Le Feu-Follet/Chapitre XIV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 185-200).


CHAPITRE XIV.


« Comme tant d’autres tyrans, la mort se plaît à frapper les coups qui proclament le plus haut l’orgueil de son pouvoir et de sa volonté arbitraire. »
Young.



Il est probable que Nelson ne sut jamais bien précisément ce qui s’était passé entre Ghita et la dame dont il a été parlé dans le chapitre précédent. Au surplus, de même que toutes les autres démarches qui furent faites auprès de l’amiral anglais relativement à cette triste affaire, celle de Ghita n’eut aucun résultat. On ne voulut pas même commuer le genre de mort prononcé contre Caraccioli, et l’on mit dans toute cette affaire une hâte indécente, comme dans le jugement célèbre et la mort des l’infortuné duc d’Enghien. Cuff resta à dîner avec l’amiral, tandis que Carlo Ciuntotardi et sa nièce rentrèrent dans leur bateau et traversèrent la rade couverte d’une foule de grands et de petits bâtiments, pour se rendre sur la frégate napolitaine, à bord de laquelle le malheureux Caraccioli était alors prisonnier.

Une demande adressée à un officier sur le passe-avant fut tout ce qui leur fut nécessaire pour être admis à bord de la frégate. Dès que le signor Giuntotardi fut sur le gaillard d’arrière, il fit connaître à l’officier de quart le motif de son arrivée, et celui-ci envoya savoir si le prisonnier voulait recevoir deux individus qui demandaient à le voir, Le nom de l’oncle fut le seul qui fut donné.

Francesco Caraccioli, ou, comme on l’appelait plus communément, le prince Caraccioli, était un homme approchant de sa soixante-dixième année, appartenant à l’une des plus illustres maisons de la basse Italie, et ayant toujours occupé des postes importants et élevés. Il est inutile de parler ici du crime dont il fut accusé, de l’excuse qu’il put avoir, de l’irrégularité des poursuites faites contre lui, et de la hâte indécente avec laquelle il fut jugé, condamné et exécuté. Tous ces détails se trouvent dans l’histoire, et sont maintenant universellement connus. Il avait été arrêté dans la matinée et conduit à bord du Foudroyant ; un conseil de guerre, composé de ses concitoyens, l’avait presque au même instant condamné à mort ; l’heure de l’exécution approchait, et il avait déjà été conduit à bord du bâtiment où elle devait avoir lieu.

L’officier portant le message de Giuntotardi trouva cet infortuné avec son confesseur, qui venait de lui donner l’absolution. Caraccioli entendit avec un air d’indifférence la demande qui lui était faite, mais il l’accorda, en pensant que c’était quelque ancien serviteur de sa famille qui venait lui demander une dernière faveur, ou réclamer un acte de justice.

— Restez ici, mon père, je vous en prie, dit le prisonnier à son confesseur, qui se disposait à se retirer ; c’est quelque contadino ou quelque marchand, dont les droits ont sans doute été oubliés. Je suis charmé qu’il soit venu, car je ne voudrais pas mourir avec une injustice à me reprocher.

Comme il finissait ces paroles, la porte de la chambre s’ouvrit, et Ghita entra avec son oncle. Une minute se passa en silence, le prisonnier cherchant inutilement à se rappeler les traits de ceux qui se trouvaient devant lui, et Ghita tremblant de chagrin et de crainte. Enfin, elle s’avança vers le condamné, et lui dit en s’agenouillant à ses pieds :

— Grand-papa, donnez votre bénédiction à la fille de votre fils unique.

— Grand-papa ! — Mon fils ! — Sa fille ! répéta don Francesco. Oui, j’ai eu un fils, je l’avoue à ma honte et avec contrition. Mais il est mort depuis longtemps, et je n’ai jamais su qu’il eût laissé une fille.

— Cette fille est sous vos yeux, Signor, dit Giuntotardi ; et sa mère était ma sœur. Vous nous regardiez comme d’une naissance trop humble pour être admis dans une famille aussi illustre que la vôtre, et nous ne voulions pas nous présenter devant vous sans savoir si notre vue vous serait agréable.

— Et comment venez-vous en ce moment, brave homme, réclamer des liens d’affinité avec un criminel condamné à mort ?

— Non, non, s’écria une voix douce se faisant entendre à ses pieds ; la fille de votre fils ne désire que la bénédiction du père de son père, et elle témoignera sa reconnaissance de cette grâce par ses prières ferventes pour le salut de votre âme.

— Je ne mérite pas cela, mon père, dit l’amiral napolitain à son confesseur ; voyez cette tendre plante qui a vécu jusqu’ici négligée à l’ombre, et qui lève sa tête timide pour m’offrir ses parfums à l’instant de ma mort. Non, je ne le méritais pas.

— Mon fils, si le ciel n’accordait sa merci qu’à ceux qui la méritent, le sort de l’homme serait véritablement sans espoir. Mais il ne faut passe faire d’illusions dans un pareil moment. Vous n’avez jamais été marié, don Francesco ? Avez-vous eu un fils ?

