Le Diable au XIXe siècle/XXIV

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 776-960).

CHAPITRE XXIV

La Possession et les démoniaques.




Me voici arrivé à l’un des plus importants chapitres de cet ouvrage. Le lecteur est fixé maintenant sur l’obsession, dans laquelle le diable attaque la créature, l’assiège, en se montrant, quelquefois, et sans se montrer, dans la plupart des cas : les esprits forts rient de la croyance à l’obsession diabolique ; pourtant, elle n’est que trop réelle ; elle est si fréquente et si habile que grand nombre de personnes obsédées ne se doutent même pas de ces attaques, au moment même où elles en sont l’objet.

Mais on est ainsi fait, aujourd’hui. Un vent de scepticisme souffle partout, et bien des catholiques, cela est triste à dire, se laissent envahir par l’esprit d’indifférence ; ils ne croient plus au surnaturel. Ils vont à l’église, quand ils en ont le temps ; ils prient de moins en moins. « Pourquoi prier ? Dieu existe (ils veulent bien encore reconnaître qu’il y a un Dieu !) ; mais il ne s’occupe pas de la marche du monde. » Telles sont les idées à la mode. L’intervention du surnaturel dans l’humanité leur paraît chose des plus risibles ; les miracles de Lourdes même ne leur ouvrent pas les yeux. Quant au diable et à ses œuvres, ils n’y croient plus ; il ne faut pas leur en parler, c’est perdre son temps.

Ils s’imaginent faire un grand honneur à Dieu en déclarant que les fléaux, par exemple, viennent comme cela, tout naturellement, au petit hasard, sans aucun motif. Un de mes lecteurs fidèles m’écrivait, il y a peu de jours, qu’un groupe de catholiques de sa connaissance s’étaient désopilé la rate à la lecture d’une page que j’ai écrite vers la fin du chapitre de l’hystérie, et où je dis que ces maladies terribles qui déconcertent la science humaine sont des châtiments de Dieu, et que, dans ces circonstances, à la suite de nos trop nombreux péchés, Dieu, afin de punir ce monde oublieux et frivole, laisse pendant quelque temps Satan se déchaîner. Les catholiques du genre de ceux dont mon honorable correspondant me parle se rencontrent partout.

Aussi, j’estime qu’il n’est pas inutile de remettre sous les yeux du public quelques lignes de Mgr Gerbet sur cette question des fléaux, lesquels, loin d’être l’effet du hasard, ont au contraire une raison, et une raison divine, le diable étant un simple instrument des volontés du Très-Haut.

Voici en quels termes s’exprimait le savant évêque de Perpignan, l’un des plus éminents théologiens de ce siècle :


Quand la Providence lance, sur les contrées les plus confiantes dans la salubrité de leur climat, ces épidémies mystérieuses qui déconcertent les théories de la science, qui, dans leur marche bizarre, s’affranchissent et se moquent non seulement des lois de la vie, mais aussi des règles ordinaires de la mort, ne serait-on pas tenté de croire qu’elle a des caprices barbares, des fantaisies foudroyantes, où elle semble se complaire dans les coups qu’elle porte, et jouer, pour ainsi dire, avec des cercueils ?

Pourquoi Dieu a-t-il fait le monde ainsi ? Est-ce qu’il n’aurait pu, avec sa puissance et son intelligence infinies, organiser la nature de telle sorte qu’elle n’eût offert que des traces de son infinie bonté ?

Sans doute il eût été libre de le faire, comme il a été libre de choisir l’ordre actuel. D’où vient donc qu’il a préféré un plan ou sa bonté semble, à en juger par les apparences, être en défaut, où elle recule en quelque sorte, pour faire place à quelque chose qui n’est pas elle ?

La philosophie humaine cherchera tant qu’elle voudra le mot de cette énigme : elle n’en trouvera pas de meilleur que celui qui est suggéré par la foi. La foi nous dit que le monde des corps n’a pas sa raison d’être en lui-même et qu’il n’existe qu’en vertu de son rapport au monde des esprits ; que l’ordre matériel est adapté à l’ordre spirituel ; que les combinaisons de l’un sont coordonnées aux convenances de l’autre ; que Dieu a voulu qu’il y eût des tempêtes dans la nature, parce qu’il y a de coupables orages dans le cœur de l’homme ; que les fléaux pestilentiels ont été prédestinés à punir les épidé- mies qui ravagent les âmes ; qu’en un mot, le mal moral, dans sa marche à travers le monde, est condamné à traîner sur ses pas des maux physiques, comme un corps en mouvement traîne son ombre après lui. Dieu a jugé qu’un univers matériel, qui ne serait que le serviteur de sa bonté, serait moins digne de sa sagesse que celui qui est aussi le ministre de sa justice. Nous concevons ainsi que l’absence apparente de sa bonté, dans les calamités du monde physique, est, au fond, la présence de sa justice dans le monde moral, et que ce qui semble être un désordre particulier n’est en réalité qu’une sublime condition de l’ordre universel.

Cette doctrine est résumée, sous une forme touchante, dans une prière que l’Église a prescrite à ses ministres d’offrir à Dieu dans les temps de mortalité. Elle est conçue en ces termes : « Faites, Seigneur, nous vous en supplions, que l’oblation de ce sacrifice vienne à notre secours, afin que, par sa puissance, elle nous affranchisse de tous nos égarements, et qu’elle nous fasse échapper aux incursions de tout ce qui vient pour nous perdre. » Dans cette prière, l’Église a particulièrement pour but de prévenir ou d’arrêter les effets du fléau ; mais elle ne le nomme pas en première ligne, elle nous fait d’abord monter jusqu’à son principe ; elle demande, avant tout, que nous soyons délivrés de nos péchés, parce qu’elle sait que les meilleures prières contre les maux physiques doivent commencer par reconnaître, avec une humble foi, qu’ils ont leur source première dans les désordres du monde moral, et qu’il faut détourner le cours de la justice pour retrouver la bonté.


Ce que Mgr Gerbet disait des fléaux, on peut le dire de l’obsession et de la possession. Ce ne sont pas des « balivernes », selon l’expression des sceptiques ; ce sont bel et bien des faits réels, où le surnaturel éclate avec la dernière évidence, dès qu’on veut prendre la peine d’observer. Et ces cas sont des épreuves divines ; ils ont une raison de se produire qui nous échappe, mais qui n’en existe pas moins.

Tout récemment, un cas très caractérisé de possession était constaté aux environs de Paris, — j’en parlerai plus loin dans ce chapitre ; — dans cette grave affaire de l’exorcisme de Gif, les feuilles boulevardières ne trouvèrent qu’un thème à plaisanteries.

À ce propos, M. le chanoine Mustel, qui est à la fois un érudit et un vaillant, donna, dans la Revue Catholique de Coutances, une leçon bien méritée aux catholiques légers d’esprit, qui, au lieu de se rendre compte des choses, sont toujours portés à se moquer.

Abordant ici un des plus graves problèmes du surnaturel, je dois montrer à mes lecteurs qu’en écrivant ce livre je ne me suis nullement fourvoyé ; aussi, est-il indispensable que je cite, dès le début, les écrivains ecclésiastiques les plus compétents.

« Grâce à l’éducation rationaliste qui, depuis un siècle, étouffe la foi dans les âmes baptisées, dit M. le chanoine Mustel, tout ce qui est surnaturel ou extra-naturel, miracle divin, prestige diabolique, grâce intérieure, tentation, puissance et action de Dieu et des anges, ou, en sens contraire, des démons, sur l’homme et sur le monde matériel, tout cela est nié, tourné en dérision avec une légèreté qui n’a d’excuse que dans l’ignorance et l’irréflexion des prétendus esprits forts…

« … Est-ce qu’on peut encore recourir aux exorcismes ? Est-ce qu’on peut croire au diable et à la possession, en plein dix-neuvième siècle, comme on y croyait « au milieu des ténèbres du moyen-âge » ? Et de prétendus catholiques ont fait des gorges chaudes de « ces pratiques surannées », qui compromettent évidemment l’Église et font perdre la foi aux bons chrétiens du boulevard !

« … Cependant Léon XIII, dont il est difficile de faire un esprit étroit et aveugle, fait réciter à tous les prêtres, chaque matin, et aux fidèles qui assistent à la messe, un véritable exorcisme. Il a publié des formules d’exorcisme spéciales, dont il a recommandé au clergé de faire un fréquent usage comme prières personnelles : et enfin les exorcismes font partie de toutes les bénédictions, de toutes les consécrations liturgiques, depuis le baptême des enfants jusqu’à la bénédiction de l’eau.

« L’Église reconnaît donc, affirme donc la puissance du démon sur le monde et sur les hommes, puisqu’elle demande à Dieu qu’il nous en délivre.

« Il ne faut donc pas rejeter de parti pris les faits où l’intervention diabolique parait se produire ; mais il faut les examiner avec une grande prudence, une attention toute spéciale, et suspendre son jugement jusqu’à ce que la vérité se manifeste avec une clarté irréfragable. Du reste, à l’Église seule il appartient de se prononcer en chaque cas particulier. »

On ne saurait parler avec plus de raison et de bon sens. C’est pourquoi, suivant quant à moi la règle si logique et la seule chrétienne indiquée par M. le chanoine Mustel, j’ai examiné et j’examine avec prudence, avec attention, les faits qui m’ont été rapportés, ainsi que ceux dont j’ai été le témoin ; j’attends, pour me prononcer catégoriquement, que la vérité m’apparaisse manifeste ; et, considérant que le jugement définitif à porter sur ces faits est du ressort exclusif de l’Église, je lui soumets mon appréciation personnelle, toujours prêt à m’incliner respectueusement, si le Pape et les Évêques, à qui seuls appartient dans l’Église le ministère doctrinal, la décision des controverses, venaient à déclarer que je me suis trompé.

Mais on comprendra aussi quel chagrin déchire mon cœur, chaque fois que j’apprends qu’il y a des prêtres, — hélas ! oui, des prêtres, — se laissant entraîner sur la terrible pente du doute, au sujet de la possibilité de la possession, et, ce qui est encore plus surprenant, au sujet du diable lui-même.

Il en est malheureusement ainsi, en ce triste siècle. Après avoir jeté son bandeau perfide sur les yeux des ouailles, le scepticisme médite d’aveugler les pasteurs à leur tour, et déjà la cécité fatale en a atteint quelques-uns.

La mystique, m’écrit-on de diverses parts, devient chez nos séminaristes un côté un peu négligé de leurs études, à côté de leur admirable éducation sacramentelle. De là viendrait le mal, paraît-il.

Naguère encore, un dignitaire ecclésiastique du Sud-Ouest, aussi distingué par sa science que par ses vertus, m’adressait une lettre, dont je détache ce passage :

« Je lis très exactement, monsieur, votre si importante publication. J’en remercie Dieu et je vous en félicite.

« La Révolution, qui a tué tant de choses en France, a tué les hautes études dans le clergé. Nos prêtres ne savent plus la mystique. Beaucoup d’entre eux affectent une incrédulité ridicule, quand on leur parle du diable. Parfois, cette incrédulité est feinte : elle cache alors des pensées ambitieuses. Pour arriver, il faut plaire aux hommes et aux opinions du jour ; et de nos jours il est de toute nécessité de ne pas croire au diable : c’est le seul moyen d’arriver aux honneurs. Et dame ! pour quelques-uns, les honneurs passent avant l’honneur.

« Tout à l’heure, il y a cinq minutes, un ecclésiastique en vue, que j’aime beaucoup, mais qui atout l’air de souffrir de cette maladie qui consiste à nier le mal pour n’avoir pas à le combattre, me disait : « Je ne crois pas à cela. »

« Cette disposition, monsieur, est plus générale que vous pourriez le croire. Aussi voudrais-je vous voir faire un chapitre sur les prêtres qui nient le diable et n’osent pas prononcer son nom. Je vous y aiderai, si vous le désirez ; j’ai à votre disposition des documents importants, et, par ma position, je sais bien des choses… »

Je cite cette lettre pour montrer que je ne m’avance pas à la légère en dénonçant cette déplorable incrédulité qui deviendrait désastreuse pour la religion si elle s’étendait davantage dans le clergé ; les églises seraient bientôt désertes, si nos prêtres perdaient la croyance au surnaturel. Mais, néanmoins, je ne ferai pas ce chapitre ; il n’entre pas dans le cadre de mon ouvrage, qui doit se borner à citer des faits du surnaturel diabolique et à les examiner scientifiquement, tant comme médecin que comme chrétien. Je me contente donc de plaindre ceux qui, ayant mission de prêcher la croyance aux enseignements de l’Église, en rejettent, plus ou moins, pour leur compte, une partie. Et qui sait si ce n’est point pour réveiller la foi, si diminuée en ces temps maudits, que Dieu tolère le déchaînement des hordes infernales auquel nous assistons ? Car c’est au moment où l’on rit le plus des diableries du moyen-âge que Satan reparait plus audacieux que jamais, réorganisant son culte sacrilège et recommençant déjà au grand jour ses possessions. N’est-ce pas frappant ?

Mais voici une autre lettre, tout aussi explicite que celle dont je viens de donner un extrait. Celle-ci émane d’un prêtre éminent, témoin, lui aussi, de faits diaboliques, d’un exorciste aguerri contre Satan. Cette lettre m’est arrivée d’un autre bout de la France. On le voit, l’opinion est la même de tous les côtés.

Je cite encore, en abrégeant :

« Monsieur, je ne puis que vous féliciter du courage que vous déployez et avec lequel vous dévoilez la franc-maçonnerie, et je demande à Dieu de vous aider et de vous protéger.

« Je lis votre récit avec d’autant plus d’intérêt, que depuis sept ans je m’occupe spécialement des questions diaboliques, ayant à soutenir et à exorciser plusieurs personnes possédées par les démons.

« On passe pour exalté quand on parle de ces choses-là ; mais peu de personnes, même parmi les prêtres, soupçonnent combien l’action du démon est fréquente à notre époque et quelle large part ce monstre prend aux affaires humaines.

« Avec ce que j’ai vu, dans les cas que j’ai rencontrés, et ce que la théologie nous enseigne, il est facile d’expliquer tous ces phénomènes que vous rapportez, et pas un de ceux que j’ai lus jusqu’ici ne m’a étonné.

« Cette pauvre Sophia est une possédée, c’est évident ; ces fakirs et presque tous les personnages que vous citez ont pour moi des signes de possession certains.

« À vous dire tout ce que je pense, je me demande comment vous-même vous avez pu échapper à l’action diabolique, ou au moins à la vengeance du « grappin ». Vous avez eu une protection toute spéciale de Dieu.

« Je serais heureux si vous pouviez me dire si, dans votre enquête, vous n’avez pas trouvé quelque part le démon Cerbère. Je tiens enfermé, dans le corps d’une pauvre et sainte fille, un démon puissant qui me parait être celui-là. Si c’est lui, vous n’avez certainement pas dû le rencontrer… »

J’interromps ici cette lettre, pour montrer combien l’exemple que cite mon honorable correspondant est significatif. Il avait, on le voit, affaire à un démon qui refusait obstinément de dire son nom, et a divers indices il avait soupçonné Cerbère.

Or, l’exorciste ne se trompait pas. Je n’ai jamais, en effet, rencontré Cerbère au cours de mon enquête. Mais, d’autre part, je savais à quoi m’en tenir sur son compte ; car, lors de mon second voyage à Charleston, j’ai copié plusieurs des livres infernaux qui sont aux archives du Suprême Directoire Dogmatique, parmi lesquels un curieux registre où figure toute la hiérarchie diabolique, telle que Satan l’a fait connaître à son vicaire.

J’ai donc pu donner quelques indications précieuses à l’éminent exorciste qui me faisait l’honneur de me consulter. C’est ainsi que je lui fis savoir que Cerbère s’intitule « marquis de l’enfer », qu’il est inscrit comme commandant à dix-neuf légions, soit 2 à 128,654 diables subalternes, et qu’il apparaît d’ordinaire sous la forme d’un chien, à une tête (et non à trois, comme on se l’imagine), ladite tête pourvue d’une barbe humaine noire et coiffée d’un bonnet pointu. J’indiquai aussi, pour le cas où le fait eût été ignoré de mon correspondant, qu’on pouvait surprendre ce démon, en lui parlant d’une certaine Marie Martin avec qui il avait eu des relations.

Mes renseignements ne furent pas superflus ; car bientôt ce méchant et puissant démon se laissa surprendre le secret de son identité : c’était bien Cerbère.

Depuis lors, Cerbère s’est enfui de la ville où il avait établi sa résidence, dans le corps de la malheureuse possédée dont il est ici question.

Mon honorable correspondant, dans la même lettre, me parlait encore de Lucifer lui-même, à qui il pensait avoir eu affaire en une autre circonstance. Il me demandait, notamment, si l’archange déchu continuait toujours à se manifester à Charleston ; question difficile à résoudre, attendu que, selon les termes mêmes du vénérable prêtre, « tout cela n’est pas aisé à établir, vu la facilité avec laquelle ces esprits peuvent nous tromper et se font un jeu de se faire passer les uns pour les autres ».

En effet, rien n’est plus incommode que ces constatations. Ainsi, en ce qui me concerne, c’est seulement la troisième fois que j’ai vu Athoïm-Olélath que j’ai su exactement qui il était.

« Cependant, continuait le judicieux ecclésiastique en parlant de Lucifer, je me souviens que, pendant que je cherchais à lier le prince détrôné, pour l’empêcher de rôder et d’aller perdre les âmes, il me dit en gémissant : — Que va devenir MA franc-maçonnerie ?

« C’est que, en effet, dans ce moment, la Sainte Vierge combat pour l’Église, et déjà, avouent les démons, elle a le pied levé pour écraser l’enfer. Elle se sert d’âmes saintes et victimes pour faire contrepoids aux péchés des hommes et arracher aux démons les forces qu’ils ont acquises contre l’humanité, depuis la chute de nos premiers parents. C’est ainsi que, par une vue particulière de Dieu, plusieurs démons ont été enfermés dans des personnes que je connais, et ces personnes les font beaucoup souffrir par leur vertu et finissent par les contraindre à abandonner l’assaut des âmes et à retourner en enfer, vaincus.

« Je ne suis pas seul à connaître ces mystères du surnaturel ; d’autres prêtres les ont constatés comme moi, et si vous n’étiez déjà au courant des choses diaboliques, je n’oserais vous les dévoiler.

« Je combats donc contre l’enfer dans le monde caché des âmes, pendant que vous le combattez à l’extérieur et par la plume. Je suis en rapport, à Paris même, avec des prêtres qui sont dans les mêmes conditions que moi. »

J’ai reçu plus de cent lettres conçues dans l’esprit des deux que je viens de reproduire en partie. Toutes sont aussi intéressantes et instructives. Mes correspondants voudront bien me pardonner, si je ne les cite pas tous en témoignage ; j’ai à éviter le reproche de développement exagéré. J’aurais pu même me borner à donner la première lettre ; mais j’ai tenu à faire mention de la dernière, parce qu’elle signale des faits précis de possession, et aussi pour une autre raison, celle-ci d’ordre intime.

Mon honorable correspondant se trouve être le frère d’un ancien commandant de la Compagnie des Messageries Maritimes, pour lequel je professe, comme tous mes camarades, du reste, la plus grande estime. Je n’ai pas eu l’honneur de servir sous ses ordres ; mais sa réputation de loyauté et de courage est telle, qu’aux Messageries tout le monde est fier de lui. Dans la marine, personne ne l’ignore, nous sommes comme dans l’armée ; la Compagnie, c’est le régiment ; tous les cœurs battent à l’unisson. Le frère du signataire de la lettre que l’on vient de lire est d’autant plus aimé chez nous, qu’il a subi un naufrage où il s’est conduit héroïquement. Aussi le lecteur comprendra cette courte digression, qui m’a permis de rendre hommage à un brave ; ces quelques lignes me sont parties du cœur.

Mais, puisque j’aborde ce chapitre si grave de la possession, je ne dois pas me borner à des citations de correspondants particuliers. Sans prétendre faire la leçon à quiconque, il me faut pourtant rappeler l’enseignement des théologiens, au moins de l’un des plus savants et des plus compétents d’entre eux. Je suis en butte à la critique des incrédules, et il y en a même parmi les catholiques ; l’indifférence sur ce qui a trait à l’action des démons à l’égard du monde a fait pénétrer le scepticisme même dans les rangs du clergé, hélas ! C’est pourquoi, il est indispensable que je remette sous les yeux du public d’élite, sérieux et réservé, qui me fait l’honneur de me lire et surtout de me faire lire, quelques extraits de la doctrine de l’Église, telle qu’elle a été exposée par un grand évêque qu’aucun prêtre ne pourra récuser ; j’ai nommé Bossuet.

Bossuet a laissé deux sermons sur les démons : tous deux ont été prononcés le premier dimanche de carême, comme explication de l’Évangile de ce jour, lequel est consacré au récit de la tentation de notre divin Sauveur.

Ces deux admirables discours, pleins de la doctrine la plus exacte et la plus lumineuse, contiennent en abrégé tout ce que la tradition chrétienne et l’Église nous apprennent sur cette matière.

Voici donc comment le grand évêque expose la puissance naturelle des démons :


Qu’il y ait dans le monde un certain genre d’esprits malfaisants, que nous appelons des démons, outre le témoignage évident des Écritures divines, c’est une chose qui a été reconnue par le consentement commun de toutes les nations et de tous les peuples. Ce qui les a portés à cette créance, ce sont certains effets extraordinaires et prodigieux qui ne pouvaient être rapportés qu’à quelque mauvais principe et à quelque secrète vertu dont l’opération fût maligne et pernicieuse.

Les histoires grecques et romaines nous parlent en divers endroits de voix inopinément entendues, de plusieurs apparitions funèbres arrivées à des personnes très graves, et dans des circonstances qui les rendent très assurées ; et cela se confirme encore par cette noire science de la magie, à laquelle plusieurs personnes trop curieuses se sont adonnées dans toutes les parties de la terre.

Les Chaldéens et les sages d’Égypte, et surtout cette secte de philosophes indiens que les Grecs appellent gymnosophistes, étonnaient les peuples par diverses illusions et par des prédictions trop précises pour venir purement par la connaissance des astres. Ajoutons-y encore certaines agitations des esprits et des corps, que les païens même attribuaient à la vertu des démons, comme vous le verrez par une observation que nous ferons en la dernière partie de cet entretien.

Ces oracles trompeurs, ces mouvements terribles des idoles, ces prodiges qui arrivaient dans les entrailles des animaux, et tant d’autres accidents monstrueux des sacrifices des idolâtres, si célèbres dans les auteurs profanes, à quoi les attribuerons-nous, nous chrétiens, sinon à quelque cause occulte, qui, se plaisant à entretenir les hommes dans une religion sacrilège par des miracles pleins d’illusions, ne pouvait être que malicieuse ? Si bien que les sectateurs de Platon et de Pythagore, qui, du commun consentement de tout le monde, sont ceux qui, de tous les philosophes, ont eu les connaissances les plus relevées et qui ont recherché le plus curieusement les choses surnaturelles, ont assuré comme une vérité très constante qu’il y avait des démons, des esprits d’un naturel obscur et malicieux, jusque-là qu’ils ordonnaient certains sacrifices pour les apaiser et pour nous les rendre favorables.

Ignorants et aveugles qu’ils étaient, ils pensaient éteindre par leurs victimes cette haine furieuse et implacable que les démons ont conçue contre le genre humain !… Et l’empereur Julien l’Apostat, lorsque, en haine de la religion chrétienne, il voulut rendre le paganisme vénérable, voyant que nos pères en avaient découvert trop manifestement la folie, s’avisa d’enrichir de mystères son impie et ridicule religion : il observait exactement les abstinences et les sacrifices que ces philosophes avaient enseignés ; il voulait les faire passer pour de saintes et mystérieuses institutions, tirées des vieux livres de l’empire et de la secrète doctrine des Platoniciens.

Or, ce que je vous dis ici de leurs sentiments, ne vous persuadez pas que ce soit pour appuyer ce que nous croyons par l’autorité des païens. À Dieu ne plaise que j’oublie si fort la dignité de cette chaire et la piété de cet auditoire, que de vouloir établir par des raisons et des autorités étrangères ce qui nous est si manifestement enseigné par la sainte parole de Dieu et par la tradition ecclésiastique ! Mais j’ai cru qu’il ne serait pas inutile de vous faire observer en ce lieu que la malignité des démons est si grande qu’ils n’ont pu la dissimuler et qu’elle a même été découverte par les idolâtres, qui étaient leurs esclaves et dont ils étaient les divinités.

Entreprendre maintenant de prouver qu’il y a des démons par le témoignage des saintes Lettres, ne serait-ce pas se donner une peine inutile ? puisque c’est une vérité si bien reconnue, et qui nous est attestée dans toutes les pages du Nouveau Testament. Pourtant, pour employer à quelque instruction plus utile le peu de temps que nous nous sommes prescrit, j’irai, avec l’assistance divine, reconnaître cet ennemi qui s’avance si résolument contre nous, pour vous faire un rapport fidèle de sa marche et de ses desseins…


Dieu étant une lumière infinie, il ramasse, en l’unité simple et indivisible de son essence, toutes ces diverses perfections qui sont dispersées de çà et de la dans le monde. Toutes ces choses se rencontrent en lui d’une façon très éminente, et c’est de cette source que la beauté et la grâce sont dérivées dans ces créatures ; d’autant que cette première beauté a laissé tomber sur les créatures un éclat et un rayon de soi-même. Nous voyons bien toutefois, chrétiens, qu’elle ne s’est pas toute jetée en un lieu, mais qu’elle s’est répandue par divers degrés, descendant peu à peu depuis les ordres supérieurs jusqu’au dernier étage de la nature. Ce que nous observerons aisément, si nous prenons garde qu’au-dessus des choses insensibles et inanimées Dieu a établi la vie végétante, et un peu plus haut le sentiment au-dessus duquel nous voyons présider la raison humaine, d’une immortelle vigueur, attachée néanmoins à un corps mortel. Si bien que notre grand Dieu, pour achever l’univers, après avoir fait sur la terre une âme spirituelle dans des organes matériels, a créé aussi dans le ciel des esprits dégagés de toute matière, qui vivent et se nourrissent d’une pure contemplation. C’est ce que nous appelons les anges, que Dieu a divisés en leurs ordres et hiérarchies ; et c’est de cette race que sont les démons…


… Les anges ne sont-ils pas, parmi toutes les créatures, celles qui semblent toucher de plus près à la majesté divine ? Puisque Dieu les a établis dans l’ordre suprême des créatures pour être comme sa cour et ses domestiques, c’est une chose assurée que les dons naturels dont nous avons reçu quelques petites parcelles, la magnificence divine les a répandus comme à main ouverte sur ces belles intelligences.

Et de même que ce qui nous paraît quelquefois si subtil et si inventif dans les animaux, n’est qu’une ombre des opérations immortelles de l’intelligence des hommes, ainsi pouvons-nous dire en quelque sorte que les connaissances humaines ne sont qu’un rayon imparfait de la science de ces esprits purs dont la vie n’est que raison et intelligence.

Vous trouverez étrange peut-être que je donne de si grands éloges aux anges rebelles et déserteurs ; mais souvenez-vous, s’il vous plaît, que je parle de leur nature et non pas de leur malice, de ce que Dieu les a faits et non de ce qu’ils se sont faits eux-mêmes. J’admire, dans les anges condamnés, les marques de la puissance et de la libéralité de mon Dieu, et ainsi c’est le Créateur que je loue pour confondre l’ingratitude de ses ennemis[1]


… Il ne faut pas croire que leurs forces soient épuisées par leur chute. Toute l’Écriture les appelle forts. « Les forts, dit David, se sont jetés sur moi », Irrueront in me fortes; par où saint Augustin entend les démons. Jésus-Christ appelle Satan « le Fort armé », Fortis armatus. Non seulement il a sa force, c’est-à-dire sa nature et ses facultés, mais encore ses armes lui sont conservées, c’est-à-dire ses inventions et ses connaissances : Fortis armatus. Ailleurs il le nomme « le Prince du monde, » Princeps hujus mundi, et saint Paul « Gouverneur du monde », Rectores mundi. Et nous apprenons de Tertullien que les démons faisaient parer leurs idoles des robes dont se revêtaient les magistrats, et qu’ils faisaient porter devant eux les faisceaux et les autres marques d’autorité publique, comme étant, dit-il, « les vrais magistrats et les princes naturels du siècle » : Dæmones magistratus sunt sæculi. Satan n’est pas seulement le prince, le magistrat et le gouverneur du siècle, mais pour ne laisser aucun doute sur sa redoutable puissance, saint Paul nous enseigne qu’il en est le Dieu : Deus hujus sæculi.

En effet, il fait le Dieu sur la terre, il affecte d’imiter le Tout-Puissant. Il n’est pas en son pouvoir de faire comme lui de nouvelles créatures pour les opposer à son Maître ; voici ce qu’invente son ambition : il corrompt celles de Dieu, dit Tertullien, et les tourne autant qu’il peut contre leur auteur ; enflé démesurément de ses bons succès, il se fait rendre enfin des honneurs divins ; il exige des sacrifices, il reçoit des vœux, il se fait ériger des temples comme un sujet rebelle qui, par mépris ou par insolence, affecte la même grandeur que son souverain : Ut Dei Domini placita cum contumelia affectans.

Telle est la puissance de notre ennemi, et ce qui la rend plus terrible, c’est la violente application avec laquelle il unit ses forces dans le dessein de notre ruine. Tous les esprits angéliques, comme remarque très bien saint Thomas, sont très arrêtés dans leurs entreprises ; car, au lieu que les objets ne se présentent à nous qu’à demi, si bien que par de secondes réflexions nous avons de nouvelles vues qui rendent nos résolutions chancelantes, les anges, au contraire, dit saint Thomas, embrassent tout leur objet du premier regard, avec toutes ses circonstances, et ensuite leur résolution est fixe, déterminée et invariable[2].


… L’Apôtre nous crie dans l’Épître aux Éphésiens : « Revêtez-vous, mes frères, des armes de Dieu, parce que nous n’avons point à combattre contre la chair ni le sang, ni contre des puissances visibles. »

Pénétrons la force de ces paroles. Ne voyez-vous pas, chrétiens, que, dans toutes les choses corporelles, outre la partie agissante, il y en a une autre qui n’a fait que souffrir, que nous appelons la matière ? De là vient que toutes les actions des choses que nous voyons ici-bas, si nous les comparons aux actions des esprits angéliques, paraîtront languissantes et engourdies, à cause de la matière qui ralentit toute leur vigueur ; mais les ennemis que nous avons à combattre, ce n’est pas, dit l’Apôtre, la chair et le sang : les puissances qui s’opposent à nous sont des esprits pervers et incorporels ; tout y est actif, tout y est nerveux ; et si Dieu ne retenait pas leur fureur, nous les verrions agiter le monde avec la même facilité que nous tournons une petite boule. « Ce sont, en effet, les princes du monde, dit le saint Apôtre, ce sont des malices spirituelles », spiritualia nequitia : où il suppose manifestement que leurs forces naturelles n’ont point été altérées, mais que, par une rage désespérée, ils les ont converties en malice[3].


Tel est l’enseignement de Bossuet sur la puissance naturelle du démon ; et l’aigle de Meaux est bien l’écho fidèle et l’exact interprète de l’enseignement des Pères et des docteurs. D’après ceux-ci, d’après le grand évêque, la puissance des démons reste, sinon entière, du moins assez peu diminuée, après leur chute, pour dépasser tout ce que nous pouvons voir ou imaginer dans les forces naturelles que ce monde nous présente.

C’est ce qu’a expliqué très clairement, dans la Revue Catholique de Coutances (numéro du 31 mars 1893), M. le chanoine Mustel, en commentant les extraits ci-dessus des deux sermons de Bossuet. — Je cite volontiers le courageux écrivain religieux, non seulement parce que son érudition théologique est bien connue, mais aussi parce qu’il est honoré de la haine spéciale des francs-maçons en général et des palladistes en particulier. Je ne le connaissais pas, lorsque j’ai entrepris la divulgation de mon enquête ; et déjà, avec son esprit perspicace, comme Mgr Fava, comme Mgr Meurin, il avait sondé les profondeurs de Satan. Il savait sans avoir vu ; il était certain des infamies qui se commettent et que je suis venu dévoiler. J’ai été, je suis le témoin dénonciateur. M. le chanoine Mustel, constatant que ce que je révélais confirmait ce que les catholiques clairvoyants ont depuis longtemps annoncé, s’est rendu sans hésiter auprès de moi ; sa loyauté n’a pas mis un moment en suspicion ma sincérité ; la sympathie réciproque a été le premier résultat de cette connaissance, qui a bientôt entraîné des relations plus régulières ; nous avons échangé nos vues, et c’est ainsi qu’à mon tour je n’ai pas hésité à confier à cet intrépide champion de l’Église bien des choses que je ne pouvais livrer à la publicité. — M. le chanoine Mustel est donc un des ecclésiastiques à qui je me suis fait connaître dès la première heure ; aussi, je dois le dire, ses encouragements m’ont consolé de bien des tristesses, ont chassé de mon cœur bien des amertumes.

Donc, M. l’abbé Mustel écrivait dans son commentaire de Bossuet :

« Les démons peuvent agir et sur les intelligences et sur les corps, avec une puissance dont rien de ce que nous voyons hors de nous et de ce qui est en nous ne peut nous donner une idée.

« Leur puissance est, par rapport à nos conceptions, véritablement illimitée ; et il nous est impossible d’y trouver et d’y fixer d’une manière certaine d’autres bornes que celles où commence le domaine propre et réservé de la puissance divine.

« Ainsi, Dieu seul peut créer ; seul, il peut donner et rendre la vie, parce que seul il a l’empire de la vie et de la mort ; seul, il peut connaître certainement les événements futurs qui ne peuvent encore être vus ou prévus dans leurs causes ; seul, enfin, il agit par des actes de pure volonté.

« Mais, en dehors de ce domaine réservé à la toute-puissance, — domaine que nous n’entendons pas ici définir en circonscrire, mais simplement désigner par quelques-unes de ses propriétés les plus marquantes et les plus incontestables, — la puissance des démons a un champ immense où il lui est loisible de se déployer, sous les réserves que nous allons indiquer sommairement.

« C’est, en effet, une puissance non seulement limitée par sa nature, puisque cette nature est créée, mais tenue en bride et enchaînée par le bon plaisir et la miséricorde de Dieu. Les démons ne peuvent user de leurs forces qu’autant que Dieu le permet. C’est pourquoi nous ne les devons craindre que pour veiller et prier. Ils ne peuvent rien contre nous qui nous cause un vrai dommage, si nous ne leur donnons pas prise par notre présomption et notre malheureuse et coupable complaisance à entrer en relations avec eux.

« Ils ont, d’ailleurs, deux moyens principaux d’agir sur nous : la tentation intérieure, par laquelle ils luttent contre la grâce divine, et le prestige extérieur, qui est la contrefaçon des miracles divins.

« C’est surtout des prestiges diaboliques qu’il est question ici.

« Or, il est facile de remarquer, pour peu qu’on soit familiarisé avec l’histoire de l’Église aux différentes époques et dans les différentes parties du monde, que Dieu laisse aux démons un plus grand pouvoir, en ce genre d’opérations, dans deux circonstances directement opposées l’une à l’autre. Vaincu par les saints sur le terrain de la tentation, le Maudit obtient souvent la permission de les assaillir et de les tourmenter, comme Job, par toutes sortes d’attaques extérieures et sensibles.

« Nos lecteurs connaissent assez, pour la plupart du moins, les vies des anciens Pères du désert pour y pouvoir vérifier cette observation, et à notre époque la vie du vénérable curé d’Ars, en particulier, nous montre la rage infernale exerçant sa violence et brisant ses efforts contre l’humilité et la confiance paisible de ce grand et modeste serviteur de Dieu. Ainsi la fureur et la haine de l’enfer tournent à sa confusion, et Dieu est glorifié dans l’épreuve et par le triomphe de ses saints.

« D’autre part, quand une âme ou quand une race se livre plus ou moins complètement au démon, celui-ci acquiert à leur égard comme un droit qu’il exerce avec une application et une vigilance effrayantes. Il les tient sous le joug, il les fascine, il les trompe et se les attache, non seulement par les pratiques abominables et sacrilèges qu’il suggère et qu’il exige, mais aussi par son intervention, réelle, personnelle, qu’il manifeste par des signes propres à séduire les malheureux égarés. Le démon est enchaîné, avons-nous dit après saint Jean dans l’Apocalypse ; mais malheur à celui qui s’approche assez de lui pour être à la portée de ses morsures : il le dévore d’autant plus, qu’alors sa chaîne s’allonge presque indéfiniment.

« C’est ainsi qu’il a régné et qu’il règne encore chez les peuples idolâtres. Il est facile de se moquer des oracles des faux dieux ; il est impossible d’en contester la réalité, au moins dans certains cas.

« Les missionnaires ont, depuis trois cents ans, dans les Lettres édifiantes et dans les Annales de la Propagation de la Foi et autres publications du même genre, relaté un grand nombre de faits inexplicables autrement que par l’action de Satan. Du reste, les possessions diaboliques, si fréquentes autrefois, et qui n’ont pas entièrement disparu, sont des faits évangéliques qui s’imposent à la foi de tout chrétien.

« Est-il étonnant que des faits du même genre deviennent plus fréquents à mesure que la foi diminue et que le vice et la haine de Dieu grandissent et s’étendent ?

« Ne sommes-nous pas avertis que dans les derniers temps l’esprit du mal, plus complètement déchaîné, fera des prodiges tels que les élus eux-mêmes seraient séduits s’ils pouvaient l’être ? C’est le divin Maître lui-même qui nous a prévenus. Pourquoi donc notre foi serait-elle troublée et déconcertée par les prodiges diaboliques dont les arrière-loges lucifériennes et certaines réunions spirites sont actuellement le théâtre ?

« Ces prodiges nous paraissent inconcevables ?… Il doit en être ainsi, puisque le pouvoir des démons dépasse notre science, si bornée même relativement à la nature physique, qui est au moins autant le domaine de ses discussions et de ses erreurs que de ses découvertes.

« Comment, dira-t-on, une personne vivante peut-elle passer à travers une muraille ? Je l’ignore absolument. Mais je sais qu’il n’y a pas là une impossibilité absolue, une contradiction à l’essence des corps. En effet, les corps glorieux seront doués de ce pouvoir après la résurrection, et il n’est point certain que les corps des damnés eux-mêmes n’aient, au moins en puissance, ce don de la subtilité. — Très bien, peut-on répondre ; mais le corps humain ressuscitera, d’après saint Paul, dans un état tout différent de celui où il est avant la mort. C’est un corps animal qui meurt ; c’est un corps spirituel qui ressuscite. — Il est vrai, mais c’est cependant le même corps, quant à la substance, et cela suffit pour que l’on conclue que la fluidité la plus subtile n’est pas contraire à l’essence des corps. Et ce serait en vain qu’on voudrait tirer argument de la transformation, de l’épuration dont le corps est l’objet par sa décomposition même, selon la parole du même apôtre ; Seminatur in corruptione, surget in incorruptione. En effet, le corps de Notre-Seigneur, en tout semblable aux nôtres, n’a point passé par la corruption du tombeau il est ressuscité intègre, et cependant il sortit du tombeau scellé à travers la pierre, sans rompre les sceaux que les Juifs avaient apposés, et il apparut plusieurs fois à ses apôtres réunis, les portes étant fermées.

« Or, rien ne nous permet d’affirmer que ce miracle dépasse les forces angéliques.

« Nous en dirons autant des fakirs de l’Inde, qui restent des mois et parfois des années dans un état de mort apparente, enfermés hermétiquement dans un sépulcre, et qui reviennent ensuite à la vie. Quelque prodigieuse que soit cette suspension de la vie, la nature nous en offre des exemples dans un grand nombre d’animaux inférieurs qui se dessèchent, semblent morts, et qui revivent dès qu’ils se retrouvent dans les conditions requises pour que leur vie se manifeste. »

Voilà certes un excellent commentaire, et le théologien érudit qui a écrit ces lignes est un écrivain ecclésiastique faisant autorité. Voilà quelqu’un, qui possède à fond la doctrine de l’Église ; sa démonstration est remarquable par la précision et la netteté, et elle aboutit à prouver, en somme, que ceux d’entre les catholiques, qui de parti-pris, haussent les épaules quand s’agite devant eux la question du surnaturel démoniaque, des prestiges diaboliques, y compris les cas, de possession, ont tort, grandement tort.


Mais, après la dissertation savante et probante, passons à la preuve directe par les faits.

Mon ouvrage est surtout consacré à l’action de Satan au dix-neuvième siècle ; cela est entendu, et, dans ce chapitre, j’étudierai plusieurs cas de possession contemporains.

Néanmoins, je ne dois pas perdre de vue que j’aborde en ce moment la question la plus audacieusement niée par la médecine matérialiste ; je ne dois pas oublier que le scepticisme à l’égard de la possession et des phénomènes surnaturels dus à la puissance des démons, a envahi, en ce siècle de foi chancelante, même l’âme de certains prêtres.

Il me faut donc avant tout, — et exceptionnellement dans ce chapitre, — remonter au-delà de notre époque, pour accumuler les preuves frap pentes. Il est nécessaire que je fasse passer sous les yeux du lecteur quelques-uns des faits surnaturels, de nature infernale, dont l’authenticité est déjà sanctionnée par l’examen minutieux et les conclusions formelles de l’Église. Il est indispensable, en un mot, que je rapporte ces cas extraordinaires ; que je les oppose aux contradictions de nos catholiques de surface ; et que, leur rappelant ce qu’ils feignent d’oublier, je leur dise : « Voilà ce que l’Église affirme ; voilà des faits précis, que l’Église déclare vrais ; voilà des circonstances, où l’Église proclame que le surnaturel diabolique s’est manifesté, où elle a agi avec l’infaillible certitude qu’elle n’était pas en présence de choses naturelles, simplement humaines. Osez maintenant nier ces faits ! Osez contester les déclarations de l’Église ! Osez railler ses décisions ! Osez blâmer ses actes ! Je vous mets au pied du mur. Si vous avez l’audace de faire cela, eh bien, quittez alors votre titre de catholiques, ayez au moins la franchise de vos opinions ; les matérialistes, qui nient publiquement Dieu et le diable, vous attendent, à bras ouverts ; ne restez pas plus longtemps chez nous, allez chez eux ! »

Ainsi, la situation sera nette. D’un côté, les croyants ; de l’autre, les incrédules. Mais finissons-en une bonne fois avec le système, si nuisible à la cause chrétienne, de ces gens qui officiellement sont dans le camp où l’on croit, et qui, en même temps, laissent entendre à tout propos qu’ils pensent au fond comme dans le camp où l’on ne croit pas. Voilà ceux qui troublent la conscience des fidèles ; voilà ceux qui sèment le doute dans les âmes catholiques, plus terriblement que toutes les déclamations des pseudo-savants faisant publique profession d’athéisme.

Du reste, dans cette revue rétrospective, mon ouvrage ne perdra rien, au point de vue de l’enseignement par les faits ; les exemples que je vais citer d’abord, ne laissent pas, pour être plus ou moins anciens, que d’être extrêmement intéressants, et la plupart sont très mal connus. Je donnerai ensuite les principaux cas contemporains, et j’étudierai parallèlement une hystérique de la Salpêtrière et une démoniaque en parfaite santé ; on verra, de la sorte, que la possession ne peut en aucune façon être confondue avec l’hystérie, dès l’instant qu’on veut examiner les choses dans un esprit d’impartialité.


Je commencerai cette série d’épisodes qui font partie de l’histoire de l’Église, par quelques aperçus sur le fameux sectaire juif, Simon de Gitta, dit le Magicien ou le Mage, qui fut le fondateur du Gnosticisme, et, par conséquent, le premier ancêtre de la franc-maçonnerie.

Les Actes des Apôtres parlent de ce personnage, né à Gitta, ancienne ville du territoire samaritain, et nous le représentent comme l’adversaire forcené du christianisme naissant. Il exerçait la magie à Samarie ; il avait réussi à séduire le peuple ; les Samaritaine le surnommèrent « la Vertu de Dieu ». En vrai scélérat qu’il était, méprisant les choses saintes, il offrit de l’argent à saint Pierre pour se faire conférer les pouvoirs du sacerdoce chrétien. On sait avec quelle indignation le chef des apôtres repoussa ces offres abominables.

« Pierre lui dit : Que ton argent périsse avec toi, parce que tu as estimé que le don de Dieu peut s’acquérir avec de l’argent. Il n’y a pour toi ni part ni sort en ceci ; car ton cœur n’est pas droit devant Dieu. Fais donc pénitence d’une telle méchanceté ; et prie Dieu, afin que peut-être il te pardonne cette pensée de ton cœur. Car je vois que tu es dans un fiel d’amertume et dans des liens d’iniquité. » (Actes des Apôtres, viii.)

Le Mage avait vu là un moyen d’exercer son art magique et de mieux tromper les foules ; il avait essayé de se glisser dans l’Église. Démasqué par saint Pierre, il n’hésita pas à le poursuivre des lors d’une haine mortelle.

« Cet homme, écrit Mgr Fava dans son magnifique ouvrage Jésus-Christ roi éternel, fut pour le chef de l’Église un ennemi acharné ; on le dirait une incarnation de Satan. Après s’être joué des choses sacrées en se faisant chrétien, en apparence du moins, il redevint ce qu’il était, c’est-à-dire mage ou magicien. On le vit travailler par l’éloquence de sa parole, son savoir, qui était grand, et des artifices de toute nature, à empêcher l’apostolat de saint Pierre, qui n’arrivait dans une ville que pour y retrouver les derniers échos de la voix du Mage. Celui-ci fuyait Pierre, qu’il avait appris à connaître ; mais, comme un vrai suppôt du démon, il troublait les esprits et les indisposait contre la vérité chrétienne. »

Longtemps, le rôle qu’a joué Simon le Magicien, aux premiers temps de l’ère chrétienne, a été mal interprété.

« Jusqu’ici, lit-on dans l’abbé Barras, le défaut de renseignements suffisamment complets avait égaré le jugement des historiens sur le rôle de Simon ; on considérait généralement cet hérésiarque comme un imposteur vulgaire, comme un empirique de bas étage, sans portée dans l’esprit, sans relations avec le mouvement intellectuel du passé, sans influence sur l’avenir. La récente découverte du manuscrit des Philosophumena nous a mis sur la trace du vaste système gnostique organisé par Simon le Mage.

« Des fragments considérables, textuellement extraits de l’Évangile de ce pseudo-messie par l’auteur inconnu des Philosophumena, nous permettent d’apprécier dans son ensemble la doctrine du patriarche de l’hérésie.

« Sous le titre d’Apophasis (révélation), Simon le Mage avait fondu, en une ambitieuse synthèse, les principales erreurs du Zend persan, du bouddhisme indien, de l’ésotérisme d’Égypte, de la cabale juive, du platonisme alexandrin et des mythologies polythéistes. Au moment où Philippe vint prêcher à Samarie, le Mage se hâte de se faire initier à la prédication évangélique, comme il s’était fait initier précédemment à la doctrine des hiérogrammates d’Orient. Nul doute qu’en offrant à Pierre une somme d’argent, il ne continuât son procédé habituel vis-à-vis des autres chefs d’écoles.

« Quoi qu’il en soit, Simon conçut de prime abord l’influence qu’allait exercer la prédication évangélique sur le monde ; il se flatta de pouvoir la confisquer à son profit, et de la présenter, en la dénaturant, comme le couronnement de son œuvre. L’audace de sa pensée aura lieu de nous surprendre, quand nous l’analyserons en détail, et que nous la verrons précéder, à la distance de tant de siècles, les témérités de la philosophie transcendante de Schelling et de Hegel. Le mage de Gitta était loin de la pénitence et du repentir que lui prêchait saint Pierre. Après le départ des apôtres, il concentra toutes les facultés de son intelligence dans le champ nouveau pour lui de la révélation chrétienne. À mesure que les textes de l’Évangile et les Évangiles des Apôtres furent publiés, Simon s’en empara pour les adapter à sa Gnose. Les Philosophumena nous fourniront ainsi une nouvelle preuve de l’authenticité des Évangiles et de l’intégrité de leur publication sous leur forme actuelle, dans le cours du premier siècle. » (V, p. 360.)

Ces révélations du manuscrit des Philosophumena sont trop instructives pour que j’hésite un seul instant à les mettre sous les yeux des lecteurs, telles qu’on les trouve dans l’abbé Barras, reproduites au surplus par Mgr Fava. (Jésus-Christ roi éternel, tome II, livre 3, chapitre 2.)

« La rencontre des apôtres à Samarie fut donc pour Simon le point de départ d’une nouvelle évolution théosophique. Jusque-là, exploitant l’attente universelle d’un Messie qui tenait toute la Palestine en suspens, il se proclamait « la grande puissance de Dieu ». En lui s’incarnait le Rédempteur d’Israël, promis par les prophètes. Le schisme samaritain trouvait une satisfaction nationale à voir surgir de son sein le Désiré des nations. Mais il fallait soutenir ces hautes prétentions par des opérations extraordinaires, et tenir en éveil la curiosité publique. Ce fut à la pratique des sciences occultes et aux traditions mystérieuses du spiritisme ancien, renouvelées de nos jours avec des procédés analogues, que Simon demanda cet élément de succès. Le texte sacré est formel sur ce point : « Il avait séduit les Samaritains par les prestiges de son art magique », dit saint Luc. » (Mgr Fava, tome II, page 46.)

Les Philosophumena nous apportent le commentaire le plus explicite de cette parole du texte sacré.

« Simon, disent-ils, était profondément versé dans la connaissance des arts magiques et dans les formules de Thrasymède, que nous avons précédemment exposées. Ces secrets l’aidèrent à tromper les multitudes. Il recourut ainsi aux interventions démoniaques, et les résultats qu’il obtint de la sorte aidèrent puissamment, dans ses tentatives d’apothéose personnelle, cet imposteur orgueilleux et pervers. » (Philosophumena, livre VI, § 7 ; ouvrage attribué à saint Hippolyte.)

