Le Feu-Follet/Chapitre I

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 3-18).


CHAPITRE PREMIER.


Réfléchissant (la mer) les beautés du ciel, qui, des profondeurs de l’espace, viennent se peindre sur ses eaux, toutes ses teintes, depuis le splendide coucher du soleil jusqu’au lever des astres de la nuit, déploient leur magique variété ; et maintenant tout change ; une ombre plus pâle couvre les montagnes de son manteau ; le jour qui expire meurt comme le dauphin, à qui chaque angoisse de la mort donne une nouvelle couleur. La dernière mère est la plus aimable, mais enfin elle a disparu, et tout est noir. »
Lord Byron, Childe-Harold.


Les charmes de la mer Tyrrhénienne ont été célébrés même du temps d’Homère. Le voyageur conviendra aisément que la Méditerranée en général, ses belles limites, les Alpes et les Apennins, et ses côtes dentelées et irrégulières, forment la contrée la plus délicieuse de la terre connue en tout ce qui concerne le climat, les productions et la conformation physique. Les pays qui entourent cette immense nappe d’eau étendue au milieu des terres, avec leurs promontoires dominant cette image de l’Océan, leurs coteaux couverts de tout ce qu’il y a de pittoresque dans la vie humaine, leurs montagnes couronnées de tours, leurs flancs rocailleux consacrés par des ermitages, et leurs eaux sans rivales parsemées de navires gréés en quelque sorte tout exprès, de manière à faire un tableau, forment une espèce de monde à part, qui offre une source de délices pour tous ceux qui ont le bonheur d’en sentir les beautés ; beautés qui non seulement fascinent les yeux de ceux qui les voient, mais restent gravées dans le souvenir de ceux qui s’en sont éloignés, comme de glorieuses visions du passé.

C’est de ce fragment de la création, si éminemment beau sous son aspect le plus sombre, mais si souvent dégradé par les passions des hommes, même sous son aspect le plus brillant, que nous avons à nous occuper. Tandis que chacun admettra combien la nature a fait pour la Méditerranée, personne ne niera que, jusqu’à une époque très récente, elle ait été la scène de plus de violences et d’injustices que peut-être aucune autre partie du monde. Avec les races différentes qui occupent ses côtes au nord et au midi, races plus séparées encore par leurs destins que par leur origine, leurs habitudes et leur religion, barrière placée en quelque sortes entre les chrétiens et les musulmans, et d’une antiquité qui défie l’histoire, le sein de ses ondes azurées a réfléchi plus d’actes de violence, a été témoin de plus de scènes de carnage, et a entendu plus de cris de victoire entre le siècle d’Agamemnon et celui de Nelson, que tous les autres domaines de Neptune ensemble. La nature et les passions se sont réunies pour faire de cette mer l’image de la physionomie humaine, qui cache sous ses sourires et son expression presque divine la fournaise si souvent embrasée dans notre cœur, et le volcan qui consume notre bonheur. Pendant des siècles, le Turc et le Maure ont rendu dangereux pour les Européens de naviguer entre ces côtes souriantes ; et quand le pouvoir des barbares disparaissait temporairement, ce n’était que pour faire place aux luttes de ceux qui les chassaient de l’arène pour l’occuper un moment.

Tout le monde connaît les circonstances qui rendirent l’époque qui s’écoula entre 1790 et 1815, la plus fertile des temps modernes en événements, quoique les incidents variés qui ont marqué ce quart mémorable d’un siècle soient déjà devenus des souvenirs historiques. Tous les éléments de la lutte qui agita alors le monde semblent maintenant dans un état de calme aussi complet que s’ils eussent dû leur existence à un temps bien éloigné, et les hommes qui en ont été les témoins et qui vivent encore, ne se rappellent ce qui s’est passé dans leur jeunesse, que comme des événements rapportés dans les annales des siècles passés. Alors, chaque mois amenait une défaite ou une victoire, la relation d’un gouvernement renversé ou d’une province conquise. L’univers était agité comme le sont les hommes dans un moment de tumulte. Les êtres timides jettent un regard en arrière sur cette époque avec surprise, les jeunes gens avec doute, et les esprits turbulents et inquiets avec envie.

Les années 1798 et 1799 furent les deux plus remarquables de cette époque à jamais mémorable, et c’est sur cette période féconde et agitée que nous devons fixer l’imagination du lecteur, pour le placer au milieu des scènes que nous avons intention de décrire.