— C’est un péché que j’ai déposé au tribunal de la pénitence, comme beaucoup d’autres, bon père ; et j’espère que Dieu me l’a pardonné en faveur de mon repentir. Oui, j’ai eu un fils, je l’ai reconnu comme tel ; je lui ai donné le droit de porter mon nom, et quoiqu’il n’ait jamais habité mon palais, j’ai eu pour lui tous les soins d’un père jusqu’au moment où un mariage inconsidéré m’a forcé de lui interdire ma présence. J’avais toujours eu dessein de lui pardonner et de lui assurer des moyens convenables d’existence ; mais la mort l’a frappé trop tôt, ainsi que sa femme, pour m’en laisser le temps ; cependant jamais je n’avais appris avant ce moment qu’une fille était née de cette union. — Regardez-la, mon père, ses traits ne semblent-ils pas le miroir de la vérité ?

— Pourquoi vous tromperions-nous, et surtout dans un moment comme celui-ci ? s’écria Ghita encore à genoux, levant les bras en l’air comme si elle eût voulu l’embrasser. Nous ne vous demandons ni honneurs ni richesses ; mon seul désir est de recevoir votre bénédiction, et de vous informer qu’il reste sur la terre une fille de votre sang qui priera Dieu pour votre âme.

— Saint prêtre, il ne peut y avoir ici aucune illusion ; cette chère enfant ressemble étonnamment à son aïeule, et mon cœur m’assure qu’elle dit la vérité. Je ne sais si je dois regarder cette découverte comme un bonheur ou un malheur, dans un pareil moment et quand la mort m’attend.

— Votre bénédiction, grand-papa ! bénissez-moi une fois, et que je puisse entendre le son d’une bénédiction paternelle !

— Que Dieu te bénisse, ma fille ! qu’il te bénisse comme je le fais ! dit le vieillard se penchant pour la relever, la serrant dans ses bras et l’embrassant tendrement. Oui, tu es bien ma fille, mon cœur ne peut me tromper.

— Oui, Votre Excellence, dit Carlo, elle est fille de votre fils don Francesco, et de ma sœur Ghita Giuntotardi, et née en légitime mariage. Je ne voudrais tromper personne, et moins que tout autre un homme qui va mourir.

— Je n’ai pas de domaines à lui léguer, point d’honneurs à un transmettre, pas même un nom à lui laisser qu’elle puisse être fière de porter ! Il vaudrait mieux en ce moment être fils d’un lazzarone que de Francesco Caraccioli.

— N’y pensez pas, grand-papa ; ne vous en inquiétez pas. Je ne suis venue que pour vous demander la bénédiction que vous m’avez donnée, et pour vous offrir les prières de vrais chrétiens, quoique d’un rang si humble. Nous ne demandons, ne désirons et ne cherchons rien de plus. Nous sommes habitués à notre pauvreté, et elle ne nous effraie pas. La richesse nous embarrasserait, et nous sommes loin de la désirer.

— Je me souviens, mon père, que la principale cause du mécontentement que m’a causé le mariage de mon fils, a été le soupçon que la famille à laquelle il s’alliait avait cherché cette union dans des vues intéressées. Et cependant ces bonnes gens m’ont laissé vivre dans la prospérité, sans chercher à s’adresser à moi, et ils n’ont pensé à un rapprochement que lorsque je suis plongé dans le malheur et l’affliction. Je n’ai pas été accoutumé à trouver des désirs et des cœurs semblables.

— Vous ne nous connaissiez pas, dit Ghita d’un ton de simplicité, le visage appuyé sur le sein du vieillard. Nous avons longtemps prié pour vous, nous vous avons respecté, et nous avons pensé à vous comme à un père qui s’était détourné de nous avec colère ; mais nous n’avons jamais désiré votre or ni vos honneurs.

— Mon or et mes honneurs ! répéta l’amiral, plaçant doucement sa petite-fille sur un fauteuil ; ce sont des choses au passé pour moi. Mes biens sont confisqués, mon nom est déshonoré, et dans une heure d’ici j’aurai subi une mort ignominieuse. Aucune vue d’intérêt ne peut les avoir amenés près de moi dans un moment comme celui-ci, mon père.

— C’est la bonté de Dieu qui vous les a envoyés, mon fils. En vous accordant les consolations de l’amour filial, en ouvrant votre cœur à l’amour paternel, il vous fait connaître quels sont les fruits de sa merci pour le pécheur repentant. Remerciez-le de ses bontés du fond de votre âme ; c’est le moyen d’attirer sa bénédiction sur votre dernier moment.

— J’espère, saint prêtre, que… Mais qu’est-ce que ceci ?

Don Francesco prit un papier que lui apportait un domestique, et en lut le contenu avec empressement. Le monde et les idées mondaines étaient trop enracinées dans son cœur pour pouvoir en être extirpées tout à coup, et son arrestation, sa mise en jugement et sa condamnation s’étaient suivies de si près, qu’il n’était pas surprenant que le bon prêtre eût trouvé en lui un esprit divisé entre les choses du ciel et celles d’ici-bas, même en un pareil moment. Après avoir fait cette lecture, il pâlit, et il passa une main sur son front et sur ses yeux, comme pour cacher une faiblesse qu’il se reprochait.