« Ses disciples ont appris de lui les procédés de la magie et des incantations. Ils savent troubler l’esprit de ceux qu’ils veulent séduire, en les livrant aux démons des songes, ainsi qu’ils les nomment, et en faisant apparaître une autre sorte d’esprits qu’ils appellent démons familiers. » (Ibid.)

« L’auteur des Philosophumena nous apporte sur ce point les révélations les plus curieuses, écrit l’abbé Darras. On comprendra sans nul doute l’importance qui s’attache à un sujet actualisé chez nous par l’invasion du spiritisme dans nos vieilles sociétés.

« Le Mage, dit cet auteur, faisait écrire sur une feuille de parchemin la demande qu’on voulait adresser au démon. La feuille, pliée en quatre, était jetée dans un brasier ardent, pour que la fumée allât révéler au démon ce qu’on lui demandait. L’encens était jeté à pleines mains sur les charbons ; le Mage y ajoutait, sur des morceaux de papyrus, les noms, écrits en caractères hébraïques, des démons auxquels il s’adressait, et la flamme dévorait le tout. Bientôt, l’esprit semblait envahir le Mage, qui poussait des cris inintelligibles, invoquant les esprits supérieurs. Un sacrifiée commençait, où tous les assistants apportaient leur oblation, et le Mage répondait à la question posée.

« Des apparitions fantastiques surgissaient parfois au milieu du brasier ardent.

« À l’approche de l’autre magique, on voyait les brebis amenées pour l’immolation se précipiter d’elles-mêmes sous le couteau du sacrificateur et se donner la mort.

« Le feu paraissait descendre du ciel sur les objets que le Mage avait désignés. À sa voix, le bruit de la foudre se faisait entendre.

« Dans un bassin rempli d’eau, il évoquait les fantômes des dieux païens, et le spectateur saisi d’effroi distinguait clairement l’image enflammée d’Hercule ou celle de Diane, chassant avec sa meute dans les forêts sacrées.

« Souvent le Mage se faisait remettre, soigneusement cachetées, les demandes qu’on voulait adresser aux dieux. Il y répondait et remettait la lettre sans que l’empreinte eût été violée.

« D’autre fois, la divinité évoquée traversait l’appartement, traçant des orbes de feu dans son vol.

« Le disque de la lune apparaissait soudain, au milieu d’un appartement clos, et dans une nuit obscure.


Les prestiges de Simon de Gitta. — Il faisait apparaître soudain le disque de la lune, au milieu d’un appartement clos, et dans une nuit obscure.

« La terre tremblait sous les pieds des assistants ; et un crâne humain, posé sur le sol, rendait des oracles, d’une voix qui semblait venir des enfers. »

Et Mgr Fava, publiant ce qui précède et confirmant de sa haute autorité les pages érudites de l’abbé Barras, ajoute :

« L’auteur des Philosophumena décrit longuement les procédés physiques à l’aide desquels on obtenait alors ces diverses illusions, qui ne seraient qu’un jeu pour la science moderne. Mais de ces opérations naturelles il distingue nettement les relations démoniaques.

« Encore aujourd’hui, les évocateurs par le magnétisme, le spiritisme et les tables tournantes, ne se font pas scrupule d’emprunter aux ressources de la physique quelques-uns de leurs effets. Le double caractère de Simon le mage se retrouve ainsi dans ses successeurs. Comme lui, ils plongent dans un sommeil factice ; ils font apparaître sous le nom d’âmes des morts ceux que le mage de Gitta nommait les démons familiers.

« Le dix-neuvième siècle reproduit jusque dans les moindres détails les ténébreuses évocations que saint Pierre frappait d’anathème à Samarie, et notre civilisation, si fière d’elle-même, se replonge « dans le fiel d’amertume et les liens d’iniquités » du magicien Simon. À tel point que l’on croirait écrites d’hier ces lignes de Tertullien (Apologeticum, xxiii) : « Les mages évoquent les fantômes ; ils souillent par leurs infamies les esprits des morts ; ils font rendre des oracles par la bouche des jeunes enfants ; ils produisent des effets prodigieux en faisant tourner les objets ; ils plongent dans le sommeil, et les tables devinent sous leurs mains. » (Mgr Fava, Jésus-Christ, roi éternel, tome II, pages 48-49.)

Pendant que je tiens l’admirable livre de l’évêque de Grenoble, j’en reproduirai encore quelques pages ; car, pour les faits surnaturels déjà admis par l’Église, il est nécessaire de ne puiser qu’aux sources de la plus pure vérité.

Mgr Fava, en effet, parle encore de Simon le magicien à deux reprises. Il nous le présente de nouveau, lorsque saint Pierre le rencontra pour la seconde fois ; c’était à Césarée. Là, en arrivant, le chef des apôtres s’aperçut que Simon était venu prêcher ses erreurs et insinuer dans les âmes la licence de sa morale dépravée.

« Rappelons, dit Mgr Fava (tome II, pages 96 et suivantes), que cet homme, né à Gitta, en Samarie, avait appris la philosophie et les sciences à Alexandrie ; puis, entraîné par un désir ardent de savoir, il avait étudié les doctrines de l’Inde, de la Perse et de l’Égypte, de la cabale juive, du platonisme alexandrin et des mythologies polythéistes. Alors, s’élevant dans son fol orgueil, il résolut de fusionner tous ces systèmes ensemble pour s’en former un à lui-même. Il poussa l’audace jusqu’à prétendre arriver à la connaissance de l’Être divin, jusque dans son essence, sans le secours de la Révélation divine, ce qui est une folie, puisque Dieu est et doit être inaccessible, dans sa nature infiniment parfaite, à l’esprit humain, toujours borné, si sublime soit-il. Il n’y a que Dieu qui puisse parler aux hommes de sa propre essence et la leur révéler ; c’est évident. Aussi en a-t-il agi ainsi envers Adam, Moïse et les prophètes ; puis, par l’Homme-Dieu, nous a-t-il donné la Révélation chrétienne.

« Simon le mage, ainsi que nous l’avons vu, avait été frappé des clartés de l’Évangile et de la puissance de l’Esprit de vérité, qu’il avait voulu se procurer à prix d’argent. Saint Pierre, éclairé d’en haut, avait vu que cet homme, en recevant le baptême, désirait simplement puiser dans le christianisme un surcroît de notions devant servir à compléter le système qu’il rêvait, connu sous le nom de Gnose, connaissance par excellence ; aussi l’avait-il traité sévèrement.

« Loin de s’arrêter et de se corriger, l’imposteur avait continué ses travaux, de manière à se rapprocher le plus possible de la Révélation chrétienne, mais, on peut le dire, en la parodient.

« C’est ainsi que le Mage admet, dans son système, « le Père, principe infini et un, ayant sa pensée repliée en soi. Il était seul, sans qu’on puisse dire qu’il préexistât à sa pensée. Mais, s’étant manifesté soi-même à soi-même, il devint double, et ne s’appela Père, que lorsque sa propre pensée l’eût salué de ce nom. Il avait de soi, en se manifestant à soi-même, produit sa propre intelligence, Epinoïa.

« Cette dernière, franchissant les limites du Cosmos divin, a engendré les Anges et les esprits surnaturels. Les Anges, voulant être créateurs, ont formé le monde que nous habitons, œuvre d’ignominie, de ténèbres, de rébellion.

« Dans la crainte qu’Epinoïa, leur mère, ne leur donnât plus tard des rivaux, dans sa fécondité divine, ils l’attirèrent un instant dans le monde créé par eux, et réussirent à l’enchaîner sous une forme humaine, dans la sphère inférieure. Captive et voyageuse, cette intelligence divine est apparue sous la forme d’une femme admirablement belle. Hélène, cause du siège de Troie, n’était pas autre qu’Epinoïa. »

Évidemment, tout cela est absurde. Le diable tâtonne encore dans la fabrication de son dogme. Plus tard, il retouchera ce système menteur et bête, et, après les Gnostiques, nous aurons les Manichéens et leur fameuse doctrine secrète, la divinité double, Lucifer et Adonaï. Mais, avec Mgr Fava, ayons le courage d’aller un peu plus loin dans l’exposé de la doctrine du Mage.

« Epinoïa attendait sa délivrance, et le Père résolut de la lui accorder. Il ne s’incarna pas, vu que la chair est radicalement mauvaise ; mais il se manifesta en traversant les syzygies divines, transformé en Ange parmi les Anges, en homme parmi les hommes. Aux Juifs, il apparut comme Fils ; à Samarie, comme Père ; aux nations, comme Esprit. Partout, il cherchait sa brebis égarée, sa drachme perdue, son Epinoïa. On l’avait vu souffrir quoique impassible, mourir quoique immortel, ressusciter quoique n’ayant jamais cessé de vivre, sous les traits de Jésus de Nazareth. Mais Jésus n’était qu’une forme passagère.

« Finalement, le libérateur d’Epinoïa, ce fut Simon lui-même. Il rencontra cette intelligence divine prisonnière, sous les traits d’une esclave, aux abords du théâtre de Tyr, laquelle aussi s’appelait Hélène. Son maître la livrait à la prostitution ; Simon le mage en fit sa compagne, et ce jour-là le monde fut racheté. »

Remarquons, en passant, que l’occultisme, dans ses diverses, sectes, a la manie persistante de faire revivre la belle Hélène, pour les grandes occasions. Simon le magicien-la déclare n’ayant pas cessé d’exister depuis la guerre de Troie, et, de métamorphose en métamorphose, devenir l’esclave prostituée de Tyr, qu’il prend pour épouse. Faust, le magicien allemand, la fait reparaître en fantôme, d’abord ; puis, elle prend corps, et devient également sa compagne. Enfin, quand nous parcourrons plus tard le livre Apadno, qui est l’évangile des lucifériens modernes, nous retrouverons encore la belle Hélène, annoncée comme devant se réincarner pour être la mère d’Apollonius Zabah, c’est-à-dire de l’Ante-Christ.

« On peut juger, par cette synthèse doctrinale du système de Simon, quelle devait être sa morale, écrit Mgr Fava. C’est celle des Gnostiques, dont il est le père. Nous les retrouverons sur notre voie, avec les erreurs et les mœurs infâmes du Mage, patriarche de l’hérésie[4].

« Voilà l’homme dont Satan se servit pour combattre le Christianisme naissant. Il précédait saint Pierre en tous lieux, débitait ses élucubrations, en remplissait les esprits, les faisait accepter des uns et repousser par les autres, de manière à déconsidérer par avance la prédication de l’Évangile.

« L’imposteur était déjà à Césarée, quand saint Pierre y arriva.

« Tout rempli de l’Esprit-Saint, notre Apôtre renversa bientôt le vain système du Magicien, montrant à tous sa fausseté et les désordres affreux qu’il autorisait. Les habitants de Césarée, qui s’étaient laissé tromper, reconnurent leur erreur et chassèrent le Samaritain. Ils embrassèrent généreusement la doctrine chrétienne et sa morale, ennemie des passions désordonnées, si bien que, quand saint Pierre les quitta, il put placer à leur tête, comme évêque, Corneille, le centurion.

« Apprenant que le Mage était à Tyr et qu’il y semait de toutes parts son erreur et ses vices, Pierre se hata de se rendre dans cette ville opulente, où déjà il avait envoyé trois de ses disciples : Clément, Nicétas et Aquila. Il évangélisa, en passant, Ptolémaïde, et, arrivé à Tyr, il prêcha l’unité de Dieu, la rédemption du monde par Jésus-Christ, seul Sauveur, et il leur dit que les maladies dont ils souffraient alors dans la ville, étaient causées par les démons, dont Simon était le ministre, mais qu’ils seraient guéris, s’ils croyaient en Jésus crucifié et recevaient le baptême. C’est ce qui eut lieu aussitôt, et un très grand nombre de Tyriens se convertirent à la foi. Pierre y institua une Église et un évêque pour la gouverner.

« Au bruit de ces merveilles, Sidon s’était ébranlée, et lorsque saint Pierre y arriva, le Magicien, qui s’y trouvait, prit la fuite avec ses compagnons. L’Apôtre parla et guérit les malades ; à sa voix, un très grand nombre d’habitants firent pénitence et crurent en Jésus-Christ.

«  À Béryte, la terre trembla, et lorsque le héraut de Jésus-Christ arriva, le calme se fit, et Simon, qui avait ourdi contre l’Apôtre une trame infernale avec ses compagnons, fut attaqué par le peuple. Couverts de blessures, ils furent expulsés de la ville.

« À Byblis, qu’il évangélisa avec succès, il apprit que celui qui le précédait en tous lieux, Simon, était à Tripoli ; il l’y poursuivit. L’Apôtre fut reçu avec enthousiasme, parce que les fidèles de Tyr, de Sidon, de Béryte, de Byblis l’y avaient précédé. Saint Pierre parla, imposa les mains aux malades, et les corps comme les âmes furent guéris. Une foule d’habitants reçurent le baptême, et tandis que le ministre de Jésus triomphait, Simon le magicien, ministre de Satan, profitait des ombres de la nuit pour gagner la Syrie. »

Qu’elle est intéressante, l’histoire de cette pérégrination de saint Pierre, chassant partout devant lui Simon le Mage ! et comme elle est utile à rappeler à nos chrétiens dégénérés, qui méprisent les enseignements de l’Église et ne croient plus aux miracles !

Mais nous voici à Rome ; l’empereur régnant est Néron. De l’avis des principaux auteurs ecclésiastiques, Néron était un véritable possédé. Pétri de tous les vices, il s’adonnait, en outre, à la magie. Il n’était pas moins passionné pour cette vaine et trompeuse science, source des plus horribles abominations, que pour son talent de chanter et de jouer de divers instruments, talent qu’il mettait au-dessus de tous les autres et dont il se vantait avec le plus d’extravagance. Cela lui paraissait une belle chose de pouvoir, par le moyen des enchantements, ainsi qu’il se l’imaginait follement, commander même à ses divinités, comme nous l’apprenons de Pline (Histoire, livre XXX, second chapitre). Si, pour y parvenir, il fallait égorger des victimes humaines, et, dans leurs entrailles fumantes, chercher les plus secrets mystères de cet art, Néron, le meurtrier de son frère et de sa mère, non seulement n’en devait pas avoir l’horreur, mais il y trouvait ses délices. D’ailleurs, les maîtres les plus habiles et les plus renommés de la secte des Mages ne pouvaient lui manquer.

Quelques efforts que fissent la plupart des empereurs païens pour éloigner de Rome, même par les édits les plus sévères, les Chaldéens et les astrologues, gens adonnés à ces arts exécrables, jamais toutefois, ainsi que les auteurs païens eux-mêmes l’attestent, ils ne réussirent à délivrer entièrement de cette peste la capitale, où il ne se pouvait qu’ils ne trouvassent de puissants protecteurs. Lors donc que de ce nombre furent les empereurs eux-mêmes, il est facile de concevoir avec quelle ardeur ces imposteurs y vinrent en foule de toutes les parties de l’univers. Tiridate, forcé vers ce temps, par Corbulon, d’aller à Rome pour recevoir de la main de César la couronne d’Arménie, y vint avec un grand nombre de mages, soit qu’il fût un de leurs initiés, soit peut-être encore pour faire plaisir à l’empereur, auquel il communiqua tous les mystères de la secte.

Simon le Mage ne pouvait laisser échapper une si belle occasion de faire admirer ses prestiges à Rome sous un pareil prince. « Son principal but, écrit l’abbé Rohrbacher, était de discréditer les miracles des apôtres, de s’opposer aux progrès de la religion chrétienne, de ramener à lui les regards et l’admiration des peuples, de décrier la doctrine de Jésus-Christ et de ses disciples, et de se faire regarder lui-même comme quelque chose d’au-dessus de l’homme, comme une vertu divine descendue du ciel pour délivrer les hommes de la corruption et les conduire à l’immortalité de la gloire. Plein de ces idées, l’imposteur se vanta un jour de voler en présence de l’empereur et du peuple. Et, comme il tenait saint Pierre pour son capital ennemi, afin de le couvrir de confusion, il voulut qu’on le conduisit par force, pour qu’il fût présent lui-même à ce curieux spectacle et qu’il vît de ses propres yeux la gloire de ce Simon qu’il décriait tant. (Histoire universelle de l’Église Catholique, livre XXV.)

Ce combat public entre saint Pierre et le Mage de Gitta est rapporté trés explicitement dans les Constitutions apostoliques, citées par l’abbé Barras et par Mgr Fava. Le récit fut fait par saint Pierre lui-même à l’auteur, dans une conversation que celui-ci a recueillie et dont l’authenticité n’a jamais été contestée par les écrivains catholiques.

Voici en quels termes s’exprime le chef des apôtres :

« J’avais rencontré Simon à Césarée, et, dans une conférence publique, je l’avais forcé à s’avouer vaincu ; il quitta l’orient et partit pour l’Italie. À son arrivée à Rome, il recommença sa lutte contre l’Église, ébranla la foi d’un grand nombre de nos frères, et séduisit les païens par son art magique.

« Un jour, il convoque pour midi la foule dans l’amphithéâtre, et m’y fit entraîner moi-même, promettant de s’envoler dans les airs.

« Tous les regards étaient fixés sur lui. Moi, je priais dans le secret de mon cœur. Déjà, soutenu par les démons, il s’élevait dans les airs.

« — Je monte au ciel, disait-il, et je ferai pleuvoir sur vous les bénédictions ! »

« La multitude éclatait en applaudissements unanimes et le saluait comme une divinité.

« Cependant, le cœur et les mains levés au ciel, je suppliais Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur d’abattre l’orgueil de cet imposteur, de briser la puissance des démons qui séduisaient les hommes pour les entraîner à la mort, de faire précipiter cet impie dans une chute ignominieuse, et de lui rompre les membres, mais en lui conservant la vie.

« Je m’écriai donc, en regardant Simon :

« — Si je suis réellement l’homme de Dieu, le véritable apôtre de Jésus-Christ, le docteur de la piété sincère, et non un imposteur tel que toi, misérable Simon, j’ordonne aux puissances du mal, complices de ton impiété, qui te soutiennent dans ton vol, de t’abandonner à l’instant. Tombe de ces hauteurs, et viens entendre les railleries de la multitude séduite par tes prestiges ! »

« J’avais à peine parlé, que Simon, délaissé par les démons, tombait avec fracas dans l’amphithéâtre. Il avait une cuisse fracturée et les doigts des pieds désarticulés.


Les prestiges de Simon de Gitta. — À peine saint Pierre eut-il prié, pendant l’ascension de Simon, que celui-ci, brusquement abandonné par les démons, tomba du haut des airs.

« — Le Dieu que Pierre annonce est le seul Dieu véritable ! » disait-on dans la foule.

« Dès lors, un grand nombre d’hommes abjurèrent les erreurs de Simon. D’autres, pourtant, véritables fils de perdition, persévérèrent dans cette secte funeste. »

L’abbé Barras ajoute :

« Telle est aussi, croyons-nous, la vérité complète sur la tentative solennelle d’ascension, essayée à Rome par Simon le magicien. Nous disons la tentative solennelle, car elle ne fut pas la seule, et il est certain qu’en d’autres occasions et dans des séances particulières le Mage de Samarie réussit plus d’une fois à faire croire qu’il avait la puissance de se soutenir dans les airs.

« On le vit, rapporte Anastase le Sinaïte, faire marcher des statues ; se précipiter dans les flammes sans en être atteint ; se métamorphoser et prendre la figure d’animaux divers ; faire apparaître, dans les festins, des fantômes et des spectres ; faire mouvoir les meubles d’un appartement, par des esprits invisibles. Il disait qu’il était escorté par une multitude d’ombres, auxquelles il donnait le nom d’âmes des morts. Enfin, il s’envolait dans les airs ; et, un jour, Néron l’ayant fait appeler, il disparut soudain, laissant un fantôme à sa place. (Saint Anastase l’Ancien, livre IX, chap. xx.)

« Suétone raconte en ces termes la chute de Simon : « Un an après son avènement, Néron fit construire près du champ de Mars un amphithéâtre en bois. Il y donna d’abord un combat de gladiateurs, où il ne laissa mourir personne, pas même les criminels ; puis, une naumachie, où des baleines se jouaient dans un immense bassin d’eau de mer ; enfin, des jeux pyrrhiques. Là on vit un Icare prendre son essor ; mais il vint retomber à côté de la loge impériale, qu’il couvrit de son sang. » (Suétone, Néron, chap. xii.)

Ainsi, voilà plusieurs faits merveilleux, accomplis par un personnage indubitablement l’instrument de l’enfer, qui sont certifiés d’une façon formelle. On pourrait citer encore Arnobe, le célèbre apologiste latin du christianisme, qui eut Lactance pour disciple ; voir l’édition de son traité par l’abbé Migne, Disputationum adversus gentes libri septem, chap. ii. En outre, Suétone n’est pas le seul auteur païen qui rapporte l’histoire du vol et de la chute publique d’un magicien, laquelle, selon toute évidence, s’applique à Simon et confirme ce que les Pères de l’Église affirment. Cléodème atteste, dans Lucien, qu’après avoir traité lui-même de ridicule et de fabuleux ce qu’on lui racontait en ce genre des magiciens, il avait changé d’opinion, en voyant de ses propres yeux un certain barbare du Nord voler, se promener sur l’eau, marcher à pas lents au milieu des flammes. Dion Chrysostome, philosophe stoïcien et rhéteur grec, contemporain de Trajan, raconte que Néron se fit donner ce spectacle par le Mage, et qu’avant la mésaventure de celui-ci, l’empereur le comblait de caresses et le faisait traiter splendidement à la cour.

Eh bien, je le demande à tout homme impartial, est-ce que le Mage de Gitta n’était pas vraiment un possédé ? D’une part, nous ne trouvons rien qui ressemble à de l’hystérie, dans ce que rapportent de lui ses contemporains ; d’autre part, les actions extraordinaires produites par lui sortent absolument du domaine naturel ; jamais un hypnotiseur n’a montré un sujet, bien et dûment hystérique, s’élevant dans les airs.

Dans le cas de Simon le Mage, il est de toute évidence que les démons entraient en lui, à son appel, et que, restant invisibles, c’étaient eux qui le soutenaient ; et la prière de saint Pierre fut un véritable exorcisme. Le chef des apôtres chassa les démons, les obligea à sortir du corps de Simon, et le possédé, n’ayant plus à l’instant même les forces surnaturelles diaboliques à son service, retomba immédiatement sur le sol.

Il faut avoir perdu toute foi pour ne pas comprendre une chose si simple.

« Quant à la mort de Simon le Mage, écrit Mgr Fava (tome II, page 337), nous la connaissons par les Philosophumena.

« Cet imposteur mourut dans un dernier combat avec saint Pierre, et voici de quelle manière :

« Comme il ne s’était jamais bien guéri des suites de sa chute au cirque romain, il était obligé de s’asseoir, quand il parlait au peuple ; car il continuait de combattre le christianisme par ses impostures et ses prestiges diaboliques. Saint Pierre ne manquait jamais de le confondre, lorsqu’il le rencontrait. La dernière fois qu’il le vit, ce fut dans la campagne romaine.

« Le Magicien était assis sous un platane, enseignant la foule. Pressé par les arguments de l’Apôtre et réduit au silence, le Mage, après avoir tergiversé longtemps, prit le parti d’annoncer qu’il allait se faire enterrer vif, et qu’on le verrait ressusciter le troisième jour. Il ordonna donc à ses disciples de creuser une fosse et de l’envelopper d’un suaire. On le déposa dans cette tombe ; mais il y est resté jusqu’à ce jour, car Simon n’était point le Christ. » (Philosophumena, livre VI, § 20.)

« Évidemment, fait observer Mgr Fava après cette citation, les francs-maçons peuvent réclamer le Magicien de Samarie pour un de leurs ancêtres, prophète du Rite magique de Misraïm, associé de Satan et compagnie, pour la destruction du christianisme.

« Nos sectaires modernes sont bien petits auprès de ce Samaritain, comme hommes ; mais les démons qui les aident sont toujours les mêmes. Chose étrange ! nous retrouvons, après dix-neuf siècles, Pierre luttant encore avec les fils de Simon le Magicien, que leurs chutes ne corrigent jamais. »


Je laisse de côté d’autres faits aussi caractéristiques de possession, s’étant produits aux premiers siècles de l’Église, — sauf à parler plus loin du cas de Julien l’Apostat, que j’aurai à opposer, comme exemple des prestiges diaboliques, aux cas d’hallucination ressortissant de la médecine, — et je passe sans transition aux faits surnaturels constatés dans la fameuse période dite de l’an 1000.

Le plus grand des maux, la plus aiguë des misères de cette époque, a été, sans contredit, le déchaînement des puissances infernales. Quelle fut à ce moment la pensée de Dieu ? Nul ne le sait. Mais les faits prouvent surabondamment que le monde sembla alors comme sur le point d’être entièrement bouleversé.

Une croyance était partout répandue ; d’après des prophéties, sans doute mal interprétées, l’opinion presque générale était que le dernier soir de l’an 1000 verrait la destruction de toutes choses, la terre, l’humanité et l’Église sombrent dans une catastrophe apocalyptique. On appliquait à l’an 1000 ces paroles de l’Écriture Sainte : « Quand vous entendrez parler de guerre, prenez garde de ne pas vous troubler ; car il faut que toutes ces choses arrivent ; mais ce ne sera pas encore la fin… Il y aura des famines, des pestes, des tremblements de terre en divers lieux ; il paraîtra des choses effroyables et de grands signes dans le ciel. »

Satan, à qui l’avenir est caché, put croire que le moment était venu pour lui de tenter le grand coup, et il se prépara à l’assaut du ciel en multipliant ses maléfices sur la terre. La suite devait démontrer que le père du mensonge s’était le premier trompé ; il avait pris son désir pour la réalité ; la dernière heure du monde n’était pas encore près de sonner. N’importe, les signes de son audace inouïe en ces circonstances sont certains ; le Maudit agit, pour perdre l’humanité, avec une rage qui n’avait jamais atteint jusqu’alors un pareil degré. Les faits sont là, indéniables, rapportés par les chroniqueurs de l’époque.

À ce sujet, on peut citer, comme formels, les témoignages des contemporains : Abbon de Fleury (Apologeticum dans Migne, Patrol. lat., tome CXXXIX, col. 462) ; Sigebert de Gembloux (Chronicon, sur l’an 1000, dans les Historiens de France ; Cf. Pagi, ad Baron., an 1001) ; et surtout Raoul Glaber (Histor., livr. III, ch. iv et vi), complétés par Godwel (Chronic. Hirsaug., p. 103) et Tritheim (Monach. Lemovic., dans les Historiens de France, tome X, p. 262).

Les phénomènes diaboliques qui se manifestèrent furent si graves, qu’il y eut une véritable panique parmi les chrétiens les plus fidèles ; cela est incontestable. Ainsi, la Société archéologique de Montpellier possède un témoignage peu connu, mais des plus curieux, de cette attente où l’on était dans beaucoup d’endroits, surtout dans le Midi, de la grande catastrophe : c’est une prose avec chant, provenant de l’abbaye d’Aniane, et inspirée par la préoccupation de la fin du monde. Elle a été publiée sous ce titre : Prose de Montpellier ou Chant du dernier jour, composée pour l’an 1000 en notation neumatique (deuxième édition, par MM. Paulin Blanc et l’abbé Tesson, Paris, 1863 ; Cf. Mémoires de la Société archéologique de Montpellier, tome III, 1850). Cette prose est tirée d’un manuscrit de la fin du dixième ou du commencement du onzième siècle ; elle est notée en points superposés, suivant le système de notation du chant dans les manuscrits du neuvième au onzième siècles. La poésie, inspirée de pensées du jugement dernier, en est simple et grandiose ; la mélodie, écrite dans le premier mode du chant grégorien, est d’un caractère expressif. Paroles et musique forment une des plus belles compositions du moyen-âge. Le texte du manuscrit de l’abbaye d’Aniane n’est qu’une copie, où se rencontrent plusieurs fautes dues à l’ignorance ou à la négligence du transcripteur. En voici, à titre de curiosité, la première strophe :



Audi tellus, audi magni maris limbus ;
Audi homo, audz omne quod vivit sub sole :
Veniet, prope est dies iræ supremæ,
Dies invita, dies amara,


Qua cœlum fugiet, sol erubescet,
Luna mutabitur, dies nigrescet,
Sidera suprà terram cadent.
Heu miseri ! heu miseri !
Quid, homo, ineptam sequeris lætitiam ?


Pour être tout à fait exact, il convient de dire que tous les catholiques, et notamment bon nombre de supérieurs de communautés religieuses, ne partagèrent point l’erreur. Ainsi, Abbon, avec Richard, abbé du monastère de Fleury, écrivit contre l’opinion « fort accréditée », dit-il lui-même, de la fin du monde. Ce fut aussi pour s’édifier à cet égard que la reine Gerberge, femme de Louis d’Outre-Mer, engagea Adson à écrire sur l’Ante-Christ ; mais Adson, loin de donner dans l’erreur populaire, montra à la reine que le temps de l’Ante-Christ était encore fort éloigné et que même le jugement dernier ne suivrait pas de si près la destruction de cet ennemi de Dieu (voir Historiæ Francorum scriptores, tome II, Paris, 1636, p. 844, où Duchesne publie la préface du traité d’Adson lequel avait été jusque-là attribué mal à propos à saint Augustin et à Alcuin par divers éditeurs).

Quoi qu’il en soit, le diable tenta à cette époque un effort formidable, qui se traduisit sur terre par une extraordinaire quantité de ces actes de bouleversement des lois de la nature, dont il est coutumier.

Bien avant la prétendue échéance fatale, il suscita partout des illuminés, vrais hérétiques, venus on ne sait d’où, qui parcouraient les campagnes, vêtus de noir, avec des cornes rouges sur la tête, et qui annonçaient publiquement la prochaine venue de l’Ante-Christ.

Là-dessus, la famine arriva, désolant tout.

Pour les catholiques superficiels qui s’imaginent que les fléaux se produisent par l’effet du pur hasard, cette famine éclatant inopinément sera un incident quelconque de la vie de l’humanité, et non un indice grave. Les vrais croyants, au contraire, ceux qui pensent, avec Mgr Gerbet, que les fléaux ont une cause surnaturelle, dérivant de la volonté de Dieu, et que Dieu, lâchant parfois la bride à Satan, permet qu’il éprouve l’humanité en assouvissant sa rage contre elle, ceux-là comprendront que la terrible famine du dixième siècle était un signe d’une importance extrême. Le diable, autorisé par Dieu à vagabonder en ce temps-là hors de l’enfer, se croyait déjà tout permis.

Naturellement, comme Satan, semblable aux loups, réserve sa plus terrible haine aux pasteurs institués par l’Éternel pour garder les brebis, ce fut dans les monastères, dans les ordres religieux, dans le clergé régulier et séculier, qu’il exerça d’abord ses ravages. Il commença son œuvre criminelle par un scandale inouï qui fit frémir toute la chrétienté.

En 936, un jeune moine de Farfa, le plus opulent monastère de Sabine, empoisonne son abbé, s’empare de la crosse et de l’anneau, se marie et marie tous ses moines. La communauté abandonne le couvent, emportant les vases sacrés et les ornements sacerdotaux ; elle bâtit des maisons de plaisance, mène joyeuse vie, organise le brigandage sur les routes, et revient chaque dimanche célébrer, dans son ancienne chapelle, une messe sacrilège.

En 947, le comte de Tusculum, sénateur de Rome, réussit à chasser l’abbé prévaricateur et démoniaque. Un nouvel abbé, Dagobert, secondé par des moines pieux venus de Cluny, rétablit la règle ; mais bientôt, il est empoisonné à son tour, et la bacchanale diabolique reprend de plus belle autour de Farfa. Elle dura jusqu’au règne d’Othon III, à la veille de l’an 1000.

Alors, le moine assassin de Dagobert entreprend, on ignore dans quel but, de gravir le mont Gargano, au haut duquel habitaient de dignes religieux, propagateurs de la dévotion à saint Michel. On sait que l’histoire ecclésiastique rapporte trois apparitions principales de l’archange, dont la première eut lieu précisément sur le mont Gargano, en Italie, en l’année 462 ; en ce temps-là, les habitants de Naples assiégèrent Siponte, ville située dans la Fouille, près de la montagne que je viens de nommer. Saint Michel intervint miraculeusement et défendit la cité. Ce fut donc le mont Gargano que le moine apostat essaya de gravir ; il en tenta l’escalade à plusieurs reprises, durant toute une année ; chaque fois, il fut repoussé par une force mystérieuse ; finalement, il dégringola un jour et disparut dans un précipice.

À cette même époque, on vit reparaître des « clercs errants », vêtus cette fois de rouge, parcourant encore les campagnes, jetant l’effroi dans les monastères, tenant des propos obscènes aux prêtres qu’ils rencontraient, les poursuivant, les injuriant, chantant et célébrant dans les carrefours un office monstrueux, que ces suppôts de l’enfer appelaient « la messe de Bacchus ».

Tout cela, on le voit, n’était pas bien naturel, et il faudrait une forte dose de parti pris, un aveuglement des plus incurables, pour soutenir que de tels événements sont chose très ordinaire, que le diable n’y était pour rien.

Puis, le père du mensonge s’attaqua au Saint-Siège même, en l’enveloppant d’un réseau de noires calomnies. La chaire de Pierre était occupée par Silvestre II (Gerbert), qui appartenait à l’ordre des bénédictins ; moine, il avait toujours été irréprochable ; pape, il fut un génie, un des pontifes dont l’Église s’honore le plus.

Satan procéda contre lui par les insinuations venimeuses ; il se vanta d’avoir Gerbert au nombre de ses adeptes secrets ; tous les faux bruits possibles et imaginables étaient répandus dans la chrétienté pour discréditer le successeur du chef des apôtres. On retrouve, dans les chroniques du temps, les traces de cette suspicion sans fondement, où Silvestre Il était tenu. Le diable, vaincu par la vertu du Saint-Père, se vengeait en répétant partout qu’il avait été victorieux, et nombre de catholiques croyaient sincèrement que le Souverain Pontife se livrait en cachette aux pratiques de la sorcellerie.

Au siècle suivant, ces faux bruits couraient encore. Le prétexte que le diable avait pris pour calomnier Silvestre était que ce pape était un grand savant. Il a laissé des traités sur l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie ; sur la manière de construire un astrolabe, un cadran, un quart de cercle, une sphère ; sans compter des traités de rhétorique et de dialectique. Il était surtout fort habile à fabriquer des instruments. Ditmar, évêque de Mersebourg, son contemporain, rapporte que Gerbert était parfaitement versé dans la science astronomique ; qu’il surpassa tous les savants de l’époque en plusieurs autres belles connaissances ; qu’étant à Magdebourg avec l’empereur Othon III, il construisit une superbe horloge dont il régla le mouvement sur l’étoile polaire, qu’il considérait à travers un tube. Un autre auteur ancien parle avec admiration des orgues hydrauliques, où Gerbert introduisait le vent et le mouvement nécessaires par le moyen de l’eau bouillante. D’après ces vieilles chroniques, il est aisé de comprendre que Silvestre II fut un précurseur des grands inventeurs de notre temps et qu’il trouva, dès le dixième siècle, l’horloge à roues, la lunette astronomique à longue vue et certaines machines à vapeur. Satan, en calomniant ce grand pape, a prouvé sa haine du progrès, de l’humanité se perfectionnant par la science unie à la foi. Silvestre II était si peu un adepte de l’occultisme, il était au contraire si bien le digne chef de l’Église catholique, qu’il est le premier souverain pontife qui ait conçu le projet des croisades pour débarrasser le monde des sectateurs de Mahomet.

Pendant cette longue période qui précède l’an 1000, on voit donc les agissements de l’enfer en toute circonstance. Les œuvres diaboliques, les prestiges se multiplient, dans des proportions effrayantes.

Le moine Raoul Glaher, qui a laissé des chroniques du plus haut intérêt où les historiens ont puisé souvent, fut en butte lui-même, plus d’une fois, aux assauts des mauvais esprits.

La première fois, il fut plus fort que le démon et déjoue sa malice.

Un charlatan vendait, comme reliques de martyrs, des ossements vulgaires, qu’il dérobait dans les cimetières ; il changeait de nom, en même temps que de province, et opérait surtout dans les contrées de la Maurienne et de la Savoie.

Il offrit un jour à saint Guillaume et à plusieurs évêques les fausses reliques de saint-Just, pour une église que l’on consacrait à Suse. Il prétendait recevoir chaque nuit la visite d’un ange, qui l’enlevait de son lit, sans que sa femme s’en aperçût. On l’interrogea minutieusement, et l’on constata bientôt que cet homme n’avait rien d’angélique, mais était un ministre du mensonge.

Des personnes dévotes croyaient à l’authenticité de ces reliques ; des ecclésiastiques, qui avaient été trompés par ce scélérat, les mirent sous la pierre des autels et dans des chasses. La nuit suivante, les moines et les clercs qui veillaient dans l’église, eurent une grosse peur : des figures monstrueuses, des Éthiopiens tout noirs, sortaient de la chapelle où reposaient ces ossements, puis s’enfuirent en ricanant.

Une nuit, au monastère de Saint-Léger, avant matines, Glaber vit, au pied de son lit, un petit monstre noir à forme humaine, le cou grêle, la face maigre, les yeux très noirs, le front étroit et ridé, le nez plat, la bouche énorme, le menton court et effilé, un barbe de bouc, les oreilles droites et pointues, les yeux raides et en désordre, des dents de chien, l’occiput en pointe, la poitrine et le dos en bosse, les vêtements sordides ; il s’agitait, se démenait furieusement. Il saisit le bois du lit et le secoua avec violence, grinçant des dents et répétant :

— Tu ne resteras pas plus longtemps ici !


Une nuit, avant matines, le moine Glaber vit, au pied de son lit, un petit monstre noir à forme humaine, qui s’agitait, se démenait furieusement, secouant son lit avec violence.

Glaber s’échappa, plus mort que vif, et courut se réfugier sur les degrés de l’autel de saint Benoît.

À Saint-Bénigne, le même démon se montra à lui dans le dortoir des frères. C’était au petit jour. Il courait en criant :

— Mon bachelier ? où est-il ? où est mon bachelier ?

Mais, cette fois, ce n’était pas lui qu’il cherchait ; il faisait la chasse à un novice nommé Thierri, d’un caractère très léger, qu’il posséda incontinent, et qui le lendemain se sauvait du couvent, jetant le froc aux orties.

La troisième rencontre de Glaber avec le démon eut lieu à l’abbaye de Moutiers, près d’Auxerre. La cloche achevait de sonner matines, et le moine, un peu las, somnolent, tardait à se lever : çà et là, dans le dortoir encore ténébreux, d’autres frères, dont la paresse était, parait-il, le péché mignon, dormaient très paisiblement, bercés par le son de la cloche. À peine les derniers moines dociles à la règle furent-ils partis, et au moment où Glaber se réveillait, un diable, toujours le même, bondit tout haletant, en haut de l’escalier, et vint s’appuyer au mur de la chambrée monacale, les mains derrière le dos, en criant :

— C’est moi ! c’est moi, qui reste avec ceux qui restent !

Trois jours plus tard, l’un de ces frères trop amis de la couchette s’échappait du couvent, possédé lui-même.

Mais, à cette époque aussi, le diable ne se contentait pas de troubler les couvents et les moines ; il parcourait l’Europe entière, semant partout le désarroi.

Ses artifices furent, comme toujours, d’une invention très variée.

Il entre dans un château, sur les pas d’une femme hérétique, et suivi d’une troupe de diables en robe noire, à faces horribles ; il s’agit de capter l’âme d’un écuyer moribond. Il crie au malade :

— Me connais-tu, Hugo ? Je suis le plus puissant des puissants, le plus riche des riches. Crois-moi, et je t’arracherai à la mort, et tu vivras longtemps.

Puis, il se venta d’avoir donné le trône pontifical à un moine possédé de lui (c’est ainsi qu’il semait la calomnie contre le grand Silvestre II), la couronne impériale en Occident à Conrad le Salique, en Orient à Michel le Paphlagonien.

Un signe de croix, fait par Hugo expirant, suffit pour chasser la bande infernale, qui s’évanouit avec d’épouvantables grimaces.

Le démon attend les gens sur les ponts, dans le voisinage des monastères. Un paroissien passe-t-il pour se rendre à l’office ; soudain, il voit se dresser en face de lui une tour ; mais, devinant la présence du malin, il se signe, retourne très vite chez lui, et meurt en paix quelques jours plus tard.

Près du château de Joigny, trois années durant, il pleut des pierres de toutes grandeurs dans la maison d’un gentilhomme nommé Arlebaud ; bornes des champs ou des chemins, pierres arrachées à des édifices éloignés, c’est une averse surnaturelle qui ne s’arrête plus, et les blocs tombés du ciel s’amoncellent, sans blesser personne. Pourtant, ce prodige eut des suites mauvaises : plus de trente années de querelles et de meurtres dans la famille du gentilhomme possédé.

Le diable se fait encore, toujours par des prodiges, l’annonciateur de grands malheurs.

Un prêtre qui vivait au château de Tonnerre, s’étant mis à la fenêtre un dimanche soir, avant le souper, vit venir du nord et tourner au couchant une multitude de chevaliers qui semblaient courir au combat. Tout à coup, ils disparurent comme fumée légère, et le bon prêtre, frappé de terreur, se mit à pleurer. Il mourut quelque temps après ; l’année suivante, Henri, fils du roi Robert, assiégea le château et y fit un massacre.

Un dragon de feu parait au ciel, et, quelques mois plus tard, Robert met la Bourgogne à feu et à sang.

Puis, le diable lui-même parodie la religion ; les phénomènes infernaux se produisent jusque dans une église.

Un jeune moine, d’âme très douce, priant seul, un matin de dimanche, dans l’église rayonnante de soleil, voit entrer au chœur, sans bruit, des clercs vêtus d’aubes blanches et de dalmatiques de pourpre ; un évêque, mître en tête et crosse en main, les précédait ; il monta à l’autel de saint Maurice, martyr, et commença de chanter la messe du jour. Le moine leur demanda qui ils étaient et d’où ils venaient ; ils lui répondirent qu’ils étaient morts pour la défense de la foi catholique, et qu’ils s’en allaient, à petites journées, au paradis, à travers les champs tout en fleurs. Après le pater, l’évêque envoya un de ses diacres au frère pour lui donner le baiser de paix. Le jeune moine se leva pour suivre ces pèlerins bienheureux ; mais déjà ils s’étaient évanouis, et l’Église était vide. Cinq mois plus tard, à la suite d’une vision où la Vierge lui avait annoncé sa fin prochaine, le jeune moine mourait à l’heure du soleil couchant.

À Orléans, une nuit, les gardiens de la cathédrale, en ouvrant la porte du clocher vers l’heure des matines, virent se précipiter un loup, qui alla à la corde de la cloche, la prit entre ses dents et sonna l’office à toute volée. À force de cris et de coups, on chassa l’étrange sacristain. Ce prestige était évidemment diabolique ; mais, d’autre part, un miracle divin eut lieu dans le même diocèse. Un crucifix pleura, dans une abbaye des environs de la ville. Quelques mois après, il y eut des incendies dans les églises d’Orléans, et de nombreuses maisons de bourgeois brûlèrent aussi.


À Orléans, une nuit, les gardiens de la cathédrale, en ouvrant la porte du clocher, vers l’heure des matines, virent se précipiter un loup, qui alla à la corde de la cloche, la prit entre ses dents et sonna l’office à toute volée. À force de cris et de coups, on chassa l’étrange sacristain.

Des signes se manifestèrent, d’autre part, dans les astres. Une comète qui s’évanouissait à chaque aurore, au premier chant du coq, précéda de quelques jours l’incendie de l’église du Mont-Saint-Michel, fondée par saint Aubert, évêque d’Avranches ; la célèbre abbaye fut reconstruite, on le sait, au siècle suivant. De nombreuses éclipses se succédèrent. À plusieurs reprises, la lune parut couverte de larges gouttes de sang, tantôt rouges, tantôt noires.

Pendant ce siècle, et surtout durant la seconde moitié, les cas de possession furent innombrables.

Glaber cite, entre autres, un nommé Leutard, du diocèse de Châlons, qui fut pénétré par un essaim d’abeilles diaboliques, lesquelles lui entraient par le bas du corps et lui sortaient par la bouche ; après l’avoir ainsi traversé intérieurement, elles l’enveloppaient à l’extérieur, le piquaient, lui parlaient et lui donnaient des ordres. Leutard, se déclarant prophète, se rendait alors dans les églises, brisait les crucifix, et proclamait qu’il agissait ainsi par révélation. Après avoir causé de grands scandales, il finit par se précipiter un jour dans un puits.

Mais si le diable se livrait à de pareils excès, Dieu, pour donner espoir à l’humanité, pour l’éclairer et lui montrer qu’il ne l’abandonnait pas, suscita un grand nombre de saints en ce terrible siècle : saint Udalric ; saint Adalbéron, évêque d’Augsbourg ; sainte Wiborade ; saint Hugues ; sainte Mathilde, reine ; saint Gennade, d’Astorga ; saint Pélage, martyr de Cordoue ; saint Méginrade, d’Einsielden ; saint Jean de Vandières ; saint Guibert, de Gembloux ; saint Kadroé ; saint Mapcalan ; saint Foranna ; saint Gérard, de Brogne ; saint Gauzelin et saint Gérard, de Toul ; le bienheureux Bernon, fondateur de Cluny ; saint Odon, de Cantorbéry ; saint Wenceslas, duc de Bohème ; saint Brunon, archevêque de Cologne ; saint Aimard et saint Mayeul, de Cluny ; saint Luc le Jeune ; saint Paul de Latre ; sainte Adélaïde, reine ; saint Adalbert, archevêque de Magdebourg, apôtre des Slaves ; saint Nicon Métanoïte ; saint Wolfgang, évêque de Ratisbonne ; saint Jean de Parme ; saint Bernard, de Menthon, qui a laissé son nom à deux célèbres sommets des Alpes ; saint Ethelwold, de Winchester, et saint Oswald, de Worchester ; saint Édouard, roi d’Angleterre, et sa sœur sainte Édith ; saint Rudesinde, évêque de Dume, en Espagne, et sa parente sainte Segnorine, abbesse de Baste ; saint Nil, de Calabre ; saint Romuald ; saint Bernard, évêque de Hildesheim ; saint Étienne, duc et apôtre de Hongrie ; saint Henri, empereur et roi de Germanie, et sa femme sainte Cunégonde ; saint Héribert, de Cologne ; saint Olaiis, roi de Norvège ; saint Sifride, apôtre de la Suède ; saint Froïlan, évêque de Léon ; saint Attilan, évêque de Zamora ; et tant d’autres encore, sans oublier surtout saint Dunstan, le grand saint d’Angleterre, si célèbre par ses miracles.

Puisque j’en suis au chapitre de la possession, il est juste de dire quelques mots de saint Paul, de Latre, qui a délivré beaucoup de possédés. Ce saint fut d’abord ermite ; il habitait, en Grèce, une caverne au sommet d’un pic élevé et escarpé, le mont de Latre. Bientôt, des religieux, ardents aux austérités, vinrent se joindre à lui, dans d’autres grottes du même pic, et c’est ainsi que se créa, sous le nom de « la laure de Latre », un monastère tout en cavernes, en guise de cellules ; la plus belle grotte fut la chapelle, sous le vocable de Saint-Michel.

Saint Paul se mortifiait à un tel point, qu’on ne le vit jamais se coucher pour dormir : il s’appuyait seulement contre un arbre ou contre un bloc de pierre. Il faisait la cuisine pour ses compagnons, et l’aspect du feu lui faisait alors verser d’abondantes larmes ; car il ne pouvait s’empêcher, en cette circonstance, de songer aux flammes éternelles de l’enfer, où souffrent et blasphèment tant d’âmes qui auraient pu, au contraire, s’assurer par une vie pieuse les joies sans fin du royaume de Dieu. Quant à lui, il ne se nourrissait qu’avec de l’huile de lampe, et encore prenait-il la plus mauvaise huile, celle qui restait au fond des récipients, encrassée et mêlée aux bouts de mèches brûlées.

Tant de sainteté valut à Paul le don des miracles. Il voyait son bon ange auprès de lui ; les bêtes féroces venaient lui tenir compagnie, sans lui faire aucun mal ; lorsqu’il disait la messe, au moment où il communiait, tout le haut de la montagne était secoué par un tremblement de terre, et les roches se mettaient en mouvement, sans blesser cependant ni les moines ni les pèlerins. Un jour que la communauté manquait de vivres, il se mit en prières, et aussitôt on vit arriver, escaladant le pic, des mulets agiles, chargés de pain blanc, de vin, de fromage, d’œufs et de quantité d’autres provisions.

Il avait une telle affection pour l’aumône, qu’il donnait tout, jusqu’à sa part de nourriture et ses habits ; enfin, il voulut une fois se faire vendre comme esclave en pays inconnu, pour donner le prix aux pauvres.

Il mourut le 15 décembre 956 :

« Un des moines du mont de Latre, rapporte Fleury (livre 55), ayant été délivré à son tombeau du démon qui le possédait, Siméon (successeur de Paul à la direction de la communauté), indigné du tumulte qu’il avait causé dans l’église, s’approcha du tombeau du saint et lui dit, comme s’il eut été vivant : « Est-ce donc là votre aversion pour la gloire humaine ? est-ce là votre amour pour la Solitude et la tranquillité ?… Vous allez nous jeter dans des troubles infinis. Ce lieu sera bientôt rempli d’hommes, de femmes et d’enfants ; et quelle liberté après cela, quel repos aurons-nous ?… Si vous prétendez nous troubler ainsi par vos miracles, faites-le nous savoir promptement. Nous vous descendrons de la montagne, et nous vous laisserons en bas faire ce qu’il vous plaira. »

« Depuis cette remontrance, le saint ne guérit plus en public aucun possédé. »

Quant à saint Dunstan, ses miracles sont renommés dans tout l’univers catholique, et ils doivent être donnés à méditer à nos chrétiens de la décadence, qui ne croient plus au surnaturel.

