Le Feu-Follet/Chapitre XXII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 297-310).


CHAPITRE XXII.


« Je ne redoute rien. J’éprouve la malédiction de ne rien craindre, de ne pas sentir mon cœur battre de désir ou d’espoir, et de ne pas y trouver un amour secret pour quelque chose sur la terre. »
Manfred.



Le jour commençait déjà à avancer ; les inquiétudes de Cuff devenaient plus sérieuses, et ce n’était pas sans sujet. Les trois bâtiments étaient encore dans la baie de Salerne, mais rassemblés vers la côte septentrionale. La Proserpine était celui qui était le plus avancé dans la baie, la Terpsichore et le Ringdove ayant gouverné vers Campanella dès qu’ils avaient été convaincus qu’il ne se trouvait rien entre eux et la côte. Les hauteurs qui la bordent, depuis le voisinage immédiat de la ville de Salerne jusqu’au promontoire qui se termine près de Capri, sont célèbres depuis longtemps, non-seulement pour leur beauté et leur air de grandeur, mais pour les restes qu’on y trouve du moyen-âge. Comme la Proserpine n’avait jamais été dans cette baie, ou du moins n’y était jamais entrée si avant, les officiers trouvaient un soulagement momentané à l’intérêt pénible qu’ils prenaient au prisonnier, dans la vue d’un paysage aussi remarquable. La frégate se trouvait par le travers d’Amalfi, et à moins d’un mille du rivage. Son motif pour en approcher ainsi avait été de questionner quelques pêcheurs, et les renseignements qu’on en avait reçus établissaient le fait qu’aucun bâtiment ressemblant au lougre ne s’était montré dans cette partie de la baie. Cette frégate présentait alors le cap au sud-ouest, attendant le zéphyr, dont on pouvait espérer l’arrivée prochaine. Vue du haut des rochers qui s’avançaient sur la mer, elle aurait été prise pour un léger bâtiment marchand, sans la symétrie et l’aspect belliqueux de tout son gréement ; car la nature a tout créé le long de cette côte sur une échelle si colossale, que les objets qui sont l’ouvrage de la main des hommes perdent la moitié de leur grandeur. D’une autre part, les maisons de campagne, les églises, les ermitages, les couvents et les villages qu’offrent les flancs des montagnes sont une source d’illusions pour les yeux, et présentent partout des vues qui laissent le spectateur dans le doute de ce qu’il doit admirer davantage, de leur grandeur agreste ou de leur beauté pittoresque. Le peu d’air qu’il faisait venait encore du sud, et tandis que le vaisseau avançait lentement le long de cette scène singulièrement attrayante, chaque ravin offrait une ville, chaque rebord de rocher une chaumière, et chaque terrasse naturelle une villa et un jardin.

Les marins sont de tous les hommes les plus portés à se laisser blaser sur les sensations que produisent des spectacles nouveaux et de beaux paysages. On dirait que se montrer au-dessus des émotions qu’éprouverait un novice, fait partie de leur vocation ; car, en général, ils regardent tout ce qui sort de l’ordre ordinaire des choses, avec le sang-froid de ceux qui pensent que montrer de la surprise c’est avouer son infériorité. Il est très-rare qu’il leur arrive un événement ou qu’ils voient quelque chose dont une de leurs anciennes croisières, ou un de leurs voyages précédents, s’ils sont dans la marine marchande, ne leur ait offert le pendant ; et, en général, l’événement le plus ancien, ou l’objet le plus éloigné, est celui qu’il préfèrent. On doit voir sur-le-champ que celui qui possède le fonds le plus considérable de ce genre de connaissances à une grande supériorité sur celui qui n’a encore rien vu, et qu’il n’a pas besoin de laisser apercevoir une sensation aussi humiliante que celle de l’admiration. Dans l’occasion dont il s’agit, bien peu de marins pourtant purent résister aux attraits de la nouveauté qu’offrait leur situation présente, et la plupart avouèrent qu’ils n’avaient jamais été sous des rochers qui offrissent des beautés si douces et si imposantes, si magnifiques et si pittoresques. Quelques-uns néanmoins conservèrent leur fermeté et soutinrent leur caractère avec une obstination prononcée.