— On m’a refusé ma dernière requête, mon père, et il faut que je meure comme un vil brigand !

— Le fils de Dieu est mort sur la croix, suspendu entre deux larrons.

— Je crois que l’opinion générale sur la différence des genres de mort est moins juste que nous ne sommes habitués à le croire ; cependant il est cruel pour un homme qui a rempli des postes si élevés — un prince — un Caraccioli — de mourir comme un lazzarone.

— Grand-papa !

— Avez-vous parlé, mon enfant ? Je ne suis pas surpris que cette indignité vous saisisse d’horreur.

— Ce n’est pas cela, répondit Ghita, triomphant de son irrésolution, les joues enflammées, les yeux levés vers le ciel, et le visage rendu radieux par de saintes pensées, oh ! ce n’est pas cela. Si ma vie pouvait sauver la vôtre, je la sacrifierais bien volontiers. Mais, dans ce moment terrible, ne prenez pas l’ombre pour la substance. Qu’importe le genre de mort, quand elle ouvre les portes du ciel ? Vous ne craignez pas les souffrances, j’en suis sûre ; moi-même, toute jeune et toute faible que je suis, je sens que je suis en état de les mépriser ; mais quel autre honneur peut-il y avoir à l’heure de la mort, que d’être jugé digne de la bonté et de la merci de Dieu ? Caraccioli ou lazzarone, prince ou mendiant, cela ne fera plus une différence pour vous dans deux heures d’ici. Souffrez donc que je vous prie avec respect d’abaisser vos pensées au niveau qui convient à tous les pécheurs.

— Et vous dites que vous êtes ma petite-fille, Ghita ? — la fille de mon fils Francesco ?

— Oui, Signor, je le suis — comme le disent tous ceux qui me connaissent — comme mon cœur me le dit — comme je le crois fermement.

— Et vous regardez l’opinion dont je parlais comme indigne d’un pareil moment, — comme inconvenante, si vous l’aimez mieux ? Et vous considérez le genre de mort comme devant être indifférent même à un soldat ?

— Oui, mis en comparaison avec ses espérances du ciel, et s’il songe à ses propres démérites et aux mérites de son Sauveur.

— Et à l’instant où vous entrez sur la scène de la vie, où le monde s’ouvre devant vous, où vous ignorez encore ce que l’avenir peut vous réserver, êtes-vous donc disposé à m’accompagner au pied de l’échafaud, — à vous faire connaître, sans en rougir, à la foule qui m’insultera, comme étant issue de mon sang ?

— Oui, grand-papa, répondit Ghita avec fermeté, je suis venue dans cette intention, mais n’exigez pas que mes yeux soient témoins de vos souffrances. Tout ce que je pourrai faire pour adoucir votre ignominie, si c’en est une, en la partageant, je le ferai ; mais je ne me sens pas en été de supporter le spectacle de vous voir souffrir.

— Et vous ferez cela pour un homme que vous n’avez jamais vu avant ce moment, — un homme que vous n’avez pu apprendre à considérer comme ayant été juste envers vous ?

— Si je ne vous ai jamais vu avant ce moment, j’ai appris à vous aimer et à prier pour vous depuis mon enfance, et c’est mon bon oncle qui m’a donné cette leçon. Mon père nous a été enlevé, et ce qu’il aurait fait pour vous aujourd’hui, je tâcherai de le faire à sa place. Le monde n’est rien pour moi, et ce sera une consolation pour vous de penser que vous avez près de vous quelqu’un dont le cœur saigne pour vous, et dont l’âme est en prières pour le salut éternel de la vôtre.

— Et voilà, mon père ; voilà l’être que je n’ai connu qu’une heure avant de mourir ! Dieu me punit assez de ne pas avoir rempli mes devoirs envers elle, en m’apprenant tout ce qu’elle vaut quand il est trop tard pour que j’en profite. — Non, Ghita, non, ma chère fille, je ne te demande pas un tel sacrifice. Prends cette croix ; elle a appartenu à ma mère, elle l’a portée sur son sein, et je l’ai longtemps portée sur le mien après elle ; garde-la comme un souvenir de ton malheureux aïeul, et prie Dieu pour lui. Mais quitte ce terrible bâtiment ! la scène qui va s’y passer n’est faite ni pour ton sexe ni pour ton âge. — Que Dieu te protège, ma chère enfant ! Plût au ciel que je t’eusse connue plus tôt, car cette courte entrevue a soulagé mon cœur. Tu ne trouvés en moi ici qu’un pauvre criminel condamné, hors d’état de pourvoir à tes besoins futurs. Je puis pourtant encore faire du moins quelque chose pour toi. Tu vois ce sac ; prends-le. Il est plein d’or, un parent me l’a envoyé croyant qu’il pourrait m’être utile pour détourner le destin qui m’attend ; mais rien ne peut me sauver ; et, avec tes habitudes simples et modestes, cet or suffira pour te mettre toute ta vie dans l’aisance.

Ghita, les yeux humides, repoussa le sac d’or ; mais elle pressa la croix sur son cœur, et la porta avec respect à ses lèvres.

