Le Feu-Follet/Chapitre XXI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 283-296).


CHAPITRE XXI.


« Son honneur est enchaîné à sa vie. Celui qui veut lui enlever un de ces biens, doit se hasarder à attaquer l’autre, ou il les perdra lui-même tous deux. »
Fatham.



Il était alors bien certain que le Feu-Follet n’était pas dans la baie de Salerne. À l’aide des mâts élevés des deux frégates et d’excellentes longues-vues, on en avait soigneusement examiné toutes les côtes, et l’on n’avait aperçu aucun signe d’un pareil bâtiment. Lyon lui-même y avait renoncé, avait viré de bord et longeait de nouveau la terre, s’avançant vers Campanella, et complètement désappointé. Comme Cuff attendait l’arrivée du vent d’ouest, il continua à porter au nord dans le dessein d’aller à la hauteur d’Amalfi, et d’interroger tous les pêcheurs qu’il pourrait rencontrer. Le laissant suivre lentement sa route dans cette direction, nous nous occuperons un moment des quatre prisonniers.

On avait eu toutes les attentions convenables pour Ghita et son oncle depuis leur captivité. Le maître-canonnier avait sa femme à bord, et comme c’était une femme très-respectable, Cuff avait en la délicatesse de la placer avec la jeune Italienne dans la grande chambre de l’avant, qu’elles occupaient ensemble, et où elles prenaient leurs repas, et il avait donné à Giuntotardi une chambre qui en était voisine. L’oncle et la nièce n’étant regardés, sous aucun rapport, comme criminels, l’intention du capitaine avait été de les faire mettre à terre dès qu’il avait vu qu’ils ne pouvaient donner aucune information sur la situation du lougre, et il n’en attendait que l’occasion. Ithuel avait repris son service à bord, et il avait passé la moitié de la matinée dans la grande hune. Le canot sur lequel ils étaient arrivés, et qui gênait sur le pont, fut mis à la mer, et pris à la remorque en attendant le moment où il serait rendu à Giuntotardi et à sa nièce, quand ils auraient la permission de partir. Cependant le capitaine en différa le moment jusqu’à ce qu’il eût doublé la pointe de Campanella et qu’il fût rentré dans la baie de Naples, car il pensa qu’il serait cruel de laisser à la dérive deux individus semblables, À une distance éloignée de l’endroit où ils devaient débarquer.

La situation de Raoul Yvard était bien différente. Il était sous la garde d’une sentinelle dans la batterie, en attendant le moment terrible où son exécution devait avoir lieu. Sa sentence était universellement connue à bord de la frégate, et il y inspirait de l’intérêt, quoique les punitions, les morts dans un combat, et les autres incidents de la vie sur mer pendant une pareille guerre, fussent trop fréquents pour produire une forte sensation à bord d’un croiseur aussi actif que la Proserpine. Cet intérêt allait même chez quelques-uns jusqu’à la compassion. Winchester était un homme plein d’humanité, et il faut dire à son honneur que ni sa défaite ni sa blessure ne lui avaient laissé de rancune ; or, en sa qualité de premier lieutenant, il était en son pouvoir de faire bien des choses pour adoucir la situation du condamné. Il l’avait fait placer entre deux sabords ouverts, afin que l’air circulât librement, ce qui n’était pas un avantage à dédaigner dans un climat si chaud, et il avait fait entourer cet espace d’une sorte de cloison en toile, ce qui procurait à Raoul l’agrément d’avoir une espèce de chambre particulière pour se livrer à ses méditations. Il lui avait aussi fait ôter ses fers, quoiqu’on eût eu soin de ne lui laisser aucun instrument dont il pût se servir pour attenter à ses jours. La possibilité qu’il sautât dans la mer par un des sabords avait été un sujet de discussion entre le premier et le second lieutenant ; mais la sentinelle avait ordre de le surveiller avec soin, et Raoul avait l’air si calme et si tranquille qu’il n’était pas probable qu’il voulût prendre un tel parti ; d’ailleurs la marche du bâtiment était si lente, que s’il se jetait à l’eau il serait toujours facile de l’en tirer. Enfin, et pour tout dire, bien des officiers auraient préféré le voir noyé que pendu à la vergue de misaine.