Strand, le maître d’équipage, était un de ceux qui, en toute occasion semblable, restaient impassibles et inébranlables. Il était toujours le dernier à renoncer à un préjugé, et cela pour trois raisons différentes. — D’abord, il était de Londres, et il se regardait comme né au centre de toutes les connaissances humaines, — ensuite, il était marin, et par conséquent il avait vu le monde ; — enfin, il était maître d’équipage, et ce grade lui semblait exiger un air de dignité. Tandis que la Proserpine avançait lentement, en longeant la terre, ce personnage prit position sur le plat-bord au-dessus du beaupré. De là il pouvait voir toutes les beautés de la côte ; et entendre la conversation qui avait lieu sur le gaillard d’avant, et le tout sans manquer aux convenances. Là il était monarque aussi bien que Cuff sur le gaillard d’arrière, quoique l’apparition d’un lieutenant ou du master éclipsât un peu de temps en temps le lustre de sa couronne. Cependant Strand ne le cédait entièrement qu’à deux de ses officiers, le capitaine et le premier lieutenant, encore ne le faisait-il pas toujours dans ce qu’il ne regardait que comme affaire d’opinion. Pour ce qui concernait le service, il avait trop d’expérience pour jamais hésiter à obéir ; mais, en matière d’opinion, il aurait soutenu la sienne, même en présence de Nelson.

Le second maître du gaillard d’avant était un vieux marin nommé Catfall[1]. Pendant que Strand[2] occupait la position que nous venons de décrire, sur le plat-bord, cet autre personnage était à converser avec trois ou quatre matelots de l’avant, placés au pied du beaupré, les règles du bord ne permettant pas aux hommes de l’équipage de montrer leur tête au-dessus des bastingages. Chacun d’eux avait les bras croisés, une chique de tabac dans la bouche, et les cheveux noués en queue, et chacun relevait de temps en temps ses pantalons de manière à prouver qu’il n’avait pas besoin de bretelles pour les maintenir à leur place. On peut ajouter en passant que le point de séparation entre la jaquette et les pantalons était marqué par une ligne blanche circulaire, formée par la chemise, ce qui faisait ressortir la couleur bleue des deux autres parties du vêtement, et paraissait comme une sorte de parement de marine. Comme cela était dû à son rang et à son expérience, Catfall était le principal orateur parmi les matelots rassemblés près du beaupré.

— Cette côte est mounteigneuse, comme on peut en convenir, dit le second maître du gaillard d’avant ; mais ce que je dis, c’est qu’elle ne l’est pas autant que quelques autres côtes que j’ai vues. Quand je fis le tour du monde avec le capitaine Cook, nous découvrîmes des îles qui étaient couvertes de rochers si élevés que les brins-de-borions qu’on voit ici ne pourraient passer que pour des rochers de fortune[3].

— Vous avez raison en cela, Catfall, répliqua Strand d’un ton de protection, comme le savent fort bien tous ceux qui ont doublé le cap de Horn. Je n’ai pas fait voile avec le capitaine Cook, vu que j’étais alors maître d’équipage du Hussard, et qu’il ne pouvait faire partie de l’escadre de Cook, puisque c’était un bâtiment de guerre ayant un capitaine de la marine royale, et qu’il était commandé pour un service important ; mais j’ai parcouru les mêmes mers quand j’étais plus jeune, et je puis attester la vérité de ce que dit Catfall. Du diable si les taupinières qu’on voit ici seraient même appelées des rochers de fortune dans cette partie du monde. On m’assure qu’il y a dans les environs de Londres des lords qui font bâtir des montagnes dans leurs parcs, pour le plaisir de les regarder. Ce doit être quelque chose d’à peu près semblable aux monticules qu’on voit ici. Je n’ai jamais été au delà de Wapping quand j’étais à Londres ; je ne peux donc dire que j’aie vu aucune de ces montagnes artificielles, comme on les nomme ; mais il y a un certain Joseph Shirk, qui demeure dans Sainte-Catherine’s-lane, et qui fait régulièrement des croisières dans ces environs, et il m’en a rendu compte suffisamment.

— J’ose dire que tout cela est très-vrai, monsieur Strand, dit Catfall, et j’ai connu des matelots qui avaient fait de longs voyages, et qui avaient vu des choses bien plus étranges que celles que nous avons sous les yeux. Non, Monsieur, ces mounteignes-ci ne me paraissent pas grand-chose, et quant aux maisons et aux villages qu’on voit ici, on pourrait dire qu’on en trouve tout autant sur certaines îles désertes. Quand je faisais voile avec Cook….

Une relation très-merveilleuse des découvertes du capitaine Cook fut interrompue par l’arrivée de Cuff sur le gaillard d’avant. Il était rare qu’il parût sur cette partie du bâtiment ; mais partout où il allait, il était considéré comme un être privilégié. Dès qu’on l’aperçut, tous les vieux se levèrent par respect, et Strand lui-même quitta la place qu’il avait choisie pour la céder à son capitaine. Cuff y monta d’un pas aussi ferme que léger, car il n’avait encore que trente-six ans, et porta la main à son chapeau pour répondre au salut du maître d’équipage.