Vers la fin d’un beau jour du mois d’août, un bâtiment léger, qu’on, eût dit l’ouvrage des fées, favorisé par une douce brise venant de l’ouest, entrait dans ce qu’on appelle le canal de Piombino, en gouvernant à l’est. Le gréement des bâtiments de la Méditerranée est passé en proverbe par sa beauté pittoresque et recherchée, et l’on y rencontre tour à tour le chébec, la felouque, la polacre, la galiote, et quelquefois le lougre. Celui-ci, quoique se montrant moins fréquemment sur les eaux de l’Italie que dans la baie de Biscaye et sur la Manche, était pourtant le genre du bâtiment en question, circonstance que les marins qui le virent des côtes de l’île d’Elbe, regardèrent comme n’indiquant rien de bon. Un lougre à trois mâts, sur lequel se déployait une vaste voilure, très-ras sur l’eau, sa coque peinte en noir n’étant relevée que par un petit liteau rouge, tracé au-dessous de ses porte-haubans, et un plat-bord si élevé qu’on ne voyait au-dessus que le chapeau de quelques marins d’une taille au-dessus de l’ordinaire, fut considéré comme un bâtiment suspect, et pas même un pêcheur n’aurait osé en approcher à portée du canon, tant qu’on ignorait ce qu’il était. Des lettres de marque, ou corsaires, comme c’était la mode de les appeler, se montraient assez souvent le long de cette côte, et il était quelquefois dangereux, même pour des bâtiments de nations amies, de les rencontrer, quand le pillage, qu’un reste de barbarie légalise encore, leur avait, manqué.

Ce lougre était réellement du port de cent cinquante tonneaux, mais sa coque peu élevée et peinte en noir lui donnait l’air d’être beaucoup plus petit qu’il ne l’était ; cependant la voilure qu’il portait en arrivant vent arrière, wing and wing[1], comme disent les matelots de la Méditerranée, c’est-à-dire avec une voile de chaque côté, battant comme les ailes d’un oiseau, trahissait son caractère, et, comme nous l’avons déjà donné à entendre, les marins qui épiaient du rivage tous ses mouvements, secouaient la tête avec un air de méfiance, en causant entre eux, en fort mauvais italien, de la destination et des projets de ce bâtiment. Cette observation et les discours qui l’accompagnaient, avaient lieu sur le promontoire rocailleux qui s’élève au-dessus de la ville de Porto-Ferrajo, dans l’île d’Elbe, ville depuis ce temps devenue si renommée, comme capitale de la souveraineté en miniature de l’empereur Napoléon. Au fait, la demeure dont l’empereur déchu fit ensuite son palais était à une cinquantaine de toises des interlocuteurs, et donnait sur l’entrée du canal et les montagnes de la Toscane, ou plutôt de la petite principauté de Piombino : le système d’engloutir les petits états de l’Europe dans les plus grands n’avait pas encore été adopté dans toute son étendue. Cet édifice, de la grandeur des maisons de campagne du premier ordre dans les États-Unis, était alors, comme il l’est aujourd’hui, occupé par le gouverneur florentin de la partie de l’île dépendant de la Toscane. Il est situé sur l’extrémité d’un promontoire rocailleux peu élevé ; formant le boulevard occidental d’une baie profonde, sur un côté duquel ; et convenablement caché derrière un demi-cercle de rochers inclinant à l’ouest en forme de croissant, se trouve un petit port, complètement invisible du côté de la mer, comme s’il eût craint les visites semblables à celles qu’on pouvait attendre de bâtiments du même genre que l’étranger suspect. Ce petit port, qui avait moins d’étendue qu’un bassin moderne : dans des places comme Londres et Liverpool, était suffisamment protégé contre tous dangers probables par des batteries ; et quant aux éléments, un bâtiment placé sur une tablette dans un cabinet aurait à peine été plus en sûreté. Dans ce petit bassin domestique, qui, à l’exception de son étroite entrée, était complètement entourée d’édifices, se trouvaient alors quelques felouques qui faisaient le commerce entre l’île et la côte adjacente de l’Italie, et un seul bâtiment autrichien, qui était venu du bout de la mer Adriatique pour prendre un chargement de fer, comme on le prétendait ; mais autant pour avoir l’air de commercer avec une dépendance de l’Italie, que dans aucun autre dessein.

Dans le moment dont nous parlons, on ne voyait pourtant qu’une douzaine d’individus autour de ces maisons, ou dans les environs. La nouvelle qu’un lougre étranger tel que celui que nous venons de décrire se montrait au large, avait attiré tous les marins sur le rivage ; et la plupart des habitués du port les avaient suivis en montant les larges marches des rues tortueuses qui conduisaient sur les hauteurs derrière la ville, ou sur l’élévation rocailleuse d’où l’on découvrait la mer, du nord-est à l’ouest. L’approche du lougre avait produit sur les simples marins de ce port peu fréquenté à peu près le même effet que la vue d’un faucon sur les habitants emplumés et timides d’une basse-cour. Le gréement de ce bâtiment, circonstance suspecte en elle-même, avait été remarqué deux heures auparavant par une couple de pilotes côtiers qui passaient habituellement leurs moments de loisir sur les hauteurs, examinant les signes du temps et conversant ensemble ; et les conjectures auxquelles ils se livraient en ce moment avaient attiré sur la promenade de Porto-Ferrajo une vingtaine d’hommes qui s’imaginaient être ou qui étaient véritablement des connaisseurs en tout ce qui concerne la mer. Cependant lorsqu’on put bien distinguer la coque basse, longue et noire qui portait une telle voilure, chacun donna son opinion ; les bruits se propagèrent, et des centaines de personnes se rassemblèrent eu cet endroit, qui, dans le jargon de Manhatta, aurait été probablement appelé une batterie ; et ce nom n’aurait pas été tout à fait impropre, car une petite batterie était établie en ce lieu, et dans une position à pouvoir aisément lancer un boulet à deux tiers de lieue de la terre ; c’est-à-dire à la distance où se trouvait alors le lougre inconnu.