Raoul passa donc la nuit qui suivit sa condamnation et la matinée suivante dans cette prison étroite. Nous lui supposerions plus de stoïcisme qu’il n’en avait véritablement, si nous le représentions comme indifférent à sa situation. Bien loin de là, les moments qu’il passait étaient pleins d’amertume, et son angoisse aurait été portée à l’extrême, s’il n’eût été soutenu par une forte résolution de mourir, comme il le pensait, en Français. Les nombreuses exécutions qui avaient eu lieu par la guillotine avaient mis en quelque sorte le courage à la mode en pareilles circonstances ; et il y avait peu de personnes qui ne subissent la mort avec fermeté. Notre prisonnier était pourtant dans un cas différent. Soutenu par un courage intrépide, il aurait fait face au plus grand tyran de la terre, même dans ses plus furieux accès de rage, et il se serait présenté à la mort avec sang-froid, sinon avec dédain : mais il était jeune, il aimait ; et ce dernier et terrible changement ne pouvait approcher sans amener avec lui un morne désespoir qui n’était adouci par aucune considération consolante, basée sur l’avenir. Il croyait fermement que son arrêt était irrévocable, et cela moins à cause du crime imaginaire d’espionnage dont il avait été accusé, que pour le tort immense et bien connu qu’il avait fait au commerce anglais. Raoul savait haïr, et il haïssait à la mode des anciens temps, mode qui, à ce que nous craignons, et en dépit d’une énorme masse de philanthropie équivoque qui maintenant circule de bouche en bouche et coule de plume en plume, continuera à être celle des temps à venir. Il détestait donc du fond du cœur le peuple auquel il faisait la guerre, et par conséquent il était prêt à croire toutes les calomnies qu’une rivalité politique pouvait inventer ; disposition d’esprit qui le portait à penser que sa vie ne pèserait qu’une plume, mise dans la balance contre ascendant et les intérêts commerciaux de l’Angleterre. Il regardait les habitants de la Grande-Bretagne comme formant une nation boutiquière ; et tandis qu’il suivait lui-même une profession qui est marquée au front du sceau de la rapacité, il considérait sa carrière comme comparativement martiale et honorable ; et à la vérité la manière dont il avait exercé ce métier prouvait que ces deux épithètes pouvaient quelquefois lui être appliquées. En un mot, Raoul ne connaissait pas Cuff plus que Cuff ne le connaissait lui-même, ce qui paraîtra suffisamment clair d’après l’entrevue dont nous allons rendre compte.

Le prisonnier reçut deux ou trois visites amicales dans le cours de la matinée, entre autres celle de Griffin, qui crut de son devoir, attendu la connaissance qu’il avait de plusieurs langues, de chercher à distraire le condamné de ses sombres réflexions. En ces occasions la fermeté du prisonnier empêchait la conversation de prendre une tournure lugubre et même mélancolique. Dans la vue de lui donner toutes ses aises, autant qu’il était possible, Winchester avait fait arranger la cloison en toile dont nous avons parlé, de manière à laisser dans l’intérieur de cette espèce de chambre les deux canons qui étaient l’un à droite, l’autre à gauche, ce qui permettait à l’air et au jour d’y entrer plus aisément par les deux sabords, et ce qui la rendait un peu moins étroite. Raoul fit allusion à cette circonstance lors de la seconde visite que lui rendit Griffin. Il était assis sur un pliant quand celui-ci arriva, et il l’invita à en prendre un autre.

— Vous me trouvez ici soutenu par une pièce de 18 de chaque côté, lui dit-il en souriant. Si la mort devait sortir pour moi des bouches de vos canons, monsieur le lieutenant, elle ne me frapperait que quelques mois, peut-être quelques jours plus tôt qu’elle aurait pu le faire de la même manière dans le cours ordinaire des événements.

— Nous savons être sensibles à ce que doit éprouver un homme brave dans votre situation, monsieur Yvard, répondit Griffin avec émotion, et nous voudrions tous vous voir à bord d’une bonne frégate par le travers de la nôtre, et nous sur celle-ci, combattant à armes égales pour l’honneur de nos pavillons respectifs.

— La fortune de la guerre en a décidé autrement. — Mais vous n’êtes pas assis, monsieur le lieutenant.

— Pardon, monsieur Yvard. Le capitaine Cuff m’a envoyé pour vous prier de lui accorder l’honneur de votre compagnie dans sa chambre pour quelques minutes, aussitôt que cela pourra vous être agréable.

Il y a dans les expressions de politesse de la langue française quelque chose qui n’aurait pas permis à Griffin de manquer de délicatesse envers le prisonnier, en s’acquittant de la mission qu’il venait remplir, quand même il y aurait été disposé, mais rien n’était plus loin de ses intentions. Maintenant que leur brave ennemi était à leur merci, tous les officiers de la Prosperpine étaient portés à le traiter honorablement. Raoul fut touché de ces preuves de générosité, et comme il avait lui-même reconnu le courage de Griffin dans les diverses tentatives qui avaient été faites contre son lougre, il apprit à mieux penser de ses ennemis. Se levant sur-le-champ, il dit qu’il était disposé à se rendre auprès du capitaine à l’instant même.