Un maître d’équipage, à bord d’un bâtiment de guerre anglais, est un personnage plus important que sur un bâtiment américain. Ni le premier lieutenant, ni même le capitaine ne dédaignent de converser avec lui par occasion, et on le voit quelquefois se promener sur le côté à tribord du gaillard d’arrière, s’entretenant avec l’un ou l’autre de ces grands dignitaires. Nous avons déjà dit que Cuff et Strand avaient servi autrefois ensemble, car le dernier était déjà maître d’équipage sur le bâtiment à bord duquel Cuff avait fait son apprentissage comme midshipman. Ni l’un ni l’autre n’avaient oublié cette circonstance, et Cuff rencontrait rarement cet officier de grade subalterne, dans les moments où il n’avait rien à faire, sans avoir quelques mots à lui adresser.

— Cette côte est assez remarquable, Strand, dit-il dès qu’il eut pris place sur le plat-bord ; on pourrait chercher en Angleterre, toute une semaine, quelque chose de semblable sans le trouver.

— Pardon, capitaine, mais je ne pense pas de même. Je disais tout à l’heure à quelques matelots de l’avant qu’il y avait dans les environs de Londres des lords qui avaient fait construire dans leurs parcs des montagnes plus belles que celles-ci, uniquement pour le plaisir de les regarder ?

— Diable ! vous leur avez dit cela ! Et qu’ont répondu ces matelots de l’avant ?

— Que pouvaient-ils répondre ? Cela prouvait la supériorité d’un Anglais sur un Italien, et cela finit l’affaire. — Vous souvenez-vous des Indes, capitaine ?

— Des Indes ! Sur ma foi, presque toute la côte entre Bombay et Calcutta est aussi plate qu’une crêpe.

— Je ne parle pas de ces Indes-là, capitaine ; j’entends les autres. Je parle des îles et des montagnes près desquelles nous passâmes quand nous étions à bord du Rattler. Votre Honneur n’était encore que midshipman alors, mais vous montiez assez souvent dans le gréement pour ne rien perdre de ce qu’il y avait à voir. — Et il en était de même tout le long de l’Amérique.

Tout en parlant ainsi, Strand jetait avec complaisance un regard sur les vieux matelots qui se tenaient un peu à l’écart par respect, comme pour leur dire : voyez quel vieil ami de votre capitaine vous avez le bonheur d’avoir en la personne de votre maître d’équipage !

— Oh ! vous parlez des Indes occidentales ? C’est approcher davantage de la vérité. Cependant elles n’offrent rien qu’on puisse comparer à ceci. Voyez ces belles montagnes couvertes d’habitations qui descendent jusque sur le bord de la mer.

— Quant à ces habitations, capitaine, que sont-elles, comparées à une rue de Londres ? Entrez dans Cheapside, par exemple, et, tout en marchant, comptez les maisons à tribord, et je réponds sur ma vie qu’en moins d’une demi-heure vous aurez compté plus de maisons qu’il n’y en a sur toutes ces montagnes jointes ensemble. Et faites attention qu’en comptant à tribord, ce n’est que la moitié, car chaque Jack à tribord à sa Jenny à bâbord. Après ce que j’ai vu dans toutes mes croisières, capitaine, je regarde Londres comme la plus belle vue qui soit dans la nature.

— Je n’en sais rien, Strand ; mais en fait de côtes on peut se contenter de celle ci. — Cette ville que vous voyez la-bas se nomme Amalfi. On dit que c’était autrefois une place très-commerçante.

— Une place commerçante, capitaine ! — Sur ma foi, ce n’est qu’un petit village, ou tout au plus un bourg, bâti dans un creux. On n’y voit ni port, ni bassin, ni même un chantier pour y radouber un bâtiment au besoin. Le commerce d’une pareille ville devait se faire à dos d’âne et de mulet, comme celui dont il est parlé dans la Bible.

— N’importe comment il s’y faisait, il est certain que le commerce y était considérable autrefois. — Il ne paraît y avoir sur cette côte aucun endroit où puisse se cacher un lougre comme le Fiou-Folly, Strand.

Le maître d’équipage sourit d’un air malin, et l’expression de sa physionomie annonçait un homme qui ne voulait pas confier aux autres tous ses secrets.

Le Fiou-Folly est un bâtiment qu’il n’est pas probable que nous revoyions jamais, capitaine, dit-il pourtant, comme s’il eût pensé que le respect exigeait qu’il répondît à son commandant.