Tomasso Tonti était le plus vieux marin de l’île d’Elbe ; et comme c’était un homme prudent et généralement discret, il en était l’oracle dans la plupart des choses qui avaient rapport à la mer. À mesure qu’un habitant, marchand de vin, épicier, aubergiste, ou mineur, arrivait sur la hauteur, son premier soin était de s’informer où était Maso ou Tonti, car on donnait indifféremment l’un ou l’autre de ces noms au vieux pilote, et ayant appris où il le trouverait, il se rendait invariablement à son côté, de sorte qu’un groupe d’environ deux cents personnes, hommes, femmes et enfants, se forma bientôt autour de lui, comme les fidèles se rassemblent pour écouter un prédicateur qui a la vogue dans des moments de ferveurs religieuse. Il est bon de remarquer aussi avec quelle considération ce petit rassemblement d’insulaires italiens traitait le patriarche marin en cette occasion. Personne ne criait pour lui faire des questions : et tous avaient soin de ne pas se placer devant lui, de peur de l’empêcher d’observer ce qui se passait sur la mer. Cinq ou six vieux marins comme lui étaient ses plus proches voisins ; et à la vérité, ceux-ci n’hésitaient pas à parler, comme il convenait à leur expérience. Mais Tonti devait une bonne partie de sa réputation à la discrétion avec laquelle il rendait ses oracles, et peut-être à son adresse d’avoir l’air d’en savoir plus qu’il n’en voulait dire. Il se tenait donc sur la réserve, et tandis que ses vieux confrères donnaient leurs opinions ; quelquefois contradictoires, sur ce bâtiment étranger, et que cent conjectures oiseuses passaient de bouche en bouche parmi tous les autres, tant hommes que femmes ; pas un mot qui pût compromettre la réputation du vieux pilote n’était sorti de sa bouche ; Il laissait les autres parler tant qu’ils voulaient ; mais quant à lui, il convenait à ses habitudes, et peut-être à la difficulté qu’il trouvait à résoudre la question, de garder un silence et grave et de mauvais ugure.

Nous avons parlé de femmes ; un événement semblable dans une ville de trois à quatre mille âmes devait nécessairement attirer une partie du beau sexe sur les hauteurs. La plupart s’approchaient le plus près possible du vieux pilote ; afin d’être les premières à apprendre la nouvelle et à la faire circuler. Mais il semblait que, parmi les plus jeunes, il se trouvait aussi une sorte d’oracle, et une douzaine des plus jolies filles étaient rassemblées autour de Ghita, soit pour savoir ce qu’elle avait à dire sur le sujet de la curiosité générale, soit peut-être par un sentiment de modestie et de fierté, naturel à leur âge et dans leur condition, sentiment qui leur apprenait à montrer un peu plus de réserve que les femmes plus âgées et d’un rang plus humble. En parlant de condition et de rang, il ne faut pourtant entendre ces mots que dans un sens très-limité. Il n’y avait à Porto-Ferrajo que deux classes de société, les marchands et les ouvriers, sauf peut-être une douzaine d’exceptions en faveur de quelques employés du gouvernement, d’un avocat, d’un médecin et de quelques prêtres. Le gouverneur de l’île était un Toscan d’un rang distingué, mais il l’honorait rarement de sa présence, et son substitut était un homme de la ville dont l’origine était trop connue pour qu’il pût se donner de grands airs dans le lieu de sa naissance. Les compagnes de Ghita étaient donc des filles de marchands qui, ayant appris à lire, allant quelquefois à Livourne, et étant admises en présence de la femme de charge du substitut du gouverneur, en étaient venues à se regarder comme devant se montrer au-dessus de la curiosité vulgaire de celles qui n’avaient pas les mêmes avantages. Ghita pourtant devait son ascendant à ses qualités personnelles, plutôt qu’au hasard qui aurait pu lui donner pour père un épicier ou un aubergiste, car la plupart de celles qui l’entouraient ne connaissaient ni son origine, ni même son nom de famille. Elle avait été amenée dans l’île six semaines auparavant et laissée en pension par un homme qui passait pour son oncle chez un aubergiste nommé Cristoforo Dovi. Elle devait toute son influence à son bon sens, à un caractère décidé, à une conduite toujours modeste et dirigée par les convenances, à une taille pleine de grâce, et à des traits qui, sans être positivement beaux et réguliers, étaient attrayants au plus haut degré. Personne ne songea jamais à lui demander son nom de famille, et elle ne parut pas elle-même croire nécessaire de le mentionner. Le nom de Ghita lui suffisait ; et quoiqu’il y eût à Porto-Ferrajo deux ou trois jeunes filles qui le portaient aussi, huit jours après son arrivée elle était devenue, d’un consentement général, la Ghita par excellence.