— Non, grand-papa, répondit-elle, je ne le désire pas. Cette croix me suffit, et je la conserverai jusqu’à mon dernier soupir. Je vais quitter ce bâtiment ; mais je n’irai pas bien loin. Je vois plusieurs bateaux autour de cette frégate ; nous y trouverons sans doute celui qui nous a amenés. Je ne cesserai pas de prier Dieu pour vous tant que vous vivrez, et j’en ferai autant tous les jours après votre mort. — Il ne faut pas d’or pour acheter les prières d’une fille.

Don Francesco regarda la jeune enthousiaste avec un air de profonde tendresse, la serra encore une fois dans ses bras, et lui donna de nouveau sa bénédiction. En ce moment, on piqua un coup à bord du Foudroyant, et l’on en fit autant sur les autres bâtiments anglais et napolitains. Caraccioli, marin lui-même, savait que ce signal annonçait quatre heures et demie ; et il n’ignorait pas que cinq heures étaient l’instant fixé pour son exécution. Il jugea donc nécessaire de congédier la petite-fille qu’il venait de voir pour la première fois, afin de pouvoir passer encore quelques minutes seul avec son confesseur. Leur séparation fut touchante et solennelle, et lorsque Ghita fut sortie de la chambre, son aïeul éprouva la même angoisse que s’il eût dit adieu pour toujours à un être qu’il eût longtemps aimé, et dont les vertus auraient fait ses délices depuis sa naissance.

La scène qu’offrait le pont de la Minerve était triste et lugubre. Quoique le prisonnier eût été condamné par un conseil de guerre composé d’officiers napolitains, le jugement avait été rendu sous le pavillon anglais, et l’intérêt public s’attachait au condamné. Il n’y avait aucune nécessité pour la hâte extraordinaire avec laquelle toute cette affaire avait été conduite ; car il n’existait aucun danger immédiat, et l’exemple aurait fait plus d’impression, si la condamnation avait paru le résultat d’une délibération calme, au lieu d’avoir l’air du désir impatient d’une vengeance personnelle. Personne à bord ne pouvait seulement soupçonner que Ghita était parente du condamné ; mais tout le monde savait qu’elle venait d’avoir une entrevue avec lui ; tous ses traits annonçaient le vif intérêt qu’elle prenait à son sort, et tous les officiers, touchés de son émotion manifeste, cherchèrent à prévenir tous ses désirs. Une immense quantité de canots et de bateaux, de toute espèce, étaient rassemblés autour de la frégate et dans les environs ; car, quelque hâte qu’on eût mise à instruire ce procès, la nouvelle que l’amiral don Francesco Caraccioli allait être pendu, comme coupable de haute trahison, s’était répandue avec la rapidité de l’éclair, et il restait à peine un bateau près du rivage qui n’eût été loué, tant était général le désir de voir ce qui allait se passer. Soit par suite de la confusion qui régnait, soit qu’il se fût laissé gagner par de l’argent, le batelier qui avait amené Carlo Giuntotardi et sa nièce ne put se retrouver, et ils semblaient n’avoir aucun moyen de quitter le bâtiment.

— Il y a ici, près de notre passe-avant, dit l’officier de quart, qui, touché de compassion pour une jeune fille si intéressante, s’était inutilement évertué pour trouver cet homme, un petit bateau conduit par un seul batelier ; pour quelques grani il vous conduirait sûrement à terre.

Ce batelier semblait appartenir à la classe des lazzaroni, car il portait une chemise blanche de coton, un bonnet phrygien, et des pantalons de coton qui, ne descendaient qu’au-dessous des genoux. Ses jambes et ses bras étaient nus, et offraient aux yeux des nerfs, des muscles et des proportions qui auraient pu servir de modèle à un statuaire. Ses pieds seuls formaient exception au costume ordinaire, car ils étaient placés dans des chaussures de toile, ornées à peu près de la même manière que les moccasins des Indiens de l’Amérique. Il semblait surveiller avec attention le passe-avant de la frégate, comme dans l’espoir d’y trouver une pratique, et Giuntotardi, ayant rencontré ses yeux, lui montra une pièce d’argent. Au même instant, le bateau fut au pied de l’échelle de commandement ; Ghita y descendit, et dès que son oncle et elle furent assis, le petit esquif s’éloigna du bâtiment, quoique deux ou trois personnes qui, comme eux, ne pouvaient retrouver leurs bateaux, criassent au batelier de les attendre.

— Il vaut mieux que nous restions seuls, quand nous devrions payer quelque chose de plus, dit Carlo à sa nièce. — L’ami conduisez-nous à quelque distance de cette frégate, là-bas, où il y a moins de canots, et vous serez bien payé. — Nous prenons intérêt à cette scène solennelle et nous désirons ne pas être observés.

— Je sais cela, signor Carlo, répondit le batelier, et je veillerai à ce que personne ne puisse vous importuner.

Ghita poussa un cri de surprise, que la prudence étouffa, en levant les yeux sur le batelier ; car elle s’aperçut, pour la première fois, que le prétendu lazzarone n’était autre que Raoul Yvard. Comme Giuntotardi avait presque toujours l’esprit trop occupé pour être bon observateur, il ne reconnut pas le jeune corsaire sous son déguisement, et celui-ci, faisant signe à Ghita d’user de discrétion, continua à ramer.