— Pourquoi cela ? la Proserpine est habituée à trouver ce qu’elle cherche.

— Cela peut être vrai en général, capitaine ; mais je n’ai jamais vu trouver un bâtiment après qu’on l’a déjà cherché trois fois. Tout semble marcher par trois dans ce monde ; et je regarde toujours une troisième chasse comme décidant la question. — Faites attention, capitaine : — il y a trois classes d’amiraux, — trois couleurs pour les pavillons, — trois mâts sur un bâtiment, — trois ponts sur les vaisseaux du plus haut bord. D’une autre part, il y a trois planètes…

— Trois planètes ! Je voudrais bien savoir comment vous les nommez ?

— Le soleil, la lune et les étoiles, capitaine. Cela fait tout juste trois, suivant mon compte.

— Et que faites-vous de Jupiter, Mars, Mercure, etc., sans oublier la terre ?

— Ils sont compris dans le reste des étoiles, capitaine, ce ne sont pas des planètes. — Regardez autour de vous, et vous verrez que tout y va par trois. Nous avons trois huniers, trois focs, trois perroquets…

— Et deux voiles basses, dit le capitaine, pour qui cette théorie du nombre trois était toute nouvelle.

— Cela est vrai, quant au nom, capitaine ; mais Votre Honneur se rappellera que la brigantine n’est pas autre chose qu’une basse voile de goëlette, gréée au mât d’artimon, au lieu de l’être comme autrefois sur une basse vergue nommée ourse.

— Mais ou ne trouve à bord d’aucun bâtiment ni trois capitaines, ni trois maîtres d’équipage, maître Strand.

— Non, certainement, capitaine, parce que, s’il y en avait trois, on ne saurait auquel obéir, et la manœuvre irait mal. Mais cependant, capitaine, la doctrine des trois se retrouve dans les plus petites choses.

— Il y a à bord d’une frégate trois lieutenants, trois maîtres : un maître d’équipage, un maître canonnier et un maître charpentier…

— Et aussi un maître voilier et un maître armurier, ajouta Cuff en riant.

— On peut faire paraître douteuses les choses les plus sûres, à force de raisonnements, capitaine ; mais mon expérience m’a appris que lorsqu’une troisième chasse n’a pas réussi, c’est peine perdue d’en essayer une quatrième.

— Je crois que Nelson professe un autre doctrine, Strand. Je l’ai entendu dire plus d’une fois qu’il faut poursuivre un bâtiment français tout autour du monde, plutôt que de le laisser échapper.

— Sans contredit, capitaine. Poursuivez-le autour de trois mondes si vous pouvez le garder en vue ; mais ne le poursuivez pas autour d’un quatrième ; voilà tout ce que je veux dire. Les femmes même, après la mort de leur mari, prennent, dit-on, sur ses biens ce qu’on appelle leur tiers.

— Eh bien, Strand, je suppose qu’il doit y avoir quelque vérité dans votre doctrine, sans quoi vous ne la soutiendriez pas si vivement. Quant à cette côte, il ne faut pas en parler non plus, car je ne m’attends pas à en voir jamais une seconde semblable, — encore moins une troisième.

— Il est de mon devoir de vous céder en tout, capitaine, mais je vous demande la permission de conserver mon opinion qu’une troisième chasse doit toujours être la dernière. — Mais quel triste spectacle pour un cœur sensible, capitaine, que cet homme placé entre deux canons à tribord dans la batterie !

— Vous voulez parler du prisonnier ? Je voudrais de tout mon cœur qu’il fût partout ailleurs. Je désirerais, je crois, le voir à bord de son lougre, afin d’essayer la chance d’une quatrième chasse, quoique vous en auguriez si mal.

— Quand une exécution a lieu à bord d’un bâtiment, capitaine, cela lui porte souvent malheur. Avec la permission de Votre Honneur, je vous dirai qu’il devrait y avoir dans chaque escadre une prison flottante, où tous les conseils de guerre se tiendraient, et où toutes les exécutions auraient lieu.

— Ce serait voler aux maîtres d’équipage une bonne partie de leur service, si les punitions ne s’infligeaient pas à bord de chaque bâtiment, dit Cuff en souriant.

— Quant aux punitions, j’en conviens, Votre Honneur ; mais pendre n’est pas une punition, c’est une exécution. À Dieu ne plaise qu’à mon âge on m’envoie sur un bâtiment où il n’y aurait pas de punitions à bord ; mais je commence réellement à être trop vieux pour voir une exécution avec une sorte déplaisir. Un devoir qui ne se fait pas avec plaisir est un pauvre devoir, capitaine.