Il suffit d’ouvrir les Acta Sanctorum, de relire la Légende dorée, de l’archevêque Jacques de Voragine, pour être transporté d’enthousiasme en parcourant ces pages, pleines de vérité et de foi. Ainsi, saint Dunstan possédait une harpe, qu’il accrochait parfois contre la muraille de sa chambre ; aussitôt, cette harpe jouait, toute seule, des airs mélodieux, et, en même temps, on entendait des voix célestes qui chantaient des cantiques.

Les sceptiques diront, irrévérencieusement, qu’il y avait là quelque supercherie ; c’est leur rôle. Mais ce miracle est un de ceux à raison desquels l’archevêque de Cantorbéry a été canonisé ; les catholiques doivent s’incliner devant la décision de l’Église, car l’Église ne se trompe pas.

Saint Dunstan reconnaissait, rien qu’en les regardant une seconde, les gens qui avaient commis un crime. Par l’effet d’une courte prière, il arrêtait, à distance, les chevaux emportés, même s’ils étaient arrivés au bord d’un précipice. Il parlait aux oiseaux, aux poissons, qui lui répondaient. Avec la permission de Dieu, il montait dans l’espace, comme fit Simon le Magicien ; mais lui, il était soutenu par les anges ; aussi, pou vait-il planer sans danger au milieu des airs, et jamais il ne fit une chute, en redescendant sur terre. Un jour qu’il était sur une plage, en Angleterre, il conçut la pensée d’aller prêcher en Bretagne : aucun navire ne se trouvait là ; le saint fit un signe à une petite montagne voisine ; celle-ci se déplaça ; Dunstan s’assit au sommet ; la montagne se mit alors voguer en pleine mer et débarque l’homme de Dieu à Saint-Malo ; après quoi, la montagne se retira, en faisant au saint une révérence.

Voilà des faits, qui prouvent le surnaturel, des faits qui repoussent toute présomption de supercherie. Est-ce que jamais un magnétiseur a pu arrêter, sans le toucher, un cheval emporté ? est-ce que jamais un hystérique a pu tenir une conversation, en langue humaine, avec des oiseaux et des poissons ? monter et planer dans l’espace ? déplacer une montagne pour s’en servir comme d’un navire ? Il faut vraiment avoir des coquilles collées sur les yeux pour ne pas voir le surnaturel.

Les matérialistes, qui n’ont aucun respect des choses saintes, nient carrément ces prodiges ; c’est plus commode. Quant aux catholiques superficiels, ils n’aiment pas qu’on leur en parle ; cela les gêne ; ils haussent les épaules, d’un air supérieur. « C’est bon pour les vieilles femmes, ces histoires ! » murmurent-ils. À leur avis, « la religion gagnerait à se débarrasser des miracles ; » j’en connais qui osent s’exprimer ainsi, et qui vont à la messe, pourtant. Alors, je me le demande, que vont-ils faire à l’église ? le saint-sacrifice n’est-il pas le renouvellement quotidien du plus grand des miracles ? n’est-il pas la permanente proclamation divine du surnaturel ?… Et si un prêtre ne croit plus au diable, il est bien près de ne plus croire à Dieu ; si le scepticisme envahit l’âme d’un prêtre, dans quel état d’esprit flottant sera-t-il au moment où il consacre l’hostie ?…

Repoussons ces pensées ; elles font frémir. Disons-nous bien, au contraire, que Dieu veille sur son Église et qu’il pardonne le doute, et même pis, dès que le coupable sait se ressaisir, dès que le sceptique redevient croyant.

À ce propos, rien n’est plus consolant que l’histoire de saint Théophile, racontée par la nonne Roswith, religieuse de Gandersheim et poète du dixième siècle.

Théophile était économe de l’église d’Adana, en Cilicie. Exact, pieux, charitable, il était chéri de tout le monde, particulièrement de son évêque, qui avait eu en lui la plus grande confiance. L’évêque étant mort, Théophile fut choisi d’une voix unanime pour lui succéder ; il protesta de son indignité, disant que ce lui était assez d’être économe de l’église. On le porta malgré lui aux pieds du métropolitain qui devait le consacrer ; mais, prosterné sur le pavé, il continuait à se dire indigne d’un tel honneur et à le refuser absolument. Le métropolitain, voyant son obstination, en nomma un autre.

Quelque temps après, le nouvel évêque ôta la charge d’économe à Théophile, qui se retira chez lui et continua de s’appliquer aux bonnes œuvres. Mais cela ne dura guère. Le même tentateur qui perdit un apôtre fit naître dans son cœur le regret d’avoir été dépouillé de sa charge et le désir de la recouvrer. Cette passion alla bientôt si loin qu’elle le fit recourir à des maléfices.

Or, il y avait dans la même ville un juif, adonné aux opérations diaboliques, et qui avait déjà perdu plusieurs chrétiens. Théophile alla le trouver de nuit, pour réclamer son intervention. Le juif lui recommanda de venir la nuit suivante, à la même heure, afin de le présenter à son maître.

À l’heure convenue, le juif conduisit Théophile dans un cirque, où se donnaient les spectacles pendant le jour, et il lui dit :

— Quelque chose que vous voyiez ou que vous entendiez, ne vous épouvantez pas ; mais surtout ne faites pas le signe de la croix.

Théophile l’ayant promis, ils virent aussitôt le prince des ténèbres, assis au milieu d’une cour nombreuse qui l’acclamait.

Le juif expose l’affaire. Satan répondit que, si Théophile voulait être son serviteur, il lui rendrait sa place avec plus de crédit qu’auparavant. Théophile répliqua qu’il était prêt a tout, pourvu qu’on vint à son aide ; et il se mit à baiser les pieds du prince infernal, qui ajouta :

— Théophile obtiendra tout, pourvu qu’il renie le Fils de Marie, et Marie elle-même, et qu’il le fasse par écrit.

Alors, Satan entra dans Théophile et dit par sa bouche :

— Je renie le Christ et sa Mère.

Après quoi, Théophile fit de cette déclaration une cédule, qu’il scella de son anneau.

Dès le lendemain, l’évêque rendit la place d’économe à Théophile, qui pendant quelque temps, en eut bien de la joie.

Mais enfin, Dieu, en considération de ses bonnes œuvres passées, eut pitié de lui et fit naître le repentir dans son cœur. Rentré en lui-même et considérant l’abîme où il s’était précipité, Théophile ne fit plus que gémir, que verser des larmes, que jeûner et prier. Il eut recours à la Sainte Vierge et passa quarante jours consécutifs à prier, à jeûner et à pleurer dans son église.

Au bout de ce temps, la Mère du Sauveur lui apparut, lui reprocha son crime, et ajouta « que pour l’injure qu’il lui avait faite à elle-même, il pourrait facilement en obtenir le pardon, tant elle aimait les chrétiens, surtout ceux qui recourent à elle avec une dévotion sincère ; mais que, pour l’injure faite à son Fils, il fallait une grande pénitence ».

Théophile répondit qu’il espérait la faire, à l’exemple de tant de pécheurs qui avaient obtenu miséricorde.

La Mère de Dieu lui dit de faire alors une profession de foi sur la divinité et l’incarnation du Christ ; après quoi, elle dit : « À cause du baptême que vous avez reçu par mon Fils Jésus-Christ, Notre-Seigneur, et à cause de l’extrême compassion que j’ai pour vous autres chrétiens, croyant à ta sincérité, je vais le supplier à genoux pour toi, afin qu’il te reçoive. »

Théophile passa trois jours dans la même église, à prier, à jeûner, à répandre des larmes, prosterné sur le pavé. La Mère de miséricorde lui apparut une seconde fois, avec un visage respirant la bienveillance et la joie, et lui dit : « Le Seigneur a reçu tes larmes et a exaucé tes prières, à cause de moi, pourvu que tu persévères dans ces sentiments jusqu’à la mort. » Théophile le promit, mais la supplia de faire en sorte qu’il récupérât cette fatale cédule d’apostasie.

Il passa dans les larmes et les prières trois autres jours, après lesquels la sainte Vierge Marie lui apparut en songe, et, à son réveil, il trouva sur sa poitrine ce funeste papier avec le sceau ; il en eut une si grande joie qu’il trembla de tous ses membres.

Le lendemain, qui était un dimanche, tout le monde étant à l’église pour la messe solennelle, Théophile, après la lecture de l’Évangile, se prosterna aux pieds de l’évêque, raconta tout haut l’histoire de sa chute et de son pardon, et remit à l’évêque l’horrible billet, qui fut lu devant tout le monde et ensuite brûlé.

Après la messe, il alla de nouveau dans l’église de la Sainte Vierge pour la remercier. Ayant pris quelque nourriture, il tomba malade, distribua tous ses biens aux pauvres, dit adieu aux frères et mourut saintement le troisième jour.

C’est de quoi son disciple et biographe, Eutychien, assure avoir été témoin oculaire (Acta Sanctorum, 4 février) ; et c’est ce que la religieuse-poète Roswith a mis en fort beaux vers latins, ainsi que Marbode, évêque de Rennes. L’histoire de saint Théophile est citée par saint Bernard, par saint Bonaventure et dans plusieurs hymnes anciens. Son authenticité est donc indiscutable.

En ce fameux dixième siècle, et de plus en plus au fur et à mesure que l’on approchait de l’an 1000, les forces de la nature furent bouleversées partout. La maladie et la famine sévirent à un degré effrayant.

C’est, par exemple, le « mal des ardents », qui brûle les membres et les détache du corps ; en une seule nuit, il a dévoré le malade.

La première apparition de ce fléau diabolique a lieu en l’année 945 ; on la voit mentionnée dans la chronique de Frodoard.

Glaber décrit une nouvelle invasion du mal en 993. La médecine se déclare impuissante à combattre cette maladie et n’en peut découvrir les causes. C’est un mal subit, absolument incompréhensible. Un feu caché se produit tout à coup dans un membre et, en vingt-quatre heures, souvent moins, le sépare du corps. Plusieurs personnes atteintes furent ainsi privées d’une partie de leurs membres.

En 994, l’horrible épidémie fauche 40,000 personnes dans l’Aquitaine, le Périgord et le Limousin. C’est de l’histoire, cela. Les bras, les pieds, le visage même étaient le siège du mal, qui s’annonçait par un vif sentiment de froid suivi de chaleur, puis par du délire, de la prostration, de violentes douleurs à la tête et aux reins, pour continuer par des abcès subits de l’aine et de l’aisselle, pour finir enfin par la gangrène des extrémités principalement. Les auteurs du temps ajoutent que les membres devenaient noirs comme du charbon et se détachaient du corps ; puis la plaie se fermait rapidement, et les malheureux mutilés revenaient à une parfaite santé.

La famine éclate à son tour, épouvantable et terrible comme jamais. On mange les bêtes immondes et les reptiles ; on touche même à la chair des morts. Cette calamité inouïe dure trois ans. Les peuples meurent de faim en Orient, en Gréce, en Italie, en France, en Angleterre.

Durant trois années, la pluie tombe avec tant d’abondance et de continuité, qu’il n’est plus possible de semer ou de moissonner. On sème du blé, du mais, du riz, de l’orge, de la graine de carottes, d’épinards, des haricots, des petits pois, en un mot, tout ce qui est nécessaire à l’alimentation ; c’est de l’ivraie qui pousse, ce sont des herbes de marécages. Dans les localités où le diable agit le moins vigoureusement contre l’humanité, une mesure de blé jetée en terre rapporte à peine une poignée de grains. Les riches et les bourgeois affamés pâtirent comme les pauvres.

Quand on eut mangé les bêtes et les oiseaux, les herbes des ruisseaux, les racines des arbres, l’argile mêlée au son, on s’en prit aux cadavres ; mais c’était en vain, la faim de plus en plus dévorante ne trouvait pas à se satisfaire.

Le voyageur était assailli sur le chemin par des cannibales ; les misérables, qui fuyaient leur province, croyant trouver ailleurs de quoi vivre, étaient, s’ils demandaient abri dans quelque maison isolée, assassinés la nuit par leurs hôtes. Des enfants furent attirés dans les bois par l’offre d’un fruit ou d’un œuf et dévorés. Un homme apporta, au marché de Tournon, de la chair humaine, cuite et préparée comme de la viande de pourceau ; il fut arrêté, garrotté et brûlé. Un autre alla déterrer pendant la nuit cette chair qu’on avait enfouie ; il la mangea et fut brûlé à son tour.

Dans la forêt de Mâcon, près d’une église dédiée à saint Jean, perdue au fond des halliers, un assassin avait construit une cabane où il égorgeait les pèlerins. Un jour, un voyageur, accompagné de sa femme, entre dans la cabane pour s’y reposer ; il aperçoit, dans un coin, des têtes d’hommes, de femmes et d’enfants ; il se lève pour fuir, mais l’hôte l’arrête et veut le tuer. La crainte de la mort double alors les forces du malheureux ; il se sauve, avec sa femme, et dénonce sa découverte au comte et au peuple. On envoie des soldats à la cabane sanglante : ils y comptent quarante-huit têtes humaines. L’assassin est traîné a la ville, attaché à une poutre de grenier, et brûlé vif.

Les affamés mouraient en poussant un cri très faible, comme la plainte d’un oiseau qui expire. On enterrait dans les carrefours des villes, dans les fossés des champs ; puis, les morts devenant trop nombreux, on abandonna les cadavres par monceaux, et alors les bandes de loups accoururent pour s’en repaître.

Tout ce qui se passait en ce temps effroyable n’est-il pas réellement et sûrement démoniaque ?… D’autre part, nous l’avons dit, Dieu soutenait la confiance des fidèles par ses saints, qui, très nombreux à cette époque, multipliaient les miracles. Malgré tout, Satan ne désarmait pas.

Et que l’on ne dise pas, de ce tableau rétrospectif que je viens de tracer, qu’il était inutile, que j’écris des pages pour remplir n’importe comment cet ouvrage. Non ; je ne perds pas de vue ce que j’ai à dire encore de l’action du diable au dix-neuvième siècle, et ces horreurs de l’an 1000 étaient nécessaires à rappeler.

En effet, nous sommes arrivés à un temps où des signes précurseurs de quelque grande catastrophe se manifestent déjà. Si nous basons nos calculs sur la prophétie de saint Malachie (relative à la succession des papes), il parait certain que nous ne verrons pas le cataclysme, et nos enfants non plus. Mais, dès cette heure, la recrudescence des haines infernales contre le nom chrétien est visible, nettement visible, pour tout observateur intelligent.

C’est pourquoi il était utile de remettre en lumière ces faits historiques du dixième siècle, pour bien montrer à quels excès Satan se livre dès que Dieu permet que sa chaîne s’allonge. Et, quand on considérera, avec attention, en comparant dans un esprit calme, sans parti-pris, l’état sur naturel du monde bouleversé aux approches de l’an 1000 avec les symptômes de plus en plus étranges et répétés du merveilleux diabolique à notre époque, plus d’un lecteur, j’en suis certain, sera frappé.

Ainsi, le « mal des ardents » a déjà fait quelques réapparitions, au cours de la seconde moitié de ce siècle-ci, notamment en Sologne et dans le Dauphiné, pour la France, et aussi en Suisse et en Italie ; quelque nouvelle épidémie semble couver, comme un feu inconnu sous la cendre.

Voici encore un rapprochement que le lecteur fera de lui-même : le gnosticisme perfectionné par le manichéisme nous étreint secrètement dans ses tentacules de pieuvre, depuis le jour où, sous les auspices de Cadorna, le grand-maître officiel Frapolli et le grand-maître secret Mazzini installaient la franc-maçonnerie à Rome même, la Papauté étant dépouillée du pouvoir temporel, et où, en même temps, à la même minute, le grand-maître dogmatique de l’occultisme, Albert Pike, vicaire de Lucifer, proclamait à Charleston que le vrai Palladisme était désormais fondé.

Eh bien, pour mieux comparer les deux époques, lisez, sans en sauter une ligne, cet épisode de l’histoire du manichéo-gnosticisme au dixième siècle. Je prends ce récit textuellement dans Rohrbacher (Histoire universelle de l’Église catholique, tome VI, pages 5 et suivantes), pour ne pas être taxé d’avoir donné libre cours à mon imagination.

Une femme, venue d’Italie, avait formé et Orléans une société secrète, où l’on professait les erreurs les plus monstrueuses des manichéens et des gnostiques. Cette femme artificieuse s’attacha d’abord aux principaux du clergé par une apparence hypocrite de piété, et elle fit semblant de les prendre pour ses directeurs ; mais, quand elle eut gagné leur confiance en leur donnant la sienne, elle commença elle-même à les diriger, s’appliquant à corrompre les cœurs pour séduire les esprits ; et elle ne réussit que trop.

Depuis plusieurs années, donc, les principaux du clergé étaient infectés des erreurs les plus absurdes et adonnés aux pratiques les plus infâmes du manichéisme, et rien n’en paraissait au dehors, lorsque la Providence permit que ce mystère d’iniquité fût dévoilé de la manière suivante.

Un seigneur normand, nommé Arefaste, de la famille des ducs de Normandie, avait chez lui un clerc nommé Herbert, qui était allé achever ses études à Orléans ; mais, au lieu de la vérité qu’il y cherchait, il y suça le plus subtil poison de l’erreur. Deux ecclésiastiques d’Orléans, Étienne et Lisoie, auxquels il eut le malheur de s’attacher, lui eurent bientôt inspiré les pernicieux sentiments qu’ils avaient. Lisoie était chanoine de Sainte-Croix, qui est la cathédrale ; Étienne, qu’on appelait aussi Herbert, présidait à l’école d’un monastère. Le clerc normand, séduit par la réputation de ces deux hérétiques, devint un des plus entêtés de leurs disciples. De retour en Normandie, il tâcha adroitement de gagner son maître à la secte.

Arefaste était homme de probité, de bon conseil, et éloquent ; par cette raison, il avait été souvent employé dans des négociations auprès du roi de France et des autres seigneurs. Ayant donc aperçu l’erreur de son clerc, il en avertit Richard, duc de Normandie, et le pria d’écrire au roi Robert, pour lui découvrir le mal caché dans son royaume, avant qu’il fit plus de progrès, et pour l’exhorter à donner à Arefaste lui-même le secours nécessaire afin d’y remédier.

Le roi, surpris d’une si étrange nouvelle, manda qu’Arefaste se rendît à Orléans avec Herbert, son clerc, lui promettant toute sorte d’assistance.

Arefaste se mit en chemin, suivant l’ordre du roi, et, passant à Chartres, il voulut consulter sur cette affaire l’évêque Fulbert, célèbre pour sa doctrine ; mais il apprit qu’il était allé à Rome, par dévotion. Il s’adressa alors au trésorier de l’église de Chartres, nommé Évrard, homme sage ; et, lui ayant découvert le sujet de son voyage, il lui demanda conseil sur les moyens de combattre ces hérétiques et de se garantir de leurs artifices. Évrard lui conseilla d’aller tous les matins à l’église faire sa prière, pour implorer le secours de Dieu et se fortifier par la sainte communion, puis, ayant fait le signe de la croix, d’aller trouver ces hérétiques, de les écouter sans les contredire en rien, et de faire semblant d’être leur disciple.

Quand Arefaste fut arrivé à Orléans, il pratiqua de point en point tout ce qu’Évrard lui avait conseillé, et dans la maison de ces nouveaux maîtres, auprès desquels il fut introduit par son clerc, il se tenait assis le dernier, comme le moindre de leurs disciples.

D’abord, ils lui donnèrent des exemples et des comparaisons tirés de l’Écriture, et ils l’exhortaient à rejeter la mauvaise doctrine qu’il avait crue jusqu’alors, pour recevoir la leur, comme venant du Saint-Esprit. Le voyant qui rendait grâces à Dieu de tout ce qu’il lui disaient, ils crurent l’avoir gagné et commencèrent à lui découvrir leur doctrine, sans l’envelopper comme auparavant d’expressions de l’Écriture.

Ils traitaient donc de rêveries tout ce qu’on lit dans l’Ancien et le Nouveau Testament, touchant la Trinité et la création du monde, disant que le ciel et la terre avait toujours été comme nous les voyons, sans avoir ni auteur ni commencement. Ils niaient que Jésus-Christ fût né de la Vierge Marie, qu’il eût souffert pour les hommes, qu’il eût véritablement été mis dans le sépulcre, ni qu’il fût ressuscité. Ils disaient encore que le baptême n’effaçait point les péchés ; que le corps et le sang de Jésus-Christ ne se faisaient point par la consécration du prêtre ; qu’il était inutile de prier les saints, soit martyrs, soit confesseurs ; enfin, que les œuvres de piété étaient un travail inutile, dont il n’y avait aucune récompense à espérer, ni aucune peine à craindre pour les voluptés les plus criminelles. Ils condamnaient le mariage et défendaient de manger de la chair.

Arefaste leur demanda alors en quoi donc il devait mettre sa confiance, puisqu’ils lui défendaient de croire la passion de Jésus-Christ et l’efficacité des sacrements de baptême et d’eucharistie.

Ils lui répondirent :

— Vous avez été jusqu’ici dans l’abîme de l’erreur avec les ignorants, et vous venez d’ouvrir les yeux de l’esprit à la lumière de la vérité. Nous vous ouvrirons la porte du salut, et, quand vous y serez entré, vous serez purifié de tous vos péchés par l’imposition des mains, et vous serez rempli des dons du Saint-Esprit, qui vous fera pénétrer la profondeur des Écritures. Ensuite, étant nourri d’une viande céleste, vous verrez souvent avec nous les anges, et, par le secours de ces visions, vous pourrez en un moment vous transporter où il vous plaira, et vous ne manquerez jamais de rien, parce que Dieu sera toujours avec vous.

Ce qu’ils appelaient la viande céleste se faisait de cette manière. Ils s’assemblaient, hommes et femmes, certaines nuits, dans une maison marquée, chacun une lampe à la main, et récitaient les noms des démons, en forme de litanies, jusqu’à ce qu’ils vissent un démon descendre tout d’un coup au milieu d’eux, sous la forme d’une petite bête. Aussitôt ils éteignaient toutes les lumières, et la débauche alors se donnait libre cours, au hasard. Un enfant né dans ces circonstances était, huit jours après sa naissance, apporté au milieu d’eux, mis dans un grand feu et réduit en cendre. Ils recueillaient cette cendre et la gardaient avec autant de vénération que les chrétiens gardent le corps de Jésus-Christ pour le viatique des malades. Cette cendre, disaient-ils, avait une telle vertu, qu’il était presque impossible de convertir quiconque en avait avalé, pour peu que ce fût.

Sur les avis d’Arefaste, le roi Robert et la reine Constance se rendirent à Orléans, avec plusieurs évêques, entre autres Léothéric de Sens, et, le lendemain, on se saisit de tous les hérétiques dans la maison où ils étaient assemblés, et on les amena en l’église cathédrale de Sainte-Croix, devant le roi, les évêques et tout le clergé.

Arefaste fut amené avec eux comme prisonnier, et prenant le premier la parole, il dit au roi :

— Seigneur, je suis vassal du duc de Normandie, qui est le vôtre, et c’est sans sujet qu’on me tient enchaîné devant vous.

Le roi lui répondit :

— Dites-nous pourquoi vous êtes venu ici, afin que nous voyions s’il faut vous garder ou vous renvoyer comme innocent.

Arefaste répondit :

— Ayant ouï parler de la science et de la piété de ceux que vous voyez ici avec moi dans les fers, je suis venu en cette ville pour profiter de leurs instructions. C’est aux évêques qui sont assis avec vous à voir si, en cela, je suis coupable.

Les évêques dirent :

— Si vous nous expliquez ce que vous avez entendu de ces gens-ci touchant la religion, nous en jugerons facilement.

Arefaste répondit :

— Commandez-leur, le roi et vous, de dire eux-mêmes en votre présence ce qu’ils m’ont enseigné.

Le roi et les évêques le leur ordonnèrent ; mais les hérétiques ne voulaient point s’expliquer : ils disaient autre chose que ce qu’on leur demandait ; ils n’entraient point dans le fond de leur doctrine, et plus on les pressait, plus ils employaient d’artifices pour échapper.

Alors, Arefaste, voyant qu’ils ne cherchaient qu’à gagner du temps et à couvrir leurs erreurs de belles paroles, leur dit :

— J’ai cru avoir des maîtres qui enseignaient la vérité et non pas l’erreur, vu l’assurance avec laquelle vous me proposiez cette doctrine, que vous nommiez « salutaire », soutenant que vous n’y renonceriez jamais par la crainte des tourments ni de la mort même, et je vois maintenant que vous n’osez l’avouer, et que vous ne vous mettez pas en peine du péril où vous me laissez. Il faut obéir au roi et aux évêques, afin que je sache ce que je dois rejeter. Vous m’avez enseigné que, par le baptême, on ne pouvait obtenir la rémission des péchés ; que Jésus-Christ n’était point né de la Vierge, n’avait ni souffert pour les hommes, ni été enseveli, ni ressuscité, et que le pain et le vin, qui, étant mis sur l’autel par les mains des prêtres, deviennent le sacrement par l’opération du Saint-Esprit, ne pouvaient être changés au corps et au sang de Jésus-Christ.

Après qu’Arefaste eut ainsi parlé, Guérin, évêque de Beauvais, s’adressa à Etienne et à Lisoie, comme aux docteurs des autres, et leur demanda si c’était là leur croyance.

Ils déclarèrent hardiment qu’ils croyaient ainsi et depuis longtemps, « et nous nous attendons, ajoutèrent-ils, à ce que vous et tous les autres embrassiez cette doctrine, qui est la pure vérité. »

L’évêque leur dit :

— Jésus-Christ a voulu naître de la Vierge, parce qu’il l’a pu, et il a voulu souffrir en son humanité pour notre salut, afin de ressusciter par la vertu de sa divinité et nous montrer que nous ressusciterons aussi.

Ils répondirent :

— Nous n’y étions pas présents, et nous ne pouvons croire que cela soit vrai.

L’évêque de Beauvais leur dit :

— Croyez-vous avoir eu un père et une mère ?

Ils en convinrent, et il reprit :

— Si vous croyez être nés de vos parents, lorsque vous n’étiez pas, pourquoi ne voulez-vous pas croire que le Dieu engendré de Dieu, sans mère, avant tous les siècles, soit né d’une Vierge, à la fin des temps, par l’opération du Saint-Esprit ?

Ils répondirent :

— Ce qui répugne à la nature ne s’accorde point avec la création.

L’évêque reprit :

— Avant que rien se fît par nature, ne croyez-vous pas que Dieu le Père a fait tout de rien par son Fils ?

Ils répondirent :

— Vous pouvez dire ces contes à ceux qui ont des pensées terrestres et qui croient les inventions des hommes charnels, écrites sur la peau des animaux. Pour nous, qui avons une loi écrite par le Saint-Esprit dans l’homme intérieur, et qui n’avons d’autres sentiments que deux que nous avons appris de Dieu même, c’est en vain que vous nous parlez ainsi. Finissez, et faites de nous ce que vous voudrez.

On disputa contre eux depuis la première heure du jour jusqu’à trois heures après midi, et l’on fit tous les efforts possibles pour les tirer de leur erreur.

Comme on les vit endurcis, on leur déclara que, s’ils ne changeaient, ils seraient aussitôt brûlés par ordre du roi et du consentement de tout le peuple. Ils dirent qu’ils ne craignaient rien et qu’ils sortiraient du feu sans aucun mal ; ils se moquaient même de ceux qui voulaient les convertir.

Alors, on les fit vêtir chacun des ornements de son ordre, et aussitôt les évêques les déposèrent.

La reine Constance, par ordre du roi, se tenait à la porte de l’église, de peur que le peuple ne se jetât dedans pour les tuer ; mais quand, au moment où on les faisait sortir, elle aperçut Étienne, qui avait été son confesseur, elle en fut si indignée, qu’elle lui creva un œil, d’une baguette qu’elle tenait à la main.

On les conduisit hors de la ville, sous une cabane où l’on avait allumé un grand feu. Ils y allaient gaîment, disant qu’ils ne désiraient autre chose. De treize qu’ils étaient, il n’y eut qu’un clerc et une religieuse qui se convertirent ; les autres furent brûlés, avec la poudre abominable dont il a été parlé.

Quand ils commencèrent à sentir le feu, ils se mirent à crier qu’ils avaient été trompés et qu’ils avaient en mauvaise compréhension de Dieu, Seigneur de l’univers. Quelques-uns des assistants, touchés de leurs cris, voulurent les retirer du feu ; mais il n’était plus temps, et ils furent tellement réduits en cendres qu’on ne trouva pas même leurs os.

On découvrit que le chantre de l’église d’Orléans, nommé Théodat, et mort trois ans auparavant, était de la même hérésie, suivant le témoignage des catholiques et des hérétiques mêmes. C’est pourquoi l’évêque Odalric le fit ôter du cimetière et jeter à la voirie.

On brûle de même ceux de cette secte qui furent trouvés ailleurs, particulièrement à Toulouse, comme témoigne Ademar, évêque d’Angoulême, auteur du temps. Il ajoute que ces émissaires de l’Ante-Christ étaient répandus en différentes parties de l’occident et se cachaient avec soin, séduisant tous ceux qu’ils pouvaient, hommes et femmes. Il les nomme expressément « manichéens », et dit qu’ils commettaient en secret des abominations qu’il n’est pas même permis de dire, et toutefois, à l’extérieur, ils feignaient d’être vrais.

On voit encore que c’étaient des manichéens ou gnostiques, par les raisons qu’emploie le moine Glaber pour réfuter leur doctrine. Il montre premièrement la nécessité de croire en Dieu, souverain auteur de toutes les substances corporelles et incorporelles. Il marque la source du mal, en ce que la créature s’est écartée de l’ordre prescrit par le Créateur. Il dit que l’homme, étant placé au milieu, entre la créature purement spirituelle et celle qui n’est que corporelle, s’est abaissé au-dessous de lui ; que Dieu, pour le relever, a fait de temps en temps des miracles et lui a donné les saintes Écritures dont il était l’auteur ; que quiconque blasphème contre l’ouvrage de Dieu ne connaît point Dieu ; que, par les saintes Écritures, nous connaissons la Sainte-Trinité, particulièrement le Fils de Dieu, de qui, par qui et en qui est tout ce qui est véritablement. Il vient ensuite à l’incarnation, dont le dessein est de rétablir en l’homme l’image de Dieu, effacée par le péché ; et enfin il montre que le mérite des saints est de s’être attachés à Jésus-Christ par la foi et la charité. (Glaber ; Ademar ; Chronique de Saint-Pierre ; Bouquet, tome X.)

J’ai terminé ma citation. Qu’en dites-vous, lecteurs ?

N’est-ce pas qu’elle est vraiment singulière, cette similitude de situation entre cette période qui environne l’an 1000 et la période déjà troublée de notre dix-neuvième siècle ?

Cette femme qui, venant d’Italie, apporte en France le manichéo-gnosticisme et fait partout des adeptes à la secte, n’est-elle pas, en quelque sorte, l’ancêtre de cette autre femme, vivant de nos jours, qui, venant de Charleston et de Rome, propage secrètement chez nous, ainsi qu’en Suisse et en Belgique, et par les mêmes procédés que l’autre, le Palladisme Réformé Nouveau, lequel est ni plus ni moins la résurrection du gnosticisme manichéen ?

Ces malheureux prêtres qui se laissent pervertir l’esprit au point d’en arriver à ne plus avoir la compréhension exacte de la divinité, eux, ministres de Jésus-Christ, et à prendre le diable pour Dieu et Dieu pour le diable, ne sont-ils pas rappelés, de nos jours, par les Constant, les Despilliers, et d’autres indignes qui tremblent depuis l’apparition de cet ouvrage, dans la crainte que je sache leurs noms ?

En effet, la première hostie consacrée que j’ai vu frapper en France par des palladistes, c’est, hélas ! un bénédictin[5] qui l’apporta au triangle et qui présida au sacrilège. Il n’y a pas longtemps encore, le secrétaire d’un des souverains grands-maîtres d’Europe était un prêtre. Celui-ci vient de se convertir, est rentré dans l’obscurité, et je forme les vœux les plus ardents pour qu’il persévère dans l’expiation et qu’il finisse sa vie en redevenant tout à fait digne de Dieu. À Rome, on sait bien de qui je veux parler. Je pourrais en mentionner d’autres.

La seule différence qui existe entre les deux époques tient aux mœurs publiques, lesquelles ont changé. De nos jours, Arefaste n’aurait sans doute pas agi comme il l’a fait. Après s’être introduit dans la secte pour en surprendre les criminels secrets, il n’aurait pas, je crois, envoyé sa dénonciation à son évêque et au président de la République.

Aujourd’hui, le chef de l’État aurait ri au nez d’Arefaste. Cela lui est bien égal, allez, qu’il y ait sur le territoire français des temples secrets où l’on rende un culte à Satan ! Depuis longtemps, d’ailleurs, la loi contre le sacrilège est abolie. Sophia, qui connaît un peu tout, me montrait, un jour, un état fort bien fait, ma foi, dressé par elle, de la législation dans tous les pays du globe, au point de vue de la répression ou de l’impunité du sacrilège. Elle me disait : « Dans tel pays, nous pouvons aller jusque-là ; dans cet autre, nous sommes obligés de nous arrêter à telle limite ; ici, nous n’avons absolument rien à craindre ; là, au contraire, nous sommes forcés de changer totalement notre liturgie et nous ne pouvons donner à nos adeptes qu’un enseignement à demi-mot ; à eux de comprendre et d’accomplir isolément chez eux, à leur manière, et selon leur inspiration personnelle, les actes agréables à notre Dieu. » Je ne suis pas jurisconsulte, et j’ignore si Sophia était bien renseignée à cet égard ; mais, d’après elle, il paraîtrait qu’en France les palladistes peuvent, même étant réunis, se livrer à tous les excès de profanation, sans avoir rien à craindre des tribunaux. Il est donc évident que le président de la République aurait envoyé promener Arefaste dénonciateur.

Quant à nos évêques, je les respecte trop pour formuler la moindre critique en ce qui les concerne. Les conditions, dans lesquelles ils peuvent exercer aujourd’hui leur autorité, sont lamentables, et sont la conséquence de la Révolution, ce boulet que l’impiété philosophique a rivé aux pieds de la France. Ils sont réduits à l’impuissance ; l’État prétend les assimiler à ses autres fonctionnaires, sous le prétexte menteur du budget des cultes, qui n’est en réalité qu’une très minime et très incomplète restitution des biens volés au clergé. Les évêques ne peuvent donc agir, dans la plénitude de la liberté qui leur serait nécessaire ; les temps ne sont plus, où ils pouvaient juger, avec l’assistance et la coopération du pouvoir civil, les scélérats accusés de sacrilège, c’est-à-dire du plus grand crime qui se puisse commettre ; où, leur jugement prononcé, ils livraient les coupables au bras séculier ; et où ils présidaient au châtiment, terrible, mais juste.

Même en écartant cette impossibilité de la répression matérielle, du juste châtiment par le supplice, si bien fait pour donner à réfléchir aux autres coupables non découverts et empêcher en tout cas la gangrène hérétique de s’étendre, et en demeurant exclusivement sur le terrain de la répression morale, je me demande quels sont ceux de nos évêques qui, si un nouvel Arefaste leur dénonçait un Étienne ou un Lisoie, traduiraient ces misérables devant un tribunal ecclésiastique, en présence des fidèles, comme il fut fait en la cathédrale d’Orléans, et qui, solennellement, pour donner un grand et nécessaire exemple, dégraderaient les indignes, après qu’Arefaste, témoignant en public, les aurait contraints à avouer leur affiliation à une secte criminelle. Oui, l’on trouverait, je le pense, quelques-uns de nos évêques, ceux qui sont au premier rang dans le combat chrétien contre la franc-maçonnerie, ceux qui ne ménagent pas leurs coups à cette société secrète et monstrueusement perverse, et dont les imbéciles, les aveugles et les complices cachés du Palladisme disent qu’ils vont trop loin ; leurs noms vénérés sont au bout de ma plume ; et ils sont aussi sur les lèvres de tous mes lecteurs ; oui, il est quelques-uns de ces prélats, qui, ne répudiant pas le moyen-âge tant calomnié, n’hésiteraient pas, si le cas se présentait dans leur diocèse, à exécuter, du moins moralement, les Judas devant le peuple catholique indigné. Mais combien sont-ils ?… Hélas ! ils sont la minorité, la faible minorité ; et, précisément parce qu’on leur sait une main de fer, ils n’ont pas à craindre de défection dans leur clergé ; les Sophia et autres sirènes lucifériennes savent qu’elles n’ont rien à faire dans leurs diocèses, où la sainte phalange sacerdotale est admirablement préservée.

Comment donc aurait agi Arefaste, s’il avait vécu au dix-neuvième siècle ?… Il me semble, ou je me trompe fort, qu’il aurait agi comme je fais. Il aurait écrit un livre, non seulement pour ses contemporains, dans le but de leur faire toucher du doigt le mal présent, mais aussi pour la postérité, afin que, si ses avis étaient méprisés, si le peuple persistait à fermer les yeux, même lorsqu’on lui cite des noms et des faits, du moins nos petits-enfants, nos arrière-neveux pussent dire, au moment où tous les suppôts de Satan, arrivés à leurs fins, sortiront de leurs antres ténébreux pour établir leur culte infernal au grand jour, pour placer l’idole de Lucifer sur l’autel de Notre-Dame :

— Les catholiques du dix-neuvième siècle avaient été prévenus, et ils ont accusé d’imposture le dénonciateur ; ils ont écouté les coupables intéressés à nier, et ils ont stupidement couvert de leurs clameurs la voix révélatrice. Ils sont la cause de tout ce qui arrive aujourd’hui ; ils ont préparé, sans le vouloir sans doute, mais avec un aveuglement funeste, l’avènement de l’Ante-Christ.

Quelques-uns diront peut-être qu’Arefaste, s’il avait vécu de nos jours, n’aurait eu qu’une chose à faire : dénoncer secrètement la situation au Pape.

Il est possible que cette objection soit dans la pensée de gens pointilleux à l’extrême ; mais elle ne tient pas debout.

Arefaste, aujourd’hui, n’apprendrait rien au Souverain Pontife qu’il ne sache depuis longtemps. Et, puisque je suis amené à mettre en parallèle l’enquête que fit Arefaste au dixième siècle et la mienne, le lecteur me permettra d’insister sur ce point : c’est que, lorsque N. T. S. P. Léon XIII a écrit son admirable encyclique Humanum Genus, il connaissait évidemment des faits sur lesquels il s’est basé pour affirmer au monde entier comme il l’a fait de la façon la plus expresse, la plus formelle, que : 1° la franc-maçonnerie n’est pas autre chose, au fond, tout au moins dans les hauts grades, que la religion occulte de Satan ; 2° les francs-maçons ne se bornent pas à corrompre les hommes dans leurs réunions secrètes, mais ils pervertissent aussi les femmes qu’ils parviennent à attirer chez eux ; 3° ces sectaires, pour arriver à la destruction de la société moderne et établir leur domination sur ses ruines, ne reculent pas devant le crime et pratiquent le meurtre avec une telle dextérité que la plupart du temps leurs assassins, vrais esclaves des chefs, échappent à la justice.

Personne ne supposera une seconde que, pour porter contre la franc-maçonnerie des accusations aussi graves, Léon XIII n’était pas parfaitement renseigné, qu’il parlait à la légère sur de simples présomptions.

Non ! le vicaire du Christ savait mieux que personne à quoi s’en tenir ; il connaissait des faits, des faits probants, dépassant peut-être, en horreur, tout ce que j’ai vu, tout ce dont j’apporte le témoignage sincère et loyal.

Or, les trois ordres de faits que les francs-maçons nient avec la dernière opiniâtreté (culte de Satan, existence des sœurs maçonnes, mise en œuvre des ultionnistes) sont établis par le récit de mes investigations. La parole de Léon XIII suffisait amplement pour les catholiques ; mais notre fin de siècle est dans une telle décadence, au point de vue de la morale et de la foi, qu’il y a, même chez les catholiques, des esprits indifférents qui ne prêtent pas l’oreille à la parole du Pape.

Ce sont ces mous dont j’essaie de secouer la torpeur, et j’écris ma publication sous une forme populaire précisément pour la faire pénétrer dans les masses, où il y a des millions et des millions d’aveugles.

Le grand Léon XIII n’a cessé d’avertir la chrétienté sur le péril maçonnique. Combien ne l’écoutent plus, dès que ses enseignements gênent soit les apathies, soit les intérêts politiques ou privés ! On l’a vu, à l’occasion de ses récentes instructions relatives à l’acceptation des institu tions républicaines par les catholiques français. — Je cite cet exemple, non pour faire une profession de foi politique (mon œuvre est chrétienne exclusivement et restera exclusivement chrétienne jusqu’au bout), mais pour prouver que la voix de Rome n’est plus aussi écoutée qu’autrefois. — Aujourd’hui, un auteur qui s’adresse au peuple lui doit, avant tout, des faits ; c’est là ce qui le frappe, c’est là ce qui lui démontre dans quelle erreur il était plongé.

Je n’ai donc pas entrepris et mené mon enquête pour fournir au Saint-Père des documents destinés à demeurer secrets et dont, au surplus, il n’aurait aucun besoin pour connaître la situation. J’ai agi, ainsi qu’Arefaste aurait agi au dix-neuvième siècle, c’est-à-dire pour éclairer le peuple, et cela conformément à l’ordre même de Léon XIII, qu’on ne saurait trop répéter : « Arrachez à la franc-maçonnerie le masque dont elle se couvre, et faites-la voir telle qu’elle est. »

J’arrache les masques, et je montre que l’odieuse secte internationale est bien telle que, au mois de mars dernier, le Moniteur de Rome, journal directement inspiré par le Vatican, la dépeignait, en publiant ces lignes, frappantes de vérité :

« Satan gouverne, par son action sur les chefs suprêmes de la secte, la secte elle-même tout entière. Par suite, le règne de la Franc-Maçonnerie est, dans toute la rigueur du terme, le règne de Satan. Et l’on peut juger par là de l’étendue du mal causé à la société par cette horrible domination, lorsque les faits confirment si malheureusement cette parole de l’encyclique Humanus Genus : « Employant à la fois la ruse et l’audace, la secte des francs-maçons a envahi tous les rangs de la hiérarchie sociale et commence à prendre dans les États modernes une puissance qui équivaut à la souveraineté. »

« Telle est la situation dans toute son effrayante réalité.

« La Franc-Maçonnerie gouverne les États modernes et Satan gouverne la Franc-Maçonnerie. En sorte que Satan est redevenu aujourd’hui le maître d’une partie du monde. Il règne en souverain par les Loges, presque à l’égal du divin Chef des chrétiens, et il est adoré concurremment avec le Christ Rédempteur, avec l’Homme-Dieu, son éternel ennemi. »


J’ai encore à mettre sous les yeux du public les cas de possession, — du moins les principaux, — dont l’authenticité ne saurait être suspectée ; je veux parler de ceux qui ont l’estampille officielle de l’Église.

Dans le peuple, on a entendu parler de ces faits ; mais on les connaît mal. Beaucoup croient que ces histoires de possédés des deux sexes, le plus souvent des possédées, sont des légendes, ou que des prêtres ignorants (la calomnie des matérialistes est allée jusqu’à dire cela) ont exorcisé des hystériques, par erreur.

C’est pourquoi exposer rapidement les faits en question, d’après les procès-verbaux officiels mêmes, sera la démonstration irréfutable que, de tout temps, les exorcistes de l’Église ont procédé en parfaite connaissance de cause, qu’ils ne se sont jamais aventures sur un domaine exclusivement réservé à la médecine, que chaque fois des médecins ont examiné avec eux ou avant eux les personnes en proie à l’action diabolique, et que, somme toute, les faits produits ont été réellement surnaturels.

Nous avons une nouvelle période, abondante en cas de possession ; c’est celle qui comprend la seconde moitié du seizième siècle et presque tout le dix-septième, dont les dernières années seules apportent le témoignage d’une accalmie. Je prends donc cette période ; mais, selon ma façon de procéder, je ne suivrai pas strictement l’ordre chronologique.

les possédées d’auxonne

En 1662, il y avait déjà près de dix ans que les possessions, comme une sorte d’épidémie, sévissaient chez les Ursulines d’un couvent d’Auxonne, près de Dijon.

Le garde des sceaux, informé de cet événement, chargea l’archevêque de Toulouse, les évêques de Rodez, de Rennes et de Châlon-sur-Saône, et cinq docteurs en médecine, d’examiner ces cas étranges et de donner leur avis.

Les possédées étaient au nombre de dix-huit, appartenant aux diverses classes de la société, de tous les âges, postulantes, novices ou professes.

L’évêque de Châlon, assisté d’un grand nombre d’ecclésiastiques et de médecins, procéda pendant quatorze jours aux exorcismes.

Voici quelques détails, tirés en substance du rapport de ce prélat, en date du 20 janvier 1662, contenant dix articles :

I. — Ces filles avaient le don de l’intelligence des langues et répondaient parfaitement au latin des exorcistes.

II. — Presque toutes lisaient la pensée et obéissaient exactement à l’ordre mental qui leur était donné par les exorcistes.

III. — Elles prédisaient les événements futurs et connaissaient les choses les plus intimes, surtout ce qui concernait les maléfices cachés dans les corps des autres filles, et celles-ci les rendaient à l’heure marquée. Elles annoncèrent aux prélats et aux ecclésiastiques des particularités fort secrètes les concernant.

IV. — Elles avaient, dans leurs affreuses agitations, une grande aversion pour les choses saintes. Avant la communion, elles criaient, hurlaient effroyablement, se roulaient par terre. La sainte hostie étant sur la pointe de la langue, elles l’avançaient et la retiraient horriblement, au commandement de l’exorciste. À l’approche des reliques, elles entraient aussi dans des fureurs épouvantables.

V. — Le démon, forcé de donner des signes surnaturels, arrêtait le pouls au bras droit ou au bras gauche alternativement, au gré de l’exorciste. — Au commandement de l’exorciste, le cou de sœur Jamin enflait d’une manière monstrueuse ou désenflait. Sœur Lazare Arivey tenait dans la main un charbon ardent, sans se brûler.

VI. — Une insensibilité prodigieuse se manifestait à un simple commandement de l’évêque. Ainsi, on enfonçait fort avant une épingle sous l’ongle de la nommée Denise, sans qu’elle éprouvât rien ; au gré de l’exorciste, le sang coulait abondamment ou cessait de couler.

VII. — Le vomissement de corps étrangers, si fréquemment observé chez les possédés, se manifestait aussi. Après plusieurs heures de conjurations, elles rendaient des sorts, tels que morceaux de cire, cailloux, os, cheveux, etc. Denise, après trois heures d’exorcismes, rendit un crapaud vivant, large comme la paume de la main.

VIII. — Les démons étaient forcés de sortir et de donner des signes convaincants d’expulsion. À la délivrance de Denise, on vit une vitre se casser, au moment même où elle fut délivrée. — Plusieurs rendirent par la bouche des morceaux de drap ou de taffetas, sur lesquels étaient écrits en lettres rouges les noms de Marie et d’autres saints dont on avait invoqué l’assistance. Sœur de la Purification, qui fut délivrée le jour de saint Grégoire, rendit, pour marque de sa délivrance, un morceau de drap dans un cercle de cuivre, sur lequel on lut : Gregorius. Le démon, en signe d’expulsion pour la même sœur, fit paraître sur un bandeau blanc, en gros caractères de sang, ces mots : Jésus, Marie, Joseph.

IX. — La sœur Borthou, commandée d’adorer le Saint-Sacrement, se prosterna contre terre, appuyée seulement sur la pointe de l’estomac ; la tête, les pieds, les mains, le reste du corps se dressèrent en l’air. Sœur de la Résurrection se prosternait, le corps plié en cercle, la plante des pieds lui touchant le front. Les nommées Constance et Denise étaient renversées contre terre, qu’elles ne touchaient que du sommet de la tête et de la plante des pieds, et marchaient ainsi, la plupart étant à genoux, les bras croisés sur l’estomac, leur tête touchant la plante des pieds et leur bouche baisant la terre ; elles y faisaient des signes de croix avec la langue.

X. — Dans leurs transports, elles se frappaient rudement la tête contre les murailles, sans qu’il en résultat ni déchirements ni contusions.

Tels sont en substance les phénomènes qui duraient depuis dix ans. La pensée d’une fourberie dut être repoussée.

« Tous les témoignages, dit expressément le rapport, sont unanimes en faveur de ces filles ; quant aux ecclésiastiques qui ont procédé aux exorcismes, il ne peut s’élever contre eux le moindre soupçon. Cinq docteurs en médecine, Leroy, Cornet, Annat, Morel et Grandin ont déclaré et persistent à déclarer que les phénomènes précités étaient surnaturels. »

les possédées de cologne

Là encore, les cas de possession sont d’une authenticité absolue.

Il s’agit des religieuses du monastère de Nazareth, à Cologne. Cette possession dura plusieurs années, pendant lesquelles les diables tourmentèrent horriblement les pauvres sœurs.

En 1564, il survint un état plus étrange encore et plus affreux à cause de la confusion, de la honte que Satan infligeait à ses victimes. Elles étaient brusquement renversées à terre et dans des postures incroyables qui ne se peuvent décrire ici.

De cette affaire, une des plus surprenantes de l’époque, il est difficile de dire grand chose dans un livre comme le mien. Mais, sans entrer dans aucun détail, je puis dire, après l’examen de ce qui est rapporté, qu’il ne s’agissait nullement d’hystériques. Plus loin, je donnerai minutieusement au lecteur un parallèle entre une hystérique et une possédée, toutes deux contemporaines. Pour l’instant, je cite des faits établissant que l’Église n’a jamais émis à la légère son avis en matière de possession, pas plus qu’en toute autre circonstance.