Cuff l’attendait dans la chambre de l’arrière. Quand Griffin et le prisonnier entrèrent, il les pria poliment tous deux de s’asseoir, invitant le premier à rester non-seulement pour être témoin de ce qui allait se passer, mais pour servir d’interprète en cas de besoin. Après un instant de silence, le capitaine entama la conversation, qui eut lieu en anglais, et Griffin eut à peine quelques mots d’explication à donner.

— Je regrette beaucoup, monsieur Yvard, de voir un homme aussi brave que vous dans la situation où vous vous trouvez, dit Cuff, qui, dans le fait, et à part l’objet particulier qu’il avait en vue, ne disait en cela que la vérité. Nous avons rendu pleine justice à votre courage et à votre jugement, tandis que nous faisions tous nos efforts pour vous avoir en notre pouvoir. Mais les lois de la guerre sont nécessairement sévères, et nous avons un commandant en chef qui n’est pas enclin au relâchement en ce qui concerne le devoir.

Cuff s’exprima ainsi, partie par politique, partie par l’habitude d’une crainte respectueuse de Nelson. Raoul prit ce discours sous le point de vue le plus favorable ; mais le but politique qu’il avait ne fut pas atteint, comme on le verra tout à l’heure.

— Monsieur le capitaine, un Français sait mourir pour la cause de la liberté et de son pays, répondit Raoul d’un ton poli, mais avec force.

— Je n’en doute pas, Monsieur ; cependant je ne vois pas la nécessité que les choses en viennent à cette extrémité. L’Angleterre est aussi libérale dans ses récompenses que puissante pour se venger. Peut-être pourrait-on trouver quelque moyen pour ne pas avoir à sacrifier d’une telle manière la vie d’un homme si brave.

— Je n’affecterai pas de jouer le rôle de héros, monsieur le capitaine ; et si l’on peut découvrir une voie honorable pour me tirer d’affaire faire dans cette crise, ma reconnaissance sera proportionnée au service qui m’aura été rendu.

— C’est parler sensément, et c’est en venir au point. Je ne doute pas que, lorsque nous nous entendrons bien, tout ne s’arrangea l’amiable entre nous. — Griffin, faites-moi le plaisir de vous servir un verre de vin et d’eau : c’est un breuvage rafraîchissant par la chaleur qu’il fait. J’espère que monsieur Yvard voudra bien en faire autant. C’est du vin de Capri, et il n’est certainement pas mauvais, quoique quelques personnes lui préfèrent le lacryma-christi, qu’on récolte, je crois, au pied du Vésuve.

Griffin accepta l’invitation, quoique ses traits fussent loin d’exprimer la satisfaction qui brillait sur la physionomie de Cuff. Raoul remercia, et attendit une explication avec un intérêt qu’il ne chercha point à cacher. Cuff parut désappointé, et hésita quelques instants ; mais, voyant que ses deux compagnons gardaient le silence, il prit enfin la parole.

— Oui, Monsieur, l’Angleterre est puissante pour montrer son ressentiment, mais elle est disposée à pardonner. Vous êtes fort heureux qu’il soit en votre pouvoir, dans une crise si sérieuse, de saisir un moyen d’obtenir le pardon d’une offense qui, en temps de guerre, est toujours punie plus sévèrement que toute autre.

— Quel est ce moyen, Monsieur ? Je ne prétends pas mépriser la vie, surtout quand elle est sur le point de se terminer par une mort ignominieuse.

— Je me réjouis, monsieur Yvard, de vous trouver dans de pareilles dispositions ; je ne m’en acquitterai que plus facilement d’un devoir pénible, et bien des difficultés disparaîtront. — Vous connaissez sans doute le caractère de notre célèbre amiral, lord Nelson ?

— Tout marin connaît son nom, Monsieur, répondit Raoul avec un air de roideur, son antipathie naturelle prenant le dessus, même dans sa situation désespérée ; son nom est écrit en lettres de sang sur les eaux du Nil.

— Oui, ses exploits là et ailleurs ne s’oublieront pas facilement. C’est un homme qui a une volonté de fer. Quand il prend une chose à cœur, il faut qu’il l’accomplisse, à tout prix et à tout risque, surtout lorsque les moyens sont légitimes, et que son but est la gloire. Eh bien, Monsieur, pour vous parler avec franchise, il désire vivement avoir en sa possession votre lougre, le Fiou-Fully.