On savait que Ghita avait voyagé, car elle était arrivée, au vu et au su de tout le monde, à bord d’une felouque, venant, disait-on, des états napolitains. Si cela était vrai, elle était probablement la seule de son sexe dans la ville qui eût jamais vu le mont Vésuve, ou jeté les yeux sur les merveilles d’une partie de l’Italie qui ne le cède en renommée qu’à la ville de Rome. On croyait donc naturellement que si quelque fille de Porto-Ferrajo pouvait deviner ce qu’était ce bâtiment étranger, ce devait être Ghita. C’était d’après cette supposition qu’elle avait, sans le savoir, et, s’il faut dire la vérité, sans le vouloir, amassé autour d’elle une réunion d’une douzaine de jeunes filles de son âge, et à ce qu’il paraissait, de sa classe. Celles-ci cependant ne sentaient pas la nécessité de s’imposer la même retenue que les curieux qui faisaient foule près de Tonti ; car, quoiqu’elles respectassent la jeune étrangère leur amie, et qu’elles eussent écouté ses conjectures plus volontiers que celles de toute autre personne, elles avaient un désir si irrésistible d’entendre le son de leurs propres voix, que pas une minute ne se passait sans une question faite à haute voix et avec volubilité ; et les interjections étaient aussi nombreuses que les conjectures étaient invraisemblables et absurdes. L’une disait que c’était un bâtiment venant de Livourne avec des dépêches, et ayant peut-être Son Excellence à bord ; mais on lui rappela que Livourne était au nord, et que le lougre qu’on voyait venait de l’ouest. Une autre pensait que c’était une cargaison de prêtres allant de la Corse à Rome ; mais on lui répliqua que les prêtres n’étaient pas alors en assez grande faveur en France pour qu’on leur donnât pour ce voyage un bâtiment si supérieur à ceux qui naviguaient le plus communément sur la Méditerranée. Une troisième, ayant plus d’imagination que les deux premières, dit qu’elle doutait que ce fût véritablement un navire, des apparences trompeuses de cette sorte n’étant pas très-rares, et prenant ordinairement la ressemblance de quelque chose d’extraordinaire.

— Oui, répondit Annina, mais dans ce cas ce serait un miracle, Maria ; et pourquoi aurions-nous un miracle à présent que le carême et les fêtes de Pâques sont passés ?

Les autres se mirent à rire ; et après une causerie qui dura quelque temps sur cet objet, il fut universellement admis que ce qu’on voyait était un véritable bâtiment d’une espèce ou d’une autre, mais que ce n’était ni une felouque ni une galiote, ni un speronare. Pendant tout ce temps, Ghita gardait le silence et réfléchissait aussi profondément que Tommaso lui-même, quoique par un motif très-différent. Malgré le babil et les opinions burlesques de ses compagnes, ses yeux se détournaient à peine un instant du lougre, et ils semblaient y être attachés par une sorte de fascination. S’il se fût trouvé là quelqu’un assez peu occupé pour observer cette fille intéressante, il aurait été frappé du jeu varié de ses traits, qui annonçaient une vive sensibilité ; et qui réfléchissaient les émotions passagères de son cœur. Un tel observateur y aurait remarqué, tantôt une expression d’inquiétude et même d’alarme, s’il eût été assez habile pour distinguer ces émotions des sensations plus vulgaires de ses compagnes ; et tantôt des éclairs de plaisir et de bonheur qui brillaient rapidement sur sa physionomie éloquente. Les couleurs de ses joues variaient souvent, et il y eut un instant où le lougre, semblant hésiter dans sa route, tantôt serra le vent, tantôt laissa arriver ; comme un dauphin sautant dans l’eau, et, où l’éclat du plaisir qui anima les grands yeux bleus de la jeune fille ne laissa rien à désirer à sa beauté. Mais aucune de ces expressions passagères ne fut remarquée par le groupe babillard qui entourait la jeune étrangère, qui put céder aux impulsions qui les causaient sans qu’on la questionnât et qu’on la soupçonnât.

Quoique ces jeunes filles, avec la retenue de leur âge et de leur sexe, se tinssent à quelque distance du rassemblement général, elles n’étaient qu’à sept ou huit pas de l’endroit où se trouvait Tommaso Tonti, et elles purent l’entendre quand il parla ; mais il ne lui plut de le faire que lorsqu’il fut questionné par le podestat, Vito Viti, qui parut en personne en ce moment sur la hauteur, qu’il était si fatigué d’avoir gravie, qu’il soufflait comme une baleine qui monte à la surface de l’eau pour respirerer.

— Que dis-tu de ce bâtiment, Maso ? ? dit le magistrat après l’avoir examiné lui-même quelques instans en silence, car il se sentait autorisé par sa place à interroger qui bon lui semblait.

— Je dis que c’est un lougre, Signor, répondit laconiquement le vieux marin, et certainement avec vérité.