Ainsi, dans le cas des possédées de Cologne, le savant médecin Jean Wier, un des docteurs les plus renommés de l’Europe au seizième siècle, élève et ami de Cornélius Agrippa, se transporta lui-même au monastère de Nazareth, le 25 mars 1565, assisté de nobles personnages, pour examiner les faits, et il conclut formellement à la possession, disant qu’elle n’était pas douteuse. Et cependant Wier n’était pas un homme à s’en laisser imposer : ses très nombreux ouvrages traitant exclusivement de sujets médicaux attestent sa science ; en outre, et c’est là ce qui prouve son impartialité, quand il se rendit à Cologne, il venait de publier, en retour d’un voyage en Orient, un remarquable traité sur les questions de diabolisme, ouvrage dans lequel il démasque l’imposture et les tromperies du démon et où il distingue très bien entre les charlatans et les vrais magiciens. (De præstigiis dæmonum et incantationibus ac veneficiis, Bâle, 1564, in-8o.)

véronique steiner

Véronique Steiner, rapporte Goërres, dans la Mystique chrétienne, — demeurait chez les seigneurs de Taxis, au château de Staremberg, en Autriche, lorsqu’un certain jour de l’an 1574, elle se trouva subitement possédée.

Le père Brebantin, jésuite de Vienne, fut nommé pour l’exorciser ; ce qu’il fit, après avoir reconnu par des signes certains l’existence de la possession.

Il en sortit d’abord quatre démons qui manifestèrent leur expulsion par une puanteur si insupportable, que des assistants se trouvèrent mal.

Les exorcismes continuèrent.

Ordre est donné aux démons d’éteindre chacun une lumière, à mesure qu’ils sortiraient. On entend dans le corps de la possédée un bruit épouvantable ; son cou, sa poitrine enflent prodigieusement, ses membres se raidissent ; elle se ramasse comme une pelote, devient sourde et aveugle ; et, dans l’espace de six heures, tous ses démons sortirent, en éteignant chacun un cierge.

Le dernier résistait ; cinq hommes tenaient la possédée, qui, malgré eux, s’élevant à plusieurs pieds de terre, saute d’un seul bond sur le corporal qu’elle avait arraché de l’autel et le foule aux pieds ; ce dernier démon lance deux pierres, l’une dans la chapelle, l’autre dans la cour du château ; Véronique s’évanouit et se trouve délivrée.

les possédées de flandre

On donne ce nom à un procès de sorcellerie qui eut lieu à la même époque et dont le retentissement fut grand en Europe.

Ici, nous ne sommes plus en présence de personnes pieuses chez qui le diable s’introduit méchamment, ayant surtout pour but de les faire souffrir. Il faut, en effet, distinguer les cas de possession passive et les cas de possession active ; car les magiciens, les sorciers et autres gens de même espèce, qui s’adressent au diable en parfaite connaissance de cause, pour obtenir de lui certains avantages matériels ou pour le faire intervenir surnaturellement à leur demande, finissent bien souvent par être en état de possession. Mais ils sont des possédés coupables, attendu qu’ils ont sollicité Satan, de quelque nom qu’ils l’appellent. L’Église établit donc, et avec raison comme toujours, une distinction formelle entre ces deux catégories de possédés Les possédés passifs, dignes de pitié, sont délivrés par les exorcistes pour la plus grande gloire de Dieu ; quant aux possédés actifs, vrais criminels, elle les traite en conséquence, et, au moyen âge, lorsque ces misérables ne témoignaient pas un repentir sincère de leurs méfaits, la justice séculière intervenait, après le jugement porté par le tribunal ecclésiastique, se saisissait des coupables et les livrait au bourreau. Et, pour mon compte, je n’hésite pas à le déclarer, dût-on me traiter d’exalté et d’intolérant, je regrette fort qu’il n’en soit plus ainsi ; l’association directe d’une créature avec Satan contre Dieu créateur est le pire des crimes. La liberté de conscience n’est pas en jeu dans ce cas, puisqu’il s’agit de véritables attentats contre l’humanité même. Nuire à son prochain dans sa santé et jusque dans sa vie par des moyens surnaturels, tels que l’envoûtement et autres sortilèges, n’est pas moins criminel que l’attaquer par des moyens naturels, poignard ou poison.

Les possédées de Flandre étaient donc des sorcières, c’est-à-dire des possédés actives. On a les noms de trois d’entre elles, celles qui comparurent devant le tribunal ecclésiastique : Marie de Stains, Simone Dourlet, et Didyme.

Les aveux de cette dernière, consignés au procès-verbal de l’affaire, sont des plus significatifs.

Didyme, qui ne fut pas mise à la torture et qui fit librement ses déclarations, avoue qu’elle avait en commerce, au sabbat, avec les hommes avec les femmes, avec les démons et avec les bêtes ; qu’il lui était arrivé souvent, dans ces réunions abominables, de fouler aux pieds la sainte eucharistie ; que l’on y mangeait de la chair des petits enfants.

Elle donna, sur ces atrocités, des détails que ma plume se refuse de retranscrire, notamment sur la manière dont le diable s’y prenait pour la posséder.

Elle raconta, comme la chose la plus simple du monde, le rapt de petits enfants chrétiens, que magiciens et sorcières, d’accord avec des juifs, égorgeaient, soit au sabbat, soit dans l’assemblée particulière israélite. Pour son compte, elle en avait porté sept ou huit à la synagogue, afin qu’on les y tuât, conformément au rituel.

Dans un de ses interrogatoires, elle fit connaître qu’une nuit, au sabbat, Belzébuth parut costumé en dominicain : devant ce démon, un des sorciers égorgea un petit enfant, tandis que magiciens et sorcières dansaient tout autour une sarabande infernale ; puis, Belzébuth fit circuler dans l’assemblée son froc dominicain ; les assistants s’en revêtirent les uns après les autres, par dérision, chacun exécutant des grimaces ridicules ou obscènes.


Les possédés, d’après les documents officiels. — Affaire Didyme : au sabbat, Belzébuth parut costumé en Dominicain, et l’on égorgea devant lui un petit enfant, tandis que magiciens et sorcières dansaient tout autour.

On lui demanda : si, au cours de ce sabbat, on n’avait pas dit des injures des religieux dominicains. Didyme, narguant les prêtres qui l’interrogeaient et d’une voix entrecoupée par des éclats de rire qui durèrent trois quarts d’heure, répondit qu’on les appelait : « garnements, vauriens, bouts d’homme, peu de cervelle, petits monts de bran ».

À la fin du procès, quand elle vit que le bûcher serait la conclusion inévitable de cette affaire, elle rétracta ses aveux, disant qu’elle ne comprenait pas comment elle avait pu se laisser aller à déclarer des faits aussi graves. Elle tenta alors de faire croire qu’elle avait uniquement voulu se moquer du tribunal ecclésiastique : mais elle ne réussit qu’à émettre des contradictions flagrantes, se brouilla dans ses mensonges, ne put justifier l’emploi de son temps pendant la durée des sabbats. Finalement, comme elle n’avait aucun repentir, elle fut condamnée et brûlée.

nicole de vervins

On désigne sous ce nom une fameuse possédée, délivrée à Laon, qui vivait au seizième siècle. L’histoire de cette possession a été écrite tout d’abord par un ecclésiastique contemporain érudit, Boulvèse, qui était alors professeur d’hébreu au collège de Montaigu. D’autres auteurs nombreux, se sont occupés de l’affaire, notamment l’abbé Migne, Bizouard, l’abbé Lecanu (docteur en théologie du clergé de Paris) ; les exorcismes. furent publics pendant deux mois ; les pièces officielles ont été publiées ; et, pour lire un travail complet sur cette possession, mes lecteurs pourront se reporter à un livre qui n’est pas bien vieux et dont l’orthodoxie est irréprochable : l’Histoire de Nicole de Vervins, ou le triomphe du Saint-Sacrement sur le démon, par l’abbé Roger, première édition en 1863, ouvrage revêtu de l’approbation de monseigneur l’évêque de Soissons et Laon, c’est-à-dire du prélat qui, en l’année de la publication de ce dernier volume, était le chef du diocèse où les faits se sont passés.

Nicole Aubry, de Vervins, était fille d’un boucher et mariée à un tailleur de cette ville.

Un jour, en 1563, le 3 novembre, tandis qu’elle priait sur la tombe de son grand-père, Joachim Villot, mort sans confession, elle crut le voir sortir du tombeau. L’apparition, qui représentait un homme revêtu d’un suaire, se nomma, en effet, à elle, comme étant son aïeul, et lui demanda de faire dire des messes pour le repos de son âme, qui était en purgatoire.

Nicole en tomba malade de frayeur. On fit venir les médecins ; après examen, ils déclarèrent que la maladie, naturelle peut-être à son début, s’était compliquée de maléfices diaboliques, et que l’on ferait bien de demander l’avis de prêtres prudents et éclairés.

Le curé, Claude Lautrichet, reconnut bientôt la présence du démon, et la suite devait démontrer combien ce vénérable ecclésiastique était perspicace.

L’esprit malin, qui avait élu son domicile dans le corps de Nicole, prétendait se faire passer pour l’âme de son grand-père défunt ; mais, à ses paroles et à ses effets, le curé comprit et déclara que c’était un ange des ténèbres, un des compagnons de Satan. Il paraissait même probable que Nicole Aubry était possédée par plusieurs diables à la fois.

Un religieux jacobin, Pierre Delamotte, fut chargé de procéder aux exorcismes. Il fit avouer au principal des démons présents qu’il n’était autre que Belzébuth.

— Quel est ton nom ? lui demanda l’exorciste.

— Belzébuth, prince des diables, après Lucifer, répondit l’esprit.

— Es-tu seul ?

— Non.

— Combien de tes compagnons sont-ils avec toi ?

— Nous sommes vingt aujourd’hui, mais nous serons davantage dès demain ; car je vois bien qu’il faut que nous soyons un parti important pour lutter contre vous.

On ordonna des prières, des jeûnes, des macérations. Un moine poussé par un zèle ardent, s’administra la discipline pendant les exorcismes, afin d’obtenir de Dieu, par cette pénitence publique, l’expulsion des démons de Nicole Aubry.

La possédée se contorsionnait, bondissait à des hauteurs où elle ne pouvait certainement pas s’élancer par ses seules forces naturelles. On la fit communier, et elle fut aussitôt calmée.

Un bon prêtre, transporté de joie, s’écria en parlant au diable :

— Ô maître Gonin, te voilà vaincu !

Mais, quand une fois l’hostie fut digérée, les démons revinrent et paralysèrent les membres de Nicole. Elle faillit même être emportée par le démon Baltazo.

Vingt-neuf autres démons noirs, avec des griffes de chat et gros comme des moutons, vinrent renforcer Belzébuth. Ce fut une vraie lutte entre les exorcistes et la bande infernale ; ce combat dura fort longtemps.

Enfin, en 1566, vingt-six diables furent définitivement chassés à Notre-Dame de Liesse. Un autre prit la fuite à Pierrepont ; mais il déclara que le reste de la meute ne délogerait que devant messire Jean Dubourg, évêque et duc de Laon.

Nicole fut donc conduite à Laon, où l’évêque l’exorcisa en personne. Les exorcismes dans la ville épiscopale furent publics, comme les autres, et eurent lieu à la cathédrale, où une estrade fut dressée par les ordres du prélat. On accourut à cet étrange spectacle de tous les coins de la France et même de l’étranger. « Un grand nombre de protestants, rapporte l’abbé Lecanu, se convertirent à la vue de phénomènes extraordinaires et surtout de la guérison de la possédée, qui fut obtenue après trois mois d’exorcismes publics. »

L’évêque Jean Dubourg chassa les trois derniers diables, qui s’étaient montrés si obstinée. Astaroth sortit sous la forme d’un porc ; Cerbère, sous la forme d’un chien ; et, en dernier lieu, Belzéhuth, sous la forme d’un taureau, « lequel, après avoir confessé la présence réelle dans l’Eucharistie, disparut dans une fumée épaisse, accompagné de deux coups de tonnerre ».


Les possédés, d’après les documents officiels. — Affaire Nicole Aubry : Astaroth sortit sous la forme d’un porc ; Cerbère, sous la forme d’un chien ; Belzébuth, le dernier, sous la forme d’un taureau.

Cette solennelle et définitive expulsion, où Nicole souffrit un véritable martyre, comme on le comprend sans peine, laissa la pauvre femme presque morte ; elle fut rendue à la santé par une oraison de saint Bernard, que l’évêque récita sur sa tête.

L’histoire de Nicole de Vervins, ai-je dit, a été mentionnée par un grand nombre de théologiens et d’autres écrivains catholiques. L’un d’entre eux, Collin de Plancy, après sa conversion, parla de cette affaire, en même temps que de quelques autres faits de possession, et il émit un léger doute sur celle-ci, à cause de la sortie extraordinaire des trois derniers démons du corps de Nicole. Or, cette sortie d’Astaroth, Cerbère et Belzébuth, sous les formes de porc, chien et taureau, est certifiée, au procès-verbal officiel authentique, par les nombreux témoins oculaires. D’où il s’ensuit que Bizouard, dans son Histoire des rapports de l’homme avec le démon, ouvrage très catholique, a donné à Collin de Plancy, en le citant, une leçon bien méritée, en ces termes : « On se demande, dit-il, comment M. Collin de Plancy, qui, dans sa troisième édition, déteste ses anciennes erreurs et se déclare en tout fils soumis de l’Église, peut douter de cette possession. »

élisabeth de ramphain

Veuve du sieur du Bois, capitaine et receveur d’Arche, Élisabeth de Ramphain se préparait à entrer au couvent de l’Annonciade, à Nancy, quand elle éprouva les atteintes d’un mal contre lequel tous les remèdes furent impuissants.

Le 2 septembre 1619, on commença de l’exorciser ; mais ce fut d’abord sans succès.

Le sieur Juillet, chanoine de Nancy, très versé dans la connaissance des maladies surnaturelles, « lui fit vomir, dit le rapport officiel, tout ce qui sert d’enveloppe aux maléfices » ; néanmoins, elle n’était pas guérie.

Le père Albert, gardien des capucins de Toul, assisté de plusieurs autres prêtres, dut continuer de l’exorciser, et força d’abord le démon à décliner son nom. Il était seul ; c’était un diable nommé Persin.

Plusieurs médecins distingués, de la ville de Nancy, assistèrent aux exorcismes et opinèrent pour la possession.

L’évêque de Toul lui-même nomma de nouveaux exorcistes. On exorcisa en latin, en grec et même en hébreu, en présence du duc Éric de Lorraine, de Charles de Lorraine, évêque de Verdun, de plusieurs théologiens et docteurs en Sorbonne.

Le médecin ordinaire de Leurs Altesses de Lorraine, le docteur Pichard, rédigea lui-même le rapport des faits qui se manifestèrent au cours des exorcismes, depuis le 10 novembre 1620 jusqu’au commencement de mars 1621.

Pichard ayant appliqué des reliques sur l’abdomen de la possédée, on entendit un bruit semblable à celui que fait le poisson jeté dans de l’huile bouillante.

« Cette dame, qui savait à peine lire le latin de son livre d’heures, dit-il, répondait en latin, en grec et en hébreu, en italien, en allemand et en anglais, avec des périphrases et des métaphores très difficiles à comprendre même pour les savants. » L’exorciste s’étant trompé, un jour, en employant un génitif pour un accusatif, le démon le lui fit observer.

« Cette dame, dit toujours Pichard, discutait sur les plus hauts mystères, savait les choses les plus secrètes. Par la souplesse, elle égalait les funambules les plus habiles, parfois pendant vingt-quatre heures de suite. Elle s’élevait en l’air avec tant d’impétuosité que plusieurs personnes pouvaient à peine la retenir. Elle faisait aller et venir les plus gaillards comme des bouchons de paille. Elle grimpait sur des branches d’arbres comme un écureuil. »


Les possédés, d’après les documents officiels. — Affaire Élisabeth de Ramphain : elle s’élevait en l’air avec tant d’impétuosité, pendant les exorcismes, que plusieurs personnes parvenaient à peine à la retenir.

Le médecin fait une longue description de la difformité de ses traits, de sa langue, tantôt d’une longueur ou d’une largeur démesurément grande, de la torsion de ses membres, de ses cheveux hérissés, « droits comme des serpenteaux ». Elle faisait entendre les cris de tous les animaux, émis de son gosier dans la perfection. Elle était parfois enflée subitement, à un tel point « qu’on croyait qu’elle allait crever à l’instant » ; et, tout à coup aussi, elle se dégonflait au commandement de l’exorciste.

Son démon la rendait quelquefois si noire, lui donnait des yeux si flamboyants qu’elle était épouvantable. Il fallait parfois jusqu’à huit personnes pour la contenir.

Pichard a consigné encore, dans le procès-verbal, les violences qu’elle se sentait contrainte d’exercer. Le duc de Lorraine lui-même ne fut point épargné ; elle le prit un jour par la barbe et le fit marcher à reculons. On l’entendit souvent proférer des injures des plus grossières et d’horribles obscénités, bien qu’elle fût une personne pieuse et de la meilleure éducation.

Don Calmet, le célèbre érudit français, le grand théologien, une des gloires de l’ordre des bénédictins, déclare qu’il ne peut citer un exemple plus propre à persuader qu’il y a des possessions réelles. (Des apparitions, tome II, chapitre 26.)

Le certificat, en date du 12 décembre 1619, déclarant que la possession ne peut être niée, est signé de Charles de Lorraine, ainsi que de Juillet, Viardin, Simonin, Léonard, Irénée, Oudin, etc., tous théologiens appartenant à divers ordres monastiques, hommes éclairés et d’un rare mérite.

Selon l’opinion générale, voici quelle aurait été la cause de cette possession. La dame de Ramphain, étant veuve, fut recherchée en mariage par un médecin nommé Poirot ; celui-ci, ayant été éconduit, recourut à des pratiques magiques. Cette cause est adoptée sans hésitation par divers auteurs catholiques, notamment par l’abbé Lecanu, dans son Histoire de Satan (page 389). Poirot, reconnu sorcier, fut brûlé comme tel (Dom Calmet, ibidem).

madeleine bavan

Le procès de Madeleine Bavan est universellement connu.

Tourière du couvent de Louviers, Madeleine fut soupçonnée d’avoir contribué à envoyer les mauvais esprits se mettre en possession des religieuses de cette ville.

L’évêque exorcisa Madeleine ; il découvrit qu’elle avait été elle-même ensorcelée par Mathurin Picard, aumônier du couvent. Picard était mort. On le fit déterrer ; on excommunia son cadavre ; après quoi, il fut jeté à la voirie.


Les possédés, d’après les documents officiels. — Affaire Madeleine Bavan : on fit déterrer l’aumônier Picard ; on excommunia son cadavre, pour le jeter ensuite à la voirie.

Madeleine, amenée devant le lieutenant criminel Routier, avoue qu’étant à Rouen, chez une couturière, un magicien la corrompit et la conduisit au sabbat ; que ce magicien y célébra la messe noire et lui donna à porter désormais sur elle une certaine chemise enchantée, dont les effets étaient tels que je ne puis les reproduire du procès-verbal ; qu’elle fut mariée au diable Dagon, lequel la fit beaucoup souffrir ; que Mathurin Picard l’éleva à la dignité de princesse du sabbat, quand elle eut promis d’ensorceler toute la communauté.

Cette malheureuse avoue bien d’autres infamies, des abominations sans nom, qui sont consignées tout au long dans les procès-verbaux officiels. Je ne mentionnerai que ce qui peut être mis en français, dans un ouvrage comme celui-ci. Ainsi, elle composa des maléfices, en se servant d’hosties consacrées qu’elle mêlait à du poil de bouc du sabbat. Dans une maladie qu’elle éprouve, Picard lui fit signer un pacte, en grimoire diabolique. Elle assista, au sabbat, à l’accouchement de quatre magiciennes ; elle aida à égorger leurs enfants ; elle fut au nombre de ceux qui mangèrent de cette chair. Un jeudi-saint, Picard, elle et d’autres magiciens et sorcières firent ensemble la cène, et là encore on mangea un petit enfant ; puis, dans la nuit du jeudi au vendredi, Picard et Boullé, son vicaire, transpercèrent à coups de couteau la sainte Eucharistie ; l’hostie jeta du sang.

De plus, elle confessa avoir usé, avec succès, d’emménagogues abortifs, et avoir assisté à l’évocation de l’âme de Picard, faite par Thomas Boullé, dans une grange, pour confirmer les divers maléfices jetés sur le diocèse d’Évreux. Les démons lui apparaissaient souvent, la nuit dans sa cellule, sous la forme de gros chats noirs.

Madeleine Bavan, ayant témoigné un repentir qui parut sincère, ne fut pas envoyée au bûcher ; on se borna à la condamner, par jugement du 12 mars 1643, à être confinée à perpétuité dans une basse-fosse et à jeûner au pain et à l’eau, trois fois par semaine, pendant tout le reste de sa vie.

Quant à Thomas Boullé, il fut solennellement destitué de ses fonctions d’aumônier, flétri en public comme prêtre indigne, ayant apostasié Dieu pour se mettre au service de Satan ; il eut son procès personnel instruit, et finalement il fut brûlé vif à Rouen, sur la place du Vieux-Marché, le 22 août 1647.

marie martin

Cette fille était une sorcière du bourg de la Neuville-le-Roi, en Picardie. Elle pratiquait la magie en secret et était un véritable fléau pour la région. Des maladies se déclaraient tout à coup chez les gens à qui elle en voulait ; des familles entières s’alitaient ; les villageois dépérissaient à vue d’œil ; leurs troupeaux étaient subitement atteints de maladies étranges qui les détruisaient en peu de temps.

On finit par se méfier de Marie Martin ; il y eut des plaintes ; on l’arrêta.

Comme marque du diable, on constata sur son corps l’empreinte d’une énorme patte de chat.

Traduite à la prévôté, elle avoua qu’elle était sorcière ; qu’elle employait, pour ses maléfices, une poudre composée d’ossements de trépassés ; que le diable qui l’assistait était Cerbère. Il fut constaté que ce démon lui apparaissait souvent et lui parlait.

Elle reconnut qu’elle méprisait le saint sacrifice la messe, dans le but de plaire à Cerbère. Son plus curieux aveu fut celui relatif au dernier sabbat auquel elle avait assisté. C’était à Varipon, près de Noyon. Elle raconta que là le démon Cerbère, vêtu d’une courte robe noire, n’ayant qu’une tête, qui était une tête de gros chien avec une barbe humaine et noire, coiffé d’un chapeau pointu, tenait son chapitre près des haies dudit Varipon, et qu’il appelait les sorciers et les sorcières par leurs noms.

Le 2 juin 1586, Marie Martin fut condamnée à être pendue et étranglée ; son exécution eut lieu le 25 juillet.

antide colas

Autre sorcière de la même époque, habitant le Jura. Le bruit ayant couru qu’elle avait commerce avec le diable, elle fut soumise à la visite d’un chirurgien, le sieur Nicolas Millière, de Regnaucourt.

Cette femme était mariée, et son mari ne s’était jamais douté de ces relations diaboliques. Elles furent néanmoins constatées. Antide Colas avait, au-dessous du nombril, un trou fort profond, dont elle n’était nullement incommodée et qui lui avait été fait par son démon de prédilection, nommé Lizabot ; elle expliqua que c’était à la suite de cette opération de chirurgie surnaturelle qu’elle était devenue l’épouse du diable.

Elle fut brûlée à Dole en 1599.

abel delarue

Ce personnage était encore un sorcier de la fin du seizième siècle. Il exerçait à Coulommiers le métier de cordonnier ; il était surnommé « le Casseur ».

En 1582, il y avait déjà quelque temps qu’on lui trouvait des allures suspectes. Lors du mariage de Jean Moureau avec Phare Fleuriot, mariage qui fut malheureux, la voix publique accuse Abel d’avoir noué l’aiguillette.

Appelé devant le lieutenant civil et criminel, Nicolas, seigneur de Quatresols, le cordonnier se troubla, fit des réponses évasives, essaya de tromper le magistrat, et ne réussit qu’à se compromettre davantage. Nicolas de Quatresols n’hésita pas à le faire mettre en état d’arrestation, et ainsi il agit sagement ; car on ne tarda pas à découvrir qu’on avait affaire à un mauvais homme, fort dangereux. Du reste, quand il se vit pris, Abel Delarue entra bientôt dans la voie des aveux.

Voici quelques extraits des procès-verbaux de ses interrogatoires ; c’est-à-dire les principaux points qui ont été acquis au procès :

Abel Delarue, dit le Casseur, avait été placé dans sa jeunesse au couvent des Cordeliers de Meaux. Là, il s’était fâché furieusement, un jour, contre Caillet, maître des novices ; il prétendit que celui-ci l’avait battu. Quoi qu’il en soit, il haïssait grandement Caillet, et il quitta le couvent, ne méditant que vengeance.

Ne sachant où aller, il invoqua le diable, le priant de lui trouver une place, ailleurs que chez des gens pieux. Un démon lui apparut alors sous la forme d’un homme d’une haute stature, le visage blême, d’un effroyable aspect, le corps sale et l’haleine puante. Ce démon, qui lui dit s’appeler maître Rigoux, avait devant l’estomac et les deux genoux des visages d’hommes, affreux à voir ; il avait, en outre, des pieds de vache. Il promit à Abel de s’occuper de lui et lui donna un rendez-vous pour le lendemain sous un arbre qui était près de Vaulcourtois.

Là, le diable Rigoux apparut encore à Delarue, et, cette fois, il le mena chez un berger de Vaulcourtois, du nom de maître Pierre. Celui-ci, qui était sorcier, prit Abel à son service.

Peu de temps après, il lui offrit de le conduire au sabbat, et Abel accepta avec empressement. Une assemblée de magiciens et de sorcières devait se tenir dans trois jours (c’était l’avant-veille de Noël).

« Maître Pierre envoya sa femme coucher hors de chez lui », raconta Delarue au tribunal ecclésiastique auquel il avait été déféré par Nicolas de Quatresols, pour être examiné ; « puis, mon patron me fit mettre au lit à sept heures du soir. Je ne dormis guère. Il avait mis au coin du feu un énorme balai de genêt, long et sans manche.

« Vers les onze heures du soir, j’entendis un grand bruit. Maître Pierre me dit que nous allions partir. Il prit de la graisse, s’en frotta les aisselles, m’invite à faire, de même, et se plaça à califourchon sur le balai ; je m’y mis à mon tour, derrière lui et le tenant par le milieu du corps. Tout à coup, le démon Rigoux parut et nous enleva par la cheminée.

« La nuit était obscure ; mais Rigoux, qui nous précédait, tenait un flambeau à la main. Je vis, dans cette course aérienne, l’abbaye de Ribets. Nous descendîmes dans un lieu herbu, où nous trouvâmes une nombreuse assemblée ; j’y reconnus plusieurs personnes, notamment une sorcière qui avait été pendue à Lagny quelque temps auparavant.


Les possédés, d’après les documents officiels. — Affaire Abel Delarue ; le démon Rigoux transporta au sabbat Delarue et son patron, maître Pierre.

« Le diable ordonna, par la bouche d’un vieillard, de nettoyer la place. Maître Rigoux se transforma alors en un grand bouc noir ; sous cette forme, il commença à gronder et à tourner dans le cercle que formait l’assemblée ; et chacun se mit aussitôt à danser à revers, le visage dehors et le derrière tourné vers le bouc.

« Ensuite, le bouc courbe ses deux pattes de devant et leva son derrière en haut ; et alors certaines menues graines, grosses comme têtes d’épingle, pleuvaient et se convertissaient en poudres fort puantes, sentant le soufre et la poudre à canon ; et cela tombait sur les drapeaux des sorciers présents. Après quoi, le plus vieux de l’assemblée se mit à marcher à genoux, partant de l’endroit où il était, et alla s’incliner devant le diable, et embrassa icelui honteusement. Cela fait, ledit vieil homme recueillit son drapeau, qui contenait des poudres et des graines. »

Abel Delarue avoua encore que chaque personne de l’assemblée avait fait de même, et qu’à son tour il s’était approché du bouc. L’animal diabolique lui avait alors demandé, en langage humain, ce qu’il voulait de lui. Abel avait répondu qu’il voulait savoir nouer l’aiguillette à ses ennemis ; le diable lui avait désigné maître Pierre pour lui enseigner cette science, et, en effet, il l’avait apprise ainsi. Il ajouta que, depuis, le diable avait voulu le noyer, un jour qu’il se rendait en pèlerinage à Saint-Loup, près Provins, pour faire pénitence ; mais il fut établi qu’Abel avait menti sur ce dernier point. Il avait donc essayé trompeusement de faire croire à son repentir, et il résultait, au contraire, de tous ses aveux qu’il avait agi en parfaite connaissance de cause.

Abel Delarue, dit le Casseur, fut condamné, le vendredi 6 juillet 1582, à être brûlé vif ; la sentence fut exécutée le 23 juillet, au marché de Coulommiers, par le maître des hautes-œuvres de la ville de Meaux.

urbain grandier et les ursulines de loudun

Les citations en matière de sorcellerie et de possession pourraient être multipliées ; car c’est par milliers que ces procès ont en lieu, c’est par centaines que des magiciens et des sorcières, coupables de commerce volontaire avec le démon, ont été envoyés au dernier supplice. Les soi-disant catholiques, qui ne craignent pas de faire montre de scepticisme, lorsqu’on leur parle du surnaturel, oublient tout simplement, ou, disons mieux, ignorent totalement qu’il existe cent-trois bulles pontificales traitant la question du surnaturel diabolique, et que ces cent-trois bulles des Papes infaillibles servaient de règle aux inquisiteurs chargés d’instruire les procès de sorcellerie.

Mais il est un procès célèbre que je ne saurais passer sous silence ; c’est celui d’Urbain Grandier. Je dois dire tout d’abord que, si je vais en donner un aperçu suffisant par des extraits des pièces officielles, c’est sur les conseils mêmes d’un des respectables ecclésiastiques qui veulent bien m’honorer de leur amitié, prêtre aussi prudent et vertueux qu’intelligent et savant, et l’un des exorcistes les plus autorisés de notre pays. Le procès d’Urbain Grandier, en effet, n’est connu du grand public que par les calomnies des ennemis de l’Église. Il est donc nécessaire de le mettre sous les yeux de mes lecteurs, au moins en abrégé et en prenant certaines précautions typographiques en quelques endroits ; car ce procès a l’avantage de présenter à la fois un magicien, soit un agent diabolique actif, et des possédées, soit des instruments involontaires et passifs des démons.


Urbain Grandier.
D’après une gravure du dix-septième siècle.

Vers la fin de 1617, un jeune prêtre, Urbain Grandier, parent du célèbre théologien Nicolas Gautier et du grand érudit Gilles Ménage, prenait possession de la cure de Saint-Pierre du Marché, à Loudun. Un de ses oncles, Claude Grandier, chanoine de Saintes, avait été frappé de ses heureuses dispositions, et l’avait placé chez les pères jésuites de Bordeaux, où il fit d’excellentes études.

« Il avait le port grave, dit un de ses contemporains, et une certaine majesté qui le rendait et semblait orgueilleux. On l’a toujours admiré pour son éloquence et sa doctrine. » — « Il était docte, dit Ismaël Boullian dans une lettre à Gassendi, bon prédicateur, bien disant ; mais il avait un orgueil et une gloire si grande, que ce vice lui a fait pour ennemis la plupart de ses paroissiens. »

Gonflé de ses talents et fier de sa bonne mine, le jeune curé se crut tout permis. Recherché pour les agréments de sa personne et de sa conversation, ses succès achevèrent de le griser. En outre, il se laissa aller en chaire aux critiques les plus acerbes et aux sarcasmes les plus violents contre les ordres religieux, les capucins, les cordeliers et les carmes, ne craignant pas même de glisser dans ses discours des insinuations calomnieuses contre ces respectables moines et cherchant par tous les moyens à attirer les Loudunaises à son confessionnal. — Selon une tradition fort répandue dans le Loudunais, on disait, parmi le peuple, « que le diable, en montrant au Fils de Dieu tous les royaumes du monde, s’était réservé trois métairies qu’il faisait valoir lui-même, et qui étaient : Châtellerault, Chinon et Loudun. »

Si la popularité du curé de Saint-Pierre lui fit de nombreux ennemis, il faut reconnaître, et ses amis eux-mêmes ne l’ont jamais nié, que sa conduite prêtait grandement à la censure. Il poussa l’indignité jusqu’à se servir de son saint ministère pour mettre à mal ses jeunes pénitentes. C’est ainsi que la fille d’un de ses plus intimes amis, le procureur du roi Trincant, devint mère ; le malheureux procureur, déshonoré dans son enfant, fut dès lors, tout naturellement, l’un des ennemis les plus implacables de Grandier. Il était de notoriété publique que Grandier fréquentait intimement, d’autre part, une des filles d’un conseiller du roi, René de Brou, allié aux familles les plus honorables de la ville. Avant de mourir, la mère de Madeleine de Brou avait recommandé sa fille au misérable hypocrite, qui lui avait promis de veiller sur elle. Afin de faire taire les scrupules religieux de la jeune fille, Grandier imagina la plus sacrilège des comédies : une nuit, dans l’église de Saint-Pierre, devant l’autel, il célébra lui-même la cérémonie du mariage, à la fois comme prêtre et comme époux. Ce fut aussi pour calmer les remords de Madeleine de Brou qu’il composa son ouvrage Contre le célibat des prêtres, ouvrage qui fut plus tard découvert chez lui, et dont le manuscrit se trouve à Paris, à la Bibliothèque de l’Arsenal. Le fait est consigné dans les registres de Laubardemont et dans l’extrait des preuves du procès.

En 1626, les religieuses ursulines vinrent s’établir à Loudun, au nombre de huit, rue du Pâquin, dans une maison de peu d’apparence, depuis longtemps déserte, ou habitée, a-t-on dit, mais seulement plus tard, par les malins esprits. Parties de Poitiers sans provisions et sans ressources, elles durent vivre d’abord de la charité publique, manquant de pain et de linge le plus souvent. Mais bientôt la population catholique de Loudun s’intéressa à leur triste situation, et à la fin de la première année de leur séjour, leur pensionnat comptait déjà un certain nombre d’élèves. La supérieure fondatrice fut alors, en récompense de son dévouement et de ses services, nommée à un poste plus important.

La supérieure appelée à lui succéder s’appelait sœur Jeanne des Anges. Née au château de Coze, en Saintonge, en 1602, elle était fille de Louis, de Belciel et de dame Charlotte de Goumart. Elle était entrée au couvent d’ursulines récemment fondé à Poitiers, et, après un court noviciat, y avait prononcé des vœux perpétuels. Elle a laissé elle-même sur sa vie de curieux mémoires, conservés à la Bibliothèque de Tours. « Elle avait demandé avec grande instance, dit-elle dans ces mémoires, d’être une de celles qui seraient envoyées pour faire la fondation de Loudun, et y avait réussi. »

Nommée supérieure, elle parut ne s’y résigner que par esprit d’obéissance à ses supérieures qui lui « commandèrent absolument d’accepter la charge… J’en ressentis d’abord, dit-elle, un grand déplaisir et j’eusse bien voulu que ce sort fût tombé sur une autre. Ce n’est pas que je n’aimasse les charges et que je ne fusse bien aise d’être estimée nécessaire à la communauté. »

Le nombre des religieuses, de huit, fut bientôt porté à dix-sept. Sauf une seule, sœur Séraphique Archer, elles appartenaient toutes à la noblesse. Comme elles reparaîtront à tour de rôle dans le cours de cette histoire, en voici les noms :

1. Jeanne de Belciel, de la maison de Coze en Poitou, dite sœur Jeanne des Anges. — 2. Sœur Louise de Jésus, dame de Barbeziers, de la maison de Nogaret. — 3. Sœur Catherine de la Présentation, Jeanne de Barbeziers, sœur de la précédente. — 4. Sœur Agnès de Saint-Jean, ou Anne de Sainte-Agnès, Anne de La Motte, fille de M. de la Motte-Baracé, du pays d’Anjou. — 5. Sœur Jeanne du Saint-Esprit, Anne d’Escoubleaux de Sourdis, de la même famille que le célèbre archevêque de Bordeaux, de ce nom. — 6. Sœur Claire de Sazilly. — 7. Sœur Gabriel de l’Incarnation, madame de Fougère, sous-prieure. — 8. Sœur Élisabeth Bastard ou Élisabeth de la Croix. — 9. Sœur Catherine d’Aufray. — 10. Sœur Monique de Sainte-Marthe. — 11. Sœur de Saint-Nicolas. — 12. Sœur Séraphique Archer. — 13. Sœur Angélique de Saint-François, maîtresse des novices. — 14. Sœur du Saint-Sacrement. — 15. Sœur Anne de Saint-Augustin. — 16. Sœur Thérèse de Jésus. — 17. Sœur Marthe, fille du sieur de Magnoux.

Au mois de juin 1631, le prieur de Chasseignes, l’abbé Moussaut, étant venu à mourir, les religieuses durent chercher un autre confesseur. Urbain Grandier se mit sur les rangs, et cela, dit le procès, dans les in tentions les plus perverses.

Son caractère et ses mœurs, comme nous l’avons vu, ne se prêtaient que trop à ces accusations. On lui préféra un de ses collègues dans le canonicat de Sainte-Croix, messire Mignon, avec lequel il avait eu de grands démêlés. Mais laissons parler ici le père Surin[6].

« Cette histoire surprenante a commencé par de grands procès entre deux chanoines de l’église collégiale de Sainte-Croix de Loudun, nommés, l’un, M. Mignon, homme fort sage, vertueux, et d’un mérite distingué ; l’autre, Urbain Grandier, fort bien fait, éloquent, docte, se tirant adroitement de toutes sortes d’affaires. Il était chanoine et curé de la paroisse de Saint-Pierre du Marché. M. Mignon gagna un procès contre lui devant son évêque, Mgr de Poitiers, et le perdit devant le primat, Mgr l’archevêque de Bordeaux.

« La source de ce procès fut le libertinage de Grandier, que M. Mignon ne pouvait souffrir, parce qu’il était d’une vertu très solide. Comme son mérite le faisait estimer de tout le monde, les religieuses ursulines, s’étant établies à Loudun dans ce temps-là, le choisirent pour leur confesseur. Grandier ressentit vivement cette préférence, d’autant plus que, loin d’accepter l’offre qu’il leur avait faite de ses services, jamais aucune d’elles n’avait voulu lui parler. Pour s’en venger, il résolut de se servir de la magie, qu’il avait apprise d’un de ses oncles, et de donner aux religieuses un charme qui leur inspirât de l’amour pour lui. Il espérait par la en corrompre quelques-unes, et que le scandale qui en arriverait serait attribué à M. Mignon qui avait seul la conduite de cette communauté.

« Ce fut l’an 1632 que ce malheureux curé jeta plusieurs maléfices sur ces pauvres religieuses, particulièrement au moyen d’une branche de rosier, où tenaient plusieurs roses, qu’il jeta dans le monastère. Toutes celles qui les flairèrent se trouvèrent saisies de l’esprit malin. Madame de Belciel, nommée sœur Jeanne des Anges, alors supérieure de ce monastère, fut la première qui sentit la tyrannie de cet ennemi. Après elle, les dames de Nogaret, ses deux parentes, en furent attaquées ; puis, madame de Sazilly, parente du cardinal de Richelieu ; ensuite, la mère de Sainte-Agnès, fille du marquis de la Motte-Baracé d’Anjou, et deux sœurs converses.


Les possédés, d’après les documents officiels. — Affaire des Ursulines de Loudun : Les religieuses furent maléficiées par une branche de rosier diabolisée, que Grandier avait jetée dans le monastère.

« Il y en eut peu dans la maison qui ne fussent possédées ou maléficiées, et ne sentissent une forte inclination pour Grandier, qui apparaissait tantôt à l’une, tantôt à l’autre, pour les solliciter au mal ; mais elles le rebutaient avec un grand courage, et dans toutes les tentations qu’elles éprouvèrent de la part du démon, jamais il ne put tirer de consentement de leur volonté. Les démons ont rendu eux-mêmes ce témoignage, marquant leur rage de n’avoir pu ébranler la volonté d’une fille malgré toute leur malice. Outre les religieuses, plusieurs filles séculières furent possédées, dont la plus célèbre se nommait Élisabeth Blanchard. »

L’histoire de ces possessions serait longue à raconter en détail ; il y faudrait des volumes. Je dois me borner à en raconter les épisodes les plus curieux et les plus saillants. Mais avant d’entrer dans le détail des faits, pour donner une idée d’ensemble, je vais citer la Liste authentique (rédigée et publiée en 1634 en présence même des événements) des Religieuses et Séculières possédées, obsédées et maléficiées, le nom de leurs Démons, le lieu de leur résidence, avec les signes de leurs sorties :

Religieuses possédées :

« Sœur Jeanne des Anges a été possédée par sept diables, dont trois furent chassés le samedi 20 mai 1634 et firent, pour signe de leur sortie, trois ouvertures en son côté droit, savoir : Asmodée, des Trônes ; Amon, des Puissances ; Grézil, des Trônes ; les quatre autres sont Leviathan, des Séraphins, qui a sa résidence au milieu du front, et a promis pour signe d’y faire une croix de sang ; Behemoth, des Trônes, qui a sa résidence en l’estomac, et a promis pour signe d’enlever la fille à deux pieds de haut ; Balam, des Dominations, qui a sa résidence à la seconde côte du côté droit, et pour signe doit écrire sur la main gauche de la fille son nom qui y doit demeurer toute sa vie ; Isacaron, des Puissances, a sa résidence sous la dernière côte du côté droit, et pour signe a promis de fendre le gros doigt de la main gauche, autant qu’en emporte l’ongle des deux côtés.

« Sœur Louise de Barbeziers a deux démons : Eazaz, des Dominations, qui a sa résidence au-dessous du cœur, et doit enlever la fille à trois pieds de haut, durant un Ave maris stella ; le second s’appelle Caron, des Vertus, qui a sa résidence au milieu du front, et a promis de sortir, par la bouche, en forme de flamme de feu de deux coudées de long et deux doigts de diamètre, laquelle sortie durera un Miserere, et il doit emporter une lozange du vitrail de l’église.

« Sœur Jeanne de Barbeziers, sa sœur, n’a qu’un démon, nommé Cerbère, des Principautés, qui a sa résidence au-dessous du cœur, et pour signe a promis d’élever la créature en l’air à une hauteur de deux pieds.

« Sœur Agnès, dite au monde Anne de la Motte, a quatre démons ; Asmodée, des Trônes, qui a sa résidence au-dessous du cœur, et pour signe, le père exorciste lui a enjoint de faire une fleur de lys sur la main gauche, d’autant qu’il n’en a voulu promettre aucun ; le second est Bérith, des Trônes, qui a sa résidence en l’orifice de l’estomac, et a promis pour signe d’enlever la calotte de M. de Laubardemont, conseiller d’État, commissaire de Sa Majesté, à la hauteur d’une pique et plus en l’air, l’espace d’un Miserere ; le troisième est Achaos, des Archanges, qui a sa résidence à la tempe gauche, et pour signe a promis de faire un cœur au lieu de sa résidence ; le dernier est Achaph, des Puissances, qui a sa résidence au milieu du front, et pour signe a promis de faire un cercle ou anneau au même lieu.

« Sœur Claire de Sazilly est possédée de huit démons : Zabulon, des Trônes, qui a sa résidence au milieu du front, et a promis pour signe de faire un nom de Jésus au lieu de sa demeure, qui y sera toute la vie de la fille ; le deuxième est Nephtali, des Trônes, qui a sa résidence au bras droit, et pour signe a promis d’emporter du prêche la chaire du ministre protestant de Loudun et de la poser sur la tour carrée du château ; le troisième est un diable nommé Sans-fin, se disant autrement Grandier, des Dominations, qui a sa résidence à la seconde côte du côté droit, et pour signe promet d’enlever le corps de la fille à cinq pieds de terre ; le quatrième, Élimy, des Vertus, qui a sa résidence au côté de l’estomac, et a promis pour signe de percer le lieu de sa demeure, et de sortir en figure d’un serpent volant, de la longueur d’un quart d’aune, dont moitié doit sortir ; le cinquième a dit se nommer l’Ennemi-de-la-Vierge, des Chérubins, qui a sa résidence au-dessous du cou, et pour signe a promis de percer la main droite d’outre en outre, de la grosseur d’un bout de doigt ; le sixième se nomme Ηολλυτιον, des Chérubins, qui a sa résidence auprès de l’épaule gauche, et pour signe promet de percer un des pieds ; le septième, Verrine, des Trônes, qui a sa résidence à la tempe gauche, pour y demeurer la vie de la fille ; le huitième, Concupiscence, des Chérubins, qui a sa résidence à la tempe droite, et pour signe a promis de percer le pied gauche.

« Les religieuses qui suivent, quoique possédées, néanmoins n’ont point dit le lieu de la résidence de leurs démons, ni promis aucun signe de leurs sorties, d’autant qu’elles n’ont point été exorcisées.

« Sœur Catherine d’Aufray a trois démons : Penault, des Principautés ; Caleph, des Trônes ; Daria, des Archanges.

« Sœur Élisabeth Bastard est possédée de cinq démons, savoir : Caph, des Trônes ; Celse, des Archanges ; Castorin, des Dominations ; Allumette-d’Impureté, des Chérubins ; et Agal, des Archanges.

« Sœur Marthe Monique est possédée de Cédon, qui est des Vertus.

Religieuses obsédées :

« Sœur de Saint-Nicolas est obsédée par le démon Agar ; sœur Séraphique, par Baruch ; sœur de l’Incarnation, par Béhémoth, Isacaron, et Baruch ; sœur Angélique, par Cerbère ; sœur du Saint-Sacrement, par Berith et Caleph ; sœur Marie Acher, par Φορνιχατιον.

Religieuses maléficiées :

« Sœur Séraphique a un maléfice en l’estomac, qui est une goutte d’eau gardée et conservée par Baruch, et en son absence par Carreau ; sœur Aune Desconbleaux a pour maléfice une feuille de vinette gardée dans son estomac par Elimy. Sa sœur a un maléfice d’une prune de damas violet, aussi gardée par Elimy dans son estomac.

Séculières possédées :

« Isabelle Blanchard a six démons ; le premier, Astaroth, qui est des Anges, et a sa résidence sous l’aisselle droite, et il a promis pour signe de sa sortie d’enlever la fille à la hauteur de six pieds ; le deuxième est Belzébuth, des Archanges, qui réside sous l’aisselle opposite ; le troisième, Charbon-d’Impureté, des Anges, réside sur la hanche gauche ; le quatrième, Lion-d’Enfer, des Archanges, réside sous le nombril ; le cinquième, Pérou, des Chérubins, réside sous le cœur ; le sixième, Marou, Chérubin, réside sous la mamelle gauche. Ces cinq démons ont promis de percer les pieds, les mains et le côté de la fille.

« Françoise Fillastreau a quatre démons : Sonnillon, des Trônes, qui réside dans le cerveau à la partie antérieure ; Jabel, des Archanges, qui va et vient par toutes les parties du corps ; Buffetison, des Puissances, qui réside au-dessous du nombril ; Queue-de-Chien, des Archanges, qui réside en l’estomac.

« Léonie Fillastreau, sa sœur, a trois démons : Esron, des Trônes, qui réside dans la partie antérieure du cerveau ; Luther ; et Lucian.

« Susanne Amou est possédée par Roth ; Marthe Thibault, par Bébémoth ; Jeanne Pasquier, par Lezear.

Séculières maléficiées :

« Madeleine Beliard a trois feuilles de roses, gardées en l’estomac ; Marthe Thibault a une goutte d’eau en l’estomac, gardée par Béhémoth.

« Les démons auxiliaires qui ne possèdent ni n’obsèdent, et qui ont été nommés anges gardiens de Grandier et ses messagers, sont : Barberith, Chérubin ; Carreau ; Grelet ou Grelier ; Rebat, des Anges ; Luret, des Trônes ; Legret, Ange ; Baruch.

« Belzébuth est venu souvent, selon le rapport des autres démons, tant pour fortifier Grandier, que pour fortifier les possédées. Luciferon est aussi venu à l’aide de Charbon-d’Impureté, dans le corps d’Isabelle Blanchard, et avait sa résidence au-dessous du cœur. »


Telle était l’armée que les ursulines accusaient Grandier d’avoir à ses ordres, et de déchaîner contre elles par ses sorcelleries et maléfices ; et leur accusation était bien fondée, comme on va le voir par la suite.

Dès le printemps de 1632, le bruit courait que des choses étranges se passaient dans le couvent des Ursulines. Les religieuses, disait-on, quittaient leur lit la nuit, comme des somnambules, pour parcourir la maison et grimper sur les toits. Elles se plaignaient elles-mêmes d’être visitées la nuit par des spectres ; l’un d’eux avait parlé à une jeune sœur en termes obscènes ; d’autres avaient été frappées dans l’obscurité et montraient les marques des coups. Bientôt elles sentiront toutes, plusieurs fois de jour et de nuit, « sur soy des touchements de personnes invisibles et se trouvèrent cent fois dans l’horreur de ces visions épouvantables. »

Le chanoine Mignon, leur directeur, mis au courant de ces particularités, s’en émut, et songea à y remédier.

« Messire Mignon, dit le père Surin, jugea bien que cette affaire était un maléfice donné aux religieuses ; et quoi qu’il n’eut pas bonne opinion de Grandier, néanmoins il ne lui vint jamais dans l’esprit de le soupçonner capable d’une si méchante action. Il pria le curé de Chinon, Barré, homme d’un mérite et d’une vertu extraordinaires, de l’assister de ses conseils et de son secours dans une affaire de cette conséquence.