— Soyez tranquille, Ghita, lui dit son oncle, le moment n’est pas arrivé, et nous avons encore vingt minutes pour faire des prières.

Ghita était pourtant bien loin d’être tranquille. Elle voyait tout le danger que son amant courait, et elle sentait que c’était pour elle qu’il s’y était exposé. Sa présence troublait même les sentiments solennels que lui inspirait la scène qui allait se passer, et elle aurait voulu, pour plus d’une raison, qu’il ne fût pas auprès d’elle en ce moment. Il y était pourtant, et au milieu de ses ennemis ; et il aurait été contre nature qu’une jeune fille de son âge, et avec la tendresse qu’elle avait pour lui, n’eût pas éprouvé une tendre gratitude pour celui qui avait, en quelque sorte, mis sa tête dans la gueule du lion pour lui rendre service. Ghita n’avait pas fait un mystère à Raoul de sa parenté avec la famille Caraccioli, et il comprenait fort bien pourquoi elle était là, et quel motif l’y avait conduite. Quant à elle, elle jetait des regards timides de tous côtés, craignant que le lougre n’eût aussi été amené parmi la foule de bâtiments qui couvraient le mouillage. Mais Raoul était trop fin pour avoir commis une pareille faute, et elle n’aperçut rien qui ressemblât au Feu-Follet.

Le lecteur doit avoir compris qu’un grand nombre de bâtiments de guerre, anglais, russes, turcs et napolitains, étaient alors à l’ancre dans la baie. Comme les Français occupaient encore le château Saint-Elme, citadelle qui couronne les hauteurs, qui, à leur tour, couronnent la ville, ces bâtiments n’étaient pas à l’ancre tout à fait aussi près du môle que de coutume, de peur qu’un boulet lancé par les batteries des ennemis ne pût les atteindre, mais ils en étaient assez près pour permettre à tous les oisifs et à tous les curieux de Naples qui en avaient le courage et les moyens, de venir assister à la triste scène qui allait se passer. À mesure que l’heure en approchait, de nouveaux bateaux arrivaient ; et la Minerve fut enfin entourée d’une foule de spectateurs dont un grand nombre appartenaient même aux plus hautes classes de la société.

La distance entre la frégate napolitaine et le vaisseau du contre-amiral anglais n’était pas considérable ; et tout ce qui se passait à bord de la Minerve, et qui n’était pas positivement caché par les murailles de ce bâtiment, pouvait se voir aisément du pont du Foudroyant. Ce vaisseau était un peu en dehors du cercle de bateaux, et c’était de ce côté que Raoul avait ramé pour éviter la confusion, et il se reposai sur ses avirons quand il fut à un tiers d’encâblure de la poupe de l’amiral anglais. C’était là qu’il avait résolu d’attendre le fatal signal et ce qui en serait la suite. Ghita et son oncle passèrent tout ce temps en prières. Il est presque inutile de dire que Raoul ne s’y joignit pas, mais nous ne rendrions pas justice à ses sentiments et à son amour pour Ghita, si nous ne disions que son cœur sympathisait avec les leurs.

Un silence solennel, causé par l’attente, régnait à bord de tous les bâtiments voisins de la Minerve. Le temps était chaud, la mer calme, et le zéphyr même cessait de troubler par ses murmures cette scène mélancolique. À bord de la frégate, on ne voyait aucun signe de vie, à peine même en voyait-on de mort ; on pouvait cependant remarquer un cartahu passé dans une poulie au bout de la vergue de misaine, dont une des extrémités venait directement sur le pont, et dont l’autre était allongée le long de la vergue jusqu’à la perpendiculaire du pont, où elle passait dans une poulie. Une plate-forme avait été établie sur deux canons, en dessous de la vergue, arrangement bien simple, mais expressif, et qui, ayant lieu entre les murailles de la frégate, n’était visible qu’à ceux qui se trouvaient à bord de la Minerve. Raoul connaissait ce genre de préparatifs, et son œil exercé reconnut aisément la corde qui devait dans quelques minutes priver Ghita de son aïeul, quoique son oncle et elle ne pussent la distinguer de la multitude de cordages dont elle était entourée.