— Sans doute, voisin Tonti ; c’est ce que nous voyons tous. Mais il y a plusieurs sortes de lougres : des lougres-felouques, des lougres-polacres, des lougres-galiotes. De quelle espèce est celui-ci ?

— Ce n’est pas là le langage du port, signor podestat. Nous appelons une felouque, felouque ; une polacre, polacre ; une galiote, galiote, et un lougre, lougre. Le bâtiment que nous voyons est un lougre.

Tommaso parlait d’un ton affirmatif, car il sentait qu’il était sur son terrain, et il n’était pas fâché de montrer publiquement qu’il entendait mieux ce genre d’affaires qu’un magistrat. De son côté le podestat était piqué et désappointé ; car il s’était réellement imaginé qu’il traçait une distinction subtile, à peu près comme il avait coutume de le faire dans ce qui était du ressort du barreau, et son ambition était de passer pour savoir un peu de tout.

— Eh bien ! Tonti, répondit, le signor Viti d’un air de protection et avec un sourire affable, comme c’est une affaire qui n’a pas l’air de devoir aller devant les cours supérieures de justice à Florence, nous pouvons nous contenter de votre explication, et je n’ai pas envie de la contester. — Ainsi un lougre est un lougre.

— Oui, Signor, c’est précisément ce que nous disons dans le port. Un lougre est un lougre.

— Et vous déclarez que ce bâtiment est un lougre ; et vous seriez prêt à l’affirmer sous la foi du sermeut devant une cour de justice ?

L’honnête Tommaso ne voyant aucune nécessité d’un serment dans cette affaire, et ayant toujours quelques scrupules de conscience en pareils cas, même quand les officiers de justice ne tenaient pas la Bible en main, hésita à répondre, et jeta un nouveau coup d’œil sur le bâtiment étranger.

— Oui, Signor, dit-il enfin, après s’être de nouveau convaincu que ses yeux ne le trompaient pas. Je pourrais faire serment que ce bâtiment est un lougre.

— Et pourrais-tu dire aussi, brave Tonti, à quelle nation il appartient ? C’est une chose aussi importante que le gréement dans ces temps de troubler.

— Vous avez raison, signor podestat ; car si ce bâtiment est algérien, ou maure, ou même français, sa visite dans le canal d’Elbe ne nous ferait certainement pas grand plaisir. J’y ai remarqué différents signes qui me font penser qu’il appartient tantôt à une nation, tantôt à une autre, et, je vous prie de m’excuser si je vous demande d’attendre qu’il soit un peu plus près avant de vous donner une opinion positive sur cette question.

Comme cette demande était raisonnable, le podestat n’y fit aucune objection. En se détournant, il aperçut Ghita… Elle avait fait une visite à sa nièce, il avait conçu une opinion favorable de son intelligence, et il résolut de profiter de cette occasion pour s’amuser à causer avec elle.

— Voilà cet pauvre diable, l’honnête Maso, bien embarrassé, dit-il en s’approchant d’elle, souriant avec un air de bonté, comme par compassion pour l’embarras du vieux pilote. — Il veut nous persuader que ce bâtiment est un lougre, et il ne peut nous dire à quelle nation il appartient !

— C’est bien un lougre, Signor, dit Ghita, reprenant longuement haleine, comme si elle se fût sentie soulagée en parlant.

— Comment ! avez-vous la prétention de vous connaître assez en bâtiments pour distinguer un lougre d’une felouque à la distance d’une lieue ?

— Je ne crois pas que celui-ci soit à une lieue, Signor ; il n’est guère qu’à une demi-lieue, et la distance diminue rapidement, quoique le vent soit léger. Quant à distinguer un lougre d’une felouque, cela n’est pas plus difficile que de distinguer une maison d’une église, ou un révérend père d’un matelot.

— Sans doute, et c’est ce que j’aurais dit à Maso, si ce vieil entêté eût voulu m’écouter. — Oui, la distance est à peu près ce que vous dites, et rien n’est plus facile que de voir que c’est un lougre. Quant à la nation à laquelle il appartient…

— Cela n’est pas si aisé à dire, Signor, à moins que le bâtiment ne montre son pavillon.

— Par saint Antoine ! tu as raison, ma chère enfant ; et il faut qu’il nous le montre. Aucun bâtiment n’a le droit d’approcher si près d’un port de Son Altesse Impériale et Royale sans montrer son pavillon, pour annoncer en même temps ses bonnes intentions et sa nation. — Mes amis, les canons de la batterie sont-ils chargés comme d’ordinaire ?

La réponse ayant été affirmative, il y eut quelques instants de consultation entre les personnages les plus importants qui se trouvaient sur la hauteur, après quoi le podestat marcha d’un air empressé vers la maison du gouvernement… Cinq minutes après, des soldats parurent à la batterie, et ils firent les préparatifs nécessaires pour pointer un canon de 18 sur le lougre étranger. La plupart des jeunes filles se détournèrent en se bouchant les oreilles, car elles n’étaient pas à plus de cinquante toises de la batterie ; mais Ghita, les joues pâles, quoiqu’elle eût l’œil ferme, et sans le moindre symptôme de crainte personnelle, suivait avec la plus vive attention tous les mouvements des artilleurs, et dès qu’elle les vit se préparer à allumer la mèche, l’inquiétude lui fit rompre le silence.