— Il y a beaucoup de devoirs désagréables, et quelques-uns qui sont pénibles, Strand. Celui de coopérer à l’exécution d’un homme, quelque crime qu’il ait commis, est un de ceux qui le sont le plus.

— Ce n’est pas que j’aie tant de répugnance à voir pendre un homme qui s’est rendu coupable de mutinerie, capitaine, car c’est un être que le monde doit rejeter de son sein. Mais pendre un ennemi, un espion, c’est chose toute différente ; il est de notre devoir d’espionner, autant que nous le pouvons, pour l’avantage de notre roi et de notre pays ; et l’on ne devrait jamais traiter avec trop de dureté ceux qui font leur devoir. Un drôle qui n’obéit pas à l’ordre qu’il a reçu, et qui met sa propre volonté au-dessus du bon plaisir de son officier supérieur, ne m’inspire aucune compassion ; mais je ne comprends prends pas pourquoi les membres des conseils de guerre traitent si durement ceux qui poussent une reconnaissance un peu plus loin que de coutume.

— Vous ne le comprenez point, parce que les bâtiments sont moins exposés que les armées à l’espionnage. Un soldat déteste un espion autant que vous détestez un mutin. La raison en est qu’à l’aide d’un espion, il peut être surpris par l’ennemi, et massacré en dormant. Rien n’est aussi désagréable pour un soldat qu’une surprise, et je suis porté à croire que la loi contre les espions, quoique ce soit une loi générale de guerre, a pris naissance parmi les soldats, plutôt que parmi nous autres marins.

— Oui, capitaine, vous avez raison ; un soldat a le cœur dur, pour ne rien dire de plus, et ce que vous venez de dire le prouve. Mais à présent, Votre Honneur, supposez qu’une frégate française, à peu près de la force de la nôtre, se mette en tête de surprendre la Proserpine par une nuit obscure, qu’en résulterait-il, après tout ? Voilà nos canons, et il ne s’agit que d’appeler tout le monde à son poste de combat, comme s’il n’existait pas un seul espion dans tout l’univers ; et si les Français voulaient essayer l’abordage, je crois qu’il y aurait autant de surprise de leur côté que du nôtre. Non, non, capitaine, les espions ne sont rien pour nous ; quoique, pour leur apprendre à vivre, on fît peut-être bien de donner la grande cale à l’un d’eux de temps en temps.

Cuff, pendant ce discours, était devenu pensif et silencieux ; et quand cela arrivait, Strand lui-même ne se permettait pas de lui parler. Le capitaine quitta le gaillard d’avant pour retourner sur l’arrière, les mains derrière le dos et la tête baissée. Tous ceux qu’il rencontrait, s’empressaient de lui faire place, et il parcourut ainsi toute la longueur de son vaisseau, comme un homme déclaré tabou dans les îles de la mer Pacifique du Sud. Winchester lui-même respecta l’air d’abstraction de son commandant, quoiqu’il eût une demande à lui faire.

Andréa Barrofaldi et Vito Viti étaient encore à bord de la frégate, et ils s’habituaient de plus en plus à leur nouvelle situation. Ils n’échappaient pas tout à fait aux quolibets d’usage sur un bâtiment de guerre ; mais à tout prendre ils étaient bien traités, et n’avaient pas à se plaindre de leur situation, surtout quand l’espoir de capturer le Feu-Follet commença à renaître. Ils avaient nécessairement appris la condamnation prononcée contre Raoul, et étant au fond doués tous deux d’humanité et de compassion, ils désiraient le voir pour l’assurer qu’ils ne conservaient aucune rancune de la manière dont il les avait trompés. Ils s’étaient adressés à ce sujet à Winchester ; mais le premier lieutenant, avant de leur en accorder la permission, avait jugé à propos de consulter le capitaine. Enfin il en trouva l’occasion, Cuff étant sorti tout à coup de sa rêverie pour donner quelque ordre relativement à la voilure que portait son bâtiment.

— Nos deux Italiens, capitaine, dit Winchester, désirent voir le prisonnier ; mais je n’ai pas cru devoir permettre qu’il eût aucune communication avec personne sans savoir quel est votre bon plaisir, à cet égard.

— Le pauvre diable ! son temps devient bien court, à moins que nous n’ayons des nouvelles de Clinch, et il ne peut y avoir de risque à le traiter avec toute l’indulgence possible. J’ai beaucoup réfléchi sur cette affaire, Winchester, mais je ne puis trouver aucun moyen pour me dispenser d’ordonner l’exécution, à moins d’un contre-ordre de Nelson.