— Ah ! ah ! s’écria Raoul, souriant avec ironie, Nelson n’est pas le seul amiral anglais qui ait eu ce désir. Le Feu-Follet est si charmant, monsieur le capitaine, qu’il a un grand nombre d’admirateurs.

— Et Nelson en est un des plus ardents, ce qui rend votre affaire plus facile à arranger. Vous n’avez qu’à placer ce lougre entre nos mains, et alors on vous fera grâce de la vie, et vous serez traité comme prisonnier de guerre.

— M. Nelson vous a-t-il autorisé, à me faire cette proposition ? demanda Raoul d’un ton grave.

— Oui, monsieur Yvard. Chargé du soin des intérêts de son pays, il est disposé à oublier votre infraction à la loi des nations, pour priver l’ennemi d’un moyen de nous nuire. Livrez-lui votre lougre, et il ne verra plus en vous qu’un prisonnier que la fortuite de la guerre a fait tomber entre ses mains. — Apprenez-nous seulement le secret de sa position en ce moment, et nous nous chargerons de nous en mettre en possession.

— M. Nelson ne fait sans doute que son devoir, répondit Raoul d’un ton grave. Son devoir est de veiller à la sûreté du commerce anglais, et il a le droit de faire un pareil marché ; mais nous ne pouvons conclure le traité à conditions égales. M. Nelson fait son devoir en agissant ainsi, tandis que je n’ai aucun pouvoir…

— Vous avez le pouvoir de parler, et vous pouvez nous dire quels ordres vous avez laissés à bord de votre lougre ; et où il se trouve en ce moment ; cela nous suffira.

— Non, Monsieur, je n’ai pas même ce pouvoir. Je n’ai pas le pouvoir de faire une chose qui me couvrirait d’infamie. Quand il s’agit de trahison, ma langue est soumise à des lois sévères, et ce n’est pas moi qui les ai faites !

Si Raoul eût prononcé ces mots d’un ton dogmatique et avec des manières théâtrales, ils auraient probablement fait peu d’impression sur Cuff ; mais son air de simplicité tranquille et de fermeté portait la conviction avec lui, et le capitaine anglais fut désappointé. Il aurait peut-être hésité à faire une telle proposition à un officier de la marine française, quelque peu de cas qu’on en fît, à cette époque, en Angleterre, et surtout parmi les officiers de l’escadre de Nelson ; mais il croyait fermement qu’un corsaire adopterait avec empressement un plan qui lui assurait la vie en récompense d’une trahison. D’abord il fut tenté de lancer un sarcasme sur l’incompatibilité qu’il croyait voir entre la profession de corsaire et les principes d’honneur professés par Raoul, mais le calme et l’air de véracité du jeune Français l’en empêchèrent. D’ailleurs, pour rendre justice à Cuff, il faut dire qu’il était trop généreux pour abuser du pouvoir qu’il avait sur son prisonnier.

— Vous ferez bien d’y réfléchir, monsieur Yvard, dit le capitaine après une bonne minute de silence. L’affaire est si grave qu’un peu de réflexion peut vous faire changer d’avis.

— Monsieur Cuff, je vous pardonne, si vous pouvez vous-même vous pardonner, répondit Raoul avec une dignité sévère, et se levant en même temps, comme pour montrer qu’il ne voulait plus accepter les politesses d’un tentateur. Je sais ce que vous pensez de nous autres corsaires ; mais un officier qui sert honorablement son pays doit hésiter longtemps avant d’exposer un homme à la tentation de commettre un acte contraire à son devoir. Le fait qu’il y va de la vie de son prisonnier doit inspirer encore plus de scrupule à un brave marin, pour profiter de ses craintes et ébranler ses principes. Mais, je le répète, je vous pardonne, si vous vous pardonnez à vous-même.

Cuff resta confondu ; tout son sang reflua vers son cœur, et parut ensuite sur le point de sortir par tous les pores de son visage. Il se sentit d’abord comme dévoré par le feu d’un ressentiment farouche ; mais il redevint lui-même presque aussitôt, et envisagea les choses comme il avait coutume de le faire quand il était calme. Cependant il ne pouvait encore parler, et il eut besoin de faire quelques tours dans sa chambre pour recouvrer tout son sang-froid.