Dix minutes pouvaient s’être passées dans ce silence solennel, et pendant ce temps le nombre des bateaux continua à augmenter, et il fut permis aux équipages des différents bâtiments de se placer de manière à pouvoir être spectateurs d’une scène qu’on espérait devoir servir de leçon. Il est dans les principes d’une bonne discipline, à bord d’un bâtiment de guerre, de ne pas permettre aux hommes de l’équipage de se laisser voir de l’extérieur, excepté dans les occasions ou le devoir exige qu’ils se montrent tous. Cette règle rigide fut pourtant alors momentanément oubliée, et les vaisseaux à l’ancre autour de la Minerve laissèrent voir leurs milliers d’hommes, comme des abeilles autour de leur ruche pour essaimer. Ce fut au milieu de cette attente générale qu’on entendit le sifflet du maître d’équipage du Foudroyant, et aussitôt quatre mousses se placèrent le long de l’échelle de commandement, marque d’honneur qu’on ne rend jamais à personne d’un rang inférieur à celui de capitaine. Le bateau de Raoul n’était pas à plus de vingt-cinq brasses du passe-avant du vaisseau-amiral, et il tourna la tête par curiosité, pour voir qui allait descendre dans un gig qui était au bas de l’échelle. Un étranger portant deux épaulettes descendit le premier, vinrent ensuite deux hommes en habit bourgeois, et ils furent suivis par un lieutenant de vaisseau. Dès qu’ils furent assis, les avirons frappèrent l’eau, et le gig tournant sous la poupe du Foudroyant, se dirigea vers son propre bâtiment, la Proserpine. Quatre ou cinq efforts de douze bras vigoureux suffirent pour conduire cette longue et étroite embarcation à l’endroit qu’elle désirait occuper. Alors les canotiers cessèrent de ramer, et le gig perdit son aire, à environ dix pieds du petit esquif conduit par Raoul Yvard, qui, à sa grande surprise, reconnut dans les deux hommes en habit bourgeois Andréa Barrofaldi et Vito Viti, qui s’étaient décidés à accompagner Cuff et Griffin, — qui étaient avec eux sur le gig, dans une courte croisière dont le but exprès était de capturer le Feu-Follet et son commandant.

Tout autre aurait été alarmé de se trouver si près de ses ennemis, mais Raoul ne fit qu’en rire au lieu de s’en inquiéter. Il avait confiance en son déguisement, et il était trop familier avec des incidents de cette espèce pour ne pas conserver son calme et son sang-froid. Il ne connaissait pas les deux officiers anglais, mais sachant que la Proserpine était dans la baie, il devina qui ils étaient, et quelles circonstances avaient réuni des compagnons si mal assortis. Il n’avait pris aucune précaution pour déguiser ses traits, et le bonnet rouge phrygien qu’il portait comme des milliers d’autres dans cette baie, les laissait entièrement à découvert. Il en était tout autrement de Ghita. Elle, et même son oncle, étaient beaucoup mieux connus des habitants de l’île d’Elbe que le capitaine ; mais ils s’étaient tous deux voilés la tête pour prier.

— Cette affaire ne me plaît pas, Griffin, dit le capitaine quand son gig fut tout à fait stationnaire, et je voudrais de tout mon cœur que nous ne nous en fussions pas mêlés. J’ai connu ce vieux Caraccioli, c’était une bonne pâte d’homme ; et quant à la trahison qu’on lui reproche, il est difficile, dans des temps comme ceux-ci, et surtout dans une pareille nation, de dire qui est traître et qui ne l’est pas. — Ah ! je crois, sur ma foi, que voilà le vieillard et la jolie fille qui ont été voir Nelson il y a une demi-heure, précisément pour cette affaire.

— Que pourraient-ils avoir de commun avec le prince Caraccioli et sa trahison ? Le vieux reître à l’air d’un mangeur de livres, mais ce n’est pas un prêtre ; et quant à la jeune fille, elle est certainement bien bâtie, mais je doute que sa figure y réponde, elle prend trop de peine pour la cacher.

Raoul jura entre ses dents, mais il réussit à supprimer tout signe extérieur d’émotion. Cependant Cuff prit la défense des attraits de Ghita. La présence de ses canotiers était la seule chose qui aurait pu lui imposer une discrétion extraordinaire, mais il les connaissait de longue main, et il s’était habitué à avoir moins de réserve devant eux qu’en présence du reste de son équipage.

— Si c’est réellement celle que je viens de voir dans la chambre de Nelson, dit-il, elle n’a pas besoin de se cacher sous un voile, car on ne voit pas souvent une fille si jolie et ayant l’air si modeste. Je ne saurais dire exactement ce qu’elle venait demander, car elle parlait en italien, et milady, qui servait d’interprète, a gardé pour elle seule les trois quarts et demi de sa conversation avec elle. — Mais ce vieux garçon, le juge de paix de Porto-Ferrajo, la regarde comme s’il voulait la manger des yeux. Demandez-lui donc en italien quelle pie il a trouvée au nid.

— Signor podestat, dit Griffin, vous semblez avoir trouvé quelque chose à regarder ailleurs que sur la Minerve. Serait-ce quelque Vénus ?

Cospetto ! dit Vito Viti en donnant un coup de coude à son voisin le vice-gouverneur et en lui désignant du coin de l’œil le bateau de Raoul, mes yeux me trompent fort si ce n’est pas là la petite Ghita qui est arrivée dans notre île comme une comète, et qui en est partie comme… comme… à quoi comparerai-je sa disparition subite et extraordinaire, signor Andréa ?

— À celle du Feu-Follet ou du Ving-y-Ving, répondit Griffin, car depuis que les deux fonctionnaires étaient devenus ses compagnons de croisière, il ne leur épargnait aucune des plaisanteries qui se présentent naturellement à l’esprit d’un marin ; — il a fait aussi une disparition subite et extraordinaire, et peut-être la jeune fille et le lougre sont-ils partis ensemble.