— Ils ne vont sûrement pas faire feu sur le lougre, signor podestat ! s’écria-t-elle. — Cela ne peut être nécessaire pour l’obliger à hisser son pavillon. Jamais je n’ai vu agir ainsi dans le sud.

— Vous ne connaissez pas nos bombardiers toscans, Signorina, répondit le magistrat avec un sourire de satisfaction et un geste de triomphe. Il est heureux pour l’Europe que le grand-duché soit si petit, sans quoi de pareilles troupes pourraient être plus à craindre que toutes les armées de la France.

Ghita ne fit aucune attention à ce trait d’orgueil provincial. Elle resta semblable à une statue représentant l’inquiétude, tandis que les artilleurs s’acquittaient de leur devoir. En moins d’une minute la mèche fut allumée, appliquée, et le coup partit. Toutes ses compagnes poussèrent des exclamations, invoquèrent tous les saints, et quelques-unes se jetèrent même à terre de frayeur. Ghita, quoique en apparence la plus faible de toutes, demeura droite et ferme. La lumière et l’explosion ne produisirent aucun effet sur elle, et pas un des artilleurs ne parut moins ému que cette jeune fille. Elle imita même la manière des soldats, en se tournant pour suivre des yeux le boulet dans son vol rapide, quoiqu’elle eût les mains jointes, et qu’elle parût attendre le résultat en tremblant. Quelques secondes d’incertitude s’écoulèrent ; bientôt elle vit le boulet effleurer l’eau à un quart de mille en avant du lougre, et après deux autres ricochets s’enfoncer dans l’eau par son propre poids à la même distance.

— Bénie soit santa Maria ! murmura-t-elle ; se parlant à elle-même sans y penser, tandis qu’un sourire, moitié de plaisir, moitié d’ironie, se dessinait sur ses lèvres. Ces artilleurs toscans n’ont pas la main fatale.

— Ce coup a été judicieusement tiré, belle Ghita, s’écria le podestat, retirant ses mains de ses deux oreilles, et le canon étonnamment bien pointé. Encore un boulet envoyé aussi loin en avant du lougre, et un troisième tombant entre les deux, et cet étranger apprendra à montrer plus de respect à la Toscane. — Que dis-tu à présent, honnête Maso ? Ce lougre nous dira-t-il quel est son pays, ou bravera-t-il plus longtemps notre pouvoir ?

— S’il est prudent, il hissera son pavillon ; mais je ne vois rien qui annonce qu’il s’y prépare.

Il est certain que le lougre, quoique à portée des canons de la batterie, ne faisait aucune disposition pour satisfaire la curiosité ou calmer les craintes des habitants de la ville. On voyait deux ou trois de ses matelots montés dans son gréement ; mais ils faisaient leur besogne sans se presser, et ils ne semblaient pas distraits de leur travail par le salut qu’ils venaient de recevoir. Cependant, au bout de quelques minutes, le lougre changea l’écoute de sa grande voile de bord, serra un peu le vent, et présenta le cap un peu plus vers la terre, comme s’il eût eu dessein de gouverner vers la baie en doublant le promontoire. Ce mouvement fit que les artilleurs suspendirent leur feu, et le lougre était arrivé à un mille des rochers quand il changea de nouveau de route, et se dirigea encore une fois vers l’entrée du canal. Cette manœuvre lui valut un second coup de canon, qui justifia complètement les éloges du magistrat ; car le boulet tomba aussi en arrière du lougre que le premier était tombé en avant.

— Voyez, Signor, s’écria vivement Ghita en se tournant vers le podestat ; à présent qu’ils connaissent vos désirs, ils vont hisser leur pavillon. Sûrement les artilleurs ne tireront plus ?

— Ce serait agir contre la loi des nations, Signora, et imprimer une tache à la civilisation de la Toscane. Vous voyez que les artilleurs ont fait la même remarque que vous, car ils mettent de côté leurs instruments. Cospetto ! c’est dommage qu’ils n’aient pu tirer leur troisième coup, car vous auriez vu le boulet frapper le lougre. Jusqu’ici vous n’avez vu que leurs préparatifs.

— Cela suffit bien, signor podestat, répondit Ghita en souriant ; car elle pouvait sourire maintenant qu’elle voyait que les artilleurs n’avaient plus dessein de faire feu sur le lougre. Nous avons tous entendu parler de vos canonniers d’Elbe, et ce que je viens de voir me prouve ce qu’ils peuvent faire quand l’occasion l’exige. Mais regardez, Signor, le lougre s’apprête à satisfaire notre curiosité.