« Après en avoir conféré ensemble, ils prirent résolution d’exorciser la mère-prieure. »

Les premiers exorcismes eurent lieu le 3 et le octobre 1632 et ne donnèrent que des résultats assez insignifiants. Le troisième exorcisme, pratiqué par Barré le 5, détermina chez Jeanne de Belciel une attaque convulsive qui agita grandement la patiente et pendant laquelle le diable, sommé de dire son nom, répondit par deux fois : « Ennemi-de-Dieu. » Puis, on lui commanda de la laisser au repos, « ce qu’il fit, disent les procès-verbaux, après beaucoup de violences, vexations, hurlements, grincements de dents, dont il y en eut deux de derrière cassées[7]. »

Le lendemain 6 octobre, la sœur Claire de Sazilly, soumise à l’exorcisme, ne fit que rire pendant la cérémonie, et quand on lui demanda le nom du diable qui la possédait, elle répondit : « Zabulon ». « Au cours d’un de ces exorcismes, à cette question : « Au moyen de quel pacte le démon s’est-il introduit dans le monastère ? » la supérieure avait répondu que, le 1er  octobre de l’année 1632, étant couchée, et ayant près d’elle, à l’entour de son lit, cinq religieuses, une desquelles faisait la lecture dans un livre spirituel, ayant les deux mains sous la couverture, elle sentit que sa main droite fut prise, ouverte et étendue, puis refermée après que quelque chose eût été mis dedans ; dans le moment elle s’écria : « Mon Dieu ! que m’a-t-on mis dans la main ? » laquelle ayant été présentée ouverte à ses religieuses, elles aperçurent qu’il y avait trois épines d’aubépine… Les religieuses qui les virent ont rapporté qu’elles étaient de la longueur d’une épingle commune et de la grosseur d’une aiguille à coudre en caneux. »

Ces épines furent remises au chanoine Mignon, qui, sur l’avis des principaux religieux de Loudun consultés, décida qu’elles seraient jetées dans le feu par la main de la prieure. Mais le charme n’en fut point rompu pour cela et plusieurs autres religieuses « furent tellement occupées des malins esprits, qu’on entendait continuellement sortir de leurs bouches des blasphèmes, sacrilèges, impiétés et toutes saletés très horribles[8] ».

Le bruit que faisaient les exorcismes dans la ville, et l’excitation de la curiosité publique déterminèrent alors les exorcistes à donner avis de ce qui se passait aux magistrats de la ville. Guillaume de Cerisay, de la Guérinière, bailli du Loudunois, et Louis Chauvet, lieutenant-civil, furent priés de se transporter au couvent des Ursulines, pour y être témoins des prodiges opérés dans la personne des religieuses par les malins esprits.

Les deux magistrats s’y rendirent le 11 octobre 1632. Ils suivirent le chanoine Mignon et entrèrent avec lui dans un dortoir où les deux possédées, la prieure et une sœur laie, étaient couchées, en présence de plusieurs carmes, des autres religieuses de la communauté, et du chirurgien Mannoury.

À leur vue, Jeanne de Belciel « commença à faire des actions et mouvemens fort viollens avecq quelques cris comme petits grondemens d’un pourceau, puis se seroit enfoncée dans le lit, serré les dents, et faisant aultres semblables contenances d’une personne esgarée de son sens, et qui a perdu toutes connoissances ; estoità sa droicte un religieux carme, été sa main gauche le dict Mignon, qui y a mis deux doigts, à savoir le pouce et l’index, dans la bouche de ladite supérieure, et luy a fait exorcismes et conjurations en nostre présence[9] ».

Sur la demande du bailli, Mignon lui posa diverses questions en latin :

— « Propter quam causam ingressus es in corpus hujus virginis ? » (Pourquoi es-tu entré dans le corps de cette fille ?)

— « Causa animositatis » ; répondit en latin la possédée. (Par animosité.)

— « Per quod pactum ? » (Par quel pacte ?)

— « Per flores. » (Par des fleurs.)

— « Quales ? » (Quelles fleurs ?)

— « Rosas. » (Des roses.)

— « Quis misit ? »(Qui les a envoyées ?)

— « Urbanus. » (Urbain.)

— « Dic cognomen. » (Dis son surnom.)

— « Grandier. »

— « Dic qualitatem. » (Dis sa qualité.)

— « Sacerdos. » (Prêtre)

— « Cujus ecclesiæ ? » (De quelle église ?)

— « Sancti-Petri. » (De Saint-Pierre.)

— « Qua persona attulit flores ? » (Quelle personne a apporté les fleurs ?)

— « Diabolica. » (Une personne diabolique.)

Le lendemain et les jours suivants, le bailli continua d’assister aux exorcismes en compagnie des autres officiers.

Le 31 octobre, la supérieure fut en proie à de grandes convulsions ; l’écume lui sortait de la bouche comme dans un accès de rage.

Barré se mit alors à l’exorciser, et demanda au démon de déclarer à quel moment il sortirait du corps de la possédée :

— « Cras mane. » (Demain matin), répondit le démon.

Et comme l’exorciste insistait en lui demandant pourquoi il ne sortait pas tout de suite, on n’entendit plus que des mots latins sans suite sortir de la bouche : « Pactum, sacerdos, finis… »

Après de nouvelles convulsions, elle s’apaise enfin, et dit à Barré en souriant : « — Il n’y a plus de Satan en moi. »

Urbain Grandier, se voyant personnellement mis en cause, et dénoncé comme étant dans toute cette affaire l’instrument du diable et la cause première de la possession des religieuses, eut recours alors aux amis qui lui restaient à Loudun pour essayer de détourner l’orage qui menaçait sa tête ; il porta une plainte en calomnie par devant les juges et l’évêque de Poitiers ; et l’affaire s’assoupit pour quelque temps, grâce à l’intervention du métropolitain, Mgr de Sourdis, qui faisant droit à la requête de Grandier, défendit à Mignon d’exorciser à l’avenir, et adjoignit à Barré deux autres exorcistes, les pères L’Escaye, jésuite de Poitiers, et Gau, de l’Oratoire de Tours. De plus, « défence fut faiste à tous autres de s’immiscer aux dits exorcismes sous les peynes de droict. »

Le père Surin, dans son Histoire abrégée, résume ainsi cette première période de l’histoire de la possession des Ursulines :

« Les démons firent des choses surprenantes, pendant qu’on exorcisait la prieure, comme de lever de terre la mère, de répondre en latin aux pensées secrètes. Mais ce qui étonna le plus les exorcistes, ce fut la réponse qu’ils firent en latin à la question du rituel : Quis te magus immisit ? (Quel magicien t’a envoyé ?) ils dirent : Urbanus Grandier. Ces messieurs n’avaient jamais soupçonné cet ecclésiastique d’être magicien. Ce témoignage, quoique de la part du démon, étant soutenu de la mauvaise vie de Grandier, lui fit grand tort ; de sorte qu’on mit l’affaire entre les mains des magistrats de la ville, qui, étant amis du curé, la tournèrent autant qu’ils purent en sa faveur ; mais les démons, soutenant toujours que Grandier était l’auteur de cette tragédie, le peuple, qui se trouvait à l’exorcisme, en demeura convaincu.

« La chose étant venue aux oreilles du roi, il donna ordre à M. de Laubardemont, intendant de la province, d’en prendre connaissance et de s’y comporter comme juge. Il était à Paris, quand il reçut cet ordre, et vint aussitôt à Loudun. »

La supérieure des ursulines était la parente de Laubardemont, qui devait prendre un vif intérêt à cette affaire. Il fut bientôt au courant des moindres détails, et surtout des accusations qui couraient contre le curé de Saint-Pierre. Ardent patriote et grand admirateur de Richelieu, Laubardemont ne pouvait pas rester indifférent au bruit accrédité à Loudun, que maître Urbain Grandier était l’auteur d’un libelle infâme naguère publié contre le cardinal-ministre sous ce titre : Lettre de la cordonnière de la reine-mère à M. de Baradas. Une correspondance suivie entre Urbain Grandier et une femme de Loudun, nommée Catherine Hammon, qui se trouvait au service de Marie de Médicis, ne laissait presque aucun doute sur la part qu’il avait prise à ce pamphlet contre l’illustre homme d’État, l’un de ceux qui ont contribué le plus à faire la France grande, puissante, glorieuse et prospère.

Afin de prévenir le mauvais effet des rapports de ses ennemis à Laubardemont, Urbain Grandier alla le voir chez lui aussitôt après son arrivée, espérant l’abuser par ses belles phrases.

« Le curé, sachant son arrivée, continue le père Surin, vint lui rendre ses civilités ; mais M. l’Intendant ne l’eut pas plutôt vu, qu’il eut une impression dans l’âme que cet homme était un criminel que Dieu lui envoyait à ses pieds ; ce qui l’obligea de le faire prendre et conduire au château d’Angers, parce qu’il n’y avait pas de prison assez forte à Loudun pour un tel criminel. Mais comme les démons disaient tous les jours de nouvelles choses sur lesquelles il était nécessaire de confronter et d’examiner Grandier, M. de Laubardemont fit construire une forte prison à Loudun, où le coupable fut transporté. »

Vers le milieu de l’été de 1633, les manifestations démoniaques avaient soudainement reparu, non seulement dans le couvent des Ursulines où cinq nouvelles religieuses se trouvaient possédées, mais encore dans la ville de Loudun, où un certain nombre de filles étaient tourmentées par la possession, l’obsession, ou les maléfices. La contagion s’était étendue jusqu’à Chinon, où Barré était retourné après l’apaisement qui avait suivi à Loudun l’intervention de Mgr de Sourdis. Barré eut l’honneur d’exorciser deux de ces infortunées victimes de Satan, en présence de Laubardemont, le jour où celui-ci passait à Chinon, pour aller à Paris chercher les pleins pouvoirs qui lui étaient nécessaires afin d’agir énergiquement en cette affaire. Il put à Chinon prendre connaissance des procès-verbaux d’exorcisme, minutieusement rédigés par Barré, et se présenter devant Richelieu, muni de tous les renseignements.

On a essayé de faire accroire que Richelieu était au fond un sceptique et considérait les cas de possession en général, et particulièrement ceux de Loudun, comme des faits auxquels le surnaturel était totalement étranger. Pour calomnier ainsi le grand cardinal, de prétendus érudits ont analysé, avec une minutie qui n’est que grotesque, des lettres écrites par lui à Gaston d’Orléans, et se sont efforcés de prouver qu’elles étaient ironiques en ce qui concerne les faits et gestes des démons ; des phrases tronquées, séparées du reste des lettres, ont été reproduites perfidement, tandis que, lorsqu’on lit en entier ces lettres, on voit que leur style est tout simplement enjoué. D’autre part, des écrivains, portés à l’exagération, et tombant dans l’excès contraire, ont osé insinuer que le cardinal était un adepte de l’occultisme et qu’il s’occupait d’astrologie, de magie et de pierre philosophale. Pour avoir la vérité, il faut se reporter à ce que Richelieu a écrit ; son beau livre l’Instruction du chrétien montre que l’homme d’État était aussi un ferme croyant, un des plus dignes prêtres de l’Église catholique. Dans cet ouvrage, publié en 1618, alors qu’il n’était encore qu’évêque de Luçon, et qu’il fit réimprimer en 1626, Richelieu s’occupe, en théologien éclairé, de cette grave question du surnaturel diabolique, et même il a soin d’établir une distinction fort claire et tout à fait orthodoxe entre la sorcellerie et la magie :

» La magie, dit-il, est un art de produire des effets par la puissance du diable ; la sorcellerie, ou maléficerie, est un art de nuire aux hommes par la puissance du diable. Il y a cette différence entre la magie et la sorcellerie : que la magie a pour fin principale l’ostentation, et la sorcellerie la nuisance. »

D’autre part, le père Tranquille, religieux capucin, un des principaux exorcistes des possédées de Loudun, affirme dans sa Relation que « c’est Monseigneur l’Éminentissime Cardinal, la première intelligence de l’État, qui croit la possession, et non seulement il la croit, mais après Sa Majesté on doit à son zèle l’entreprise de cette affaire, comme le témoignent assez les lettres qu’il en a escrites à M. de Laubardemont… Celui-ci a eu cette prudence que jamais il n’a fait aucune procédure pour la preuve dépossession et pour l’instruction du procès, qu’il n’en ait pleinement informé Sa Majesté et, Monseigneur le Cardinal, jusques aux exorcismes de chaque jour, auxquels il a toujours assisté, et qu’il a recueillis de sa main avec une patience et persévérance non pareilles[10]. »

Le 6 décembre 1633, Laubardemont revenait à Loudun, porteur d’une commission rédigée en plein conseil royal par le chancelier Séguier, et ainsi conçue :

« M. de Laubardemont, conseiller du roy en ses conseils d’État et privé, se rendra à Loudun et autres lieux que besoin sera, pour, y estant, informer diligemment contre ledit Grandier sur tous les faits dont il a été ci-devant accusé, et autres qui lui seront de nouveau mis sus, même touchant la possession des religieuses Ursulines dudit Loudun, et autres personnes qu’on dit aussi être possédées et tourmentées des démons par le maléfice dudit Grandier : informer de tout ce qui s’est passé dès le commencement tant aux exorcismes qu’autrement sur le fait de ladite possession ; faire rapporter les procès-verbaux et autres actes des commissaires à ces délégués ; assister aux exorcismes qui se feront, et du tout faire procès-verbaux ; et autrement, procéder comme il appartiendra pour la preuve et vérification entière desdits faits ; et sur le tout décréter, instruire, faire et parfaire le procès au dit Grandier et à tous les autres qui se trouveront complices desdits cas, jusques à sentence définitive exclusivement, nonobstant oppositions, appellations et récusations quelconques pour lesquelles et sans préjudice d’icelles ne sera différé même, attendu la qualité des crimes, sans avoir égard au renvoi qui pourrait être requis par ledit Grandier ; mandant Sa Majesté à tous les gouverneurs et lieutenants-généraux de la province et à tous baillifs, sénéchaux, vice-sénéchaux, prévôts, leurs lieutenants, maires et échevins des villes et autres officiers et sujets qu’il appartiendra, donner pour l’exécution de ce que dessus, toute assistance et main forte, aide et prison, si métier est et qu’ils en soient requis. »

Le premier soin de Laubardemont, à son retour à Loudun, fut de s’assurer de la personne de Grandier, et de le faire conduire sous bonne garde au château d’Angers. Puis, il fit saisir chez lui ses papiers, parmi lesquels s’en trouvaient de fort compromettants, sa correspondance avec Jean d’Armagnac, premier valet de chambre du roi, et l’un de ses protecteurs, le pamphlet de la Cordonnière et le traité contre le Célibat des prêtres.

L’information fut commencée sur-le-champ ; et, selon les termes de la commission donnée à Laubardemont, tout appel, requête et protestation des amis et parents du prévenu furent écartés et annulés. Un nouvel arrêt du conseil d’État du 31 mars lui renouvelait ses pleins pouvoirs, et lui ordonnait de continuer le procès, « nonobstant toutes oppositions, appellations ou récusations faites ou à faire… Le Roi lui en attribue de nouveau la connaissance, et icelle interdit au Parlement de Paris et à tous autres juges. »

Afin d’avoir Grandier sous sa main, Laubardemont le fit ramener en avril à Loudun, et enfermer dans une prison particulière, une maison appartenant à Mignon. Pour empêcher que les diables ne vinssent délivrer le magicien, on mura les fenêtres, et l’on fit sceller partout d’énormes barres de fer.

Alors, commencèrent les exorcismes. Les possédées, devenues plus nombreuses, furent séquestrées en des maisons séparées : les sœurs Claire de Sazilly et Catherine de la Présentation furent logées chez le chanoine Maurat ; Jeanne de Belciel, Louise de Jésus et Anne de Sainte-Agnès, chez M. de la Ville, avocat du couvent ; Élisabeth de la Croix, Monique de Sainte-Marthe, Jeanne du Saint-Esprit et Séraphique Archer, chez Nicolas Moussaut, oncle du procureur du roi ; les autres chez une tante de Mignon, la veuve Barot.

Des médecins furent appelés pour observer les possédées dans leurs crises ; on leur attacha un apothicaire et un chirurgien, l’apothicaire Adam et le chirurgien Mannoury. Puis, on procéda à la nomination des exorcistes. Les exorcistes désignés par l’archevêque de Bordeaux furent remplacés par le père Lactance, récollet, et Guilloteau, théologal de l’évêque de Poitiers. Ils entrèrent en fonctions dès le 15 avril 1634. Bientôt, la possession prenant des proportions de plus en plus inquiétantes, ils durent demander du renfort ; on leur adjoignit alors quatre capucins, les pères Luc, Tranquille, Protais et Elisée, et deux carmes, les pères Pierre de Saint-Thomas et Pierre de Saint-Mathurin.

Les exorcismes se firent simultanément dans les quatre églises de Loudun, les églises de Sainte-Croix, du couvent des Ursulines, de Saint-Pierre du Martroi, et du prieuré de Notre-Dame du Château.

« Comme les démons, dit le père Surin, disaient tous les jours de nouvelles choses sur lesquelles il était nécessaire de confronter et d’examiner Grandier, M. de Laubardemont fit faire une forte prison à Loudun, où le coupable fut transporté. Il refusa d’abord de répondre aux interrogations de son juge ; mais, peu après, il le fit. Mgr l’évêque de Poitiers, apprenant ce qui se passait dans l’exorcisme, vint à Loudun. Les démons ayant dit qu’on trouverait sur le corps de Grandier certaines marques qu’ils dépeignirent, on le fit visiter, et on en trouva deux, comme les démons avaient dit. »

C’était, en effet, une doctrine généralement reçue que tout magicien devait avoir sur le corps des endroits insensibles, comme preuves de son commerce avec Satan.

Dans la séance du 26 avril, un des démons de la supérieure, interrogé à ce sujet, déclara que Grandier était marqué en deux endroits du corps les plus secrets[11]. Le chirurgien Mannoury fut chargé de l’opération, qui confirma l’assertion de la supérieure. Le 28 avril, Asmodée, interrogé au sujet du pacte par lequel le curé de Saint-Pierre avait vendu son âme au diable, refusa d’abord de répondre ; puis, cédant aux instances de l’exorciste, il promit d’apporter une copie du pacte en question, déposé dans le cabinet de son maître Lucifer. Le lendemain, à l’heure marquée, il remettait en effet par les mains de Jeanne de Belciel la pièce suivante aux exorcistes :

« Monseigneur et Maistre, je vous recognois pour mon Dieu et vous prometz de vous servir pendant que je viveray, et dès à présent je renonce à tous autres et à Jésus-Christ et à Marie et à tous les saints du ciel et à l’Église catholique et apostolique et romaine et à tous les suffrages d’icelle et auraisons qui pourroient faire pour moy, prometz vous adorer et faire hômages au moings trois fois le jour et faire le plus de mal que je pourray et attirer à mal faire autant de personnes qui me sera possible, et de bon cœur je renonce à cresme et à batesme et à tous les mérites de Jésus-Christ, et, au cas que je me vouleuse convertir ; je vous donne mon corps, mon âme et ma vie comme le tenant de vous, l’aient cédée à jamais, sans me vouloir repentir.

« Ainsi signé : Urbain Grandier, de son sang.[12] »

« Asmodée, ajoute Laubardemont dans son rapport, ayant rapporté un pacte d’un petit morceau de papier teint de quelques gouttes de sang, déclara, après beaucoup de résistance, que le sang qui paraissait sur ce papier était sorti du pouce de la main droite de son maître. » Une légère blessure que Grandier avait au pouce droit, fut constatée par les médecins et vint confirmer le dire d’Asmodée.

Pendant l’exorcisme du 19 mai, le même Asmodée avait apporté la lettre suivante :

« Je promais en sortant du corps de cette créature (la supérieure) de luy faire une fante au dessous du cœur de la longueur d’une épingle, ensemble à la chemise, corps de cote et sotane (avec une faute correspondante à la chemise, à la jupe et à la robe), laquelle faute cera sanglante, et ce demain vintiesme de may à six heures après midi, jour de samedi, et promes aussi que Grésil et Amen feront ausi leur ouverture en la mesme manière quoyque plus petite, et aprounve ce que Leviatan Behemot et Beherit ons promis de faire avec leurs compagnons pour signe de leur sortie sur ce registre en l’église de Sainte-Croix.

« Asmodée. »

L’épreuve eut lieu au jour dit dans l’église de Sainte-Croix remplie de curieux. Des médecins, invités à visiter les côtés et les vêtements de la religieuse, constatèrent « qu’ils n’avaient trouvé aucune plaie sur son côté, aucune solution de continuité dans ses vêtements et aucun fer tranchant dans les replis de ses robes. » Après cette inspection, eut lieu l’exorcisme.

Le père Lactance prononça les adjurations, et les convulsions diaboliques se manifestèrent. La possédée fit « une contorsion de son corps qui parut épouvantable ; ses mains et ses pieds furent également retirés en dehors, et après que les paumes de ses mains et les plantes de ses pieds se furent bien jointes, tous ses membres tournèrent en leur premier état, et alors elle se releva. À peine fut-elle revenue de cette première convulsion, l’exorciste lui réitère ses adjurations ; elle se coucha alors la face en terre, et on vit sa cuisse droite retirée en dehors ; puis, s’étant baissée sur le bras et sur le côté gauche, elle demeura dans cet état quelque peu de temps, et enfin on l’entendit gémir ; et lorsqu’elle tira sa main droite de son sein, ou aperçut les bouts de ses doigts teints de sang. » Les médecins présents constatèrent la présence des signes annoncés par Asmodée, les trois plaies de la longueur d’un doigt en travers au-dessous de la manche gauche, avec autant de déchirures à la chemise, au corps de jupe et à la robe.

Urbain Grandier assistait à cette séance. On résolut de le confronter lui-même avec les religieuses, ses accusatrices. Cette confrontation eut lieu le 23 juin dans l’église Sainte-Croix, en présence de l’évêque de Poitiers. J’emprunterai le récit de cette dramatique séance à une relation reconnue fidèle par tous les contemporains[13].

« Le vendredi, 23 juin 1634, veille de la Saint-Jean, sur les trois heures après midi, Mgr de Poitiers et M. de Laubardemont étant dans l’église de Sainte-Croix de Loudun, pour continuer les exorcismes des religieuses ursulines, de l’ordre dudit sieur de Laubardemont, commissaire, fut amené de la prison en la dite église, Urbain Grandier, prêtre curé, accusé et dénommé magicien par lesdites religieuses possédées, auquel furent produits par ledit sieur commissaire, quatre pactes, rapportés, à diverses fois, aux précédents exorcismes, par lesdites possédées, que les diables qui les possédaient disaient avoir faits avec ledit Grandier pour plusieurs fois, mais l’un particulièrement rendu par Leviathan, le samedi 17 du présent mois, composé de la chair du cœur d’un enfant, prise en un sabbat fait à Orléans en 1631 ; de la cendre d’une hostie brûlée, du sang et de la σεμενσε dudit Grandier, par lequel Leviathan dit être entré au corps de sœur Jeanne des Anges, supérieure desdites religieuses, et l’avoir possédée avec ses adjoints, Béhémoth, Isacaron et Balam ; et ce 8 décembre 1832 ;

« L’autre, composé de graines d’oranges et de grenades, rendu par Asmodée, alors possédant la sœur Agnès, le jeudi, 22 du présent mois, fait entre ledit Grandier, Asmodée, et quantité d’autres diables, pour empêcher l’effet des promesses de Béhérith, qui avait promis, pour signe de sa sortie, d’enlever la calotte du sieur commissaire à la hauteur de deux piques, l’espace d’un Miserere ;

« Tous lesquels pactes réputés au dit Grandier, il a dit, sans témoigner aucun étonnement, ne savoir ce que c’était des dites pactes, ne les avoir jamais faites, et ne connaître point d’art capable de telles choses, n’avoir jamais eu de communications avec ces diables, et ignorer absolument ce qu’on lui disait ; dont fut fait un procès-verbal que ledit Grandier signa. Cela fait, l’on amena toutes lesdites religieuses possédées, en nombre de neuf, et trois autres séculières aussi possédées, dans le chœur de ladite église, accompagnées de nombre de religieux, et y étaient trois médecins, un chirurgien et quelques prêtres. Lesquelles possédées, à leur arrivée, firent quelques petits cris, appelant ledit Grandier leur maître, et témoignant allégresse de le voir. Lors, l’un des exorcistes exhorta toute l’assistance d’élever leur cœur à Dieu, avec une ferveur extraordinaire, pour recevoir la bénédiction de monseigneur l’évêque de Poitiers. Ce qu’ayant été fait, il continua de dire que l’affaire dont il s’agissait était d’un si grand poids, et tellement important aux vérités de l’Église catholique et romaine, que cette seule considération devait servir de motif pour exciter la dévotion, et que d’ailleurs le mal de ces pauvres filles était si étrange, après avoir été si long temps, que la charité obligeait tous ceux qui ont droit, de travailler à leur délivrance et à l’expulsion des démons, d’employer l’efficace de leur caractère pour un si digne sujet, par l’exorcisme que l’Église prescrit à ses pasteurs : puis, adressant sa parole audit Grandier, icelui dit qu’étant de ce nombre, par l’onction sacrée du prêtre, il y devait contribuer tout son pouvoir et son zèle, (s’il plaisait à Monseigneur l’Évêque de Poitiers lui en donner la permission) et commencer la suspension et autorité. Ce que ledit sieur évêque ayant concédé, le père récollet présenta une étole au dit Grandier, qui, s’étant tourné vers ledit sieur Évêque, lui demanda s’il lui permettait de la prendre, lequel ayant répondu qu’oui, il se mit ladite étole au col ; et incontinent qu’il eût pris ladite étole, les démons s’écrièrent : « Tu y as renoncé » ; et alors ledit récollet lui présenta un rituel, qu’il demanda permission de prendre audit sieur évêque, comme ci-dessus, reçut la bénédiction, se prosternant à ses pieds ; sur quoi, le Veni Creator ayant été chanté, il se releva et adressant sa parole à mondit sieur l’Évêque, lui dit : « Monseigneur, qui dois-je exorciser ? » Sur quoi lui fut répondu par mondit sieur l’Évêque : « Ces filles. » Il continua, et dit : « Quelles filles ? » À quoi fut répondu : « Ces filles possédées. » : — « Tellement, Monseigneur, que je suis obligé de croire la possession de l’Église ; je la crois, puisque l’Église la croit ; je la crois aussi, quoique je n’estime pas qu’un magicien peut faire posséder un chrétien sans son consentement » ; lorsque quelques-uns s’écrièrent qu’il était hérétique, d’avancer cette créance, que cette vérité était indubitable, reçue en toute l’Église et approuvée par la Sorbonne. Sur quoi il répondit qu’il n’avait point formé de créance déterminée là-dessus, que c’était seulement sa pensée, qu’en tout cas il se soumettait du tout à l’Église, dont il n’était qu’un membre et que jamais personne ne fut hérétique pour avoir des doutes, mais pour y avoir persisté opiniâtrement, et que ce qu’il en avait proposé audit sieur Évêque, c’était pour être assuré par sa bouche qu’il n’abuserait point de l’autorité de l’Église.

« Et lui ayant été amenée par devers ledit récollet la sœur Catherine, possédée, comme la plus ignorante de toutes et moins soupçonnée d’entendre le latin, il commença l’exorcisme en la forme prescrite dans le rituel ; mais, au lieu où il y avait : Præcipio aut impero (je vous commande ou vous ordonne), il disait : Cogor vos (je suis forcé de vous ordonner), dont il fut repris par ledit sieur évêque de Poitiers, qui lui dit que l’Église ne parlait point en ces termes aux démons. Il (Grandier) ne ne put continuer longuement (l’exorcisme), parce que toutes les autres possédées firent des cris et des diableries qu’on ne saurait exprimer ; et entre autres, la sœur Claire qui s’avança contre lui, lui reprochant son aveuglement et son opiniâtreté, se voulant jeter sur lui, si bien qu’en cette altercation, il quitta cette sœur Catherine, et adressa ses paroles à la sœur Claire, laquelle, pendant tout le temps que ledit Grandier parlait à elle, ne fit que faire l’enragée pour se jeter sur lui, et ledit Grandier ayant dit qu’il la voulait interroger en grec, étant une des marques requises pour justifier une possession que les diables entendaient toutes sortes d’idiomes, alors le diable, par la bouche de la supérieure, lui dit : « Ah ! que tu es fin, tu sais bien que c’est une des premières conditions du pacte fait entre toi et nous, de ne répondre point en grec. » À quoi il répondit : « O pulchra illusio, egregia evasio… » (Ô le beau subterfuge ! la belle échappatoire !) et lors lui fut dit qu’on lui permettait d’exorciser en grec, et de fait le diable, par la bouche de ladite sœur Claire, lui dit : « Parle en grec et en quelle langue tu voudras, je te répondrai. » Cela dit, il demeura fort étonné et demeura court ; et même ledit sieur de Laubardemont était disposé à écrire en grec. Mais tout cela n’eut point d’autre effet ; car le magicien ne dit plus mot, et les possédées persistèrent de l’accuser de magie et du maléfice qui les travaillait, s’offrant de lui rompre le col, si on leur voulait permettre, et faisant toutes sortes d’efforts pour l’outrager ; ce qui fut toujours empêché par les défenses de l’Église et par tous les religieux. Lui cependant demeura troublé et en grande émotion, regardant fixement faire toutes ces diableries, protestant de son innocence, priant Dieu d’en être le protecteur ; et s’adressant vers ledit sieur Évêque et le commissaire, leur dit : qu’il implorait l’autorité ecclésiastique et royale, dont ils étaient les ministres, pour commander à ces démons de lui rompre le col, du moins de lui faire une marque visible au front, au cas qu’il fût l’auteur du crime dont il était accusé, afin que la gloire de Dieu fût manifestée, l’autorité de l’Église exaltée, et lui confondu, pourvu toutefois que les filles ne lui touchassent des mains (pourvu que les possédées ne le touchassent pas avec les mains). Ce qu’on ne voulut point permettre, tant pour n’être point accusé du mal qu’il lui eût pu arriver, que pour n’exposer point l’autorité de l’Église aux ruses des démons. Mais les exorcistes ayant commandé le silence au diable et de cesser les désordres qu’il faisait, on fit alors apporter du feu dans un réchaud, dans lequel on jeta toutes ces pactes les unes après les autres ; et à même temps les démons commencèrent à faire le sabbat avec plus de violence et désordre qu’auparavant et cris sans pareils, et les contorsions de bras et de jambes, tirements de langue extraordinaires, et quelques-unes se tenaient sur le bout des pieds, sans avoir jamais perdu terre, se voulaient jeter toutes sur ledit Grandier pour le déchirer, étant cause, disaient ces diables, de les faire souffrir par le brûlement de ces pactes ; toutes lesquelles choses étaient effroyables à tous. Néanmoins ledit Grandier s’efforçait à l’extérieur, et témoignait qu’il ne s’étonnait pas, quoiqu’il en eût plus de sujet qu’aucun autre, les diables continuant les accusations, lui cottant les lieux, les heures et les jours de leurs communications avec lui, ses premiers maléfices, ses scandales, son insensibilité, les renoncements faits à la foi et à Dieu. À quoi il répondit, sans avoir appréhension, que jamais il n’avait donné lieu à ces abominations, tant parce qu’il ne s’est jamais rien vu de pareil.


Les possédés, d’après les documents officiels. — Affaire des Ursulines de Loudun : quelques unes des religieuses, en voyant paraître Grandier, s’élancèrent sur lui pour le déchirer.

« Je me suis oublié de vous dire qu’un de ces démons cria que Belzébuth était alors entre ledit Grandier et un capucin qui était à son côté ; et sur ce qu’il dit, adressant la parole au démon : obmutescas (fais silence), le dit diable commença à jurer que c’était le mot du guet ; mais qu’ils étaient forcés de tout dire, parce que Dieu était plus fort que tout l’Enfer, si bien que ces diables se voulurent jeter sur lui, s’offrant de le déchirer, de montrer ses marques, de l’étrangler, quoiqu’il fût leur maître. Sur quoi il prit occasion de dire qu’il n’était leur maître, ni leur valet, et que c’était une chose incroyable qu’ils le publiassent leur maître et s’offrissent de l’étrangler. Alors, ces filles lui ayant jeté leurs pantoufles à la tête, il dit : « Voilà les diables qui se déferrent d’eux-mêmes. » Enfin, ces diableries crurent à un tel point que, sans empêchement de ces religieux, infailliblement l’horreur de ce spectacle eût fini sa vie, et tout ce qu’on put faire, fut de le ramener en la prison vers les six heures…

« Enfin après tous ces exorcismes et interrogatoires, ledit Grandier fut atteint et convaincu de magie, sortilège, irréligion, et autres cas mentionnés au procès, ainsi qu’il appert par l’arrêt. »

Laissons ici la parole au père Surin :

« Le roi envoya un nouvel ordre à M. de Laubardemont de faire venir quatorze juges de plusieurs présidiaux voisins, tels que Poitiers, Angers, Tours, Orléans, Chinon et la Flèche ; ce qui fut exécuté… Ils furent quarante jours à examiner cette affaire, sur laquelle les démons, par un ordre exprès de Dieu, leur donnaient tous les jours de nouvelles lumières au préjudice de Grandier : et après un mûr examen on trouvait qu’ils ne disaient rien contre lui qui ne fût véritable. »

En conséquence, le vendredi 18 août 1634 fut prononcé contre Urbain Grandier l’arrêt de condamnation suivant :

« Vu par nous, commissaires députés par le Roy, juges souverains en cette partie suivant les lettres patentes du huitième juillet 1634, le procès criminel extraordinairement fait à la requête du procureur de Sa Majesté, demandeur et accusateur, pour crime de magie, sortilège, impiété, sacrilège et autres cas et crimes abominables, d’une part, et maître Urbain Grandier, prêtre, curé de l’église de Saint-Pierre du Marché de Loudun, et l’un des chanoines de l’église Sainte-Croix dudit lieu, prisonnier défendeur et accusé d’autre part :

« Nous, sans avoir égard à la requête du onzième du présent mois d’août, avons déclaré et déclarons ledit Urbain Grandier duement atteint et convaincu du crime de magie, maléfice et possession arrivée par son fait ès personnes d’aucunes des religieuses ursulines de cette ville de Loudun, et autres séculières mentionnées au procès ensemble des autres crimes résultans d’iceluy, pour réparation desquels, iceluy Grandier, condamné et condamnons à faire amende honorable nue tête et en chemise, la corde au col, tenant en ses mains une torche ardente du poids de deux livres, devant les principales portes des églises de Saint-Pierre du Marché et Sainte-Ursule de cette dite ville, et là, à genoux, demander pardon à Dieu, au Roy et à la Justice, et, ce fait, être conduit en la place publique de Sainte-Croix de cette dite ville, pour y être attaché à un poteau sur un bûcher, qui pour cet effet sera dressé au dit lieu, et y être son corps brûlé vif, avec les pactes et caractères magiques étant au greffe : ensemble le livre manuscrit par lui composé contre le célibat des prêtres, et les cendres jetées au vent. Avons déclaré et déclarons tous et un chacun ses biens acquis et confisqués au Roy, sur iceux préalablement pris la somme de cent cinquante livres pour être employé à l’achat d’une lame de cuivre, en laquelle sera gravé le présent arrêt par extrait, et icelle apposée dans un lieu éminent en ladite église des Ursulines, pour y demeurer à perpétuité ; et auparavant qu’être procédé à l’exécution du présent arrêt, ordonnons que ledit Grandier sera appliqué à la question ordinaire et extraordinaire, sur la vérité de ses complices.

« Prononcé et exécuté le dix-huitième jour d’août, 1634. »

Le père Surin raconte ainsi les derniers moments du condamné.

« Quand on lui eut prononcé l’arrêt de mort, il pria M. de Laubardemont de modérer la rigueur de la sentence. La réponse fut que le meilleur moyen d’obtenir cette grâce de la justice était de dire ingénuement ses complices, et de produire des actes de contrition d’un cœur sincère. Il répondit qu’il n’avait point de complices. Un père exorciste qui était présent lui fit un discours fort tendre qui tira les larmes des yeux de tous les assistants. Grandier seul n’en fut point touché… Rien ne put toucher ce malheureux cœur ; et il fut si endurci qu’il chantait une chanson profane deux heures avant d’aller au supplice.

« Quand il y fut arrivé, un père capucin lui présenta le crucifix, dont il détourna la tête. On le pressa de se confesser, il répondit qu’il n’en avait pas besoin, s’étant confessé depuis peu. Lorsqu’il fut au milieu du bûcher, le bourreau voulut l’étrangler, afin qu’il ne sentit pas le feu ; mais le feu brûla la corde, et son corps tomba dans les flammes. À ce moment, le démon de la sœur Claire, étant à l’exorcisme, s’écria : « Voilà mon pauvre maître Grandier qui brûle et qui tombe comme je fais ». Lorsqu’il fut sur le point d’expirer, les démons témoignèrent avoir de l’inquiétude ; mais aussitôt qu’il fut mort, ils éclatèrent de joie, disant qu’ils avaient eu grande peur qu’il ne leur échappât, parce que la Mère de Dieu avait prié pour lui.

« Un autre démon dit le lendemain qu’ils étaient allés plus de deux cents diables conduire en enfer Urbain Grandier, à quatre heures trois quarts du soir, qui fut en effet l’heure où il mourut. Le père exorciste lui dit : « Tu es un menteur, Grandier s’est converti. » — « C’est vous même qui mentez, répondit-il ; il ne s’est point converti, à cause de sa superbe, et parce qu’il n’a pas voulu confesser qu’il fût magicien. » — « Mais, lui dit le père, il a invoqué le Créateur en mourant. » — « Dites donc plutôt, reprit le démon, qu’il a invoqué Lucifer ; et pour marque qu’il ne s’est point converti, il n’a pas prononcé le nom de Jésus, ni pris de l’eau bénite. » Puis le démon, se tournant vers les assistants, leur dit : « Messieurs, je vous conjure d’être superbes ; vous verrez comme nous les traitons en enfer ! »

Après la mort de Grandier, les ursulines continuant d’être possédées comme auparavant, les exorcismes se firent avec la même assiduité. Les démons, interrogés en particulier sur le sort de Grandier et les supplices qu’il souffrait en enfer, donnèrent à ce sujet les détails les plus circonstanciés.

« Un père exorciste, continue le père Surin, s’apercevant que depuis la mort de Grandier, plusieurs démons ne paraissaient plus dans les religieuses, en demanda la cause à un qui était en faction. « Ils sont allés en enfer, lui répondit-il, festoyer Grandier qui était notre maître, et qui est devenu notre valet. La fête est bonne pour nous, et les féries sont longues pour lui. » Un autre père exorciste demandant encore au démon ce que faisaient les autres en enfer si longtemps. « Ils paient, dit-il, Grandier des bons services qu’il leur a rendus. » — Un autre démon, étant interrogé où était son maître Grandier, dit : « Il n’est plus mon maître, il est auprès de Lucifer où il se chauffe bien. Il fait bien chaud dans ce pays-là ! Lucifer l’a reçu avec bien de la cérémonie. Il a été fort étonné du traitement qu’il en recevait. Il maudit son oncle qui lui a appris le métier de magicien. Il enrage de ce que je publie ses malheurs et les miens ; mais il faut obéir au Souverain qui veut que je dise que Grandier grince des dents et est toujours désespéré… »

Le père Lactance était un des plus zélés à travailler à la délivrance des religieuses. « Dans le fort de ce travail, dit le père Surin, il tomba malade et mourut le 18 septembre 1634, étant terriblement obsédé des démons. »

Le père Tranquille ressentait aussi fortement les vexations des esprits infernaux ; Laubardemont crut nécessaire d’en informer Richelieu : « Le père Tranquille, écrivait-il au cardinal, souffre maintenant les mêmes vexations que ces pauvres filles ; son corps est agité sans aucune douleur d’une façon en tout prodigieuse. Je n’ai, monseigneur, rien vu en toute cette affaire qui m’ait donné tant d’étonnement que l’accident arrivé à ce bon religieux, lequel en tire de grands profits et avantages pour le bien de son âme. »

Les capucins ne suffisant plus à la besogne, « le roi, ayant fort à cœur cette affaire, résolut, avec le cardinal de Richelieu, de la mettre entre les mains des jésuites. Ils en écrivirent au provincial de la province de Guyenne, et lui donnèrent ordre d’envoyer au plus tôt quelques religieux pour exorciser les religieuses de Loudun. »

L’un de ces religieux[14] était le père Surin, alors âgé de trente-cinq ans ; il partit pour Loudun le 17 décembre 1634.

« Ayant écouté l’ordre de mon supérieur, dit-il, je ne répliquai rien, quoique cet emploi me parût surpasser de beaucoup mes forces. Mais, comme il faisait déjà nuit, il fut conclu que j’attendrais pour partir au lendemain matin. Dieu fit connaître à une sainte fille, que je conduisais dans les voies du saint, l’ordre que j’avais reçu et les maux extrêmes que je souffrirais dans cet emploi. Elle vint me trouver pour me le dire, et m’avertit qu’elle avait vu sur moi une main divine pour me protéger. »

Il est utile de laisser maintenant la parole au père Surin, dont je résume le crédit détaillé, sans altérer en rien le texte même de ses écrits.

« Je ne fus pas plutôt arrivé à Loudun, qu’on me donna commission d’examiner la mère-prieure. Je pouvais présumer que, parce qu’elle était la première en dignité, elle avait aussi les démons des premiers rangs, c’est-à-dire des Chérubins et des Séraphins. Mais la force de ces grands ennemis ne me donna aucune crainte du combat, ne croyant pas que tout l’enfer pût prévaloir sur l’obéissance, qui seule m’engageait sur ce champ de bataille, où j’avais à combattre quatre furieux démons, savoir : Léviathan, Béhémoth, Isacaron et Balam, que je voyais, par les lumières de la foi, faibles comme des mouches par rapport à la puissance de Dieu, dont je me voyais revêtu par la force de l’obéissance…

« Je n’eus pas plutôt commencé le premier exorcisme sur la mère-prieure, que je fus pleinement convaincu que les religieuses étaient possédées. Car, parlant à la mère du bien infini que l’âme goûte dans l’oraison et l’union avec Dieu, un démon ne manqua pas aussitôt de se présenter et de m’interrompre en me demandant pourquoi j’avais laissé à Marennes tant de bonnes âmes que je cultivais pour venir m’amuser avec des filles folles. Ensuite, il me dit plusieurs particularités secrètes de ces personnes de Marennes, dont la mère-prieure ne pouvait avoir aucune connaissance. C’est ce qui m’obligea de tirer de ma poche une lettre que m’avait écrite celle qui m’avait dit à mon départ de Marennes que Notre-Seigneur lui avait fait connaître que j’aurais bien à souffrir dans cet emploi. Montrant donc cette lettre au démon, il dit : « Voilà une lettre de ta dévote. » — « Quelle est-elle ? » repris-je en latin. — « Ta Madeleine », dit-il… Je lui dis : « Quel est son propre nom ? » Il entra aussitôt en fureur et dit : « Ta Beinet »…

« Peu après, Mgr de Nîmes, étant à l’exorcisme, me pria de faire un commandement au démon dans un latin un peu difficile, pour voir s’il l’entendrait. Le commandement était : « Appone lævam poplitibus meis. » (Mettez votre main gauche sur mes genoux). Je le fis, et peu après le démon exécuta ce qui avait été ordonné. Mgr de Nîmes fit aussi au démon un commandement intérieur, puis un autre, jusqu’à six dans un instant, les révoquant l’un après l’autre, et tourmentant le démon en lui disant : « Obediat ad mentem. » (Qu’il obéisse suivant mon intention). Le démon répéta tout haut les six commandements du prélat, disant après chacun : « Mais monsieur ne veut pas tous ces six commandements ». Au sixième il dit : « Nous verrons si nous ferons celui auquel il s’est enfin fixé. »

« Le démon, par une sotte extravagance, menait la mère-prisme sous une gouttière, quand il pleuvait ; et comme je savais que c’était sa coutume, je lui faisais un commandement intérieur de me l’amener. Aussitôt elle venait, et il me demandait : « Que me veux-tu ? »

« Dès que je fus aux exorcismes, je vis une chose qui me surprit beaucoup, et qui était ordinaire à toutes les possédées ; c’est qu’étant renversées, la tête leur touchait aux talons, et elles marchaient ainsi avec une vitesse surprenante. J’en vis une qui, étant relevée, se frappait la poitrine avec la tête, mais si rapidement et si rudement, qu’il n’y a personne au monde, quelque agile qu’il soit, qui puisse rien faire de semblable.

« Elles remuaient toutes la tête avec des mouvements si prompts qu’on ne pouvait le voir sans avouer que cela était au-dessus des forces humaines. Quand elles étaient couchées par terre, elles se roidissaient et s’appesantissaient de telle sorte, que l’homme le plus robuste avait peine à leur remuer seulement la tête, et tous ceux qui étaient présents confessaient que cela ne pouvait être naturel.

« Elles tiraient la langue et la grossissaient horriblement… on a vu les plus habiles médecins avouer que c’était un effet purement surnaturel.

« La mère-prieure avait un démon appelé Balam, qui lui mettait dans les yeux une vivacité qu’on ne peut imaginer ; et les médecins disaient qu’elle ne pouvait être naturelle.

« Elle faisait une contorsion, qui était de tordre les bras en trois endroits : à la jointure de l’épaule, à celle du coude, et à celle du poignet, faisant un tour en chacune de ces jointures. Cela arrivait ordinairement quand on la contraignait d’adorer le Saint-Sacrement ; car alors elle appuyait le ventre sur la terre, joignait les pieds ensemble, et tournant les bras par derrière, elle joignait aussi les mains avec les pieds ; ce qu’elle ne pouvait exécuter sans faire un tour à chaque jointure.

« Leurs cris étaient semblables à ceux des damnés. On ne saurait jamais s’imaginer de quelle façon elles criaient, poussant des hurlements beaucoup au-dessus des forces des hommes les plus sauvages, et des bêtes les plus féroces.

« Les agitations des possédées étaient si violentes, qu’il fallait que les personnes les plus robustes les tinssent. Cependant, leur pouls était aussi tranquille que celui des personnes qui vivent dans un grand repos ; ce qui faisait clairement connaître que ces agitations étaient causées par des esprits d’une force supérieure…

« Une autre preuve très convaincante de la possession des religieuses, est qu’elles entendaient les langues étrangères, et parlaient de théologie, comme auraient fait d’habiles docteurs. Je suis témoin que les démons donnaient l’intelligence des langues à ces filles ; que très souvent elles pénétraient les choses les plus élevées, dont la connaissance n’appartient qu’aux anges. Elles m’entretenaient quelquefois des heures entières, me démêlant des questions de théologie très difficiles. Elles donnaient une solution nette à tous les doutes que je proposais à l’exorcisme. Comme il nous fallait être tous les jours cinq ou six heures à l’exorcisme, et qu’on ne pouvait pas toujours crier contre les démons, nous les entre tenions souvent en tête-à-tête, et ces entretiens familiers étaient toujours fort utiles… »

Le père Surin cite en exemple un long discours sur les choses spirituelles que leur tint Léviathan le jour des Rois 1636, aussitôt que le démon Isacaron fut sorti de la mère-prieure.

Un autre jour, il força ce même Isacaron de lui dire comment il se comportait pour détourner les âmes du service de Dieu.

Voici quelques fragments du discours d’Isacaron :

« Pour détourner les âmes de la voie du salut, et pour les corrompre, je me sers d’un moyen, qui est l’impureté. Asmodée et moi faisons de bons coups par ces tentations charnelles. La première conquête que j’ai faite m’a mis en grand crédit auprès de Lucifer, qui m’a toujours depuis donné des commissions sur la terre. Cette conquête fut la chute de Macaire le jeune, que je visitai dans le désert. Ce pieux ermite avait, pendant toute sa vie, servi Dieu avec une grande perfection. Je l’attrapai en mettant dans son chemin le soulier d’une femme et un mouchoir parfumé, qu’il sentit pendant trois jours ; et je faisais couler dans son cœur le poison du péché. Au bout de trois jours, je le visitai sous la forme d’une femme, et il succomba à la tentation. Mais aussitôt il se releva, et faisant une fosse, il s’y enterra jusqu’au col, ne se laissant que la tête pour regarder le ciel… Allumette, démon qui possède la sœur Élisabeth, attrapa aussi Martinien par une courtisane que nous lui envoyâmes. »

« — Comment, lui dis-je, continue le père Surin, le coup contre saint Macaire te mit-il en si grand crédit auprès de Lucifer, puisque tu ne l’as pas perdu ? »

« — Je fis voir, répondit-il, ce que je savais faire. »

« Après avoir dit ces paroles, il entra dans une grande rage, hurlant et faisant des efforts pour me frapper, parce que je le contraignais à. parler en faveur des hommes. Sa fureur redoublant il me disait : « Je te veux manger » ; et ensuite, se tournant vers ceux qui étaient à l’exorcisme : « Je veux vous manger tous, leur disait-il ; je veux manger toutes les créatures, anéantir toutes les œuvres de Dieu, et puis m’anéantir moi-même… Que je suis fou de m’être embarqué en ce corps mortel ! car j’ai été bien trompé. Je pensais faire de cette fille une sorcière, et je suis contraint d’en faire une sainte, et de servir aux desseins de Dieu pour le salut des hommes ! »

Un autre jour, c’est Léviathan qui déplore le mauvais succès de la possession :

« — Je suis bien malheureux, disait-il, d’être venu ici faire la religieuse ; car, pendant que cette âme s’applique aux saints exercices de la contemplation, il faut que je sois dans un coin de sa tête sans oser remuer. Outre cela, il faut jeûner, porter la haire, sans que je puisse rien empêcher… Il y a longtemps que je ne serais plus ici, si Dieu ne me retenait par force. Je me suis de tout temps mêlé de posséder des corps ; mais je ne m’y suis jamais tant ennuyé qu’en celui-ci… Il y a trois mois que nous avons fait, avec les magiciens, vingt maléfices pour empêcher cette âme d’avancer ; mais on ne nous a permis d’en achever aucun. »

Le père Surin s’étend avec de grands détails sur la nature et le caractère de divers démons auxquels il a eu affaire : Leviathan, Balam et Béhémoth.