Vito Viti avait déjà découvert qu’il n’était pas, à bord de la Proserpine, un personnage aussi important qu’à Porto-Ferrajo ; il commençait pourtant à bégayer une réponse, quand une colonne de fumée s’éleva à l’avant de la Minerve, un pavillon jaune fut hissé, et la détonation d’un coup de canon se fit entendre.

Nous avons déjà dit qu’il se trouvait alors dans la baie de Naples des bâtiments de guerre de quatre nations. Nelson y était arrivé peu de temps auparavant avec dix-sept vaisseaux de ligne, et il y avait trouvé plusieurs de ses compatriotes. Cette force avait été réunie pour repousser une attaque qu’on supposait que les Français avaient dessein de faire contre l’île de Minorque, et on la maintenait en cet endroit, attendu l’incertitude où l’on était encore de leurs mouvements futurs. Une flotte russe y était venue de la mer Noire pour agir aussi contre les Français, amenant avec elle une escadre du grand-seigneur ; présentant ainsi aux yeux du monde le singulier spectacle des sectateurs de Luther, des ouailles de l’église grecque et des partisans de Mahomet : réunis « pour la défense de nos droits, de nos foyers et de nos autels. » Il faut ajouter à tous ces navires une petite escadre de bâtiments napolitains, le tout composant une force marine mélangée, sous quatre pavillons différents, qui allait être témoin de la scène lugubre qu’il nous reste à décrire.

Le signal donné par le pavillon jaune et par le coup de canon interrompit l’exécution de tous les devoirs ordinaires sur tous les bâtiments. Les maîtres d’équipage et leurs aides mirent leurs sifflets à l’écart ; les officiers cessèrent de donner des ordres, et les midshipmen, leurs échos, n’eurent plus rien à répéter. Les marins se rassemblèrent sur les flancs de leurs bâtiments respectifs, où l’on voyait partout des yeux que l’attente faisait briller. Les boute-hors ressemblaient à des essaims d’abeilles suspendus à des branches d’arbres ; et les bittes de bossoir, les lisses de couronnement, les passe-avants ; les trelingages, les porte-haubans, etc., etc., étaient garnis d’hommes dont les boutons brillants, les chapeaux vernissés, les épaulettes et l’uniforme bleu foncé, annonçaient qu’ils faisaient partie des classes privilégiées d’un bâtiment. Malgré toute cette curiosité, pas une seule physionomie ne portait l’empreinte de ce sentiment qui se manifeste ordinairement parmi ceux qui assistent à l’infliction d’un châtiment mérité. Les traits de tous ces guerriers marins, Anglais et Turcs, Russes et Mahométans, avaient une sombre expression qui semblait indiquer que tout leur intérêt était pour le condamné ; et non pour l’administration de la justice. Cependant nul murmure ne s’élevait, nul signe de résistance ne paraissait, nul air de remontrance ne se faisait remarquer. Le manteau invisible de l’autorité couvrait tout ; et ces masses d’hommes mécontents se soumettaient ; comme on se soumet à ce qu’on regarde comme un arrêt du destin. L’habitude passive et invétérée de la discipline imposait silence à toute plainte ; mais il existait une conviction générale qu’on allait être témoin d’un acte contraire à la justice et à l’humanité, et que, dans tous les cas, il aurait fallu plus d’égards pour les formes et moins de précipitation dans le jugement, pour qu’on pût approuver la condamnation. Les Turcs seuls joignaient à la soumission un air d’apathie. Ces croyants à la prédestination regardaient avec froideur ce qui se passait, quoiqu’il courût même parmi eux un bruit secret qu’une maligne influence planait sur ce pays, et qu’un esprit noble et fier s’était laissé maîtriser par la passion qui prive si souvent les héros de leur empire sur eux-mêmes et de leur indépendance.

Ghita cessa de prier quand le coup de canon se fit entendre, et elle osa même lever ses yeux pleins de larmes vers la frégate. Tous les regards se dirigèrent du même côté, et l’on vit remuer la corde attachée au bout de la vergue de misaine. Plusieurs têtes s’élevèrent peu à peu au-dessus des bastingages, et, en ce moment, on vit sur la plate-forme le condamné et le prêtre qui l’accompagnait. L’infortuné Caraccioli, comme nous l’avons déjà dit, était dans sa soixante-dixième année, et les cheveux blancs qui couvraient sa tête nue attestaient le cours régulier de la nature pendant ce temps. Il était sans habit, et ses bras étaient liés derrière son dos au-dessus du coude, ce qui lui laissait en partie l’usage des mains et même des avant-bras ; il avait le cou nu, et la corde qui y était déjà attachée pour prévenir les accidents, avertissait à chaque instant le malheureux condamné de la fonction révoltante à laquelle elle était destinée.