Effectivement, le bâtiment inconnu jugeait alors à propos de se conformer aux usages des nations. Nous avons déjà dit qu’il arrivait vent arrière, aile et aile, c’est-à-dire ses voiles étant établies en ciseaux, une de chaque bord, genre de voilure qui donne à la felouque, et surtout au lougre, la plus pittoresque de leurs attitudes gracieuses. N’adoptant, pas l’usage de ces voiles à petites envergures que le manque d’équipages nombreux a introduites parmi nous, ces marins, que nous pourrions appeler classiques, élèvent en tête de leurs mats ces longues vergues avec leurs voiles en pointe qui ne présentent que peu de surface dans la partie élevée, mais dont les limites dans la partie inférieure ne sont bornées que par la possibilité de les border, compensant ainsi par leur largeur dans le bas ce qui leur manque dans la partie élevée. L’idée des voiles de la felouque, particulièrement, semble avoir été littéralement prise des ailes d’un grand oiseau de mer, la forme en approchant de si près, qu’avec sa voilure établie de la manière qui vient d’être mentionnée, un de ces légers esquifs ressemble beaucoup à la mouette ou au faucon se balançant dans l’air ou fondant sur sa proie. Le gréement du lougre a peut-être moins de cette beauté qui fait l’ornement d’un tableau que la voile strictement latine ; mais il en approche tellement, qu’il est toujours agréable à l’œil, et, dans l’évolution particulière qui vient d’être décrite, il a presque autant de grâce. Cependant aux yeux du marin il a l’air de rendre plus de services ; car ce mode de porter ses voiles rend un bâtiment en état de lutter contre les plus forts coups de vent et la mer la plus houleuse, tandis qu’il est si agréable à la vue par une douce brise et sur une mer calme.

Le lougre qui était sous les hauteurs de l’île d’Elbe n’avait alors de voiles établies que sur le grand mât et sur le mât de misaine. Le troisièmement, placé sur le couronnement et appelé mât de tape-cul, du nom de sa voile, avait sa voile carguée ; destinée à bien maintenir le bâtiment au vent, elle ne s’établit habituellement qu’au plus près. Il n’y avait en ce moment sur la mer rien qu’on pût strictement appeler du vent, quoique Ghita sentît ses joues, qui étaient naturellement échauffées par le sang de son pays, rafraîchies par un zéphyr si doux, qu’il séparait à peine de temps en temps des tresses de cheveux, qui semblaient le disputer de finesse avec la soie du sol qui l’avait vu naître ; et si ces boucles naturelles eussent été un peu moins légères, elles auraient à peine été dérangées par le souffle presque insensible de la brise de mer. Mais les voiles du lougre étaient en toile si légère qu’elles se gonflaient comme un ballon au moindre souffle de vent, quoiqu’elles vinssent de temps en temps battre les mâts dans ces tangages occasionnés par la houle, et les voiles en forte toile étaient réservées pour les mauvais temps ; mais, en général, ces voiles en toile légère restaient gonflées et recevaient le vent comme par suite de leur propre volonté plutôt que par la force d’un pouvoir mécanique. L’effet qui en résultait sur la coque était presque magique ; car, malgré le peu de force du pouvoir presque imperceptible, qui chassait le lougre en avant, la légèreté et la forme exquise de ce bâtiment le mettaient en état de filer trois à quatre nœuds par heure. Son mouvement était à peine sensible pour ceux qui étaient à bord, et il semblait glisser plutôt que fendre l’eau, la trace que son taille-mer laissait sur la surface n’excédant guère celle que laisserait un doigt traîné avec vitesse dans cet élément. Cependant, le plus léger mouvement du gouvernail changeait sa route, mais il y obéissait avec autant d’aisance et de grâce qu’en montre le cygne en décrivant différents détours dans l’eau. Dans le moment actuel, la voile de tape-cul, qui était carguée et qui pendait en festons sur la vergue légère, prête à servir au besoin, ajoutait singulièrement à l’air d’être « prêt à tout », qui lui donnait aux yeux d’un marin cette apparence suspecte, qui avait éveillé les soupçons de Maso.

Les préparatifs pour hisser le pavillon, que l’œil vif et intelligent de Ghita avait aperçus, et qui n’avaient pas même échappé aux regards moins clairvoyants des artilleurs, se faisaient au bout extérieur de la vergue de tape-cul. Un mousse était monté sur le couronnement, et il était évident qu’il préparait la drisse du pavillon dans ce dessein. Au bout d’une demi-minute, il disparut, et l’on vit hisser régulièrement le pavillon à la place qui lui était destinée. D’abord le pavillon resta suspendu en ligne droite, de manière à éluder tout examen ; mais bientôt, comme si tout à bord de ce bâtiment avait été aussi léger et aussi aérien que lui-même, on le vit se déployer, et offrir à tous les yeux le fond blanc et la croix rouge du pavillon anglais.

Inglese ! s’écria Maso fort aidé à faire cette conjecture par la vue du pavillon ; — oui, Signor, c’est un bâtiment anglais. C’était ce que j’avais pensé d’abord en le voyant, mais comme les bâtiments de cette nation ne sont pas communément gréés en lougres, j’ai craint de me compromettre en le disant.