« Béhémoth surtout est un démon d’une dureté inflexible. C’est de lui que parle Job, lorsqu’il dit : « Son cœur est dur comme la pierre et le fer. » Il le compare encore à l’éléphant, et Léviathan à la baleine. « Ce Léviathan était le chef de toute la troupe, et j’avais affaire à ces deux terribles bêtes. Pour revenir à Béhémoth, j’ai traité avec lui trois ans entiers ; c’est pourquoi je puis bien confirmer ce que dit Job… Isacaron, qui est un démon d’impureté, semblait être plus facile ; car, quand je lui reprochais d’avoir perdu Dieu, il en versait de grosses larmes. Balam, qui est le démon de l’ivrognerie, n’avait pas non plus cette dureté. L’emploi de l’impitoyable Béhémoth est de porter les hommes à jurer… Il disait que, quand il retournait en enfer pour visiter son troupeau de damnés, qu’il avait pris à la chasse sur la terre, il sonnait de bien loin de la trompette, et que, dès que ces pauvres âmes entendaient ce son, elles tombaient-en des craintes effroyables, comme à l’arrivée du bourreau le plus impitoyable de l’enfer.

« Un jour que je tenais Béhémoth à l’exorcisme, il entra tout-à-coup dans une rage extraordinaire, et la plus grande que je lui aie jamais vue ; en sorte que je crus qu’il allait sortir. Je l’obligeai sans de grandes peines de me dire le sujet de cette furieuse agitation. Il m’avoua qu’il venait d’apprendre par un Trône, un de ses suppôts, la plus fâcheuse nouvelle qu’il eût entendue depuis plusieurs années. C’est, me dit-il, qu’un homme d’une ville qu’il me nomma, qui est vers le levant en Languedoc, étant fort tenté par le démon d’impureté, succomba à la tentation, et moi, ne trouvant point de femme avec qui il pût consommer son péché, je me présentai à lui sous la forme d’une jeune fille. Comme sa passion était violente, il accepta l’offre que je lui fis de le contenter. Après qu’il eut donc ainsi vécu quelque temps avec moi, je fis un pacte avec lui par lequel il s’engagea à me servir, et moi je m’engageai à satisfaire ses passions. Cette vie a duré dix-huit ans, après lesquels Dieu, par une grande miséricorde, lui a envoyé une maladie qui l’a fait rentrer en lui-même et retourner à Dieu, dans la grâce de qui il vient de mourir… C’est ce qui m’a mis dans une si grande fureur… »

L’un des événements les plus merveilleux qui signalèrent cette histoire des possédées de Loudun, fut la conversion d’un conseiller au Parlement de Bretagne, M. de Quériolet. Le père Surin raconte ainsi cette conversion miraculeuse opérée à l’aide des démons.

« On sait en quel état était M. de Quériolet, quand il fit un voyage exprès à Loudun pour débaucher une huguenote, à dessein de se faire calviniste, s’il était nécessaire, pour contenter sa passion. Il s’était abandonné à tous les vices ; il haïssait l’Église, ses ministres, et toutes les personnes consacrées à Dieu. Il voulait se faire magicien, et avoir commerce avec les démons. Enfin, il les trouva à Loudun ; mais il ne se fût jamais imaginé que leur entretien dût être la source de son bonheur.

« Étant donc à Loudun, proche de l’église, où se faisaient les exorcismes, la curiosité le poussa à y entrer, à dessein seulement de s’en moquer. D’abord, il y prit quelque plaisir ; ce qui fit qu’il y retourna encore deux fois. À la seconde fois, le démon l’entreprit et le pressa fort de se retirer, parce qu’il savait l’effroyable violence que Dieu voulait qu’il se fit en le convertissait. L’exorciste pressa alors ce démon de sortir de la possédée. Il répondit en se tournant vers le conseiller, et le montrant au doigt : « Que sais-tu si je ne reste pas ici pour convertir cet homme ? » On fit donc approcher M. de Quériolet, ce qui lui donna lieu de faire trois questions au démon. La première : qui l’avait garanti d’un coup de tonnerre qui était tombé, il y avait quinze mois, auprès de son lit ? Il répondit : « Sans la Sainte Vierge et le Chérubin, ton ange gardien, je t’aurais emporté. » La seconde question fut : Qui l’avait préservé d’un coup qu’on avait tiré sur lui et qui avait brûlé son pourpoint ? « Il n’avait garde, dit le démon, de te blesser ; ton chérubin te gardait. » Il lui demanda en troisième lieu ce qui l’avait fait sortir de chez les chartreux ? Le démon eut beaucoup de peine à répondre à cette demande ; mais enfin, étant pressé, il dit : « C’est à cause de telles et telles impuretés ; et Dieu ne voulait pas qu’un homme si impur restât dans une si sainte maison. »

Ces révélations frappèrent tellement M. de Quériolet, qu’il se convertit sur le champ et mena depuis la vie d’un saint.

Nous avons vu plus haut que le père Surin fut spécialement chargé d’exorciser les démons qui possédaient la supérieure, sœur Jeanne des Anges. Le père s’étend avec le plus grand détail sur la méthode et les procédés d’exorcisme qu’il employa pour les combattre et les expulser du corps de la possédée. Cette méthode, tout intérieure et d’union intime et constante avec Dieu, se distinguait des procédés antérieurs jusqu’alors employés, que le révérend père considérait comme trop peu sérieux, et aboutissant souvent à des insuccès fâcheux dont triomphaient les démons. Il en donne pour exemple l’expulsion de Zabulon.

« À peine étais-je arrivé à Loudun, raconte-t-il, qu’on me fit fête de ce que le démon Zabulon, qui possédait la sœur Claire, avait promis de sortir le jour de Noël, lorsque le père Lactance, sous l’autorité Mgr de Poitiers, l’interrogeait comme tous les autres démons, selon le Rituel, sur le jour et l’heure de sa sortie ; et pour signe, qu’il écrirait sur le front de cette fille le nom de Jésus. L’exorciste reçut cette nouvelle avec un peu trop d’avidité. Tous les autres démons promirent des merveilles. L’un en sortant devait emporter la chaire du ministre sur le haut de la tour du château ; l’autre devait emporter la calotte de M. de Laubardemont. Ces promesses flattaient la curiosité de tout le monde, et cela fut mandé à Poitiers ; en sorte que l’évêque de Nîmes étant sur le point de s’en retourner, le cardinal de Richelieu le pria de passer par Loudun, pour s’informer de ce qui s’y passait. Il se pressa fort, afin d’être présent à la sortie de ce furieux démon, et arriva la veille de Noël. Mais on interrogea les démons de la mère-prieure, qui étaient les plus importants de la bande, parce qu’on craignait que Zabulon n’exécutât pas sa promesse.

« Le père Élisée, qui était exorciste de la sœur Claire depuis la mort du père Lactance, vint lui-même interroger les démons de la mère prieure. Béhémoth dit que Zabulon avait fait un mensonge, et qu’il était obligé de l’en avertir. Le père lui répondit : « C’est toi qui es un menteur. ». Et se fiant à la promesse solennelle de son diable, il soutint à Béhémoth que cela arriverait quoi qu’il en dît. « Il n’en arrivera, repartit Béhémoth, que confusion pour toi et pour ton ordre… »

« Cependant, comme chacun espérait de voir des merveilles en cette sortie, en arrêta que le jour de Noël, à midi, on ferait une procession solennelle où assisteraient tous les exorcistes, et que la fille possédée serait menée dans l’église du château, où elle serait placée dans un lieu éminent. Chacun faisait effort pour avoir une bonne place, afin de voir le signe que le démon avait promis. Toute l’après-dinée se passa en prières, en chants, en exorcismes ; on attendit jusqu’à cinq heures du soir, et Zabulon ne sortit point. On ne savait que dire, sinon que les démons étaient de vrais menteurs.

« De plus, depuis plusieurs mois, les démons disaient que la mère-prieure était grosse. En effet, il y en avait toutes les apparences ; ils prétendaient par là perdre de réputation cette pauvre fille et la désespérer. Mais, le jour de la Circoncision de l’an 1635, le démon dit que la Sainte Vierge la contraignait de faire rejeter à la mère toutes les humeurs qui causaient cette grossesse apparente ; elle les vomit en effet durant l’exorcisme, pendant l’espace de deux heures ; de quoi plusieurs personnes de qualité furent témoins ; entre autres, l’évêque de Nîmes, qui écrivit à Son Éminence pour lui rendre compte de ce qu’il avait vu…

« Toutes les églises de Loudun étaient alors occupées par les exorcistes, et le concours de peuples était prodigieux pour voir tout ce qui se passait. Les exorcistes travaillaient beaucoup ; il n’y en eut pas un seul qui ne fût obsédé, et je le fus moi-même tout le premier. »

La mère prieure fut quelque temps sans pouvoir donner sa confiance à son nouvel exorciste ; mais enfin, frappée des révélations que Dieu fit au père Surin de ses peines et tentations intérieures, elle finit par lui ouvrir son cœur. « Isacaron, dit celui-ci, qui jusque-là l’avait tenue dans la réserve, conçut une rage furieuse de ce changement. » Dès lors, la guerre fut déclarée entre le démon et l’exorciste : « Nous continuâmes tous les deux à nous dire cent choses, et à nous faire un défi général et une déclaration de combat à toute outrance. Le démon parlait par la bouche de la possédée ; cela arrivait ordinairement le soir, dans un parloir qui répond à l’église, en la seule présence de Dieu et de ses saints anges. Le démon tint sa parole, et moi la mienne. Si je ne l’épargnai pas, il ne m’épargna pas non plus ; car, outre que je souffrais déjà son obsession, je supportai de sa part d’étranges assauts que je décrirai ailleurs.

« Isacaron, qui me parlait presque toujours (car ils ne sont pas tous en faction ; mais ordinairement il n’y en a qu’un seul qui parle et qui parait), résistait si fort aux exorcismes que je faisais sur la mère, que je conjecturai qu’il y avait un charme puissant et terrible fait par les magiciens, dont le démon prenait avantage. Je voulus savoir, contre ma coutume, ce qui en était ; car je ne m’informais jamais de telles choses, me confiant au pouvoir de l’Église. Le démon m’avoua que, depuis huit jours, trois magiciens, un à Paris, deux à Loudun, avaient communié et gardé les hosties, afin de les mettre entre les mains du diable ; que les démons cependant, n’osant y toucher, les mettaient en dépôt entre les mains de ces magiciens, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre ; que maintenant elles étaient entre les mains de celui de Paris, et que bientôt on les ferait brûler.

« Je conçus un grand désir d’avoir ces hosties, et d’empêcher qu’elles ne fussent profanées davantage par ces malheureux ; je commandai donc à Isacaron de s’en aller à Paris, et d’avoir grand soin qu’elles fussent conservées, lui disant que je l’en faisais gardien. On ne peut croire jusqu’où va le pouvoir d’un exorciste qui agit sur le démon au nom de l’Église. Isacaron quitta aussitôt le corps de la mère et n’y parut plus à l’ordinaire. Comme je craignais tout pour ces hosties, je commandai à Balam, autre démon qui possédait la mère, d’y veiller aussi, et je lui dis : « Je t’ordonne, de la part de Dieu, d’aller à Paris incessamment, et, en quelque lieu que soient les hosties, de les prendre et de les rapporter demain à l’exorcisme de l’après-dinée, pour me les remettre, entre les mains. » Il refusa absolument de m’obéir, disant que cette commission était trop horrible pour lui, et jamais je ne pus lui faire promettre qu’il le ferait.

« Lorsque je fus dans notre chambre, ce désir de retirer Notre-Seigneur de leurs mains me pressa si fort que je lui offris ma vie, le suppliant de la prendre, et de me faire la grâce de retirer ces hosties. Je me mis sur cela en oraison, et je priai mon bon ange de contraindre Balam d’exécuter le commandement que je lui avais fait.

« L’après-dinée, ne me souvenant plus de la prière que j’avais faite à mon bon ange, je commençai l’exorcisme ; mais je trouvai tous les démons absents, excepté Béhémoth qui gardait la place. Je le chargeai de m’avertir du retour des autres démons. Peu de temps après, Isacaron arriva dans une grande furie, et il fut aussitôt suivi de Balam qui parut sur le visage de la mère. Je lui demandai s’il avait fait ce que je lui avais ordonné. Il me répondit que oui, et qu’il avait apporté ces hosties ; mais que jamais il n’avait porté un si pesant fardeau ; qu’il les avait trouvées sous une paillasse où une magicienne les avait mises…

« Quand il fallut qu’il dît le lieu où il avait mis ces hosties, il s’en défendit tant qu’il put ; il fut enfin forcé de dire qu’elles étaient sur l’autel. Ayant reçu ordre de dire l’endroit précis, il étendit le corps de la mère, qui était petit, portant sa main jusque dans une niche au-dessus du tabernacle, où le Saint-Sacrement était alors exposé dans un soleil d’argent. Baissant ensuite la main, il prit sur le pied du soleil un papier, et avec un tremblement et un respect profond le mit entre mes mains. Je le reçus à genoux, et j’y trouvai trois hosties. Je commandai au démon de les adorer ; ce qu’il lit avec un respect si admirable, que toute l’assemblée en fut touchée. »

Les succès du père Surin dans ses efforts pour faire marcher la mère Jeanne des Anges dans le chemin de la perfection eurent pour premier résultat d’exaspérer les démons qui la possédaient.

« Léviathan, leur chef, dit-il, voyant que son royaume tendait à sa ruine et que tout retomberait sur lui, me déclara une guerre ouverte. Les démons me firent alors tous les maux qu’ils m’avaient promis ; ils m’attaquèrent par des tentations d’impureté d’une manière si épouvantable, que, sans une grâce miraculeuse, je n’aurais jamais pu m’en défendre ; ils me tourmentèrent ainsi un an entier avec cette violence. Ils m’obsédèrent de telle sorte que, quand je voulais parler aux possédées, ils m’étaient de l’esprit ce que je voulais leur dire. Souvent je restais tout stupide, et lorsque je voulais me faire violence, il me prenait un mal de cœur ou de tête que je ne pouvais surmonter…

« On n’avait jamais vu que les démons possédassent un ministre de l’Église pendant les exorcismes ; mais comme je les tourmentais d’une manière nouvelle, qui les réduisait à la dernière confusion, Léviathan eut permission de Dieu de me posséder publiquement. Il commença par me tourmenter toute la semaine sainte de l’année 1635, me promettant de me faire souffrir la passion le Vendredi-Saint. En effet, ce jour même, en présence de tous les pères, de M. de Laubardemont et de quelques officiers, je me sentis un grand mal de cœur, qui aboutit à me débattre et à me tordre les membres comme un possédé, avec des transports si grands, que tous les assistants en furent effrayés. Je portais la main à la bouche pour la mordre ; je me mettais à genoux, puis je me relevais, faisant des sauts qui étonnaient tout le monde. Les pères m’exorcisèrent, et à force de conjurations firent retirer le démon… Ce qui causait de l’admiration à tout le monde, c’est que le démon quittait tout d’un coup le corps de la mère, pour entrer dans le mien ; alors la mère devenait fort paisible, et moi je devenais furieux. Cela arriva un jour que M. le duc d’Orléans, frère du roi, était à l’exorciste ; car il vit que la mère étant délivrée pour quelque temps, je fus jeté par terre, et que voulant me relever, j’y fus jeté de nouveau. »

Cette visite de Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, à Loudun, à laquelle le père Surin fait allusion, donna lieu à des manifestations extraordinaires, qui sont racontées en détail dans une relation du temps, publiée avec l’attestation des exorcistes, en 1635. Comme c’est une des pièces importantes de l’histoire des possédées de Loudun, nous en citerons les principaux passages :

« Monsieur étant arrivé en cette ville de Loudun le mercredi neuvième mai de la présente année 1635, alla incontinent après voir les religieuses ursulines à la grille, où, tandis qu’il s’informait d’elles-mêmes, de leur état, sœur Agnès, qui est exorcisée ordinairement par le père Cothereau de la Compagnie de Jésus, parut un peu troublée, et fit quelques frémissements, qui marquaient la présence du premier des quatre démons qui la possèdent, nommé Asmodée ; on fut d’avis de l’exorciser tout sur l’heure, et pour cet effet on la fit venir dans la chapelle, où on ne tarda guères à voir cet Asmodée dans sa plus haute rage, secouant diverses fois la tête de la fille en avant et en arrière, et la faisant battre comme un marteau avec si grande vitesse et furie que les dents lui en claquaient, et son gosier rendait un bruit forcé et entrecoupé de ces agitations. Le visage était tout-à-fait méconnaissable, le regard furieux, la langue prodigieusement grosse, longue et pendante en bas hors la bouche, livide et sèche à tel point que le défaut d’humeur la faisait paraître comme toute velue ; puis tout-à-coup Bérith, qui est un autre démon, fit un second visage riant et agréable qui fut encore diversement changé par deux autres démons, Achaph, et Achaos, qui se produisirent l’un après l’autre. Mais enfin, commandement fait à Asmodée de demeurer ferme et aux autres de se retirer, le premier visage revint, et alors le démon, adjuré d’adorer le Saint-Sacrement, fit de grandes difficultés, et finalement obéit, prosternant le corps en terre et montrant les sentiments qu’il avait de la présence de son Dieu par des tremblements, cris, groumellements, postures et contenances tout à fait horribles, et enfin portant un pied par le derrière de la tête jusqu’au front, en sorte que les orteils touchaient quasi le nez… Quand la fille revint à soi, interrogée par Monsieur si elle se souvenait de tout ce qui s’était passé, elle dit qu’elle avait mémoire de certaines choses, et non des autres, et que pour les réponses qui avaient été faites par sa bouche, elle les avait seulement ouïes, comme si un autre les eût proférées, et est à remarquer qu’un médecin, chirurgien, et autres de la suite de Monsieur, lui touchèrent le bras, et trouvèrent son pouls égal, après toutes ces violentes secousses et agitations. »

À cette séance en succédèrent plusieurs autres, où furent exorcisées sœur Claire de Sazilly, dont le démon nommé l’Ennemi-de-la-Vierge obéissait au commandement du père Élisée, capucin ; la mère-prieure Jeanne des Anges, « sur le visage de laquelle l’un de ses démons nommé Balam se fit voir dès le commencement de l’exorcisme, puis, commandé par le père Surin, jésuite, de se retirer, céda la place à Isacaron, qui changea tellement le visage de la fille, qu’il semblait qu’on lui eût appliqué un masque dessus. »

La relation n’oublie pas de faire mention de la possession momentanée du père Surin :

« Comme il parlait à Monsieur et allait finir l’exorcisme, il sentit les attaques d’Isacaron, qui le renversa deux fois par terre et lui agita les jambes avec quelques frémissements et tremblements… »

Mais le plus dramatique de ces exorcismes opérés devant Monsieur fut celui d’une possédée séculière, Élisabeth Blanchard, à Sainte-Croix, où elle devait communier.

« Elle fut alors incontinent troublée, dit la relation, par un des six démons qui la possèdent, nommé Astaroth. Lors, le père Pierre Thomas de Saint-Charles, religieux carme, son exorciste ordinaire, prenant la Sainte Hostie, fit commandement au démon Astaroth d’approcher la fille ; sur quoi elle tomba en une convulsion générale de tout le corps, sa face changea de forme et de couleur, paraissant livide et fort enflée ; la langue qui sortait toute hors la bouche fut vue fort chargée, et d’une largeur, épaisseur et grosseur tout-à-fait extraordinaires, et en cet état elle vint serpentant jusques aux pieds du prêtre, qui lui mit le Saint-Sacrement sur les lèvres, commandant au démon d’empêcher que les Espèces ne s’humectassent en aucune façon, et lui défendant de commettre ni souffrir qu’aucun de ses compagnons commit aucune irrévérence contre cet adorable Mystère.

« La fille fut incontinent jetée sur le carreau, le diable exerçant sur son corps de grandes violences, et donnant des marques horribles de sa rage ; il la renversa par trois fois en arrière en forme d’arc, en sorte qu’elle ne touchait au pavé que de la pointe des pieds et du bout du nez, et semblait qu’il voulait faire toucher la sainte Hostie à terre, l’en approchant quasi à l’épaisseur d’une feuille de papier. Mais l’exorciste, réitérant ses premières défenses, l’en empêcha toujours ; puis, le démon se relevant soufflait contre la Sainte Hostie, qu’on voyait sur les lèvres agitée comme les feuilles d’arbre quand un vent impétueux donne dedans, et passant diverses fois d’une lèvre à l’autre. Cependant, Belzébuth ayant eu commandement de monter au visage, on vit un battement à la gorge qui la lui enfle extraordinairement, et la rendit dure comme du bois ; et Monsieur ayant témoigné qu’il désirait voir paraître tous les diables qui possèdent cette fille, l’exorciste les fit venir au visage les uns après les autres, tous le rendant fort hideux, mais chacun faisant sa difformité différente ; puis, commandement fait à Astaroth de se faire voir, on remarqua au-dessous de l’aisselle droite une grosse tumeur avec un battement précipité, qui fut admiré de tous, et même du médecin de Son Altesse ; et le démon commande de s’ôter de cet endroit, cette tumeur et battement cessa en ce lieu, et on vit un frémissement et agitation au bras droit jusqu’à l’extrémité des doigts ; après quoi, le même démon alla saisir le visage, et au commandement de l’exorciste, laissa couler la Sainte Hostie sur la patène, où elle fut remarquée toute sèche, sans qu’on pût reconnaître l’endroit par lequel elle avait adhéré aux lèvres, que le démon avait aussi tellement desséchées qu’elles pelaient ; et la peau paraissait toute blanche et soulevée. L’exorciste toucha même du doigt tous les bords de l’Hostie sans qu’il la pût lever pour faire voir qu’elle n’avait été retenue sur les lèvres par aucune humidité. En suite de ceci, le même exorciste essuya les dents de la fille avec son surplis, et appliqua la Sainte Hostie au milieu d’une de ses dents de devant du rang d’en haut, et elle demeura ainsi suspendue tout un long temps, croisant le tranchant de la dent, et n’y tenant que par le simple attouchement d’un point de la circonférence, nonobstant les agitations très violentes de tout le corps, les contorsions étranges de la bouche et un souffle fort véhément que faisait Astaroth, comme pour la rejeter ; à la fin les Espèces furent avalées au commandement de l’exorciste qui pria le médecin de Monsieur de visiter lui-même la bouche de la fille, pour reconnaître si la Sainte Hostie y était. Ce qu’il fit, mettant les doigts au-dedans des gencives et les portant jusqu’au gosier, et reconnut qu’il n’y avait rien du tout ; après quoi, on fit boire de l’eau à la fille et lui visita-t-on derechef la bouche, et enfin l’exorciste commanda au démon Astaroth de rapporter l’Hostie, qui fut vue incontinent après sur l’extrémité de la langue, et cette preuve fut réitérée encore deux autres fois…

« Monsieur ayant vu et admiré tout ce que dessus, pour avoir une plus entière et parfaite satisfaction, convint secrètement, avec le père Tranquille, d’un commandement qu’il ferait au démon ; après quoi le père s’adressant au démon lui dit seulement : « Obedias ad mentem Principis » (obéis à la pensée du prince), sans rien spécifier. Son commandement fut suivi de celui du père Élisée et des prières et conjurations de tous les autres exorcistes qui furent bientôt exaucées ; car le démon ayant jeté un regard affreux sur Monsieur, comme se fâchant d’être contraint à lui donner cette preuve, alla incontinent se mettre à genoux en se traînant les mains jointes vers le père Élisée, qui ne savait pas l’intention de Monsieur, comme s’il eût voulu encore adorer le Saint-Sacrement, et appliqua doucement la bouche de la fille vers le milieu de sa main droite, et la baisa, et puis dit : « Je te mordrai ; » et Monsieur, ravi d’aise, dit tout haut : « Il n’y a rien à redire, je voulais qu’il baisât la main droite, il a parfaitement obéi. » Après, il parut un autre démon, nommé Verrine, qui renversa la fille par terre, et la rendit fort pesante et roide comme du fer, et puis elle étant retournée en sa raison par le commandement de l’exorciste, Monsieur lui parla, et lui toucha le bras qu’il trouva frais et le pouls fort égal… »

Monsieur, après avoir été témoin de ce qui se passa aux exorcismes du mercredi soir et du jeudi, afin de témoigner toute la satisfaction qu’il en avait reçue, donna l’attestation suivante :

« Nous, Gaston, fils de France, frère unique du roi, duc d’Orléans, certifions qu’ayant pendant ces deux jours assisté aux exorcismes qui se sont faits, ès églises des Ursulines et de Sainte-Croix en cette ville de Loudun, sur les personnes de sœurs Jeanne des Anges, Anne de Saint-Agnès, Claire de Sazilly, religieuses Ursulines, et d’Élisabeth Blanchard, fille séculière. Nous avons vu et remarqué plusieurs actions et mouvements de tout étranges et surpassant les forces naturelles, et nommément en la communion de ladite Élisabeth Blanchard ; avons vu la Sainte Hostie demeurant sur les lèvres toutes sèches, et arrêtée contre, une dent aussi toute sèche, nonobstant un souffle véhément qui sortait de sa bouche, laquelle Hostie ayant été avalée par ladite Blanchard, au commandement du père exorciste, ladite Hostie a été ramenée du fond de l’estomac, et mise sur la langue de ladite Blanchard, après lui avoir fait boire de l’eau, et visiter s’il n’y avait rien dans la bouche. Ce qui est arrivé par trois diverses fois au commandement que ledit frère faisait au démon nommé Astaroth ; ce que Nous avons estimé être en tout surnaturel ; et ayant encore désiré avoir un signe parfait de la véritable possession de ces filles, avons concerté secrètement et à voix basse avec le père Tranquille, capucin, de commander au démon Zabulon, qui possédait actuellement la sœur Claire, qu’il allait baiser la main droite du père Élisée son exorciste, ledit démon y a ponctuellement obéi selon notre désir. Ce qui Nous fait croire certainement que ce que les religieux travaillant aux exorcistes desdites filles nous avaient dit de leur possession était véritable, n’y ayant point d’apparence que tels mouvements et connaissance des choses secrètes pût être attribué aux forces humaines. De quoi voulant rendre témoignage au public, Avons octroyé cette présente attestation que Nous avons signée de notre main, et fait contresigner par le secrétaire de nos commandements, maison et finances.

« À Loudun, le onzième jour de mai, 1635.

« Signé : « Gaston », et plus bas : « Goulas. ».

Le procès-verbal que nous venons d’analyser était attesté véridique par les signatures suivantes :

« De ce que dessus font foi tous les exorcistes sous-signés et les procès-verbaux du sieur Nobay, secrétaire de M. de Laubardemont, et commis par son ordre pour assister aux exorcismes.

« Ainsi signés : R. Demorans, prêtre chanoine de Thouars, commis par Mgr l’évêque de Poitiers pour la direction des Ursulines ; F. Tranquille, capucin ; F. Pierre Thomas de Saint-Charles, carme ; F. Mathurin, carme ; F. Élisée, capucin ; F. Mathieu ; F. Luc, capucin ; Jean Doamlup, jésuite ; Jacques Cothereau, jésuite ; Jean-Joseph Surin, jésuite. »

Les laborieux efforts du père Surin pour soustraire la prieure à la tyrannie du démon furent enfin couronnés de succès. Il eut la satisfaction de chasser coup sur coup trois de ses principaux démons : Léviathan, Balam et Isacaron.

L’expulsion de Léviathan est ainsi racontée par le père lui-même :

« C’était le 5 de novembre 1635 ; et il se trouva ce jour-là une grande compagnie à l’exorcisme. Léviathan, qui croyait être victorieux par rapport au dessein qu’il avait formé de me faire sortir de Loudun, avait résolu de se moquer de moi dans cette grande assemblée. Ayant donc pris les ornements et salué le Saint-Sacrement, je commençai l’exorcisme ; et, ayant reconnu que Léviathan se présentait contre son ordinaire, je l’attaquai, et lui commandai par la puissance de Jésus-Christ que je tenais en mes mains, de rendre obéissance à l’Église, en quittant le corps qu’il possédait et de donner la marque prescrite. Il voulut parler pour m’insulter sur le changement qui allait se faire, mais il ne le put ; et fut arrêté tout court et tomba par terre, se pliant et rampant comme un serpent. Ensuite, il se prosterna à mes pieds, et sortit laissant la mère libre. Au même moment, il parut une croix rouge sur son front ; c’était le signe que le démon avait donné à Mgr de Poitiers pour marque de sa sortie.

« Comme, par l’agitation du démon, la mère avait laissé tomber sa coiffure, on avait remarqué qu’elle avait le front fort blanc ; et ensuite, sans que personne l’eût touchée, ni qu’elle se fût touchée elle-même, on vit cette croix rouge. Elle eut une grande joie de se voir délivrée de ce démon, et toute l’assemblée en loua Dieu avec elle. Le père recteur jugea à propos d’interroger quelques-uns des démons qui restaient sur ce qui venait d’arriver. Dans le moment, Isacaron parut : le père lui demanda ce qu’était devenu Léviathan. Il répondit : « Joseph est venu qui l’a chassé, lorsqu’il voulait faire confusion au ministre de l’Église. »

Ce récit du père Surin est confirmé par une lettre authentique adressée à ce sujet par lui à l’évêque de Poitiers, et imprimée au moment même, accompagnée d’un extrait du procès-verbal des exorcismes[15].

On y lit à propos du signe de sa sortie donné par Léviathan :

« De rechef pressé d’achever son adoration, il s’est mis aux pieds du

père, se roulant avec des agitations effroyables, les embrassant à diverses fois, et pendant que le Magnificat se chantait, il a étendu les bras et les mains en les raidissant ; et la tête appuyée aux pieds dudit exorciste, sur le milieu de la marche de l’autel ; il l’a tournée en profil vers quelques-uns des spectateurs du côté de la fenêtre ; il y a fait voir une blessure en croix découlante d’un sang frais et vermeil, où la première et la seconde peau, qu’ils disent le derme et l’épiderme, étaient offensées et entr’ouvertes, et cette croix était à peu près de la même mesure qu’elle parait en cette figure.

« Mais ce n’est pas tout. Au moment où la prieure délivrée de ce diable montrait un visage si serein et si tranquille, que, nonobstant le sang qu’elle avait sur le front, les spectateurs y voyaient clairement le doigt de Dieu et chantaient le Te Deum, on entreprit Isacaron, un des autres démons de la prieure, pour le forcer à rendre compte de cette blessure, et il s’écria par trois fois avec une contenance effroyable et une joie insolente : « Je suis maître à cette heure chez moi, je suis maître. » Interrogé sur ce qu’il entendait par là, il répondit : « Le chef s’en est allé… Joseph est venu, qui l’a chassé, lui intimant de la part de Dieu qu’il n’était plus temps de résister au ministre de l’Église et qu’il en avait assez triomphé. »

Ce succès éclatant du père Surin le fit remonter, comme exorciste, dans l’opinion de ses supérieurs.

« Le père Doamlup, dit-il lui-même, et tous les pères qui avaient été présents à cet exorcisme, écrivirent au R. P. Provincial en ma faveur, afin qu’on me permît de continuer, et j’eus ordre de le faire jusqu’à ce que le R. P. Provincial eût répondu aux lettres qu’on lui avait écrites. Mais le père Provincial, prenant la chose d’une autre manière, crut que c’était la présence du père Doamlup qui avait fait sortir Léviathan. Ainsi il persista dans son sentiment ; en sorte néanmoins que ce père et moi nous continuions les exorcismes, exorcisant ensemble, le matin la sœur Lacroix, et le soir la mère des Anges. »

Le père Surin ne tarda pas à donner une nouvelle preuve de l’efficacité de ses exorcismes. Le 29 novembre 1635, à son ordre, le démon Balam sortait du corps de la prieure.

« Ce même jour, raconte le père Surin, arriva à Loudun un seigneur anglais, fils de mylord Montaigu, qui n’était pas catholique. Il avait avec lui deux gentilshommes hérétiques comme lui. Il me présenta une lettre de la part de Mgr l’archevêque de Tours, qui me priait de donner satisfaction à ce seigneur dans l’exorcisme. Je lui répondis que Dieu était entièrement le maître dans cette tragédie, et qu’il n’y verrait que ce qu’il plairait a sa majesté. On pria le père Doamlup de venir au plus tôt à l’exorcisme ; mais, comme il voulait pousser sa pointe avec les démons de la sœur Lacroix qu’il avait entrepris le matin, il pria le supérieur de permettre qu’on se passait de lui un peu de temps, parce qu’il était fatigué. Le père Anginot, supérieur de cette maison de Loudun, le lui accorda.

« Lorsqu’on commença l’exorcisme, je trouvai Balam en faction. Je lui commandai de sortir, et voyant qu’il donnait des symptômes extraordinaires, je crus que l’heure de sa sortie pouvait être arrivée. Je pris donc le Très-Saint Sacrement dans la main, et par la vertu de Jésus-Christ que je tenais, et par l’autorité de l’Église, je lui ordonnai de sortir. Le démon se mit alors dans une grande furie, et abattit la manche de la mère. Je dis à ces messieurs que le démon, pour signe de sa sortie, avait promis qu’il écrirait sur la main de la mère le nom de saint Joseph à la place du sien qu’il y voulait mettre absolument. Il eut bien de la peine à faire ce changement. Il avait promis à Mgr de Poitiers qu’il écrirait Balam ; et ce prélat s’en était contenté, parce qu’on tire ce qu’on peut de ces esprits de ténèbres, comme de mauvais payeurs. Mais je voulus, moi, qu’il mit celui de saint Joseph. Il me résista, disant que, puisqu’il n’irait jamais au ciel, il aurait eu un grand plaisir que la mère y portait son nom ; que néanmoins, comme je le voulais absolument, il écrirait, en sortant, le nom du Bonhomme, quoiqu’il fût, après Marie, le plus grand ennemi qu’il eût au ciel.

« Je pris la manche de la mère qu’il avait rompue, et mylord Montaigu prit la main par le bout des doigts ; les autres messieurs étaient proches, et tous trois regardaient de fort près avec des religieux qui étaient présents. Ils virent clairement le nom de Joseph en caractères sanglants, sur la main qu’ils avaient vue blanche. Ils furent étonnés de cette merveille, et le dirent à tous les assistants ; ils en donnèrent même leur témoignage qui fût mis au greffe. Un de ces gentilshommes me dit qu’il publierait partout ce qu’il avait vu, et qu’il en parlerait au roi d’Angleterre.

En effet, cette même année 1635, peu après l’événement, paraissait une « Relation de la sortie du démon Balam du corps de la Mère Prieure, des Ursulines de Loudun, et ses espouvantables mouvemens et contorsions en l’Exorcisme, avec l’Extrait du procès-verbal desdits exorcismes qui se font à Loudun par ordre de Monseigneur l’Evesque de Poitiers, sous l’authorité du Roy. » Cette relation contient l’attestation expresse des témoins du prodige dont parle le père Surin :

« Ledit père, y est-il dit, s’étant aperçu que le démon n’en pouvait plus, et conjecturant qu’il était pour sortir du corps, lui a commandé avec grande ferveur de ce faire ; lors le corps de ladite fille étant à genoux, se serait penché en arrière sur ses talons, et étendant le bras gauche en l’air à la vue de tous. Avons vu avec plusieurs autres des assistants, savoir : le sieur Demorans, vice-gérant de monseigneur de Poitiers, les pères Anginot et Bachelerie, jésuites exorcistes, le père Luc, capucin exorciste, lesdits seigneurs anglais (le sieur de Montaigu et les sieurs Kligieu[16] et Scandret), ledit Nozay greffier, le sieur Dufresne, bourgeois de Loudun, et notablement ledit père Surin exorcisant, se former sur le dessus de ladite main des caractères sanglants qui faisaient le nom de Joseph, de quoi ledit père s’étant aperçu, a dit que c’était le signe de la sortie de Balam : ledit nom est escrit en lettres romaines en la forme et grandeur que voici, IOSEPH lequel signe ledit Père avait extorqué dudit démon le premier du mois d’octobre dernier… »

Au-dessous de la signature de milord Montaigu étaient écrites quelques lignes en langue anglaise, interprétées ainsi en français par ledit sieur de Montaigu lui-même :

« J’ai vu la main blanche comme mon collet, et en un instant changer de couleur tout du long de la veine et devenir rouge, et tout aussitôt une parole distincte naître, et la parole était Joseph. »

Lord Montaigu, après avoir vu ce miracle, alla trouver le père Surin et lui déclara qu’il se faisait catholique. « Ensuite il fut à Rome, ajoute le père Surin, où il fit profession de foi devant le pape Urbain, à qui il raconta le fait. Depuis ce temps, il a reçu l’ordre de prêtrise, et a été du conseil du roi de France, vivant en très bon ecclésiastique et en réputation de vertu. »

Après la sortie de Balam, le père Surin interrogea Isacaron sur les causes de cette sortie, que celui-ci attribua à saint Joseph ; puis il ajouta : « Nous sommes encore deux qui restons. Je sortirai à l’autel de la Vierge à Saumur, après que j’aurai servi à la justice de Dieu, et Béhémoth sortira au tombeau de l’évêque de Genève, François de Sales. »

Une vision surnaturelle qui apparut à la mère Jeanne des Anges vint peu après confirmer ces paroles d’Isacaron. Mais M. de Laubardemont, consulté à ce sujet, se montra assez froid, et Mgr de Poitiers y vit aussi mille difficultés. L’entière guérison de la mère se trouvant ainsi retardée, elle eut un songe fort remarquable. « Il lui sembla, dit le père Surin, voir saint Joseph qui lui dit ces paroles pleines de consolation : « Puisque les hommes ne font pas tout ce qu’ils doivent pour procurer votre entière guérison, je vous assisterai, et vous donnerai moyen d’être délivrée à Loudun, sans qu’il soit nécessaire d’aller plus loin. Dites-le à votre père exorciste, et qu’il prenne patience dans les grandes peines qu’il aura à souffrir dans son emploi avant votre entière délivrance. » S’étant ensuite réveillée, elle sentit sa chambre toute parfumée d’une très douce odeur.

En conséquence, le père Surin averti se mit en devoir de chasser Isacaron. Cette sortie eut lieu en 1636.

« Lorsque j’appris ces bonnes nouvelles, continue le père Surin, je voulus disposer Isacaron à écrire le nom de Marie sur la main de la mère, au premier exorcisme, lorsqu’il sortirait, au lieu de fendre l’ongle du doigt, ce qui était le signe qu’il avait promis de donner de sa sortie. Il protesta qu’il n’en ferait rien. Je continuai toujours à lui commander d’écrire sur la main droite de la mère le nom de Marie : il dit qu’il l’écrirait, mais sur la main gauche, ou le nom de Joseph était déjà. Il fallait que ce fût la volonté de Dieu, et que je me trompasse en cette circonstance.

« J’avais résolu de ne point faire d’exorcisme le jour des Rois, parce qu’après les vêpres et le sermon le jour était presque passé, et que la mère était indisposée. Mais elle fut si troublée pendant le sermon, que j’y fus contraint ; et comme je la menais à l’autel de la Sainte Vierge, elle frappait tout le monde et voulait m’outrager moi-même. »

Après le chant du Magnificat, de l’Ave Maris Stella, et de l’hymne O gloriosa Domine, pendant lesquels les démons ne cessèrent de vomir par la bouche de la mère les plus horribles blasphèmes, le père Surin fit délier la mère, dont le corps entra aussitôt dans d’étranges convulsions.

« Isacaron, paraissant de nouveau avec un visage hideux, se laissa tomber à tête, où il s’écria : « Maudite soit Marie et le fruit de son ventre ! » J’insistai encore, afin qu’il fit réparation de ses horribles blasphèmes. Je lui commandai même de se vautrer par terre, comme le serpent dont elle avait écrasé la tête, et de lécher le pavé de la chapelle ; ce qu’il fit avec un air plein de furie. Je pris le Saint-Sacrement à la main, je l’obligeai de lui faire amende honorable, et de dire à l’honneur de la Sainte Vierge des paroles qui réparassent les outrages qu’il lui avait faits. Il dit alors d’une voix précipitée, et qui venait de la poitrine de la mère, en se pliant le corps : « Reine du ciel de la terre, je demande pardon à votre majesté des blasphèmes que j’ai dits contre votre nom. Votre puissance me contraint de sortir à vos pieds. »

« Entendant ces mots, je dis aux assistants : « Il va sortir. » Je lui commandai de nouveau d’écrire le nom de Marie. Alors, il leva le bras gauche avec des cris et des hurlements, et quitta la mère, laissant sur sa main gauche, à la vue de tout le monde, le saint nom Maria en caractères romains. Ils étaient profonds dans la chair, au-dessus du nom de saint Joseph, qui était d’un caractère plus petit. La mère étant revenue à elle, on chanta le Te Deum en actions de grâces, pendant que l’on dressait l’acte pour le faire signer aux assistants. »

Restait Béhémoth, qui s’entêtait à ne vouloir sortir qu’à Annecy, en Savoie, devant le tombeau de l’évêque de Genève, promettant qu’il écrirait le nom de Jésus au-dessus de celui de Marie. « En attendant, disait-il au père Surin, je ferai bien du mal avant que cela arrive. » En effet, les obsessions du père devinrent si violentes et si continuelles, qu’il dut renoncer à poursuivre les exorcismes.

« Dans ce temps-là, dit-il, mes maux s’augmentèrent si fort, que je ne savais plus que faire. En sorte que mes parents et mes amis prièrent le révérend père Provincial de me retirer de l’emploi d’exorciste ; ce qu’il fit… Etant donc retourné à Bordeaux vers la fin de l’année 1636, on donna à la mère comme exorciste le père Vessel, jésuite, très capable de cet emploi. Il se plaisait à la rigueur des exorcismes, voyant le bien que cela faisait au peuple, qui était fort ému par ces spectacles. C’est ce qui engageait ce père à pousser loin ces exorcismes, quoique fort pénibles pour la mère. »

Pendant l’absence du père Surin eut lieu en faveur de la possédée un miracle signalé qu’il raconte dans le plus grand détail. Le mère Jeanne des Anges étant tombée gravement malade, et son mal paraissant si désespéré qu’on lui donna l’extrême-onction et qu’elle tomba en agonie, une apparition nocturne de saint Joseph pendant cette agonie la guérit miraculeusement, par la vertu d’un baume dont il mouille son côté. C’était le 7 février 1637.

« Deux jours après, raconte le père Surin, la mère se souvint de l’onction que saint Joseph avait mise à son côté et qu’elle n’avait essuyée qu’avec sa chemise. Elle crut que la chose méritait bien qu’elle y prit garde. Elle pria donc la sous-prieure de venir voir avec elle ce que c’était. Elles s’enfermèrent toutes les deux dans une chambre, ou la mère ayant quitté ses habits, elles sentirent une odeur admirable ; et regardant cette chemise que la mère quitta, elles y trouvèrent cinq gouttes bien apparentes de ce baume divin, qui parfumait la chambre d’une suavité sans pareille. Elles coupèrent tout le bas de la chemise ; mais comme elle n’était guère propre du haut parce qu’elle lui avait servi pendant sa maladie, elles prirent le parti de la blanchir ; et craignant d’endommager les cinq gouttes de baume, elles lièrent l’endroit de la chemise où elles étaient, en sorte que, savonnant le reste de la chemise, elles ne mouillassent point ce baume précieux : ce qui réussit miraculeusement, car l’endroit où étaient les cinq gouttes étant aussi sale que le reste, lorsque la chemise fut sèche, il parut aussi blanc que si le savon y eût passé, et les gouttes étaient plus distinctes qu’auparavant.

« Dieu a fait depuis tant de miracles par ce baume, que le révérend père Provincial des jésuites écrivant à Rome à son Général ce prodige, lui manda : Cœci vident, claudi ambulant, etc. Les aveugles voient, les boiteux marchent, etc. »

Les supérieurs du père Surin, voyant qu’il ne recevait aucun soulagement de ses peines et vexations diaboliques par son éloignement de Loudun, jugérent à propos de l’y renvoyer. Il y rentra après l’octave du Saint-Sacrement de l’année 1637, et aussitôt arrivé, reprit le travail des exorcismes. Béhémoth, pressé de sortir, persistait à répondre qu’il ne sortirait qu’au tombeau de saint François de Sales ; et d’autre part Laubardemont et Mgr de Poitiers continuaient à se prononcer contre le voyage de Savoie. La mère Jeanne des Anges eut alors une céleste inspiration. Le jour de l’Assomption, après avoir communié, elle entendit une voix intérieure qui lui dit : « Puisque les hommes s’opposent aux voies que Dieu ouvre pour votre délivrance, si votre père exorciste et vous faites vœu d’aller ensemble remercier Notre-Seigneur, et visiter le sépulcre de saint François de Sales, vous pourrez être délivrée même à Loudun, et voir la fin de votre peine. Ne manquez pas de le dire à votre père exorciste. » Ce vœu se fit solennellement le 17 septembre 1637, jour des stigmates de saint François.

Au commencement d’octobre, elle désira faire une retraite ; ce fut pendant les exercices spirituels de cette retraite que Béhémotte, sans être de nouveau exorcisé, se décida à quitter le corps de la prieure.

« Ce jour heureux, dit le père Surin, arriva le 15 octobre 1637, fête de sainte Thérèse. Car, ayant dit la messe et présenté la communion à la mère, il lui prit une furieuse convulsion, quoique depuis longtemps elle communiât en grande paix. Son visage devint effroyable, et son corps se pliant en arrière par l’impulsion du démon, elle haussa la main gauche, la tournant en sorte que je vis manifestement les noms de Marie et de Joseph, formés en beaux caractères sanglants, et au-dessus le nom de Jésus, aussi clairement, que j’aie jamais vu aucune chose. Je ne vis pas formé le nom de saint François de Sales ; il s’y trouva néanmoins écrit.

« Dans le même moment, la mère revint de sa convulsion : le démon l’ayant quittée, elle se remit dans sa posture, et reçut le corps adorable de notre Sauveur. Depuis, elle n’a en toute sa vie aucune de ces méchantes impressions diaboliques, Béhémoth, en sortant, fit une impression remarquable sur l’esprit de la mère. Elle me dit que Jésus-Christ dans la sainte Eucharistie avait lancé contre le démon les foudres de sa colère d’une manière épouvantable, et que le démon lui avait imprimé cette opération ; en sorte qu’il semblait que c’était elle que cet aimable Sauveur foudroyât. Ce fut comme une foudre surnaturelle qui l’abima et la dévora ; elle croyait que ce coup eût été capable de la faire mourir, si Dieu ne l’eût soutenue…

« La mère porta pendant un grand nombre d’années sur sa main gauche les noms de Jésus, Marie, Joseph, et François de Sales, afin que cette merveille persuadât entièrement le monde de la vérité de cette possession et de la soumission des démons pour l’Église. On crut que ces noms s’effaceraient huit ou dix jours après, comme la croix que Léviathan avait imprimée sur son front, qui enfin sécha et disparut. Mais ces noms furent renouvelés presque tous les quinze jours pendant vingt-cinq ans par le bon ange de la mère ; ce qui se faisait ordinairement pendant son oraison, la nuit, ou après la communion. Il lui apparaissait visiblement, et quelques religieuses l’ont vu quelquefois faire cette opération miraculeuse. Il y laissait une odeur si céleste, que jamais on n’a rien senti de si suave.

« Deux millions de personnes, tant de France que des royaumes étrangers, ont vu ces noms et senti cette odeur, la même que celle de l’onction de saint Joseph ; et dans le voyage que la mère fit à Paris, après son entière délivrance, le cardinal de Richelieu, les filles de Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine, et plusieurs autres personnes de considération eurent la consolation de voir ces noms sacrés imprimés sur sa main.

« Enfin, cette bonne mère, après vingt-cinq ans, fatiguée de faire voir ces noms à tout le peuple qui venait exprès à Loudun, pria Notre-Seigneur de les effacer. Elle fut exaucée en 1662. »

Le père Surin raconte ensuite très longuement de quelle manière la mère prieure et lui accomplirent leur vœu au tombeau de saint François de Sales, les nombreux miracles opérés pendant le voyage d’Annecy et pendant le retour par l’onction de saint Joseph ; mais ces détails nous entraîneraient trop loin et ne rentrent qu’indirectement dans la question que je traite en ce chapitre.

Revenons aux possédées de Loudun. La possession dura encore jusqu’en 1638. Depuis le départ du père Surin et l’entière délivrance de la mère, ou continua d’exorciser jusqu’à la mort du père Tranquille, qui mourut à la fin de mai 1638. Cet infatigable exorciste tomba malade après avoir prêché le jour de la Pentecôte, et mourut huit jours après. Il souffrit comme un martyr pendant sa dernière maladie par l’obsession des démons.