Un murmure sourd s’éleva sur tous les bateaux à ce spectacle, et un grand nombre de têtes se penchèrent pour prier. Ce signe de compassion fut une consolation momentanée pour l’infortuné dont la fin était si proche ; et il regarda autour de lui, éprouvant un léger retour de ces sentiments terrestres qu’il s’était efforcé d’extirper de son cœur depuis qu’il avait fait ses adieux à Ghita et qu’il avait appris que sa dernière demande, celle d’une commutation dans le genre de mort, avait été rejetée. C’était un moment terrible pour un homme comme don Francesco Caraccioli, qui avait passé une longue vie au milieu de la scène qui l’entourait, — illustre par sa naissance, — comblé des dons de la fortune, — honoré pour ses services, — accoutumé à la déférence et au respect. Jamais le glorieux panorama de cette baie ne lui avait paru si beau qu’au moment où une mort violente et ignominieuse allait le faire disparaître à ses yeux. Des montagnes empourprées, — du vide azuré qui couvrait sa tête, — des eaux bleues sur lesquelles il semblait déjà être suspendu, — d’une côte ornée de villages, de villas et de vignobles, — ses yeux passèrent sur les bâtiments et les bateaux qui remplissaient la baie, et qui étaient eux-mêmes remplis de masses d’êtres vivants. Il jeta un regard de reproche mélancolique sur le pavillon qui flottait au haut du mât d’artimon du Foudroyant, et laissa tomber ensuite un coup d’œil sur les têtes qui étaient en dessous, et qui semblaient un tapis de figures humaines étendu sur la mer. Son regard était ferme, quoique tout fût en tumulte dans son cœur. Il reconnut Ghita à son costume et à celui de son oncle, et s’avançant sur le bord de la petite plate-forme il s’efforça d’étendre un bras pour lui donner sa bénédiction, qu’il prononça à haute voix. La pauvre fille tomba sur ses genoux au fond du bateau, se mit en prières la tête baissée, et resta dans cette humble attitude jusqu’à la fin de cette scène douloureuse, sans oser lever les yeux un instant.

— Mon fils, dit le bon prêtre au patient, vous devez en ce moment oublier la terre et tout sentiment terrestre.

— Je le sais, mon père, répondit le vieillard d’une voix tremblante d’émotion, mais non de crainte, car ses sensations étaient trop nobles, trop sublimes même, pour que son cœur pût admettre ce sentiment dégradant ; mais jamais cette belle œuvre de la création ne m’a paru si aimable qu’à l’instant où je la vois pour la dernière fois.

— Élevez votre vue au delà de cette scène, mon fils ; percez les profondeurs d’une éternité sans bornes, et vous y verrez ce dont toutes les facultés et tous les efforts des hommes ne peuvent approcher. Je crains que le temps qui nous reste ne soit bien court. Avez-vous encore quelque chose à me dire suivant la chair ?

— Vous pouvez dire, mon père, qu’à mon dernier moment j’ai prié pour Nelson et pour tous ceux qui ont contribué à me conduire où je suis. Il est facile à l’homme heureux, à celui qui n’a éprouvé aucune tentation, de condamner son semblable ; mais il est plus sage, il est plus sur de mettre sa confiance dans la bonté de Dieu que dans ses propres mérites.

Un rayon de satisfaction brilla dans les yeux du bon prêtre, quand il entendit ces paroles, car c’était un homme véritablement pieux, et que la crainte des suites que pouvait avoir pour lui-même son dévouement au malheureux condamné, n’avait pu empêcher de faire ce qu’il regardait comme son devoir. Il ferma les yeux un instant pour rendre grâce à Dieu dans le secret de son cœur ; se tournant ensuite vers le prince, il lui adressa ces derniers mots d’encouragement :

— Mon fils, si vous quittez cette vie avec une ferme confiance dans les mérites du fils de Dieu, et dans de pareilles dispositions à l’égard de vos semblables, il n’y a personne dans la foule immense qui nous entoure dont le sort mérite plus d’envie que le vôtre. — Adressez une dernière prière au seul être à qui vous deviez maintenant avoir recours.

Caraccioli, aidé par le prêtre, s’agenouilla sur la plate-forme car la corde passée autour de son cou était assez lâche pour lui permettre cet acte d’humilité, et son confesseur se mit en prière à son côté.

— Je voudrais que Nelson n’eût eu rien de commun avec tout ceci, dit le capitaine Cuff ; et, détournant la tête, son regard tomba, sans qu’il y pensât, sur le Foudroyant. Sur le gaillard d’arrière de ce vaisseau était la dame dont il a déjà été parlé dans ce chapitre, spectatrice avide de cette scène de mort. Elle n’avait auprès d’elle qu’une suivante, les hommes de sa compagnie n’ayant pas eu les nerfs assez forts pour rester à son côté. Cuff en détourna les yeux avec dégoût, et à l’instant même un cri général se fit entendre. Il porta ses regards vers la Minerve, et vit les bras vigoureux des matelots napolitains tirer la corde attachée au cou de l’infortuné Caraccioli, qui était encore à genoux, et l’enlever ans bout de la vergue, laissant le bon prêtre seul sur la plate-forme, encore agenouillé et en prière. Il y eut une horrible minute de lutte entre la vie et la mort, après quoi le corps de l’amiral, si récemment la demeure d’une âme immortelle, resta suspendu passivement à l’extrémité de la vergue, aussi insensible que la pièce de bois qui le soutenait[1].


  1. Si le lecteur est curieux de savoir quelle était la dame dont il est ainsi parlé dans les derniers chapitres, et que l’auteur n’a pas nommée, il peut consulter dans tout dictionnaire de biographie les articles Nelson et sir William Hamilton. (Note du traducteur.)