— Monsieur Yvard, dit-il enfin, dès qu’il put parler sans montrer de la faiblesse, je vous demande pardon sincèrement, et du fond de mon cœur. Je ne vous connaissais pas, sans quoi une pareille proposition ne vous aurait jamais insulté, et n’aurait pas dégradé en moi un officier anglais. Nelson lui-même est le dernier homme qui aurait voulu blesser les sentiments d’un ennemi honorable ; mais nous ne vous connaissions pas. Tous les corsaires n’ont pas votre manière de penser, et c’est ce qui a causé notre méprise.

— Touchez là, dit Raoul en lui tendant la main avec franchise. Vous et moi, capitaine Cuff, nous devrions nous rencontrer chacun sur une bonne frégate, et combattre pour l’honneur de notre pays respectif. Quelque fût le résultat de ce combat, il serait la base d’une amitié éternelle entre nous. J’ai vécu assez longtemps dans votre Angleterre pour savoir combien peu vous connaissez notre France ; mais n’importe ! des hommes braves peuvent s’entendre dans tout l’univers, et pour le peu de temps qu’il me reste à vivre, nous serons amis.

Cuff saisit la main de Raoul, et une larme glissa entre ses paupières tandis qu’il la serrait.

— C’est une misérable et infernale affaire, Griffin, dit le capitaine, et jamais on ne me verra en entreprendre une semblable, quand le commandement d’une escadre comme celle qui est dans cette baie devrait en être le prix.

— J’ai toujours cru qu’elle ne réussirait pas, capitaine, et s’il faut dire la vérité, je l’espérais. Vous m’excuserez, capitaine Cuff, mais je crois que nous autres Anglais, nous n’avons pas pour les peuples du continent, et surtout pour les Français, autant d’estime qu’ils en méritent. Je prévoyais, dès l’origine, que cette tentative serait inutile.

Cuff répéta ses apologies, et après quelques expressions d’estime et d’amitié de part et d’autre, Raoul retourna dans sa prison en toile, ayant refusé l’offre que lui fit le capitaine de lui donner une chambre près de la sienne. Griffin, après avoir reconduit le prisonnier, vint retrouver le capitaine, et leur conversation roula encore sur le même sujet.

— Au total, Griffin, c’est une affaire très-pénible. Il n’y a nul doute que ce Raoul Yvard ne soit, en termes techniques, un espion, et qu’il n’ait été condamné avec toutes les formes légales ; mais je n’ai pas le moindre doute de la vérité de son histoire. Cette Ghita Caraccioli, comme cette jeune fille s’appelle, est l’image de la vérité, et je l’ai vue avant-hier à bord du Foudroyant, dans la chambre de Nelson, dans des circonstances qui ne me laissent aucun doute sur la simplicité et la véracité de son caractère. Or, ce qu’elle nous a dit est d’accord avec l’histoire que conte le corsaire. Même le vitché et le gros et vieux podestat la confirment ; car ils ont vu Ghita à Porto-Ferrajo, et ils commencent à croire que ce Français n’est entré dans ce port que pour elle.

— Je ne doute nullement, capitaine, que lord Nelson n’accordât un sursis à l’exécution, ou même un pardon pur et simple, si les faits lui étaient présentés sous leur vrai jour, dit Griffin, qui prenait alors un intérêt généreux à la vie de l’homme qu’il avait cherché à faire périr quelques semaines auparavant en voulant incendier son lougre ; mais telle est la nature étrange de l’homme, et tels sont les sentiments contradictoires que font naître dans son cœur les incidents de la guerre.

— C’est là la partie la plus sérieuse de l’affaire, Griffin ; la sentence a été approuvée, et j’ai reçu ordre de la faire exécuter aujourd’hui entre le lever et le coucher du soleil. Or, il est déjà midi, et nous sommes au sud de Campanella, et si loin du vaisseau amiral, qu’il est impossible d’avoir avec lui des communications par signaux.

Griffin tressaillit, les graves difficultés de l’affaire se présentant toutes à son imagination en un moment. D’après les habitudes du service, on ne pouvait retarder l’exécution d’un ordre, et surtout d’un ordre donné dans une circonstance aussi grave. C’était un embarras sérieux, un embarras dont il ne voyait aucun moyen de sortir.

— Juste ciel ! capitaine, que cela est malheureux ! s’écria-t-il. Un exprès dépêché par terre ne pourrait-il arriver assez à temps au vaisseau amiral ?

— J’y ai pensé, et j’ai donné cette mission à Clinch.

— Clinch ! — Pardon, capitaine, mais un tel devoir exige un officier actif, et surtout… sobre.