« Les démons, dit un capucin son confrère, dans une Relation de sa mort, se ruaient sur ses sens intérieurs et extérieurs ; ils le renversaient par terre, criaient et juraient par sa bouche ; ils lui faisaient tirer la langue en sifflant comme un serpent ; ils lui bandaient la tête, resserraient le cœur et lui faisaient endurer mille autres maux. Il vomit des ordures si horribles et en si grande quantité, qu’on ne douta pas qu’il n’y eût des pactes et des maléfices de la part des magiciens et des démons[17] Lorsqu’on lui donna l’extrême-onction, les démons sortirent de son corps et se jetèrent dans celui d’un religieux du couvent, dont les convulsions et les hurlements ne cessèrent qu’après l’enterrement. »

Les magistrats firent mettre cette épitaphe sur la tombe du père Tranquille :

« Cy-git l’humble père Tranquille, prédicateur capucin : les démons, ne pouvant plus supporter son courage dans les exorcismes, l’ont fait mourir par leurs vexations, le dernier jour de mai 1638. »

« Le lendemain des funérailles, pendant l’exorcisme qui se faisait dans l’église des Capucins, un diable s’en alla sur la fosse, et grattant la terre avec la main de la possédée, il la jetait de côté et d’autre. Peu après, agitant les mains de la fille, comme fait un boulanger qui pétrit de la pâte, il dit, tout enragé : « C’est ainsi que le père Tranquille fait de moi. » Le même démon assura avec serment que c’étaient les démons et les magiciens qui l’avaient fait mourir ; mais qu’ils n’y avaient pas gagné, parce qu’il soutenait plus que jamais les possédées auprès de Dieu. »

Après la mort du père Tranquille, la possession diminue de plus en plus ; le roi, ayant appris de divers endroits que cette possession ne faisait plus autant d’éclat, jugea à propos de retrancher la pension qu’il donnait pour l’entretien des exorcistes ; finalement, le couvent des Ursulines de Loudun rentra dans l’ordre.

Cette possession extraordinaire avait duré six ans entiers ; elle avait commencé à se déclarer au mois de septembre 1632, et elle ne finit réellement que sur la fin de 1638.

La mère Jeanne des Anges, paralysée de la moitié du corps dans les dernières années de sa vie, mourut le 29 janvier 1665, en odeur de sainteté.

Quant au père Surin, sa persécution par les démons dura vingt ans, avec quelques rares intervalles de repos. Cependant il recouvre définitivement le calme et la santé en 1658, et mourut à Bordeaux le 21 avril 1665.


Voilà donc des cas nombreux, — et j’aurais pu multiplier les citations, — où la possession de l’homme par le démon est indiscutable.

Possédés actifs, possédés passifs, les uns et les autres sont nombreux au dix-neuvième siècle, comme au moyen-âge, comme à certaines époques troublées où le diable voit sa chaîne s’allonger dans des proportions effrayantes. J’ai expliqué tout à l’heure (page 838) la distinction entre ces deux genres de possession. Aujourd’hui, les mœurs et la situation politique des états ont changé ; le rôle bienfaisant de l’Église a été partout restreint, de sorte que les cas de manifestation du surnaturel diabolique paraissent presque disparus, aux yeux du vulgaire. On s’imagine, dans le public, que l’ère de ces manifestations infernales est close, ou à peu près ; c’est là une grave erreur. La vérité est que les possédés sont généralement ignorés. En effet, nous avons affaire à une prétendue science matérialiste qui nie de parti-pris le surnaturel et qui ordonnera des drogues, quand ce sont les exorcismes qui sont indispensables : un possédé passif se réfugiera donc dans les milieux où l’action divine seule, par le ministère du prêtre, pourra le débarrasser de son mal, contre lequel la médecine humaine est impuissante. Quant au possédé actif, bien qu’il n’ait plus à craindre de nos jours le bûcher, il ne se montre pas non plus à la foule ; car, Dieu merci, le luciférianisme n’est pas encore devenu la religion de l’État, et messire Satan se garde bien d’effaroucher le peuple et le déclare du reste inapte à recevoir sa lumière ; aussi est-ce dans les triangles palladistes, chez les old-fellows de la seconde classe, chez les satanistes indiens, chinois, américains, en un mot, dans toutes les sociétés d’occultisme pratiquant, même en Europe, même au cœur de Paris, qu’il faut aller chercher, pour les voir à l’œuvre, les magiciens et les sorcières du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire les possédés actifs contemporains. .

Or, sauf la question de publicité des manifestations du surnaturel diabolique, nous sommes exactement au même point qu’au temps de Simon le Mage et d’Urbain Grandier. Et c’est pourquoi il est d’un haut intérêt d’étudier, sans se laisser émouvoir par l’absurde haussement d’épaules des sceptiques, l’obsession et la possession, envisagées au point de vue médical. Je vais plus loin : celui qui écrit ces lignes se fait fort de donner, quand on le voudra, la démonstration pratique de sa théorie, c’est-à-dire de prouver, envers et contre la Salpêtrière, et cela au moyen d’un sujet quelconque, la différence absolument capitale qui existe entre la possession et l’hystérie ou la folie.

La possession, de nos jours aussi bien qu’autrefois, s’opère de plusieurs façons.

Ou bien elle a lieu brusquement et n’est qu’éphémère, et il peut arriver qu’on ait été possédé sans le savoir ; on est alors inconscient ; on accomplit une mauvaise action, en ayant perdu pendant quelque temps la conscience, la notion du bien, du devoir ; artiste, on aura exécuté une œuvre abominable ; écrivain, on aura écrit des pages impies, qu’on regrettera amèrement ensuite. Personne, je crois, ne peut répondre de n’avoir jamais été en proie à une aberration de ce genre, et l’on cite tout bas de bons catholiques, des meilleurs, qui ont eu de ces défaillances, lesquelles autrement seraient inexplicables. Cette possession de courte durée, et qui cesse sans exorcisme, par la grâce de Dieu touché d’un instant de repentir, se constate fréquemment. C’est à son propos que l’Église, en citant le cas de saint Théophile acceptant de renier sa foi, dit : « Alors Satan entra en lui et renia par sa bouche le Christ et sa Mère. » C’est, en effet, le diable, qui, mettant à profit la défaillance de cet homme jusqu’à ce moment si pieux, est entré en lui, et c’est lui, démon, qui a renié.

D’autres fois encore, la possession est subite, sans qu’il y ait en faute même vénielle commise, et elle se prolonge avec plus ou moins de ténacité de la part du démon. Le possédé, étant innocent, n’a pas à se repentir ; pourtant, le diable, qui a sauté sur lui à l’improviste, qui s’est emparé de sa personne, homme ou femme, et s’y est installé, ne veut plus déloger, et, pour le faire céder, les exorcistes sont contraints à entamer de véritables luttes. Tel est le cas des ursulines de Loudun, qui avaient simplement reniflé le parfum de quelques roses, ignorant qu’elles étaient ensorcelées ; cas de possession absolument passive.

Dans d’autres cas, enfin, le possédé est un impie invétéré, qui a pris depuis longtemps le soin de tapisser lui-même l’intérieur de sa con science de méchants actes, de mauvaises pensées, d’irréligion et de toutes sortes d’infamies. Tel devait être, par exemple, le fameux Ravachol, que les médecins se sont accordés à déclarer parfaitement en possession de sa raison, qui a été condamné comme criminel, mais qui n’était certainement pas un criminel ordinaire, naturel, si j’ose m’exprimer ainsi, et qui a marché tranquillement à la guillotine, en chantant des horreurs, comme Grandier allant au bûcher ; car personne n’a oublié l’abominable chanson, blasphématoire au plus haut degré contre Dieu, que cet anarchiste modulait gaiement au moment même où le bourreau allait lui trancher la tête. Je suis convaincu que, si Ravachol, au lieu d’être examiné par des médecins, l’avait été par des exorcistes, on aurait reconnu dans son cas une possession des mieux caractérisées.

Ces prolégomènes donnés, nous pouvons maintenant étudier la possession, comme nous avons étudié l’hystérie. Essayons donc d’employer la méthode scientifique pour la décrire, l’analyser en médecin, et dressons, si nous le pouvons, le tableau clinique de cette prétendue maladie.

Eh bien, ici, dès le premier abord, tout va nous manquer sous les pieds, quelque effort que nous fassions ; et nous aurons beau forcer, les analogies, torturer les mots, tenter des rapprochements extraordinaires, il nous sera impossible de classer le possédé parmi les malades, ni de catégoriser la possession dans les névroses, de quelque façon que nous nous y prenions. Et cela seul est une preuve de sa spécialisation.

Cherchons, en effet, dans la possession, ce que l’on doit tout d’abord chercher dans une étude de ce genre, l’hérédité et l’étiologie, — ce que nous avons si nettement et si facilement trouvé au début de notre étude sur l’hystérie.

Les ataves ?… Où sont-ils, je le demande, les ataves pathologiques du possédé ? Où sont-ils, les ancêtres dont l’état de santé précaire a prédisposé le sujet et amené chez lui, en quelque sorte forcément et fatalement, cette maladie de la possession, dont l’obsession ne serait qu’une forme fruste, qu’une période d’incubation, pour ainsi dire ? car c’est bien là, n’est-ce pas ? la forme de l’objection des gens de science anticatholique… Où les névrosés ? les tarés ? les alcooliques de tout à l’heure, originels de toutes les dyscrâses ? où les minus habentes physiologiques, précurseurs de l’état morbide qu’ils causent et qui, dans leur descendance, les reproduit et les suit ?…

Nous avons beau chercher ; nulle part nous ne trouverons, dans l’économie humaine, la cause ancestrale héréditaire, le fumier morbide, le tronc pourri qui doit porter l’arbre de la possession, le nourrir, lui faire pousser des bourgeons en une suite ininterrompue de sève maladive et adultérée.

Du fumier ?… Peut-être, cependant, en rencontrerons-nous, mais seulement chez le possédé actif, chez le magicien, le sorcier, et encore à titre rare, exceptionnel ; mais, en tout cas, pas du fumier morbide, ni pathologique ; c’est dans l’ordre psychologique, et non physiologique, qu’il nous faut l’aller chercher. Ce fumier moral va mieux encore nous faire comprendre, par l’analogie forcée, par le rapprochement voulu et la comparaison symbolique entre le matériel et le moral, les dissemblances, les complètes distinctions qui existent entre la maladie du corps, d’une part, chose tangible et concrète, et la maladie de l’âme, de laquelle encore nous ne connaissons rien, en tant que médecin.

Le possédé actif a peut-être des ataves, des parents ou grands=parents, mais dont la maladie aura surtout été morale et non matérielle, intellectuelle et non physiologique. Chez eux, l’impiété, le protestantisme à outrance, la haine juive contre le Christ, le paganisme, l’irréligion sous ses différentes formes connues ou inconnues, auront peut-être préparé une génération démoniaque, possessible en tout cas, mais pas possédable fatalement ; et ici s’arrête l’analogie déjà si forcée. Bien mieux, la maladie morale ne se transmet pas obligatoirement par descendance directe : si Sophie tient son art diabolique de son père, Urbain Grandier fut magicien par son oncle ; il y aurait donc, non hérédité, mais effet de relation. Allons plus loin, et nous constaterons ceci : tandis que l’atave hystérique engendrera une descendance fatalement névrosique à formes frustes ou classiques, mais maladive, quoi qu’il advienne et quoi qu’on en ait, l’impie à outrance n’aura pas cette fatalité dans ses enfants ; le libre arbitre sera toujours là, chez la descendance, pour la préserver des effets secondaires de la tare morale des ascendants.

Le descendant d’impie, quelque prédisposant et quelque grave qu’ait été l’état moral de ses précurseurs, ne sera jamais, pour cette raison, possédé ni même obsédé ; et s’il l’est, à l’attaque insinueuse ou violente, en tout cas non fatale, il pourra toujours répondre par la lutte et la victoire, l’Église venant à son aide ; bien différent en cela de l’hystérique, qui est un passif, un fatal, un corollaire découlant forcément du théorème, né de lui et sans défense contre lui.

Donc, dissemblance absolue, irrémédiable, opposition complète de ce côté entre l’hystérique, c’est-à-dire le malade, et le possédé.

Cherchons maintenant, dans le tempérament même du sujet, ou dans l’éducation, dans le milieu, les intima ou les circumfusa.

Tandis que nous connaissons si admirablement le tempérament, l’aspect, la physionomie de l’hystérique’ ; tandis que nous avons pu le synthétiser, le concréter, en quelque sorte le photographier ne varietur ; tandis qu’à la vue seulement de l’homme nous avons pu, avec une précision mathématique, nous écrier : « Voilà bien un hystérique », et que nous ne nous sommes pas trompé, que trouvons-nous pour caractérise ? le possédé, pour nous le désigner avec une absolue certitude ? Rien ; et surtout, rien de cette physionomie spéciale, de cet habitus corporis pathognomonique, qui distingue singulièrement l’hystérique entre tous ?… J’ai beau chercher, je ne trouve rien ; et ici encore je me vois obligé de procéder par analogie forcée et de fouiller dans le côté moral et immatériel, dans les passions tristes, ce que je ne trouve pas dans le côté physique et matériel, dans l’état de la santé du sujet.

L’hystérie, bien au contraire, m’a offert, on l’a vu, une symptomatologie nombreuse, abondante, considérable, tumultueuse même, en laquelle les signes s’accumulaient, se pressaient, s’étageaient des uns sur les autres, dans lesquels je n’avais que l’embarras du choix pour ma séméiologie, pour trouver mes caractéristiques. J’ai vu, pas à pas, la névrose s’installer et être en instance d’éclat ; j’ai pu prédire l’heure, la minute précise, la forme même de cet éclat, quelque protéique au premier chef que soit la maladie ; je l’ai, en un mot, diagnostiqué dans son étiologie, son incubation, son évolution ; mais il m’est impossible de me livrer à cette même étude, de disséquer de la même façon la possession. Si je veux quand même un parallèle, des analogies, je serai obligé de dire : « L’homme impie, le protestant forcené, le juif haineux, le païen bestial, c’est-à-dire l’individu dont l’état d’âme peut être à la rigueur comparé à l’état de corps de l’hystérique, celui-là est évidemment une proie facile ou démon et peut devenir possédé, après avoir été obsédé tout d’abord ou non. » Mais rien d’absolu ne ressortira de cette comparaison ni de l’ensemble des faits que j’aurai énoncés ; et c’est là tout ce que j’aurai découvert au point de vue atavique, étiologique, causal primitif ou secondaire, immédiat ou médiat, en ce qui concerne la possession.

La possession n’est donc pas une maladie. Donc, chez le possédé, pas d’atavisme, pas de prédisposition physique, pas de tempérament, rien qui ressorte de l’anatomie ou de la physiologie du sujet, rien de maladif, en un mot.

Aussi, voyons-nous le possédé être indifféremment gros ou gras, ou étique et maigre, jeune ou vieux, homme ou femme, enfant enfin. Tantôt, c’est un fort gaillard de la campagne, d’esprit borné ; une servante ignorante, des champs. Tantôt c’est un subtil, un intelligent, un lettré de la ville. Croyants ou incrédules, sots ou spirituels, tous sont ou peuvent être pris ; le diable ne choisit guère ou fait un choix qui nous échappe et qui est étranger au physique de la créature, sa victime. Il obsède et possède pour des raisons que Dieu seul connaît et que, lui, démon, n’entrevoit que si Dieu le permet. Chez aucun de ceux qu’il prend ou essaie de prendre, l’état de santé n’est une cause déterminante ; cela, il n’est pas un médecin catholique ayant observé divers cas de possession qui ne le dira avec moi, et c’est là le point capital.

Il n’y a pas non plus, chez le possédé, de phénomènes prémonitoires pathologiques ; il n’existe pas pour lui une symptomatologie, qui, lorsqu’elle se manifeste, permette de dire, avec quelque apparence de raison et de certitude : « Cet homme sera possédé tout de suite, dans quelques instants, ou demain », comme on le dit, sans se tromper, d’un hystérique.

On naît névrosé et fatalement hystérique, on ne le devient pas, tandis qu’on devient possédé.

L’hystérique est et reste le même toujours et à toute l’échelle ; nous le connaissons, depuis le pseudo-spirite du genre de Sundström, que j’ai cité, jusqu’à la fille banale et ignorée de nos hôpitaux de névrosés modernes ; nous l’avons déjà côtoyé et désigné, après l’avoir facilement reconnu. C’est toujours le même aspect du malade qui exécute les mêmes jongleries nerveuses naturelles, où rien de supranaturel n’intervient et ne se conçoit ; c’est toujours, par le fait, la même maladie. Bien au contraire, tout est différent dans la possession ; le lecteur l’a déjà compris par les divers exemples officiels, authentiques, déjà énumérés, et je vais à présent le lui faire toucher du doigt. Car, pour combattre efficacement à notre époque l’erreur matérialiste avec laquelle on s’efforce d’aveugler l’humanité, il faut surtout établir scientifiquement ceci, qui est la vérité pour le médecin catholique : « La possession n’est pas une hystérie, et réciproquement. »


D’abord, pour continuer avec fruit mon étude analytique du possédé, il me faut répondre à ceux qui prétendent que le possédé n’existe pas et qui ont imaginé ceci, qu’ils prennent pour un argument : « L’Église, disent-ils avec superbe, s’est trompée et se trompe ; il n’y a pas de possédé ; l’Église est encroûtée dans l’ignorance. » On a osé, l’on ose dire cela.

Eh bien, cela est inepte, tout simplement ; et rien n’est plus aisé que de déblayer le terrain d’une aussi insolente objection.

L’Église, d’abord, en tant que corps, en tant que doctrine, n’est pas ignorante et ne peut l’être, puisqu’elle est directement inspirée par Dieu lui-même, dont elle est l’émanation directe aussi, et qui est, lui, le foyer suprême de toute science.

Il serait par trop facile de citer des milliers et des milliers d’exemples de l’omniscience de l’Église ; mais ce serait sortir du cadre de cet ouvrage de vulgarisation. Bornons-nous à jeter un rapide coup d’œil sur la Rome chrétienne. Comment trouvez-vous, dites-moi, cette admirable direction que, depuis la rédemption du monde, l’Église a imprimée à la société ? Prenez l’histoire de la Papauté entière, et voyez s’il n’y a pas, dans toute la conduite des successeurs de Pierre, comme une sorte d’omniscience de ce qui est, une prescience de ce qui sera, devant laquelle le diable et ses suppôts sont obligés de venir s’incliner, même à l’heure présente.

Rappelez-vous seulement certains événements récents ; envisagez ce monde impie, libre-penseur, athée, contempteur de Dieu et de son Église ; pensez à ce saint vieillard opprimé, dépouillé, enchaîné politiquement. « Enfin ! le monde vient donc d’échapper à l’Église, clament les Pike et les Lemmi depuis le 20 septembre 1870 ; le monde est libre, l’heure de Lucifer est proche. » Clameurs insensées que celles-là !… Au moment même où l’univers troublé, incohérent, inapte à se diriger, semble avoir perdu la tête et ne sait plus comment s’orienter, lui, le saint vieillard, à demi soulevé sur le siège auguste du chef des Apôtres, étend le bras et prononce quelques mots. Aussitôt, le monde entier remue, qu’il soit païen ou catholique, incrédule ou croyant, et les puissants du jour, ceux mêmes qui ont la force et qui le tiennent captif, sont obligés de venir s’agenouiller devant lui, le sabre abaissé, le casque du guerrier à la main. Et ils lui mendient quoi ? sa force ? non, car son bras est débile, son corps aussi ; sa puissance matérielle ? non, car il n’est rien comme souverain temporel. Mais ils lui mendient cette science, cette omniscience absolue, cette infaillibilité dogmatique et pratique, spiri tuelle, lumineuse pour toutes les questions non seulement religieuses, mais sociales (car il n’y a pas de société sans religion), qui fait que, sachant, il prévoit, sous l’inspiration de Dieu. Il sait où va le monde et comment il faut le diriger.

Oui, celui-là sait tout, on peut hardiment le dire. Lorsque le monde est embarrassé, il n’a qu’à s’adresser à lui. Alors, le Vicaire du Christ a bientôt fait d’indiquer la route, simplement et avec la majestueuse grandeur de la modestie. Et lorsque le monde l’écoute, tout va bien ; lorsque le monde méprise ses avis ou les oublie, tout va mal. Et tant que le monde sera monde, il en sera ainsi.

Cela prouve que le Saint-Père, que l’Église catholique a la science, non cette science de détail, qui consiste à ergoter sur des mots et que nous autres, pauvres humains, nous pratiquons, mais cette science vaste des ensembles, des synthèses, qui quelquefois, souvent même, défie notre analyse, mais n’en est pas moins, qu’on le veuille ou non, toute la science et la science de tout.

Lorsque l’Église parle, ce n’est pas une parole humaine qu’on écoute, c’est la parole du verbe lui-même qui est Dieu.

Ceux qui osent conclure à l’ignorance de l’Église, — repoussons du pied cette objection, — n’ont même pas lu les œuvres scientifiques des écrivains ecclésiastiques, prêtres ou religieux. S’ils parcouraient le premier catalogue de librairie venu, ils verraient que le clergé, loin de dédaigner les conquêtes du progrès humain, s’y passionne, et que, dans toutes les sciences, ce sont toujours des prêtres que l’on trouve aux premiers rangs.

Je poursuis mon étude, et je reviens au possédé. Chez lui, avons-nous vu, pas d’ancêtres, pas de tempérament nécessaire, pas d’idiosyncrasie, pas de phénomènes prémonitoires, mais invasion brusque, avec ou sans obsession préalable.

Voici, par exemple, un enfant, petit garçon ou petite fille, que rien ne prédisposait la possession. L’enfant est indemne de toute tare pathologique, lorsque tout à coup le diable s’empare de lui. Pourquoi ? Là est le mystère ; nous ignorons les desseins de Dieu, nous ne pouvons approfondir. Médecin, je me borne à constater. Le cas est moins rare qu’on ne le croit.

Un jour, à travers champs, à l’école, même quelquefois à l’église, l’enfant s’arrête tout à coup ; dans ses jeux, son étude, sa prière ; il lui semble que quelque chose d’étrange commence à se passer en lui. Effaré, étonné, il jette autour de lui des regards anxieux ; sa petite tête, blonde ou brune, s’incline comme sous un poids qui vient de la plier, peut-être aussi en signe de désespérance, ou encore de soumission inconsciente à la terrible épreuve permise par Dieu… Qui sait ?

L’enfant, en effet, remarquez-le bien, est surtout naïf. S’il connaît Dieu, c’est à peine s’il connaît le diable ; il en a entendu parler assez peu et comme en passant. Il n’a appris encore que les premiers éléments de l’instruction chrétienne, et il n’a évidemment assisté, ni dans sa famille ni ailleurs, à des dissertations ou des controverses sur la puissance des démons ; du reste, il n’y aurait rien compris.

Chez lui, donc, pas d’idée préconçue, pas de précédent qui puisse donner lieu à une hallucination. Son état moral est intègre ; c’est celui d’un enfant qui, en ce moment, pense à l’heure présente, mais ni à hier, ni à tout à l’heure, ni encore moins à demain. Encore, il ne parle pas de ce qui vient de lui arriver, parce qu’il ne sait ni ne comprend ; inhabile à analyser ce qu’il éprouve, incapable de juger, c’est à peine s’il songera tantôt au malaise pourtant bien caractérisé qu’il a ressenti passagèrement et pour la première fois.

Cependant, ces malaises continuent, indéfinissables, vagues ; sans rien noter de précis, l’enfant sent qu’il n’est déjà plus lui-même, mais comme la proie, la chose de quelqu’un. Il a conscience de frôlements, d’attouchements invisibles ; quelquefois déjà il reçoit des coups, qu’il accuse et dont il porte les traces, venus on ne sait d’où. Si dès lors il se plaint, le médecin, appelé en toute hâte, — et qui n’y entend rien, pour peu qu’il se laisse influencer par les idées fausses de l’école matérialiste, — hoche gravement la tête, prononce quelques mots, rassure la famille, tout en réservant son diagnostic et son pronostic ; puis, il s’en va, oubliant, sitôt sorti, son petit malade, pour ne pas penser encore au malade qui suivra, qu’il va voir, mais après avoir ordonné la potion anodine habituelle, sans action quelconque : « Alcoolature d’aconit ; vi gouttes, dans un julep gommeux. »

Le lendemain, l’enfant est mieux ; c’est là une des ruses familières du diable, cherchant à faire croire à une indisposition naturelle de sa victime.

Mais voilà que tout à coup, maintenant, quelque chose apparaît à l’enfant, quelque chose qu’il voit, à n’en pas douter ; et ce quelque chose, c’est quelqu’un. Et ni l’enfant ne se trompe, ni il n’est halluciné. Ce n’est ni un spectre, ni un squelette, ni une bête affreuse ; c’est quelqu’un, une personne en chair et en os, comme vous et moi. Il la voit, assise à ses côtés, ou debout devant lui, le regardant avec pitié ou intérêt. Parfois, cette personne inconnue lui adresse la parole, doucement, sur un sujet banal, puis disparaît, laissant l’enfant étonné, mais non effrayé ni même inquiet. Puis, la personne revient. L’enfant s’y habitue peu à peu, et finit par l’appeler son bon ami, son camarade, suivant l’aspect que l’autre prend ou a pris.

Il n’en a encore rien dit à personne ; mais papa ou maman trouvent quelquefois, le soir en déshabillant l’enfant, dans ses poches, des objets, principalement des jouets, de provenance inexplicable. C’est le bon ami qui a donné cela à l’enfant. Et la maman le gronde d’avoir accepté des cadeaux, comme cela, d’un inconnu ; sans défiance elle-même, elle ajoute assez souvent : « Au moins lui as-tu dit merci, à ce monsieur ? »

Cependant, un jour, l’enfant revient au logis ; il a eu peur. Son ami lui a proposé quelque chose d’inavouable, à quoi d’ailleurs il n’a rien compris, sentant seulement d’instinct que c’est mal. On lui a appris une chanson ordurière ou des mots grossiers, impies. Tout ému, l’enfant frissonne et est pris d’un peu de fièvre. Nouvel appel et nouvelle visite du médecin ; l’éternelle potion d’aconit intervient encore une fois. Régulièrement, cette fois encore, l’enfant guérit, et le médecin rayonne ; il se prend pour un sauveur. Nul, ni parents, ni médecin, ne soupçonnent le diable, auquel ni les uns ni les autres ne croient guére, dans le quartier et même dans la famille.

Alors, pourtant, la situation s’aggrave. L’autre, qui est une brute, ne se contraindre pas plus longtemps : la lutte commence.

Le diable est définitivement entré et installé dans l’enfant ; celui-ci, désormais, ne reverra plus son bon ami, qui a subitement disparu. Mais, à partir de ce moment, l’enfant ne sera plus le même ni lui-même, et des phénomènes étranges vont se dérouler par lui et à cause de lui.

Chose curieuse à noter en premier lieu, les animaux domestiques le fuiront, sans qu’on puisse expliquer pourquoi. Le chien s’éloignera, la queue basse, en hurlant de détresse, lui d’ordinaire si camarade, si doux, si patient avec l’enfant, au point de se laisser tourmenter, martyriser, pendant des heures, sans se fâcher, sans mordre et sans même aboyer ; ou bien, alors, au passage, il se jettera brusquement sur l’enfant et le mordra, sans être enragé et sans motif aucun. Quant au chat, il soufflera à son approche et hérissera son poil, s’arc-boutant, terrifié. Il semble que, dans ces circonstances, les animaux ne s’y trompent pas, eux, comme s’ils flairaient le Maudit.

Toutefois, la prise directe de corps est, en général, moins prompte, et est retardée souvent jusqu’après la première communion. D’ici là, le diable va mettre tout en œuvre pour la lui faire faire mauvaise. Distractions continuelles pendant le catéchisme, plaisirs coupables, horreur du prêtre et moqueries à son adresse, le diable lui procurera tout, lui inspirera tout, mille méchancetés, confessions incomplètes et sans le moindre repentir, préparation déplorable ; on juge dans quel état d’âme l’enfant s’approchera de la Sainte-Table ; on pense quelle influence décisive va avoir alors cet acte capital de la vie de l’homme, bien ou mal accompli, et l’on voit avec quelle habileté vraiment infernale le maudit prépare son terrain, ensemence la terre qu’il veut faire sienne, jusqu’au sacrilège abominable, inclusivement. Dans ces conditions-là aussi, on comprend combien la pleine possession sera fatale et irrémédiable presque, si l’on n’y met pas ordre avec vigueur et promptement.

Mais nous avons pris d’abord l’enfant avant sa première communion ; continuons ainsi est exposé.

Ce que l’on appellerait médicalement « la période d’incubation de la maladie », et qui n’est au demeurant qu’une des formes de l’obsession, dont la durée a été plus ou moins longue, avec des alternatives de répits, vient donc de se terminer. Rien dans l’aspect extérieur de l’enfant n’annonce l’état intérieur ; son système nerveux est calme, intact ; ses fonctions physiologiques s’exécutent normalement. Il mange, boit et dort, comme d’habitude. Rien ne parait, si ce n’est une sorte de flamme extraordinaire qui par intervalle lui passe dans les yeux, dont le regard est, à ce moment seul, étrangement changé.

Par intervalles aussi, l’enfant surprend tout le monde, par un mot lâché, une phrase dite, une pensée révélée brusquement, qui a trait à un ordre de choses bien supérieur à ses études, à ses conversations ordinaires de la vie, à ce qu’il a pu apprendre par audition ou lecture. Le maître ne lui a pas fait encore décliner « rosa, la rose » ; l’enfant est, par conséquent, bien loin d’aborder le grec ; il ne se doute certes pas que Xénophon a existé et a écrit l’histoire de la retraite des Dix-Mille ; et voilà que tout à coup, à propos de rien, il y fait allusion et en récite un passage, qui tombe juste avec la conversation de grandes personnes, à laquelle il assiste ; et cela, je le répète, à brûle-pourpoint, tandis que lui, à qui nul ne prenait garde, jouait aux billes sur le tapis de la chambre, où ses parents causent avec des amis en visite chez eux.

On relève la tête ; on est surpris, étonné, stupéfié. « Mais qui t’a appris cela ? » interroge papa ou maman. L’enfant reste sans répondre ; il n’en sait rien lui-même et ne cherche pas à savoir, d’autant mieux qu’il n’y a pas lieu pour lui de faire appel à son souvenir. Il est là, interdit, incapable de se juger ; être sensitif avant tout, il n’a pas encore d’étonnements, parce qu’il n’a encore pas aussi la notion exacte des choses extraordinaires dans le domaine intellectuel. Au surplus, il est déjà retourné passionnément à ses billes.

Cinq minutes après, personne ne se rappelle plus l’incident et nul n’y repense, si ce n’est pour dire : « C’est un enfant précoce ; il aura appris cela par hasard sur le livre laissé ouvert par son grand frère », etc., etc… Appris le grec, n’est-ce pas, et lu cette langue ? lui qui ne lit encore qu’incorrectement le français !… Mais l’esprit humain est ainsi fait, qu’il se satisfait quelquefois des explications les plus étonnamment singulières et ne prête aucune attention à des faits déconcertants pourtant, alors qu’au contraire la moindre vétille l’arrête, d’autres fois, et qu’il passe des heures à abstraire des quintessences, à ferrer des cigales, à divaguer sur des aberrations.

Ce n’est pas tout. Quelque temps après ce premier incident ou tout autre du même ordre mystérieux, l’enfant, à propos de rien, se met à vomir des ordures. Ce n’est plus du grec, à présent, c’est du français, mais du français de ruisseau. Des mots ignobles sortent de sa bouche, des descriptions d’actes, que, évidemment, il ne peut avoir ni vus ni lus, ni par conséquent retenus. « Baste ! conclut la famille, rebelle à comprendre, dans son ignorance ou son oubli du surnaturel diabolique ; baste ! quelque paysan grossier, quelque vil charretier aura passé sur la route, devant la grille du jardin, en sacrant et jurant, et Bébé, vrai perroquet, aura tout retenu ! » Et l’on gronde l’enfant, pour la forme, bien entendu ; car, au fond, on n’est nullement épouvanté. N’est-ce point là, en effet, se dit-on, une nouvelle démonstration de l’intelligence précoce de l’enfant gâté ?

Par ces quelques exemples, pris entre cent, on voit ce qui se passe au moment de la possession chez l’enfant, ou ce qui peut se passer dans le domaine intellectuel.

Ce qu’il convient de noter en ceci, c’est la conscience parfaite du jeune possédé. Ces mots, il ne les dit pas sans s’en douter : il n’est pas le moins du monde, en effet, un automate absolument inconscient ; tel l’hystérique, qui a eu sa crise et ne se rappellera rien à sa sortie ou à son réveil. La différence est sensible, énorme, dans ce qui nous occupe ici. L’enfant possédé n’a pas de crise, dans le sens hypnotique, somnambulique, hystérique, du mot. Il est automatique, mais conscient ; c’est-à-dire qu’il est impulsif résistible ou irrésistible, en ce sens que quelque chose d’intime le pousse tout à coup à proférer certaines phrases ou certains mots, poussée à laquelle il résistera ou ne résistera pas. Mais il sait, somme toute, qu’il dit quelque chose ; il se rappelle qu’il a dit et ce qu’il a dit. La seule distinction est qu’il ne sait et ne comprend pas le sens de ce qu’il dit, ni comme idée, ni comme portée. Il dit, et c’est tout.

La connaissance réelle de la mise en œuvre des facultés d’élocution, le souvenir, la possibilité de résister ou de ne pas résister, telles sont les conditions toutes spéciales, les signes pathognomoniques, qui séparent notre enfant sain d’un enfant malade, notre jeune possédé d’un hystérique, d’un hypnotisé. Elles sont capitales en l’espèce, en le voit.

Après l’ordre intellectuel, passons en revue l’ordre physique.

J’ai dit que l’enfant possédé jouissait de la plénitude de sa santé, et que, par conséquent, rien ne pouvait le faire confondre avec un malade en temps ordinaire ; et cela est la règle. Il ne faudrait pas en conclure, cependant, ni en induire que la possession diabolique met l’enfant à l’abri de la maladie. Évidemment, il n’en est rien. Et c’est là encore un des points principaux de dissemblance bien caractérisée, d’opposition absolue entre l’hystérie et la possession.

L’hystérie, — ceci est une règle (presque sans exception) d’observation médicale, — est une maladie qui met en général à l’abri des autres maladies. Cette maladie du système nerveux est, pour ainsi dire, une patente de santé, une libre pratique de bien porter. Cela est curieux, sans doute ; mais c’est la vérité. L’expérience le prouve surabondamment.

L’hystérique, — et nous allons ici le retrouver tout entier, tel que nous le connaissons, — n’est à peu près jamais sérieusement malade de ce l’on appelle une maladie mettant au lit, avec l’existence en danger ; mais, par contre, il est toujours insupportable, toujours mal portant, toujours comme à l’agonie (il le croit, du moins) ; et il éprouve les sensations nettes de ces états, au point de s’y méprendre, au point de tromper quelquefois ceux qui l’observent. En définitive, à force de mourir tous les jours, il ne meurt jamais ; il finit par compter, en sa vie, les jours où il a été obligé de rester au lit… Et quelle symptomatologie, pourtant !… Dans son imagination, le cancer, la phthisie sous toutes ses formes, la méningite, ne l’abandonnent pas à chaque minute, il en meurt, il semble y succomber ; il en a les souffrances, les angoisses, les affres ; il en est le martyr, mais pas l’exécuté… En résumé, il se porte comme un charme ; au point de vue des lésions, ses maladies sont imaginatives, jusqu’à la douleur qu’il éprouve tenace, pénétrante, terrible parfois, et que pourtant, pas plus que la maladie, il n’a en réalité.

Le lecteur connaît trop l’hystérie, par la longue description que je lui en ai faite, pour que j’aie besoin de lui mettre les points sur les i de nouveau, d’entrer encore dans des détails et de m’appesantir sur des faits qui lui sont maintenant familiers. Il les comprend, en saisit la raison et les causes, et il me suffit de les lui signaler d’un mot, de les-lui remémorer en passant.

Eh bien, tandis que l’hystérique n’est jamais malade dans le vrai sens du terme, par contre le possédé, dont le système nerveux est indemne, peut être malade comme tout le monde, et, lorsqu’il l’est, il l’est en réalité, sa santé subit une véritable atteinte, son existence peut être compromise. Mais, dans ces cas, sa maladie revêt un caractère spécial, prend une forme sur laquelle il me faut m’arrêter un instant.

Prenons, par exemple, la méningite, cette horrible et si meurtrière maladie. La méningite, pour les enfants, c’est la mort, en effet, et il est facile de comprendre pourquoi. La méningite est tout simplement une forme de la phthisie, la forme tuberculeuse localisée dans le cerveau sur ses membranes d’enveloppe les méninges, si délicates et si sensibles ; et d’avance l’on comprend qu’il ne peut y avoir guérison en ce cas. Je m’explique.

La tuberculose est une maladie générale, occasionnée par l’absorption d’un bacille spécial qui, en se développant, produit des lésions dans les différents tissus où il s’est installé et où il prospère. Ces lésions sont les tubercules, qui peuvent être nombreux ou rares, confluents ou discrets ou « pleuvoir » en quelque sorte dans un tissu.

Toujours, le tubercule : ou subit la dégénérescence crétacée, c’est-à-dire se durcit, et alors c’est la guérison ; ou bien se ramollit, tombe en putrilage, laisse à sa place, en s’éliminant, un trou, une caverne, qui, elle aussi, peut se cicatriser, et alors encore c’est la guérison. Mais, pour que cette guérison puisse s’effectuer, il faut que les tubercules crétacés ou les cavernes cicatrisées n’aient pas été ou ne soient pas en assez grand nombre pour envahir totalement l’organe malade, en adultérant définitivement ses tissus et, partant, ses fonctions. Cela se conçoit sans peine : une feuille de papier, pleine de nœuds en reliefs, de callosités, ou criblés de trous, n’est plus une feuille de papier et ne peut en remplir les fonctions. Cela revient à dire que la guérison n’est pas possible, si cette guérison est la mort, c’est-à-dire si la cessation de la maladie ne s’obtient qu’au détriment de l’organe, ou encore que la guérison est impossible lorsque l’organe tuberculeux est de nature si sensible, est si indispensable à l’économie dans son fonctionnement intégral, que la moindre atteinte qui y est portée amène la mort.

Or, précisément, c’est là le cas des méninges. Intimement liées au cerveau qu’elles recouvrent et protègent, la moindre de leurs inflammations, la moindre lésion bacillaire dont elles sont le siège se répercute aussitôt sur le cerveau, et c’est la mort. La présence seule du tubercule, l’inflammation, dont il est le centre, suffit, et la marche de la maladie vers l’issue fatale est tellement rapide, tellement foudroyante, lorsqu’il y a confluence, que la mort arrive bien avant la cavernisation, qui elle-même, en tout cas, serait la mort bien plus évidemment.

Méningite est donc, on le voit, et fatalement, synonyme de mort ; cela parce que, tandis que les poumons, le foie, peuvent à la rigueur fonctionner et sont compatibles avec l’existence, même partiellement malades ou immobilisés fonctionnellement, et ne sont pas des éléments absolument « nobles », dans le sens strict du mot, les méninges, au contraire, ne supportent pas la moindre altération toxique ou septique, telle que la bacillaire, par exemple, c’est-à-dire pas la moindre altération de la nature de celles qui permettent l’inflammation.

Méningite, carreau, tumeurs blanches, enfin phthisie pulmonaire, c’est-à-dire tuberculisation cérébrale, abdominale, osseuse et pulmonaire, telles sont les grandes formes essentielles des maladies les plus communes à l’enfance, occasionnées par la tuberculose consécutive à la pénétration dans l’économie du bacille de Koch, et qui tuent ou dont l’enfant guérit avec ou sans estropiation consécutive, suivant l’impor tance de l’organe atteint, suivant aussi une symptomatologie dont il me faut parler, diverse encore suivant l’organe ou les organes atteints.

En ce qui concerne plus spécialement la méningite qui nous occupe, cette symptomatologie est la suivante :

Quelque temps avant que la maladie ne se déclare ouvertement, l’en faut est « déjà pris » ; au moment où personne ne s’en doute encore, il est déjà tellement atteint qu’aucune puissance humaine ne saurait lui donner la guérison ; et néanmoins, il est, mais en apparence seulement, plein de vie et de santé. Et c’est là le côté affreusement terrible de la méningite, le côté odieusement paradoxal. Mais alors déjà la maladie, si elle échappe à l’œil tendrement vigilant de la mère, n’échappera pas à celui du médecin exercé. Il a reconnu chez l’enfant certains troubles prémonitoires : une pâleur insolite alternant avec des bouffées de rougeurs intenses et fugaces de la face ; des congestions partielles, des troubles surtout pupillaires, mais qui disparaissent brusquement.

Peu à peu aussi, le caractère de l’enfant change dans son ensemble ; il s’assombrit. Au milieu de ses jeux, il s’arrête soudain ; il rougit, puis pâlit ; sa petite tête se penche, et il s’assoupit sans en avoir en conscience, s’endort d’un sommeil lourd et pesant, d’une plus ou moins longue durée. Le réveil a lieu, inquiet, avec un peu de céphalalgie, gravative, avec un point sus-orbitaire, plus spécialement. Puis, tout reprend on semble reprendre chez le petit malade ; mais la rémission est de courte durée et n’est, du reste, pas absolue. Déjà, en effet, l’appétit est perdu, l’urine devient plus rare, la constipation se montre, la tête s’alourdit, les pupilles se dilatent et restent en état de mydriase, ou se rétrécissent comme un point, jusqu’à rendre la vue impossible. L’enfant, en un mot, est profondément touché dans son économie. Les traits se tirent, la peau s’amincit ; il commence à ressembler à un petit vieux, sérieux, tandis que sur les lèvres légèrement tremblantes erre par intervalles, par une ironie qui serre le cœur de celui qui l’observe, un sourire bon, doux, presque gai quelquefois, comme un dernier rayon de soleil, de vie et d’espoir. L’enfant s’est alité.

Puis, aussi quelquefois, et comme par un miracle (hélas ! de courte durée), l’enfant se relève tout à coup et parait absolument guéri. En quelques heures, toutes traces de maladie ont disparu, et l’enfant retourne à ses jouets. Cela dure ainsi deux heures ou deux jours, et subitement tout s’écroule en deux secondes. L’enfant vient de lâcher le polichinelle qu’il tenait et s’endort ; le coma l’a saisi ; il ne s’en tirera plus. Alors, il est étendu, immobile, inconscient ; une sorte de mouvement des doigts qui se contractent plus ou moins, un « ramassage » diffus des mains sur la couverture, et c’est tout. La mort l’a surpris brusquement. Un jouet sur le tapis de la chambre, une forme vague couchée dans le berceau ou le petit lit, un pli vivant, des langes ou des habits, dessinant un geste ; c’est tout ce qui restera de lui. Il est allé continuer son rêve, à peine ébauché, dans un monde d’où l’on ne revient pas, laissant à sa mère en pleurs le souvenir de son dernier regard et de son dernier geste, qui se sont adressés à elle tous deux.

J’ai tenu à présenter au lecteur cette rapide esquisse de la méningite ; sans entrer dans les détails techniques, je l’ai dessinée aussi complète que possible, afin qu’il voie bien ici, encore maintenant, comme il l’a vu pour l’hystérie, la différence qu’il y a entre des maladies nettement connues et classées et cet état spécial qu’on appelle la possession. Avec l’hystérie, il a vu une altération fonctionnelle, purement nerveuse, sans lésions ; avec la méningite, une maladie de la substance, avec lésions, et fatalement mortelle. Encore une fois, je le demande, en quoi tout cela ressemble-t-il à la possession et peut-il être confondu avec elle ?… Et j’ai encore plus à dessein choisi la méningite tuberculeuse comme point de comparaison, parce qu’elle va m’amener plus directement à la possession.


Il est malheureusement du domaine de la pratique médicale, de se tromper constamment. Si la médecine est par elle-même une science absolue, mathématique même, en quelque sorte, qui cherche à trouver des lois, il n’en est pas de même de la pratique de la médecine. Le bon médecin de quartier, de campagne ou de ville, le praticien ordinaire, a fait, en général, de rapides études, dans le seul but d’obtenir le plus promptement possible son diplôme, lui permettant de s’établir et d’exercer ; c’est-à-dire que son unique objectif n’est pas de s’ouvrir de vastes horizons pour de nouvelles et plus profondes études, mais tout prosaïquement de se créer, disons le mot, une clientèle dont les maladies le feront vivre. Je m’empresse d’ajouter : honorablement, pour ne heurter personne ; mais, avouez-le, chers confrères, Molière n’avait pas tout à fait tort quand il critiquait, avec sa joyeuse ironie et son fin esprit français, les praticiens. En effet, le praticien n’est pas le vrai médecin ; son défaut capital est de ne presque jamais savoir poser un diagnostic ; cela est triste à dire, mais cela est.

Sur cent praticiens, il n’y en a pas trois, — vous entendez bien, trois, pas quatre, — capables de dire exactement ce qu’a le malade qu’ils soignent. J’ai, à cet égard, des faits surprenants et déroutants ; mais ce n’est pas ici le lieu de les exposer complètement.

Il me faut pourtant en dire quelques mots, ne fût-ce que pour montrer ce qu’est en réalité cette science qui se croit si forte, qui est si orgueilleuse en face de l’Église, et qu’un mot cependant pourrait faire rentrer dans le néant, auquel elle a tant de droits dès qu’elle se pose comme soutien de l’irréligion, du matérialisme, de l’impiété.

Je prendrai un exemple dans une grande ville française, à l’École de médecine de laquelle j’ai fait mes études, et je citerai le cas d’une des célébrités médicales de cette ville, médecin des hôpitaux, professeur à l’École de médecine en question, lequel soignait, depuis un an environ, le frère d’un de mes amis, phthisique. La famille, sentant le jeune homme perdu, demanda, comme c’est l’usage, une consultation, afin de pouvoir se dire qu’elle n’avait rien négligé, qu’elle avait fait tout ce qu’il était humainement possible d’accomplir.

La consultation eut lieu, je m’en souviens comme si c’était d’hier ; et je vois encore la tête du célèbre médecin, ânonnant, balbutiant, ainsi qu’un écolier récitant une leçon qu’il ne sait pas, et incapable, absolument incapable de nous poser le diagnostic précis de la phthisie qu’il soignait depuis un an, incapable, j’y insiste, de dire, en parlant de ce malade qu’il auscultait ou faisait semblant d’ausculter tous les jours : « Ici, il y a telle lésion ; ici, telle autre. Nous sommes donc en présence de telle phase de l’évolution de la maladie. »

Voilà ce que sont, ou tout au moins ce que peuvent être, des médecins des hôpitaux et de l’École, dans une des plus grandes villes de France. N’est-ce pas épouvantable, cela ? Le médecin auquel je fais allusion vit encore, d’ailleurs, et est en pleine possession de la notoriété. Il se reconnaîtra bien dans cette anecdote, à moins que plusieurs ne s’y reconnaissent ; ce qui est encore possible, car ils sont comme cela légion en ladite ville et ailleurs.

Mais j’en reviens à ma méningite.

Cette maladie est donc de celles dont le nom seul épouvante les familles, qui savent très bien à quoi s’en tenir concernant son issue toujours fatale. Aussi, quelle surveillance minutieuse de l’enfant à ce point de vue ! La plus petite migraine, le plus léger malaise, vite on fait appeler le médecin ; et bien souvent celui-ci, pour se donner la gloire facile d’une guérison étonnante, laisse volontiers croire à l’existence de la méningite.

Ah ! si les parents veillaient avec le même soin sur le moral que sur le physique de leurs enfants, tout irait pour le mieux, et, dans bon nombre de cas, il serait préférable pour eux d’aller chercher le prêtre plutôt que le médecin. Mais le prêtre ? mais Dieu ? on n’y pense qu’au moment de la mort ! On cherche d’abord à sauver, quoi qu’il en coûte, le corps, et l’on ne s’occupe de sauver l’âme qu’en désespoir de cause et comme à tout hasard. Singulière façon d’agir, n’est-ce pas ? et vraiment inexplicable.

En résumé, la méningite, cette méningite tuberculeuse dont le malin praticien a prétendu avoir guéri l’enfant, n’était pas une méningite ; il y a eu erreur de diagnostic. Ou ce n’était rien, un simple malaise passager ; ou il y avait là quelque chose d’insoupçonné, et sur quoi il nous faut nous arrêter un instant.

Vous n’êtes pas sans avoir entendu prononcer ces deux mots : fièvre cérébrale. Combien de mamans ne disent-elles pas : « Figurez-vous, mon enfant vient d’avoir une fièvre cérébrale épouvantable ; heureusement, notre médecin était là, un homme qui… un homme que… un homme dont… » Toute une litanie d’éloges de sa vigilance, de son expérience, de son talent. « Bref, il me l’a sauvé ; sans lui, mon enfant était perdu ! »

Eh bien, la fièvre cérébrale n’existe pas. Elle est d’invention maternelle ; elle est une grosse erreur encouragée par le médecin ignorant ou coupable, qui en profite moralement et pécuniairement. Je m’explique.

Nous savons que l’hystérie et la méningite ont, chacune de son côté, une symptomatologie, et qu’elles sont absolument distinctes l’une de l’autre, en ce sens que même une hystérie qui simulerait les symptômes de la méningite prouverait qu’elle n’en est pas une par le fait concluant de la guérison. Or, vous remarquerez que, ni dans l’hystérie de l’enfant, ni dans sa méningite, celui-ci ne délire, dans le sens absolu du mot. L’enfant, qui pense peu, d’ailleurs, qui est plutôt passif qu’actif, délire peu en général aussi : il a plutôt des convulsions et tombe dans le coma, état d’assoupissement plus ou moins profond ; son intelligence n’aberre pas, elle s’éteint. Eh bien, contrairement à cette règle générale et par une unique exception, peut-être, dans ce qu’on appelle vulgairement une fièvre cérébrale, c’est le délire qui prime tout. Là, tandis que dans l’hystérie et la méningite tout est calme, triste, parce que l’économie, terrassée à l’improviste, n’a pas pour ainsi dire la force de réagir en présence de la mort qui est là, au contraire, tout est bruyant dans cette prétendue fièvre cérébrale. Un grand délire, monotone, quelquefois doux avec des exacerbations terribles, telle est en deux mots la caractéristique de cette maladie qui n’existe pas, que la vraie science médicale se refuse à reconnaître. Et si maintenant nous voulons nous rappeler ce que nous avons observé de l’enfant obsédé au début de la possession diabolique, cela se rapportera tout naturellement à ladite fièvre cérébrale, et ici nous serons dans le vrai.