— Non, certainement, capitaine. — Mais M. Clinch est un marin plein d’expérience et d’activité, et malgré ce qu’on a à lui reprocher, il ne néglige jamais son devoir. Nous pouvons donc encore espérer que sa mission aura réussi. — Et les deux Italiens, capitaine ? Leur accorderai-je la permission qu’ils demandent ?

— Oui, ainsi qu’à tous ceux que ce pauvre Yvard peut désirer de voir.

— Y comprenez-vous le vieux Giuntotardi et sa nièce, et même notre déserteur Bolt ? Car il demande aussi à faire ses adieux à son ancien commandant.

— Il ne peut y avoir aucun doute pour les deux premiers, Winchester : quant à Bolt, nous aurions certainement le droit de le refuser ; mais si M. Yvard désire le voir, vous pouvez le lui permettre.

Ayant reçu cette autorisation, Winchester n’hésita plus à accorder les permissions demandées ; et il envoya ordre à la sentinelle de laisser entrer dans la chambre du prisonnier tous ceux que celui-ci consentirait à recevoir. Un bâtiment n’est pas comme une prison à terre ; il est presque impossible à un prisonnier de s’en échapper, surtout quand le bâtiment est en mer. Ceux qui avaient sollicité la permission de voir le condamné furent donc avertis qu’elle leur était accordée, sauf le consentement du prisonnier.

Une sorte de mélancolie sombre et générale régnait alors à bord de la Proserpine. Personne n’ignorait l’état véritable des choses, et bien peu croyaient possible que Clinch eût le temps d’arriver au Foudroyant, de recevoir les ordres de l’amiral, et d’être de retour avant le moment fixé pour l’exécution. Il n’y avait plus que trois heures jusqu’au coucher du soleil, et le temps, au lieu de marcher lentement, semblait avoir pris des ailes. Telle est la constitution de l’esprit humain, que l’incertitude ajoute à l’intensité de ses sensations. L’incertitude de la mort fait souvent éprouver une plus vive émotion que l’instant où elle est prête à frapper. Il en était ainsi des officiers et des matelots de la Proserpine. S’ils n’eussent eu aucun espoir de voir contremander l’exécution, ils s’y seraient résignés comme à un mal inévitable ; mais le dernier rayon d’espérance qui brillait encore causait une agitation fébrile qui fut universellement partagée, comme s’il eût été question de donner la chasse à un bâtiment ennemi, et que chacun eût été impatient de l’atteindre. À chaque minute qui s’écoulait, ce sentiment prenait plus de force et de vivacité, et nous n’excéderions peut-être pas les bornes de la vérité, en disant qu’au milieu de toutes les vicissitudes de la guerre, jamais un espace de trois heures ne s’était passé à bord du vaisseau de Sa Majesté britannique la Proserpine dans une agitation d’inquiétude et de crainte semblable à celle qu’on y remarquait dans le moment dont nous parlons. Tous les yeux se tournaient vers le soleil, toutes les bouches disaient que et astre descendait vers l’horizon plus rapidement que de coutume ; et la plupart des midshipmen s’étaient réunis sur le gaillard d’avant sans autre motif que de se trouver plus près du promontoire que le canot de Clinch devait doubler avant d’arriver.

Le zéphyr était venu à l’heure ordinaire, mais il était très-léger, et la Proserpine était si près des montagnes qu’à peine pouvait-elle en sentir l’influence. Il n’en était pas de même des deux autres bâtiments. Lyon avait viré de bord assez tôt pour s’éloigner des plus hautes montagnes, et ses hautes voiles prirent suffisamment la brise pour le porter au large trois ou quatre heures auparavant, tandis que la Terpsichore n’avait jamais été assez près de la terre pour se ressentir du calme. Elle présentait le cap au sud-ouest quand le vent de l’après-midi était arrivé, et l’on ne voyait plus alors que le sommet de ses mâts, tandis qu’elle faisait route avec un vent favorable entre Ischia et Capri. Quant à la Proserpine, lorsqu’on piqua trois coups dans le demi-quart de quatre à six heures du soir, c’est-à-dire à cinq heures et demie, elle était juste par le travers des petits îlots des Sirènes ; la brise d’occident commençait à mourir, quoique le bâtiment, pouvant mieux en profiter, marchât en avant avec plus de vitesse qu’il ne l’avait fait depuis midi.