— Eh bien, honnête Maso, on est heureux, dans ces temps de troubles, d’avoir à son côté un marin expérimenté comme vous. Je ne sais comment nous aurions pu, sans vous, découvrir à quelle nation appartient ce bâtiment. — Un navire anglais ! — Corpo di Bacco ! Qui aurait jamais cru qu’une nation si maritime et si éloignée de nous, aurait envoyé un si petit esquif à une si vaste distance ? Sur ma foi, Ghita, c’est un voyage, d’ici à Livourne ; mais j’ose dire que l’Angleterre est vingt fois plus loin.

— Je ne connais pas l’Angleterre, Signor, mais j’ai entendu dire que notre mer ne baigne pas les côtes de ce pays. Quoi qu’il en soit, c’est bien le pavillon de cette nation, car je l’ai vu souvent, et je le reconnais. Beaucoup de bâtiments de ce pays fréquentent les côtes méridionales de l’Italie.

— Oui, c’est un pays fameux pour les marins, quoiqu’on m’ait dit qu’il ne s’y trouve ni vin ni huile. De plus il est allié de l’empereur et ennemi mortel des Français qui ont commis tant de dévastations dans le nord de l’Italie. C’est quelque chose, Ghita, et tout Italien doit l’honorer. — Je crains que ce bâtiment n’ait pas dessein d’entrer dans notre port.

— Il gouverne certainement comme s’il n’en avait pas l’intention, signor podestat, répondit Ghita en soupirant si doucement qu’elle seule put entendre le bruit de ce soupir. — Peut-être est-il à la recherche de quelque bâtiment français, dont on dit qu’on vit un si grand nombre l’année dernière naviguant vers l’Orient.

— Ah ! c’était vraiment une vaste entreprise, répondit le magistrat, étendant les bras en demi-cercle, et ouvrant de grands yeux par forme d’accompagnement à son discours. Le général Bonaparte, celui qui avait fait le diable dans le Milanais et les états du pape pendant les deux années précédentes, était parti, disait-on, avec deux ou trois cents vaisseaux pour aller Dieu sait où. Les uns disaient que c’était pour détruire le saint sépulcre, les autres qu’il allait détrôner le Grand Turc, et quelques autres qu’il voulait s’emparer de toutes les îles de la Méditerranée. Un navire qui mouilla ici la semaine suivante, nous dit qu’il avait pris possession de l’île de Malte, auquel cas nous pouvions nous attendre à avoir quelque embarras ici. J’avais mes soupçons dès le commencement.

— J’ai entendu dire tout cela dans le temps, Signor, et mon oncle pourrait probablement vous en dire davantage. — Comme ces nouvelles nous inquiétaient tous !

— Eh bien, tout est fini à présent, et les Français sont en Égypte. — Votre oncle, Ghita, est allé sur le continent, à ce que j’entends dire ?

Le podestat eut l’air de faire cette question avec un ton d’insouciance ; mais il ne put s’empêcher de la faire suivre d’un regard de soupçon.

— Je le crois ainsi, Signor, répondit Ghita, mais je connais fort peu ses affaires. Au surplus, voici le temps arrivé où je dois l’attendre. — Ah ! voyez, Excellence ! — titre qui ne manquait jamais de mettre le podestat en belle humeur, et de détourner son attention des autres pour la reporter exclusivement sur lui ; — ce lougre paraît réellement disposé à examiner votre baie, sinon à y entrer.

Ce peu de mots suffirent pour changer le cours de la conversation, et dans le fait Ghita n’avait dit que la vérité. Le lougre, qui avait alors dépassé le promontoire à l’ouest, paraissait réellement disposé à prouver que la jeune fille ne s’était pas trompée dans sa conjecture. Il avait changé l’écoute de la grande voile de bord ; la misaine et la grande voile furent bordées à bâbord, et il lofa un peu, de manière à présenter le cap à la terre du côté opposé de la baie, au lieu de continuer à faire route dans la direction de la passe. Ce changement dans la route du lougre produisit un mouvement général dans la foule, qui commença à quitter les hauteurs et se hâta de descendre les rues qui y conduisaient, afin de se rendre sur le port. Maso et le podestat marchaient à la tête de l’avant-garde en descendant, et les jeunes filles, au milieu desquelles était Ghita, les suivaient avec autant d’empressement que de curiosité. Lorsque la multitude eut pris place sur les quais, dans les rues, sur les ponts des felouques, et sur tous les points qui commandaient la vue de la mer, on vit le bâtiment glisser au centre de cette baie large et profonde, ses voiles bien bordées, gouvernant au plus près, et pour ainsi dire dans le lit du vent, si l’on peut appeler vent ce qui n’était guère que le soupir du zéphyr classique. Son allure était nécessairement lente, mais elle continuait à être pleine de légèreté, d’aisance et de grâce. Après avoir dépassé l’entrée de la baie au moins d’un mille, il vira vent devant, et se dirigea vers le port. Mais il se trouvait alors si affalé près des hautes terres situées à l’ouest, qu’elles l’abritaient complètement ; et après avoir conservé ses voiles dehors pendant environ une demi-heure dans la petite rade, il les cargua subitement, et jeta l’ancre.


  1. Littéralement « aile et aile. »