— Clinch ne manque pas d’activité, et je sais que le malheureux penchant qui le domine ne prendra pas l’ascendant sur lui aujourd’hui. Je lui ai ouvert un chemin pour obtenir une commission, et personne sur mon bord n’est en état d’arriver à Naples sur un canot en moins de temps que lui. Il profitera de la brise de l’après-midi s’il y en a ; et je suis convenu avec lui d’un signal qui pourra nous faire connaître le résultat de sa mission, même à la distance de huit ou dix lieues.

— Lord Nelson ne vous a-t-il laissé aucun pouvoir discrétionnaire ?

— Aucun ; à moins que M. Yvard ne consente positivement à nous livrer son lougre. En ce cas, je suis autorisé à surseoir à l’exécution ; jusqu’à ce que je puisse communiquer de vive voix avec l’amiral.

— Que cela est malheureux ! — Mais est-il impossible, capitaine, de donner à l’affaire une tournure qui vous permette d’user de ce pouvoir discrétionnaire sans l’avoir précisément reçu ?

— Cela est aisé à dire quand on n’est chargé d’aucune responsabilité, monsieur Griffin, répliqua le capitaine d’un ton un peu sec ; mais j’aimerais mieux faire pendre quarante Français que de recevoir une rebuffade de Nelson pour n’avoir pas fait mon devoir.

Cuff disait peut-être plus qu’il ne pensait véritablement ; mais les commandants d’un bâtiment de guerre ne sont pas habitués à peser leurs paroles, quand ils daignent entrer en discussion sur un objet quelconque avec un officier subalterne. Quoi qu’il en soit, cette réponse mit un frein au zèle de Griffin, mais la conversation n’en continua pas moins.

— Eh bien, capitaine, je puis vous assurer que nous désirons tout autant que vous de ne pas avoir une pareille scène à bord de cette frégate. L’autre jour encore nous nous vantions à quelques officiers du Lapwing qui étaient venus nous voir, qu’il n’y avait jamais eu à bord de la Proserpine aucune exécution en vertu d’une sentence d’un conseil de guerre, quoiqu’elle tienne la mer depuis près de quatre ans, et qu’elle ait soutenu le feu dans sept combats réguliers. — Dieu veuille, Griffin, que Clinch trouve l’amiral, et qu’il soit de retour à temps !

— Que penseriez-vous, capitaine, d’envoyer le vice-governatore au prisonnier pour lui tâter le pouls ? Peut-être lui persuaderait-il d’avoir l’air de consentir à faire ce qu’on lui demande, ou quelque chose de ce genre qui justifierait un sursis. On dit que les Corses sont les hommes qui ont l’esprit le plus subtil dans ces mers, et l’île d’Elbe est si voisine de la Corse qu’il est probable qu’il n’y a pas beaucoup de différence entre les habitants.

— Oui, votre vitché est un homme d’un esprit très-subtil : il en a donné de si bonnes preuves dans ses entrevues avec M. Yvard, que, s’il en avait encore une, on doit croire, en effet, que rien ne lui serait plus facile que de le tromper.

— Que sait-on, capitaine ? Les Italiens ont plus de ressources dans l’esprit qu’aucune autre nation ; et le signor Barrofaldi est un homme discret et sensé, quand il agit les yeux ouverts. Le Feu-Follet a trompé beaucoup d’autres personnes que le vice-gouverneur et le podestat.

— Oui, il ne faut jamais se fier à ces maudits Jack à la lanterne. Je serais à peine surpris devoir le Fiou-Folly sortir d’un recoin de la côte, avec ses voiles en ciseaux, et prendre le large à l’aide d’une brise à filer six nœuds, tandis que nous resterions immobiles comme une cathédrale, sans un souffle d’air capable d’empêcher la fumée de notre cuisine de s’élever en ligne perpendiculaire.

— Il n’est pas entre nous et la terre, capitaine, nous pouvons en être bien sûrs. Je suis monté sur la vergue du grand perroquet avec nos meilleures longues-vues ; j’ai bien examiné toute la côte depuis les ruines ici à l’est jusqu’à la ville de Salerne là-bas, et je n’ai rien vu qui pût ressembler même à un speronare.

— On pourrait croire aussi, après tout, que ce M. Yvard céderait pour sauver son cou de la corde.

— J’espère qu’aucun de nous ne le ferait, capitaine.

— Je crois que vous avez raison, Griffin, et l’on est forcé de respecter ce corsaire, en dépit de son métier. — Mais ne pourrions-nous tirer quelque chose de ce Bolt ? Que sait-on ? Il doit savoir ce que fait le lougre presque aussi bien que son commandant.