Dans cette saison de l’année, le soleil se couche quelques minutes après six heures, il ne restait donc guère plus d’une demi-heure à s’écouler avant l’exécution du condamné. Cuff n’avait pas quitté un instant le pont, et il tressaillit quand il entendit piquer le premier coup. Winchester se tourna de son côté, et ses yeux parurent lui faire une question, car tout avait été préalablement convenu entre eux. Il ne reçut en réponse qu’un geste expressif, mais cela lui suffit. Il donna quelques ordres à voix basse, et l’on vit s’opérer un mouvement parmi les gabiers de misaine et sur tout le gaillard d’avant. On passa une corde dans une poulie au bout de la vergue de misaine, et l’on plaça en-dessous de cette vergue un caillebotis pour servir de plate-forme : — signes infaillibles d’une exécution prochaine.

Accoutumés comme l’étaient ces marins audacieux à braver les dangers de toute espèce, et à voir presque tous les genres de souffrances humaines, un singulier sentiment d’humanité avait pénétré dans leur cœur. Raoul était à la vérité leur ennemi ; quarante-huit heures auparavant, ils le détestaient sincèrement ; mais les circonstances avaient changé cette haine en un sentiment plus généreux. D’abord le physique du jeune corsaire prévenait en sa faveur, et ne ressemblait en rien au portrait que leur en avait fait un esprit de rivalité toujours actif et qui n’était pas sans amertume ; ensuite un ennemi triomphant avait été pour eux un être tout différent d’un homme tombé en leur pouvoir et livré à leur merci ; — enfin, leur générosité avait été émue par la conviction qu’une passion irrésistible, et non un vil motif d’espionnage, l’avait conduit à sa perte, et que, quoiqu’il fût coupable aux yeux de la loi, il n’avait pas eu des vues mercenaires et intéressées, même en supposant qu’en songeant à son amour il n’eût pas tout à fait oublié le besoin qu’il pouvait avoir de connaître les projets de ses ennemis. Toutes ces considérations, jointes à la répugnance qu’ont toujours les marins à voir une exécution sur leur bord, avaient entièrement changé la face des choses ; et tandis que deux jours auparavant, Raoul, à bord de la Proserpine, se serait trouvé au milieu de deux à trois cents ennemis déterminés et formidables, il était alors entouré d’un pareil nombre d’amis qui n’avaient plus pour lui que de l’estime et de la compassion.

Il n’était donc pas étonnant que les préparatifs des gabiers de misaine fussent regardés de mauvais œil, mais le bras invisible de l’autorité imposait à chacun. Cuff lui-même n’osait pas hésiter plus longtemps. Enfin il donna les ordres nécessaires, quoique à contre-cœur, et il descendit ensuite dans sa chambre, comme pour cacher sa faiblesse à tous les yeux.

Les dix minutes suivantes furent remplies par une inquiétude ardente et une attente pénible. Tout l’équipage avait été appelé sur le pont ; les préparatifs étaient terminés ; et Winchester n’attendait plus que le retour du capitaine pour faire placer le condamné sur la plate-forme. Un midshipman fut envoyé dans sa chambre pour l’avertir que tout était prêt, et Cuff en étant sorti, monta sur le gaillard d’arrière d’un pas lent et mal assuré. Les matelots étaient rangés sur le gaillard d’avant et sur les passe-avant ; les soldats de marine étaient sous les armes ; les officiers entouraient le cabestan ; un silence imposant et solennel régnait à bord, et le pas le plus léger s’y faisait entendre. Andréa et Vito Viti étaient à part près du couronnement ; mais personne ne vit Carlo Giuntotardi ni sa nièce.

— Nous avons encore environ vingt-cinq minutes de soleil, je crois, monsieur Winchester, dit Cuff, jetant avec inquiétude un regard à l’horizon au couchant qu’était sur le point d’atteindre l’orbe du jour, couvrant d’or et de pourpre toute cette partie de la voûte du ciel.

— Je crains que nous n’en ayons que vingt, capitaine.

— Il me semble que cinq doivent suffire pour que tout soit terminé.

Ces mots furent prononcés d’une voix rauque et tremblante, et en parlant ainsi Cuff avait les yeux fixés sur ceux de son lieutenant, qui ne lui répondit qu’en haussant les épaules comme pour dire qu’il n’en savait rien.

Le capitaine eut alors un court entretien avec le chirurgien-major. Le but était de s’assurer du minimum de temps que pouvait vivre un homme suspendu à une vergue. La réponse ne fut pas favorable à ses désirs, car il fit signe sur-le-champ qu’on amenât le prisonnier.

