièce, mit la barre toute à bâbord, et dit à Raoul et à Ithuel de cesser sur-le-champ de ramer.

Ceux-ci obéirent, supposant que son intention était de débarquer pour chercher un lieu de sûreté sur les hauteurs. Mais à l’instant où ils supposaient que leur canot allait toucher quelque rocher escarpé, et tandis que Raoul exprimait sa surprise qu’on choisît un tel endroit pour lieu de débarquement, la petite yole glissa sous une arche naturelle peu élevée, et entra dans un petit bassin sans faire plus de bruit qu’un fétu de paille entraîné par un courant. La minute d’après, les deux canots anglais doublèrent les rochers, l’un, longeant le rivage pour empêcher les fugitifs de gagner la terre ; l’autre, suivant une ligne parallèle plus loin de la côte, pour qu’ils ne pussent s’échapper du côté de la mer. Une minute après, ils étaient à cent toises de distance en avant, et l’on cessa de les entendre.


  1. Nom d’une sorte de grappin ou crochet. Clinch of a cable : étalingure. Clinch-boll : cheville cloutée sur virole.