— L’idée est bonne, capitaine, et il n’y a pas une minute que je songeais à vous proposer quelque chose du même genre. D’ailleurs ce Bolt est un drôle qu’on n’a pas besoin de ménager. — L’enverrai-je chercher ?

Cuff hésita, car les épreuves auxquelles on avait soumis l’égoïsme d’Ithuel n’avaient pas réussi. Cependant, sauver la vie de Raoul et capturer le lougre étaient alors deux objets qui lui inspiraient un intérêt presque égal, et il ne voulait négliger aucun moyen possible d’arriver à son but d’un côté ou de l’autre. Un signe d’assentiment était tout ce dont Griffin avait besoin, et, quelques minutes après, Ithuel était de nouveau en présence du capitaine.

— Maître Bolt, dit le capitaine, le vent souffle en ce moment d’un côté qui peut vous être favorable, et j’ai le désir de vous aider à en profiter Vous savez où vous avez laissé le lougre, je suppose ?

— Je ne sais si je m’en souviens, capitaine, répondit Ithuel en roulant les yeux de tous les côtés, et curieux de savoir où Cuff voulait en venir. Je ne sais si je ne pourrais pas m’en souvenir au besoin ; quoique, pour dire la vérité, ma mémoire ne soit pas des meilleures.

— Eh bien, où l’avez-vous laissé ? — Il est bon que vous sachiez que la vie de votre ancien ami M. Yvard peut dépendre de votre réponse.

— Je voudrais bien savoir… ! — Sur ma foi, cette Europe est une curieuse partie du monde, comme doivent en convenir tous ceux qui viennent d’Amérique. — Et qu’a donc fait le capitaine Raoul pour être dans un tel danger ?

— Vous devez savoir qu’il a été condamné à mort comme espion, et j’ai reçu ordre de faire exécuter la sentence aujourd’hui, à moins que je ne sois en possession de son lougre. En ce cas, nous pourrions avoir pour lui quelque indulgence ; car nous faisons la guerre aux nations, et non aux individus.

Cuff aurait probablement été embarrassé pour expliquer comment ce qu’il venait de dire s’appliquait à l’affaire dont il s’agissait ; mais présumant qu’il parlait à un homme qui n’était ni philosophe ni logicien, il marchait vers son but, sans s’inquiéter du chemin qu’il prenait pour y arriver. Mais il ne connaissait pas Ithuel, qui n’avait d’affection ni pour Raoul, ni pour le lougre, ni pour quoi que ce fût au monde, lui seul excepté ; tandis que sa haine pour l’Angleterre était incorporée à tout son système moral, si l’on peut dire qu’un tel homme avait un système moral. Il ne voyait rien à gagner pour lui à servir Raoul, quoiqu’il l’eût peut-être fait s’il n’avait eu pour cela aucun risque à courir ; mais il avait une si forte aversion pour les Anglais, qu’il se serait volontiers exposé à perdre la vie pour les empêcher de s’emparer du Feu-Follet. Son plus grand soin en ce moment fut donc d’arriver à ce but en courant lui-même le moins de danger possible.

— Et si vous pouvez avoir le lougre, capitaine, vous rendrez la liberté au capitaine Roule ? demanda-t-il avec un air d’intérêt.

— Oui — cela pourra être — quoique cela dépende de l’amiral. — Pouvez-vous me dire où vous l’avez laissé, et où il est probablement en ce moment ?

— Le capitaine Roule a déjà répondu à la première question ; il y a répondu devant le conseil de guerre. Mais quant à vous dire où le lougre est à présent, je défie qui que ce soit de le faire. Il m’est arrivé quelquefois, voyez-vous, capitaine, de me coucher le soir quand on piquait huit coups, et de le laissera dix ou quinze lieues, sous le vent d’une île, et en m’éveillant, quand on piquait huit coups le matin, de le trouver — juste à la même distance au vent de cette île. — Jamais je n’ai mis le pied sur un bâtiment calculant si mal.

— En vérité ! dit Cuff avec ironie. Je ne suis pas surpris que son commandant soit dans l’embarras.

— Dans l’embarras, capitaine ? le Feu-Follet n’est qu’un embarras perpétuel. — J’ai essayé de calculer sa route.

— Vous ?

— Oui, moi, Ithuel Bolt, — car c’est mon nom en pays étranger aussi bien qu’en Amérique, — et j’ai essayé avec tous les moyens de thermomètres, de lignes de sonde, de logarithmes, et de tout ce qui est nécessaire pour cela, comme vous le savez, capitaine Cuff ; eh bien ! je n’ai jamais pu dire, qu’à une centaine de milles près, l’endroit où il était quand j’avais fini mon calcul.