Raoul arriva sur le pont entre le capitaine d’armes et l’officier qui avait rempli les fonctions de prévôt. Il portait son costume de lazzarone, dont nous avons déjà fait la description. Quoiqu’il eût les joues pâles, on n’apercevait aucun tremblement dans les muscles que son genre de vêtement exposait à la vue. Il salua poliment les officiers, mais un tressaillement involontaire lui échappa quand il aperçut la corde et le caillebotis. Cependant un instant suffit pour lui rendre tout son empire sur lui-même, et après avoir salué le capitaine Cuff, il marcha d’un pas ferme vers l’endroit fatal, mais sans le moindre signe de bravade et d’ostentation.

Le silence fut intense tandis qu’on lui ajustait la corde autour du cou et qu’on le plaçait sur le caillebotis. On abraqua ensuite à la main le mou de la corde, et les hommes désignés pour remplir les fonctions d’exécuteurs reçurent ordre de saisir l’instrument de mort, et de l’étendre sur le pont.

— Tenez-vous prêts à hisser à courir, mes enfants, et donnez une forte secousse en partant, dit Winchester à voix basse, en passant le long de la ligne ; la promptitude est merci en pareil cas.

— Juste ciel ! s’écria Cuff, un homme peut-il mourir ainsi, sans adresser une prière au ciel, sans y lever les yeux, pour implorer sa merci ?

— J’ai entendu dire que c’est un incrédule, capitaine, dit Griffin ; nous lui avons offert toutes les consolations religieuses qui étaient en notre pouvoir, mais il paraît n’en désirer aucune.

— Hélez encore une fois l’homme en vigie, monsieur Winchester, dit le capitaine.

— Ho ! de la vergue du petit perroquet !

— Monsieur !

— Voyez-vous quelque chose qui ressemble au canot ? — Regardez bien dans la baie de Naples ; vous pouvez en voir l’entrée, à présent que nous approchons de Campanella.

Une bonne minute se passa, et l’homme en vigie fit un signe de tête négatif, comme s’il n’eût pas eu la force de parler. Winchester jeta un coup d’œil sur le capitaine. Cuff sauta sur un canon, et dirigea sa longue-vue du côté du nord.

— Tout est prêt, capitaine, dit le premier lieutenant quand une autre minute se fut écoulée.

Cuff était sur le point de lever la main, ce qui aurait été le signe de la mort, quand le bruit sourd d’un coup de canon tiré dans le lointain se fit entendre du côté de Naples.

— Arrêtez ! s’écria Cuff, craignant que les matelots qui tenaient la corde ne se pressassent trop. — Maître d’équipage, retirez votre sifflet d’entre vos lèvres ! — Encore deux coups semblables, Winchester, et je serai l’homme le plus heureux de l’escadre de Nelson.

Un seconds coup partit, comme il prononçait ces mots, et il fut suivi d’un troisième au bout d’une demi-minute.

— C’est peut-être un salut, dit Griffin d’un ton d’inquiétude.

— L’intervalle est trop long. — Écoutez !

— J’espère que nous avons entendu le dernier.

Chacun était sur le qui-vive. — Cuff tira sa montre, et à chaque seconde qui s’écoulait, on voyait ses traits s’épanouir. Au bout de deux minutes, il leva les bras au ciel d’un air de triomphe.

— Tout va bien, Messieurs, s’écria-t-il. — Monsieur Winchester, faites reconduire le prisonnier sous le pont, à son poste. — Qu’on détache cette maudite corde, et qu’on envoie au diable ce chien de caillebotis ! — Monsieur Strand, congédiez l’équipage !

Raoul fut reconduit sur-le-champ dans la batterie. Comme il allait descendre par l’écoutille de l’arrière, tous les officiers qui étaient sur le gaillard d’arrière le saluèrent d’un air de félicitation, et il n’y eut pas un seul homme à bord de la frégate qui ne respirât plus librement, à la nouvelle du sursis accordé.


  1. Catfall ; en français : garant de capon.
  2. Strand ; en français : toron d’un cordage.
  3. Allusion à un mât de fortune. Quand un bâtiment a perdu un de ses mâts, on le remplace par un semblable, si l’on en a un, et c’est ce qu’on appelle un mât de rechange. Mais si l’on n’en a pas de cette dimension, on le remplace par un plus petit, qu’on appelle mât de fortune, c’est-à-dire mât tel que la fortune et le hasard peuvent le procurer. Ainsi, en cas de perte d’un grand mât, on le remplace par un mât de hune, et si c’est un mât de hune qui manque, on y substitue un mât de perroquet. (Note du traducteur.)