— Je n’en suis nullement surpris, Bolt ; mais ce que je désire en ce moment, c’est de savoir précisément dans quelle position vous croyez que le lougre doit être à présent. Et ne vous inquiétez ni de thermomètres ni de logarithmes, car j’ai dans l’idée que vous ferez mieux vos calculs sans cela.

— Qui sait si cela n’est pas vrai, capitaine ? Je vous dirai donc que mon idée sur le Feu-Follet est qu’il est maintenant quelque part à la hauteur de l’île de Capri, sous une petite voilure, attendant que le capitaine Roule et moi nous soyons de retour, et prenant bien garde de ne pas laisser approcher de lui quelque croiseur anglais.

Or, non-seulement telle était précisément la position du lougre en ce moment, mais Ithuel croyait véritablement que c’était celle qu’il devait occuper alors. Rien n’était pourtant plus loin de son intention que de trahir ses anciens compagnons. Il était assez fin pour avoir découvert que Cuff n’était pas disposé à le croire, et il lui avait dit la vérité afin de la faire passer pour un mensonge, et mettre ainsi le Feu-Follet à l’abri de tout danger. Sa ruse réussit. Toutes ses manières annonçaient tant de fourberie et de fausseté, que Cuff et Griffin ne crurent pas un mot de ce qu’il venait de leur dire ; et après lui avoir fait quelques autres questions, auxquelles il ne répondit pas d’une manière plus satisfaisante, ils le congédièrent assez brusquement en lui conseillant, pour son propre intérêt, de ne négliger aucun des devoirs qu’il avait à remplir.

— Nous n’en sommes pas plus avancés, Griffin, s’écria le capitaine désappointé et piqué. Si Clinch éprouvait quelque retard, s’il arrivait que l’amiral eût accompagné le roi à la chasse, que pourrions-nous faire ? Plût au ciel que nous n’eussions pas quitté notre mouillage à Capri ! De là, nos communications avec le vaisseau amiral auraient été faciles. Si nous ne recevons pas de bonnes nouvelles d’ici à quelques heures, je ne me le pardonnerai jamais.

— Quand on a fait tout ce qu’on a pu, capitaine, on doit avoir l’esprit en repos. On ne peut prévoir tous les événements. Ne pourrait-on ?… C’est une ressource à laquelle on n’aimerait pas à avoir recours ; mais nécessité n’a pas de lois, et…

— Expliquez-vous, Griffin ; rien n’est pire que de rester en suspens.

— Eh bien ! capitaine, je pensais que cette jeune Italienne pouvait savoir quelque chose du lougre ; et comme il est clair qu’elle aime Raoul Yvard, son cœur pourrait nous donner prise sur sa langue.

Cuff resta une demi-minute les yeux fixés sur son lieutenant, et lui répondit ensuite en secouant la tête : — Non, non, Griffin, je ne pourrai jamais y consentir. On peut se dispenser d’écouter tout scrupule de délicatesse avec ce fourbe et ce menteur d’Américain, s’il est vrai qu’il le soit ; mais sonder de la même manière les affections secrètes d’une pauvre et innocente jeune fille, ce serait aller trop loin. Le cœur d’une jeune fille doit être regardé comme sacré dans toutes les circonstances.

Griffin rougit et se mordit les lèvres, car personne n’aime à être surpassé en générosité, ni même à en avoir l’air ; et il fut piqué d’avoir fait une proposition que son commandant trouvait contraire aux convenances.

— Quoi qu’il en soit, capitaine, elle pourrait croire qu’elle fait un très-bon marché, dit-il en appuyant sur ces mots, en vendant le lougre au prix de la vie de son amant. L’affaire serait toute différente si nous lui demandions de nous livrer celui qu’elle aime, et non un bâtiment corsaire.

— Peu importe, Griffin : nous ne chercherons pas à soulever le voile qui couvre les sentiments secrets d’une jeune fille que le hasard a fait tomber entre nos mains ; dès que nous serons assez près de la terre, j’ai résolu de permettre au vieil Italien de reprendre son canot et d’emmener sa nièce avec lui. Ce sera nous débarrasser d’eux, du moins, d’une manière honorable. Quant au Français, Dieu sait ce qu’il deviendra.

Ainsi se termina l’entretien. Griffin remonta sur le pont, où son devoir l’appelait, et Cliff se mit à relire, pour la huitième ou neuvième fois, les instructions qu’il avait reçues de l’amiral.