Vous n’avez pas oublié cet enfant, qui est rentré chez lui avec une grosse peur. Or, pour peu que l’action démoniaque ait été vive et la peur considérable, le délire s’établira chez cet enfant, accidentellement et d’une façon tout à fait exceptionnelle, et cela à raison de ce que la cause de la maladie dont il est atteint est exceptionnelle aussi. Je mets ici « maladie » pour les besoins de la discussion, bien que ce ne soit pas le cas d’employer ce terme ; car nous sommes en présence d’un accident qui n’a rien de naturel.

Alors, que se passe-t-il ?… Sous les yeux de la mère épouvantée, la pseudo-méningite ou fièvre cérébrale suit son cours, caractérisée par le délire permanent. Le pauvre petit est pris de fièvre ou plutôt d’élévation du pouls ; sa figure est rouge, vultueuse, comme framboisée ; il s’horripile, crie, pleure, portant sans cesse la main à ses yeux, comme s’il voulait en chasser une image qui l’obsède ; puis, il déparle dans son cauchemar, prononce des mots extravagants, incohérents, orduriers, sans arrêt quelquefois durant des heures entières, puis retombe épuisé, et parfois meurtri de coups ; notez bien ce dernier détail, très important.

Est-ce là l’évolution de l’hystérie ou de la méningite ?… Allons donc !… Quel est le médecin ayant étudié longtemps et sérieusement, quel est le vrai docteur, le praticien savant qui oserait répondre oui ? Je serais curieux de le connaître… Non, il n’y a là ni hystérie ni méningite ; il y a une maladie (?) particulière, qui n’est autre qu’une crise d’obsession ou une tentative de possession de l’enfant par le diable ; la prétendue fièvre cérébrale est ni plus ni moins une fièvre démoniaque, et elle est du ressort du prêtre plutôt que du médecin.

Et rappelez-vous bien ce que je vous dis ici, mères de famille : en ces cas, quand par malheur ils se produisent, puisque vous faites appeler l’homme de la science médicale, ne manquez pas de réclamer aussi et en même temps l’homme de la science divine ; les deux se complèteront. Presque toujours, dans les cas de ce genre, le prêtre vaut mieux que le médecin. Ce dernier trop souvent ne sait pas grand’chose en médecine, et il ne peut rien, à coup sûr, pour combattre le mal dans le domaine du surnaturel ; tout au contraire, le premier, infaillible en diabolisme, ne nuira du moins jamais au point de vue médical.


Il resterait peut-être bien à dire encore, pour en terminer avec ce qui a trait à ce point particulier qui nous occupe. Je pourrais établir le diagnostic différentiel d’avec la fièvre typhoïde ; mais c’est là une maladie si connue, si banale, si classique, que cela serait véritablement oiseux. Du reste, je crois avoir procédé par élimination dans des proportions suffisantes, pour que le lecteur ait déjà bien compris qu’il y a opposition absolue entre certains états naturels ou maladies et l’état surnaturel de souffrance qui est la possession passive. En outre, j’ai hâte de sortir de cette médecine, que je sens peu intéressante, pour revenir sur le terrain de l’exploration et des faits.

Il m’a semblé bon d’insister quelque peu et même de consacrer plusieurs pages à cette exposition, à raison de ce que le scepticisme, l’incrédulité en ces matières semblent avoir envahi une certaine partie du public catholique et jusqu’à des prêtres. Cet examen était donc nécessaire, et j’ai pris de préférence l’état de possession chez l’enfant, parce qu’on ne saurait l’accuser de se livrer à des jongleries.

Cela dit, j’en arrive plus spécialement aux faits, et, ici de nouveau, je commence par ce qui concerne les enfants.

Au cours d’une de mes traversées, j’avais en, parmi mes passagers, une vraie tribu de gens bien curieux ; c’était sur le La Bourdonnais, qui effectuait des voyages circulaires sur la côte de Syrie.

Dans ces voyages, on part de Marseille, pour aller directement à Alexandrie d’Égypte et, de là, faire ce qu’on appelle la côte de Syrie : Port-Saïd, Jatfa, Beyrouth, Tripoli, Lattaquié, Alexandrette, Mersina, Rhodes, Smyrne, Syra, etc. Tous ces ports se touchent presque, et l’on roule de l’un à l’autre en vingt-quatre heures, travaillant de jour à embarquer dans le port les marchandises et employant la nuit à la mer pour rejoindre le port suivant. Mais, en même temps que les marchandises, on embarque des passagers, et quels passagers, grand Dieu !… Ils sont, je vous le certifie, bien spéciaux à cette ligne et à ces pays !

À Marseille, cette espèce pullule, venue précisément par le courrier de Syrie. On les comprend, en langage de la marine, sous la désignation générale de Banabacks. Pour le matelot, le banaback est tout ce qui est étranger à Marseille, provenant des côtes de la Méditerranée, mais plus particulièrement des ports de l’est. Napolitains, Palermitains, Grecs, Turcs, gens des Dardanelles, de Stamboul, d’Iscanderioun, d’Iscandarie ou de Joppé (de Constantinople, d’Alexandrette, d’Alexandrie ou de Jaffa, sans donner à ces villes leurs noms turcs), les Maltais encore et ceux qui viennent de Tunisie, de la Tripolitaine ou d’Algérie ; bref, tous ceux qui ont des costumes plus ou moins abracadabrants, avec ou sans culottes, avec ou sans fez, avec ou sans burnous, tous ceux enfin qui prononcent le français en zézayant : « Moi zé né souis pas une Francés », tout ça, ce sont des banabacks.

Banaback équivaut à rastaquouère, mais à un rastaquouère spécial renversé. Le rastaquouère, en effet, brille par son luxe de mauvais aloi, mais riche et réel ; le banaback, dans son débraillé de bon aloi et bien réel, ne reluit que par sa saleté, bien réelle aussi. Le type du rastaquouère, tout le monde le connaît : il est beau, a l’œil vif et noir, ainsi que le cheveu, la figure intelligente. Le banaback, moins connu, est tout le contraire. Le vrai type du banaback est l’habitant de Smyrne ; le type parfait, celui de Jérusalem.

Voyez ce grand gaillard, maigre, dégingandé et déjeté, aux pieds larges et plats, ronds comme des assiettes, parce qu’ils sont développés dans l’exagération de leurs formes naturelles, n’ayant jamais été enfermés dans des souliers ; les mains extraordinaires aussi, avec des doigts crochus, et dont quelques-uns, les Jézides, ont les ongles en griffe. Le dos est voûté, on dirait noueux ; les jambes, cagneuses ; la peau, aux poils rares, jaunie comme un vieux parchemin. Regardez cette figure halée, basanée, au milieu de laquelle s’ouvre une bouche énorme, humide, édentée, surmontée d’un nez crochu, noir et puant. Le sommet de la tête est glabre, d’une calvitie maladive spécifique, entrecoupée de plaques de couleur jambon fumé. Tout l’aspect est veule, triste, falot, minable, dans un accoutrement plus minable encore. Les yeux éteignent cette physionomie terreuse, au lieu de l’animer. Oh ! ces yeux ! deux fentes rouges à leurs bords, d’une muqueuse épaissie et sanieuse, derrière laquelle se montre ou plutôt se cache un œil strabique, d’une loucherie particulière, torte et recouverte d’un voile, d’une taie de la cornée caractéristique de la race. L’individu est enfermé dans un costume innommable : celui de l’ancêtre, qui sert au père et plus tard servira encore à l’enfant, quand celui-ci, le père mort, sera homme à son tour. Ce costume remonte ainsi à la plus haute antiquité. Un fez ou une manière de turban, un gilet pareil à celui de nos zouaves, un pantalon bouffant comme les leurs, et, par-dessus le tout, un manteau invraisemblable, fait de pièces et de morceaux ; cafetan, burnous ou paletot, il affecte toutes les formes. Tel est le costume du banaback. De linge, bien entendu, pas l’ombre ; la saleté et la crasse en tiennent lieu. Cette crasse est indélébile, en effet, disséminée et confluente, par places ou par plaques, formant une croûte au-dessous de laquelle suinte l’humeur ; dans cette saleté grouille un monde de vermine, cohabitant, non parasite, mais commensal du logis, que l’on ne tue pas, mais que l’on écarte parfois en le saisissant et le déposant sur le sol doucement, comme pour l’adresser au voisin dont il augmentera la famille verminière.

Autant le mâle de cette ménagerie pseudo-humaine est sec, parcheminé et maigre, autant la femelle est bien en chair. Un amoncellement de viande molle et blanche (avant la crasse, bien entendu) et encombré de graisse, voilà la femme ; le tout surchargé d’oripeaux, de cuivreries, bijoux et amulettes, dans un nuage de tulle ou d’étoffe légère, qui lui cache le visage, en ne laissant voir que les yeux. Cet écroulement gras reste immobile, tout le long du jour, assis sur les fesses, sans presque parler ni penser, apathique ; le sang, grâce à la graisse, est si loin de la fleur de peau, chez cette créature, que la vermine dédaigne de la mordre, passant sur elle seulement, légion la traversant comme le désert du dégoût huileux et rance, où il n’y a rien à manger que du lard infect et qu’il faut fuir sans s’y arrêter.

Mais, par une opposition des plus merveilleuses, la progéniture de ce couple, qui semble n’avoir de l’humanité que le nom, est un véritable enfant. Tandis que la main puissante de Dieu s’est appesantie sur cette race qui l’a renié et, comme on le verra plus loin, le renie encore, — les Jézides ou Juifs de Jérusalem, venus de Ninive, adorent ouvertement le diable, auquel ils rendent un culte non caché, sous le ciel ; — tandis qu’elle a marqué d’une tare, stigmatisé indélébilement les ascendants, il semble que la suprême miséricorde se soit arrêtée sur l’enfant. Dieu n’a pas voulu que ce qui est encore pur, comme l’agneau qui vient de naître, fût en apparence pourri. Plus tard seulement, lorsque cet enfant sera devenu homme, lorsqu’il se sera livré aux pratiques infâmes du culte maudit, Dieu étendra à lui le juste châtiment qui frappe la race. L’enfant est une oasis, un paradis momentané, dans cet enfer humain.

Joufflu et rose, sous le bistre qui cependant guette déjà sa peau dans le pigment de laquelle il commence à se déposer, l’enfant du banaback est grassouillet et bien pris dans ses petites formes pelotonnées ; vigoureux et agile, d’une précocité due à la race et au climat, il va, se remue, court, alors que ceux de nos pays sont encore au maillot. Nu comme un ver, il grouille en masse, piaillant ou silencieux et grave, par intervalles. Ses lèvres, un peu fortes, sont d’un rouge vermeil, découvrant des dents blanches de jeune chien ; l’oreille est bien ourlée, le nez fin, les extrémités mignonnes. L’éléphantiasis, cet avant-coureur de la lèpre, l’ichtyose de la peau, la macrodermie, le verruquage épithélial de toute nature, qui plus tard végétera sur l’adulte comme le gui sur le chêne, ont encore épargné l’enfant. La peau est fine et fraîche, presque veloutée, d’un velours brun rosé, soyeux. La chevelure ondule en boucles fines, un peu grasses, végétation touffue et saine, poussée dru sur un sol vierge, sain ; il n’y a pas jusqu’à ce léger soupçon de strabisme qui ne soit gracieux et qui ne contribue à donner à la physionomie du bambin, à ses deux grands yeux noirs, bordés de longs cils, un air étonné, d’une malicieuse espièglerie. Tout est bon, sent bon, la jeunesse et la santé, chez cet enfant, que la crasse n’a pas entamé encore. Qui dirait, en le voyant, que c’est là l’enfant du maudit, du juif errant, du Jézide, que nous aurons à étudier plus loin dans cet ouvrage ? Qui dirait que c’est le fils d’un de ces hommes sur lesquels le démon exerce le plus volontiers son action ?

Voilà donc, enfants, femmes et hommes, les banabacks qu’on embarque à bord en Orient, sur la ligne de Syrie à Jaffa, c’est-à-dire à Jérusalem surtout ; et on les embarque souvent par troupeaux, par tribus, avec les familles de leurs familles, allant de port en port, de ville en ville, toujours émigrant, marchant devant eux, eux-mêmes ne sachant où ils vont ni pourquoi ils se déplacent sans cesse. C’est un besoin pour eux, ce mouvement perpétuel, cette migration de sauterelles sales et dévorantes, qui semble calmer un instant leurs affres humaines ; ils se fuient ainsi eux-mêmes, en fuyant l’endroit où ils étaient et en respirant un autre air que celui qu’ils ont tout à l’heure empuanti.

Et cela est si vrai qu’à bord on les parque comme des troupeaux de bêtes ; des barrières, qu’ils ne doivent pas franchir, les maintiennent, les enserrent, les poussent sur l’avant du navire, les uns sur les autres, en une pestilente promiscuité. Là, on les aperçoit, tachant d’une nappe mobile et sale le bois goudronné du pont, hommes ou femmes ou enfants, chiens ou vermine, en tas groupés, au milieu desquels émerge une tête plus hideuse, plus sale, plus puante encore : c’est la tête de quelque vieil aïeul arrivé aux limites de l’âge, rongé par la pourriture vivante des insectes parasites, véritable infection ambulante, qui, dodelinant du chef et branlotant de tout le corps, s’en va, emporté, roulé par l’avalanche émigrante, comme la preuve que la malédiction de Dieu étendue sur la race le suivra jusqu’à l’heure de la mort. Et c’est un inoubliable spectacle, pour qui sait voir et méditer, que celui de ce pont encombré de banabacks qui s’en vont de pays en pays, fuyant ils ne savent qui, allant ils ne savent où, toujours en route ils ne savent pourquoi.

Plus tard, je le répète, j’aurai à revenir sur tout cela, à propos surtout des Jézides, — sectateurs avérés du diable, ainsi que je l’ai dit, — et j’entrerai dans des détails particuliers ; et les lecteurs qui se sont étonnés de ce que j’ai écrit sur les lucifériens indiens seront bien autrement encore stupéfiés, le Jézide luciférien étant la plus basse, la plus vile, la plus abominable expression du satanisme contemporain. Pour le moment, j’ai voulu seulement tracer les caractères généraux de l’espèce, ceux qui frappent au premier abord l’observateur même le plus superficiel.

Laissons donc cela de côté, et, en attendant, examinons avec plus d’attention le petit enfant de banaback au point de vue qui nous préoccupe.

Celui-là vit et meurt dans la méconnaissance de Dieu. Ni baptême, ni première communion, ni extrême-onction ; il ne reçoit aucun des sacrements qui font le catholique, l’enfant soumis à Dieu et protégé par lui. Depuis sa naissance, il évoluera comme une bête, dont il semble puiser les instincts même dans son alimentation. Les mères banabacks, en effet, ne nourrissent que tout à fait exceptionnellement ; ce soin est laissé aux chèvres, au pis desquels les enfants s’attachent. Mais, ce qu’il est important que l’on sache, c’est que, chez les Jézides, les chèvres sont, en même temps que les boues, consacrées à Lucifer. On peut donc dire que, dans cette race immonde et exécrable qui est l’opprobre de l’humanité, l’enfant s’alimente, dès ses premiers jours, d’un lait vraiment satanique, voué au démon ; et, du reste, dans certains sacrifices, on répand, en hommage au roi de l’enfer, le lait de ces chèvres, dont quelques-unes souvent auraient bien besoin d’être exorcisées (la possession s’étendant jusqu’aux animaux, on ne l’ignore pas). Si, à côté de cela, on examine la quotité de la mortalité de ces races, qui est effrayante, 87 pour 100 pour les enfants, on aura l’idée du nombre considérable, et, par conséquent, qui est Maire frémir, de ces enfants morts sans baptême après avoir tété du lait de diable, lesquels ainsi peupleront les limbes pour l’éternité.

On comprend aussi combien ceux des petits banabacks qui résistent aux causes de mort morale et physique accumulées en eux et autour d’eux doivent être une proie facile pour le démon. Les trois quarts, en effet, sont bientôt obsédés et possédés. Comme ils n’ont rien pour lutter contre l’esprit du mal, que l’eau bénite est totalement inconnue dans ces tribus réprouvées, le démon en fait promptement sa chose, un lieu d’habitat, comme une place d’exercice où les diables d’ordre inférieur apprennent leur métier de tourmente-chrétiens. Aussi, les petits banabacks n’accomplissent-ils jamais que des prodiges d’ordre que l’on pourrait appeler secondaire.

À l’encontre de l’enfant possédé européen, le petit banaback asiatique ne profère pas de phrases scientifiques ni de mots extraordinaires ; quelques ordures de-ci de-là, puis un gros blasphème contre le Christ et la sainte Vierge, que certainement ils ne connaissent pas, telles sont les premières marques de la prise de possession d’un de ces enfants par le diable. Mais, d’autre part, un second signe particulier s’effectue chez le possédé petit banaback avec plus d’intensité que chez les enfants de nos contrées, et sur ce point je ne saurais trop appeler l’attention des mères de famille.

De même qu’elles entendent tout à coup, comme je l’ai dit plus haut, l’enfant prononcer des phrases souvent assez longues en langues étrangères, latin ou grec surtout, et que, sans en deviner la vraie cause, elles s’étonnent de ce fait, agréablement surprises, enchantées, ravies et fières en leur for intérieur de ce qu’elles attribuent à la précocité intellectuelle du bébé chéri ; de même, il n’est pas rare que, rentrant à l’improviste dans la chambre où l’enfant s’amusait tout seul, la maman le trouve juché sur la table, sur la cheminée, sur le buffet ou sur quelque autre meuble un peu élevé, sans qu’une chaise, un escabeau ou une petite échelle pliante soit là auprès pour avoir facilité au bambin l’accès de cette hauteur.

En ces cas-là, si la mère réfléchissait une seconde, elle comprendrait qu’il est matériellement impossible que l’enfant ait accompli cette escalade à l’aide de ses seules forces ou de sa propre industrie. Le marmot est la, penaud, pleurant silencieusement ou appelant au secours, ahuri épouvanté, incapable de dire, d’expliquer ni même de comprendre comment il est parvenu là. Maman, alors, moitié effrayée du danger que bébé courrait s’il tombait de cette hauteur, moitié ravie de ce qu’elle prend pour un tour de force de sa progéniture, essuie d’abord une larme furtive, puis saisit l’enfant dans ses bras, l’embrasse, le serre contre son cœur et s’efforce de le rassurer, de le faire revenir de son effroi.

— Mais comment, dit-elle, as-tu fait pour grimper là ?

La question reste sans réponse, ou l’enfant balbutie qu’il ne sait pas.

— Tu as donc le diable au corps, petit malheureux ! ajoute quelquefois la mère, sans penser qu’elle dit juste et qu’elle a, à son insu, exprimé la vérité.

C’est, en effet, le diable qui a pris l’enfant, sans qu’il s’en doute, et l’a déposé là où on l’a trouvé.

Cet exercice est, d’ailleurs, familier aux mauvais esprits. Ce déplacement des choses et des êtres est un des tours les plus fréquents, les plus habituels de leur répertoire ; et les maisons hantées en apportent la preuve frappante, sans cesse renouvelée, que les aveugles seuls persistent à ne pas voir. Pourquoi cette fumisterie du démon ? dans quel but ? quel plaisir peut-il y trouver ? Autant de problèmes qui sont insolubles, pour nous, humains ; mais, ce qu’on ne peut contester, c’est que les faits sont là.

Eh bien, cet exercice inexplicable, ce déplacement par des forces inconnues, est encore plus caractéristique chez les petits banabacks, et j’ai eu précisément l’occasion de le constater, d’en être stupéfié, dans ce voyage dont j’ai parlé tout à l’heure, à bord du La Bourdonnais. J’ai vu, de mes yeux vu, quelques-uns de ces enfants de Jézides, des tout petits, entendez bien, à peine les matelots avaient-ils le dos tourné, escalader en quelques secondes, comme des écureuils, des hauteurs vertigineuses, jusque dans la mature ; et ils étaient là, cramponnés comme des crabes, l’air grave et ahuri tout à la fois, et rien n’était plus difficile que de les contraindre à descendre. Le temps que les matelots les plus agiles mettaient à aller les rejoindre, pour les arracher de ces postes périlleux, était, sans aucune comparaison, infiniment plus long que celui que les petits banabacks avaient employé ; chez eux, l’ascension avait été si rapide, qu’on peut, sans exagération, la qualifier de presque instantanée.

Mais, dans cette race de diabolisants à outrance, les parents ne s’effraient nullement : ils « savent » ; je les voyais sourire d’un sourire énigmatique ; et, lorsqu’ensuite je les interrogeais, ils me répondaient selon leur habitude énervante, avec ce hochement de tête de bas en haut, accompagné d’un petit clac sec de la langue au palais, onomatopée muette qui veut tout dire et ne veut rien dire, et d’où il est impossible, quelque insistance qu’on y mette, de les faire sortir.

Je le répète, ce déplacement, ce juchement est une des caractéristiques principales de l’état de possession démoniaque d’un enfant. Et qu’on ne vienne pas me dire que ces faits sont naturels et que tous les bambins font cela ; car je répondrai : — Oui, ils grimpent sur des tabourets, des coussins, des chaises à la rigueur, partout où leurs forces leur permettent d’arriver ; mais jamais, au grand jamais (sauf dans les cas spéciaux sur lesquels j’insiste), on ne voit des marmousets du premier âge escalader des corniches à pic, des murs, plans, ou la mature d’un navire ; il y a là précisément la ligne de démarcation qui existe absolue entre le naturel, même poussé à ses dernières limites, et le surnaturel qui est une chose à part et qui n’en provient ni n’en découle. Prendre pour un fait normal ces étranges exercices, toujours soudains, des petits banabacks, ces manœuvres subites et extraordinaires, dont les plus vieux loups de mer sont déconcertés, renversés, chaque fois qu’elles se produisent, c’est exactement comme si l’on soutenait que des casseroles, qui se mettent tout à coup à tourner autour de leurs clous, dans la cuisine d’une maison hantée, agissent en vertu d’un mouvement naturel. Il faut ne croire à rien pour émettre de semblables raisonnements. Le juchement de l’enfant du premier âge sur une corniche inaccessible ou dans la mature est du diabolisme pur, et il est impossible d’expliquer autrement ce fait dûment constaté par des centaines de témoins.

Seulement, il se produit ceci : inattentif et superficiel, on passe outre, sans réfléchir ; mère de famille, on est secouée de peur, mais fière, car on attribue le fait à une précocité virile de l’enfant ; médecin et catholique, on examine, on songe, et l’on conclut d’accord avec l’enseignement de l’Église ; banaback ou jézide, on sait, mais on se tait…

Ce déplacement, au-dessus des forces naturelles de l’enfant, est, disons-le bien, un des tours familiers du diable, le premier pas, le premier degré du soulèvement et de la tenue dans l’espace, ainsi qu’il arrive aux Simon de Gitta, aux fakirs lucifériens, aux Ingersoll du palladisme, exercice effectué contre les lois de la pesanteur. C’est l’esquisse de la fluidification du possédé à l’état latent, en qui le démon et la créature humaine semblent presque se confondre ; c’est la préparation, pour ainsi dire, aux grandes œuvres de Satan, dont je parlerai tout particulièrement dans le chapitre qui sera consacré aux mystères diaboliques des triangles.

Dirai-je, maintenant, un mot relativement à certains cas de disparition ? Oui, mais un mot très rapide. Il faut en finir avec ce qui concerne l’enfant.

Grand nombre de mes lecteurs ont certainement entendu parler d’enfants qui disparaissent, un temps plus ou moins long, du domicile de leurs parents, et que l’on retrouve après, calmes, tranquilles, et comme s’ils n’avaient jamais quitté leurs jeux. Le hasard les fait retrouver là, n’importe où. Qui les a nourris pendant ce temps ? d’où viennent-ils ? qu’ont-ils fait ? Rien, personne, ils ne savent pas, ils ne se rendent pas bien compte des pourquoi et des comment. Ils se rappellent à merveille s’être amusés, avoir ri, avoir mangé, avoir dormi. Mais où ? de quelle façon ? avec qui ? chez qui ? Sur tous ces points précis, il y a une lacune dans leur souvenir.

Ces faits se renouvellent assez fréquemment dans les campagnes, et les paysans ne s’en préoccupent pas outre mesure. Dans le midi notamment, vous les entendez dire comme par plaisanterie ; lorsque leur enfant disparaît ainsi pendant quelques jours : « A esta oou diablé, revendra ; il a été au diable, il reviendra ». Et ils font, en manière d’exorcisme, un léger signe de croix avec le pouce, qu’ils baisent ensuite. C’est tout. Il est vraiment fâcheux que ces cas de disparition ne soient pas mieux examinés ; il est déplorable qu’ils soient traités avec autant de sans-façon.

Pour en finir avec la possession chez l’enfant, il est certain que les cas n’en sont que trop nombreux et trop réels ; il serait à désirer que les médecins, s’inspirant des idées chrétiennes, y veillassent sérieusement.

En résumé : choses extraordinaires et hors de proportion avec les connaissances de l’enfant, et dites consciemment avec à-propos ; une certaine allure caractéristique, surtout dans le regard ; des bizarreries spéciales, survenues dans le caractère ; des malaises indécis, mal connus du médecin ; l’irruption brusque d’une pseudo-maladie cérébrale, confondue avec la méningite et considérée à tort comme une fièvre cérébrale, laquelle n’existe pas ; fréquentation et camaraderie avec un être qui existe, mais qui ne se manifeste qu’à l’enfant ; frôlements, attouchements, obscénités ; actes tels que grimper en des endroits normalement inaccessibles pour lui ; enfin, disparitions momentanées. Tels sont un certain nombre de caractères formant un ensemble, grâce auquel on peut, en dehors même des caractères spirituels que nous enseigne l’Église, reconnaître l’état de possession chez un enfant. Ajoutez à ceux que je viens de dire une mauvaise première communion, quand il s’agit d’un enfant de onze à douze ans.

Or, je le demande, qu’est-ce que la maladie naturelle ou l’hystérie peuvent avoir à faire là-dedans ? et qu’y a-t-il, dans cet ensemble, qui leur ressemble ? Où a-t-on vu un hystérique du premier âge grimper dans une mature ? où l’a-t-on vu atteint d’une fièvre cérébrale ? où enfin l’a-t-on entendu parler grec et latin ?

Du reste, il est un moyen bien simple, pour les familles, de ne s’exposer à commettre aucune erreur ; et ce moyen, je défie messieurs de la Salpêtrière d’en faire l’expérience, sans être obligés de s’avouer vaincus dans leur pseudo-science matérialiste.

Prenez, d’une part, un enfant hystérique avéré, déclaré tel par les disciples de Charcot, et, d’autre part, faites venir un enfant dans les conditions que j’ai décrites, et qu’un prêtre (assisté d’un médecin vraiment catholique) déclarera possédé. Ni l’un ni l’autre de ces deux enfants ne savent ce que c’est qu’une relique ; au surplus, bandez-leur les yeux. Eh bien, procédez à un essai parallèle. Que le prêtre, autorisé par son évêque, pose l’objet sacré sur le petit hystérique ; pas une fibre chez lui ne tressaillera ; si même il sent le contact de la relique, ce sera pour lui un objet quelconque. Mais, quand viendra le tour du possédé, une véritable scène, des plus significatives, se produira : à la seule approche de la relique présentée par le prêtre à ce bambin qui pourtant ne verra pas l’objet saint, ce seront des contorsions, des grimaces horribles, non d’enfant, mais de diable ; que le prêtre approche la relique davantage, ce seront des cris ; qu’il la pose sur l’enfant, les cris deviendront des hurlements, le petit possédé, ou plus exactement, le démon qui le possède entrera en rage frénétique.

À cela, que peuvent répondre les libres penseurs ? Rien ; car cette expérience est décisive, et jamais ils n’ont voulu, jamais ils ne voudront la tenter. Mais, aux yeux de toute personne de bonne foi, elle est la preuve la plus évidente de l’opposition absolue existant entre les deux états, hystérie et possession.

La morale qui se dégage logiquement de ce qui précède peut et doit être résumée en ces termes : — Mères catholiques, surveillez mieux vos enfants, au point de vue du diable ; ne les abandonnez pas comme des petits banabacks ; consacrez-les, dès leur naissance, à la sainte Vierge, car elle est la plus puissante protectrice de l’enfance contre le démon ; faites de temps en temps une bonne neuvaine, à laquelle vous associerez vos bébés mignons, et ce sera la meilleure manière de leur apprendre leurs prières tout en les préservant. Et si, par malheur, par faute d’avoir négligé ces précautions qui sont l’hygiène de l’âme, vous avez un enfant présentant tout à coup une anomalie de santé ou de caractère, appelez vite le prêtre, au moins en même temps que le médecin.

Ainsi, messire Satanas et ses acolytes seront tenus à distance, et une créature de plus poussera librement pour Dieu.


Je viens de parler des médecins matérialistes ; mais il y a aussi les catholiques de surface, les gens qui se disent chrétiens et qui au fond ne croient plus au surnaturel ; il y a ceux qui ont cherché, par des moyens déjà sévèrement jugés (les innombrables encouragements qui me sont parvenus l’attestent), à entraver mon œuvre saine et, je le dis avec orgueil, salutaire ; il y a ces gens qui se sont condamnés par ce seul fait qu’ils ont osé m’opposer, comme ayant une valeur honorable, un démenti… de qui ?… du dernier des hommes, de leur ami Cadorna, le violateur sacrilège de Rome, l’apostat audacieux et sans pudeur, le massacreur des zouaves pontificaux blessés, l’assassin des religieux et des sœurs de charité.

Ceux-là diront qu’il n’y a que des phrases dans tout ce que j’ai écrit au sujet de la possession chez l’enfant. Mon témoignage, ils le récusent ; ils ont en l’audace de publier, dans leurs feuilles imprimées avec la plus insigne mauvaise foi, que sans doute je ne suis même pas médecin !… Je ne prétends imposer confiance à personne ; libre à qui me lit de me croire ou non. Mais personne n’a le droit de publier que ce livre est une œuvre d’imposture, surtout quand pour jeter la suspicion sur moi on est obligé de recourir à un Cadorna, en se gardant bien de faire connaître au public catholique quel est cet individu.

Eh bien, puisque mon témoignage ne suffit pas, voici, sur le cas de la possession chez l’enfant, le témoignage d’un moine. Je laisse aux Georges Bois, aux Aigueperse et autres le soin d’aller consulter à présent les grandes lumières de la Salpêtrière, pour combattre l’avis motivé d’un des plus vénérés exorcistes d’Europe.

Aux catholiques superficiels, allant plus souvent au théâtre qu’à l’église, qui disent que « le diable se manifestait peut-être au moyen-âge, mais qu’aujourd’hui certainement il ne se manifeste plus et qu’il n’existe plus de cas de possession », je citerai tout d’abord un fait qui n’est pas bien vieux ; il date seulement de 1891.

Je veux parler d’un enfant qui a été possédé en Bavière, que les médecins irréligieux déclarèrent atteint d’une hystérie délirante, et qui n’a pu être délivré que par les exorcismes d’un zélé religieux, le P. Aurélian, capucin.

Voici le rapport officiel sur ce cas d’exorcisation :


RAPPORT SUR UN CAS D’EXORCISATION
(13 et 14 juillet 1891)
dans le cloitre des capucins de wemding (bavière)
Traduction du document in-extenso.
(A) Avant-propos

Depuis le mardi gras (10 février), les époux Zilk, meuniers à Oberlottermuhle, remarquaient chez leur fils aîné Michel, âgé de dix ans, des phénomènes tout à fait insolites. Non seulement il ne pouvait faire, mais il ne pouvait encore entendre réciter une prière, sans tomber dans un accès de fureur très extraordinaire ; il ne souffrait près de lui aucun objet religieux ; il se permettait envers ses parents les mauvais traitements les plus grossiers. Les traits de son visage étaient tellement-transformés qu’on dut conclure à l’existence d’un état extraordinaire. Dans ces tristes circonstances, les parents cherchèrent secours près d’un médecin ; mais ce fut sans résultat. Alors, dans leur profond chagrin, ils s’adressèrent au révérend vicaire, M. Seitz de Durrwangen, pour voir si les prières de l’Église ne parviendraient pas à débarrasser ce malheureux enfant de ses souffrances. Le révérend appela à diverses reprises la bénédiction de l’Église sur cet infortuné. N’ayant remarqué aucune amélioration, il dirigea parents et enfant vers notre cloître, dans la pensée que là peut-être le secours divin lui serait accordé.

Au premier abord, nous constatâmes chez cet enfant les étranges phénomènes signalés plus haut. Nous commençâmes par lui donner la bénédiction habituelle des malades. Il montra alors une telle agitation, ou, pour mieux dire, une telle rage et une telle fureur (solches Wuen und Toben), qu’on ne pouvait penser qu’à une chose : l’influence démoniaque. Il déployait, en outre, une force musculaire telle qu’il est impossible d’en voir une pareille chez un enfant de dix ans et que trois grandes personnes pouvaient à peine le maîtriser. La guérison que les parents venaient nous demander et que nous avions nous-mêmes vivement désirée ne fut pas obtenue. Leur douleur s’en accrut d’autant et ils rentrèrent chez eux inconsolables. Cependant ils ne perdirent pas courage ; ils songèrent que quiconque se confie au Seigneur n’en éprouve aucune honte et revinrent pleins de confiance demander plusieurs fois (sept à huit fois) notre secours. Désireux de le leur accorder, nous eûmes recours à tous les moyens. Nous donnâmes à cet enfant la benedictio a dœmone vexatorum et nous fîmes, après en avoir obtenu la permission du père Provincial Fr. Xavier Kappelmayr, l’exorcisation in Satanam et angelos apostatas, telle qu’elle a été édictée par le pape Léon XIII le 19 novembre 1890, et cela souvent ; mais le secours désiré ne fut pas obtenu. À diverses reprises, nous envoyâmes les parents avec l’enfant à la célèbre Église des Pèlerins pour demander la bénédiction du prêtre des pèlerinages. Malgré toutes ses tentatives, le résultat était nul ; le bon Dieu faisait attendre son aide, voulant sans doute manifester avec un éclat particulièrement brillant la force qu’il a donnée sur la terre à ses prêtres.

Le 12 mai 1891, le vénérable évêque Pancrace d’Augsbourg était en visite chez le curé de la ville M. Scheide, à Wemding. Le père du malheureux enfant, ayant en connaissance de cette visite, demanda au vénérable évêque une audience qui lui fut accordée. Dès que le père entra avec son fils dans la salle d’audience, l’évêque, en pleine conscience de sa force et de sa dignité épiscopale, se dirigea vers eux, en disant : « Ce n’est pas moi que tu tromperas, esprit impur ». Néanmoins, les phénomènes étranges ci-dessus mentionnés persistèrent toujours. Quand le vénérable évêque donna la bénédiction, la tenue de l’enfant le convainquit qu’il n’y avait chez celui-ci aucune supercherie ; bien plus, que l’enfant était tourmenté par l’esprit immonde. Il faut ajouter, — point extrêmement important pour les faits ci-dessus signalés dont nous, P. Remigius, vicaire, et P. Aurelian, fûmes les témoins, — il faut ajouter que quelques autres personnes (le père et la mère de l’enfant et d’autres assistants tant de leur pays que de Wemding et des environs), peuvent confirmer ces choses.

Chaque fois que l’enfant devait passer près d’une église ou d’un crucifix, près d’un monument érigé en l’honneur de la mère de Dieu ou de quelque autre saint, arrivé à une distance d’environ trente pas, il devenait d’abord agité et tombait ensuite à terre comme inanimé. On le portait à une distance notable, de l’autre côté de ce monument pieux, et il pouvait dès lors continuer son chemin. En outre, nous avons nous-même, ainsi que des centaines de personnes, fait cette observation : à savoir que cet enfant montrait dans l’église une agitation effroyable, tout à fait étrange, au moment de la transsubstantiation et ne pouvait jamais élever vers l’autel ses yeux qu’il tenait constamment fermés. Ce malheureux resta près de six mois dans cette triste situation. Malgré toutes les prières, son état ne s’améliora en aucune façon ; bien plus, il devint de plus en plus pénible. C’est alors que le père écrivit au vénérable évêque d’Augsbourg pour lui demander l’essai d’un exorcisme solennel. Le 25 juin, il obtint l’autorisation demandée, l’évêque se réservant la liberté de choisir le prêtre qui accomplirait ce lourd devoir. Le père dut s’adresser aux capucins de Wemding en qui l’évêque avait la plus grande confiance. Le vicaire de Durrwangen et celui de Feuchtwangen avaient décliné une si lourde tâche, alléguant tous deux leur jeunesse et leur inexpérience en la matière.

Le 5 juillet, le vénérable vicaire de Durrwangen nous écrivit pour nous demander si nous pouvions entreprendre une exorcisation solennelle. Nous répondîmes par l’affirmative ; mais nous eûmes encore une difficulté à surmonter. Durrwangen appartient au diocèse d’Augsbourg et Wemding à celui d’Eichstætt. Le vénérable évêque ne pouvait nous donner aucune juridiction.

Pour entreprendre « licite » l’exorcisme à Wemding, nous avions besoin de l’autorisation de l’évêque Léopold d’Eichstætt. Elle nous fut accordée le 10 juillet. Ainsi armés des pleins pouvoirs de l’évêque nous mandâmes les parents et l’enfant, le 13 juillet, jour où commença l’exorcisation.

(B) exorcisation solennelle

Anxieux, mais confiants dans le secours divin, nous entreprîmes, nous P. Remigius et P. Aurelian, l’exorcisme solennel, le 13 juillet à 7 heures du matin, pour la première fois. Au préalable, nous avions fait fermer l’église, d’un côté pour n’offrir aucune occasion à la curiosité publique dans cette première tentative, de l’autre pour n’avoir pas à rougir devant la foule, au cas où le malin esprit voudrait révéler certains secrets, même mensongers, comme il l’avait fait au vicaire de Durrwangen quand celui-ci avait autrefois béni l’enfant. Toutefois, nous laissâmes dans l’église, à titre de témoins, les parents du possédé, un certain marchand d’ici M. Pscherr, notre frère lai et le portier du couvent. Quelque temps avant le commencement de l’exorcisation, l’enfant se mit à souffleter ses parents d’une manière indescriptible. Nous dîmes de l’apporter dans le sanctuaire, et alors se joua une scène véritablement horrible. D’abord, quand on voulut exécuter notre ordre, le possédé se mit à pousser des cris effroyables « ein furchterliches geschrei ». On aurait dit, non la voix d’un homme, mais bien celle d’un animal sauvage. Ces cris étaient tellement violents que ce rugissement — l’expression n’est pas trop forte — fut entendu à plus de cent mètres en dehors de l’église du couvent, et tellement abominable que tous ceux qui les entendirent furent remplis d’horreur. Une telle scène laisse deviner quelle fut notre émotion. Et cependant la suite devait être encore plus effrayante. Quand le père voulut apporter son fils dans le sanctuaire, il fut moins fort que son faible enfant. Ce faible enfant jeta son vigoureux père par terre avec une telle force, qu’une profonde inquiétude nous saisit tous. Enfin, après une longue lutte, le père put l’apporter, grâce à l’aide des témoins sus-nommés et de notre frère lai Macarius qui déployaient toutes leurs forces. Par mesure de prudence, nous lui fîmes lier les pieds et les mains avec de fortes courroies ; mais il remuait ses membres comme s’il n’avait pas eu d’entraves. Après ces préparatifs, nous nous décidâmes à commencer l’opération pleins de confiance dans l’assistance d’En-Haut. Nous procédâmes à l’exorcisme selon le grand rituel d’Eichstætt, et exposâmes la sainte Croix. Nous bénîmes l’enfant avec celle-ci et l’enfant se remit à pousser des cris affreux. En outre, il ne cessait de cracher sur la Croix et sur les P. Remigius et Aurelian, dans l’exercice de leurs fonctions. Ces cris et ces crachements durèrent ininterrompue jusqu’au récit des litanies des Saints. Ensuite, nous récitâmes en latin les formules d’exorcisme. Toutes nos questions restèrent sans réponse. Montrant le plus grand mépris pour nous, l’enfant nous crachait au visage chaque demande. Le malin esprit voulait sans aucun doute, par ce mépris, nous forcer à cesser l’exorcisme ; mais, grâce à la force que Dieu nous avait donnée, nous ne nous laissâmes pas effrayer et poursuivîmes la cérémonie. Lorsque, conformément au rituel, nous passâmes l’étole violette autour du cou de l’enfant, nous pûmes dédaigner l’esprit immonde. Ce signe, en effet, qui exprime la puissance du prêtre, lui causa de monstrueuses douleurs qu’il exhala en hauts gémissements et soupirs. Le P. Aurélian répéta l’exorcisation, et les mêmes phénomènes se montrèrent. Jusque-là, nous n’avions eu aucun résultat ; mais notre confiance s’était accrue si grandement, que nous avions l’espérance de chasser l’esprit impur. L’après-midi, à 2 heures, le P. Aurelian, en présence du P. Remigius et des témoins sus-nommés, recommença l’exorcisation dans le chœur. Avant le commencement de la cérémonie et pendant les litanies des Saints, les mêmes scènes que dans la matinée eurent lieu. À la fin de l’exorcisation, lorsque je l’eus menacé de porter le Saint-Sacrement dans le chœur et de le forcer à adorer son maître, le diable s’écria plein de rage : « L’enfant est possédé. » Preuve évidente de la présence réelle de Jésus dans le Saint-Sacrement et preuve de la terreur que le diable a pour lui. Dans une exorcisation ultérieure, à cette demande si un seul diable possédait l’enfant, il répondit qu’ils étaient dix. Conjuré de quitter l’enfant, il répondit : « Je ne puis pas ». Au cours de toutes les autres séances d’exorcisation, l’esprit impur se tint tranquille ; il se bornait de temps en temps à me cracher au visage avec mépris. Les douleurs qu’éprouvait le démon quand je le menaçais du Saint-Sacrement, aucune plume ne peut les décrire : ses gémissements et ses soupirs déchiraient le cœur. Toujours les phénomènes déjà décrits survenaient, lors de la bénédiction avec la sainte Croix et de la prière des saints. À toutes mes questions, il ne répondait rien, mais témoignait son mépris par les crachements incessants du malade sur ma personne et sur la Croix. Ainsi, après plusieurs tentatives d’exorcisation, nous avions au moins obtenu ce résultat : le diable reconnaissait qu’il possédait l’enfant.

Le lendemain, 14 juillet, le P. Rémigius dut aller à Volfenstadt. Les PP. Angélicus et Joseph étant en mission à Bonissa, la lourde tâche incomba au seul P. Aurélian. Je l’entrepris avec une grande anxiété. Cependant, confiant dans l’assistance divine, dans le secours de la bienheureuse Vierge Marie, de tous les Anges et de tous les Saints, tranquillisé par cette pensée que j’avais entrepris une telle tâche non de moi-même mais de par les pleins pouvoirs de deux évêques, j’avais l’espoir d’obtenir un résultat heureux ; et en réalité le bon Dieu me secourut en ce jour. Après la sainte messe, à sept heures du matin, je commençai la cérémonie. Je laissai l’église ouverte. Étaient présents une grande foule de gens au milieu desquels beaucoup de pèlerins. Tous sont témoins des événements. Pendant la bénédiction avec la sainte croix, pendant les litanies des Saints, rage, fureur et crachements continuels. L’exorcisation commença. Durant la cérémonie, je plaçai sur la tête de l’enfant la sainte Croix et sur sa poitrine un petit reliquaire. Il est impossible de dépeindre la douleur que le méchant esprit devait souffrir. Le visage de l’enfant était déchirant ; sur ses traits se lisait la douleur. Dans ces conditions, je conjurai le diable presque pendant une heure. À diverses reprises, je demandai à la foule de prier avec moi ; car moi-même j’étais sur le point de désespérer. Ma prière fut enfin écoutée. Je menaçai encore le diable du Saint-Sacrement. Avec des grimaces horribles du visage, avec de hauts gémissements et avec les signes d’une vive douleur, adjuré d’abandonner l’enfant, le diable répondit : « Non. » Je l’adjurai encore de le quitter, je lui ordonnai de le faire par la force divine et au nom de la puissance que Dieu m’avait donnée. À cette demande et toujours au milieu des mêmes phénomènes, j’obtins cette réponse : « Je ne puis pas ». Pour éviter les répétitions, je ferai remarquer que l’esprit malin répondait après de longues objurgations et au milieu des phénomènes effrayants déjà décrits. Je continuai à lui répéter d’abandonner l’enfant et de cesser une résistance inutile. Furieux, il s’écria : « Je ne puis pas. — Pourquoi ne peux-tu pas quitter le corps de cet enfant ? demandai-je. — Parce qu’elle le tient toujours ensorcelé », donna-t-il comme raison. Je demandai qui, elle, une femme ? La réponse fut : « Oui. » Aussitôt je demandai son nom. « Herz », répliqua-t-il. À ces mots, les parents du possédé se frappant la tête et pleurant s’écrièrent : « Cette femme est notre voisine ». Je l’interrogeai pour savoir si elle leur avait jeté le sort de la possession. Il dit : « Oui ». — « Pour quelle raison ? continuai-je. — Parce qu’elle était en colère » déclara-t-il. Cet enfant avait-il fait quelque mal à cette femme ? achevai-je. — Non, répondit-il.

Dans les exorcisations répétées l’adjurant de quitter l’enfant, lui déniant le droit de tourmenter une créature de Dieu, il donna toujours et sans cesse la même réponse : « Je ne peux pas ». Quand on lui demandait pourquoi il ne pouvait pas quitter cet enfant, il répondait ; « Parce que cette Herz l’ensorcèle toujours ». — L’ensorcèle-t-elle encore maintenant ? « — Oui. — Ainsi, tant que cette femme continuera son sortilège, tu ne pourras pas abandonner l’enfant ? demandai-je au possédé. — Oui. — Mais tu dois abandonner cet enfant, je t’en adjure, malgré que cette femme l’ensorcèle encore. Dieu est plus puissant que toi, et ma qualité de prêtre me donne barre sur toi. » — Alors il s’écria très méchamment : « Je ne peux pas ».

Je l’adjurai ensuite de me dire si et quand il quitterait l’enfant. Réponse : « Je ne peux pas ». — Depuis combien de temps possèdes-tu cet enfant demandai-je. — Depuis une demi-année, répondit-il. — Cette réponse est juste ; en effet, depuis six mois, ce malheureux se trouve dans ce lamentable état.

Puis, je l’adjurai de me dire pour quelle raison il tourmentait ainsi ce pauvre enfant innocent, sur lequel du reste il n’avait aucun pouvoir, puisque l’enfant n’avait encore commis aucun péché mortel. « Parce que je le dois, répliqua-t-il ». — Pourquoi, demandai-je aussitôt. — Parce que cette Herz l’ensorcèle toujours ; tant qu’il en sera ainsi je ne pourrai partir, repartit-il. — Comme je lui déclarais encore une fois qu’il devait néanmoins s’en aller, il répéta très méchamment : « Je ne puis pas. » — Mais il faut pourtant que tu t’en ailles, dis-je ; je t’adjure par le Dieu tout-puissant, de déclarer de suite et ouvertement quand tu t’en iras. — « Je ne le sais pas », s’écria-t-il avec mépris. Enfin, je dis au diable de me dire son nom, et il répondit : « Je ne le sais pas ».

J’étais entièrement épuisé et très grandement ému : ces exorcisations duraient depuis deux heures. Je terminai la séance. Mes souffrances durant ces jours, mes sentiments pendant et après l’exorcisation, je laisse à chacun le soin de les juger. Je veux seulement déclarer ceci : c’est que, après cette exorcisation, je fis la promesse de dire une messe d’actions de grâce en l’honneur de la Mère de Dieu, de tous les anges et de tous les saints, si par leur intercession le bon Dieu daignait m’exaucer. Effectivement, dans l’après-midi, mes prières furent écoutées.

Plein de confiance comme le matin et encouragé par les nombreuses déclarations que l’esprit malin avait faites dans la matinée, je repris l’exorcisation, dans l’après-midi, à une heure, et cette fois-ci pour la dernière fois. Pendant la bénédiction cruciale et les litanies des Saints, l’enfant était encore agité mais les crachements avaient cessé. Usant des mêmes procédés que le matin, j’adjurai le diable d’avouer la franche vérité et de dire s’il voulait abandonner ce corps. Après de longues supplications, au milieu de gémissements et de soupirs douloureux, sur un ton passablement humble, il dit : « Oui ». Encouragé par cette réponse, je lui demandai au nom de Dieu, de la Mère de Dieu, et de l’archange Saint-Michel, s’il voulait le faire de suite. — « Oui.» — Alors pour la troisième fois, je l’adjurai de déclarer en pleine vérité s’il voulait s’en aller sur le champ. Il répondit un « oui » décidé.

Quand, pour la dernière fois, le diable eut avoué qu’il voulait quitter l’enfant, je l’adjurai de ne rentrer ni dans le corps d’une des personnes ici présentes ni dans celui de « la Herz » qui lui avait fait posséder l’enfant, et de s’en retourner au contraire aux lieux que Dieu lui avait assignés. Après une pause, je lui posai cette question : « As-tu déjà abandonné l’enfant » ? J’obtins comme réponse : « Oui ». — Ainsi que tes compagnons ? — Oui. — Pour la troisième fois, je t’ordonne de me dire l’entière vérité. As-tu avec tes compagnons quitté le corps de cet enfant ? — Oui, répliqua-t-il. — Où es-tu maintenant ? dis-je. — Dans l’enfer, répartit-il. — Tes compagnons aussi ? — Oui, répéta-t-il. — Au nom de la très sainte Trinité je te conjure, pour la troisième fois, de faire connaître par un signe, si tes compagnons et toi êtes réellement en enfer. — Oui, nous sommes en enfer », répondit-il avec un accent horrible. Dans cette dernière réponse, il semblait véritablement que la voix venait de l’enfer. Jusque-là le diable avait répondu sur un ton arrogant et insolent. Cette suprême réponse était pleine de tristesse.

Alors, des larmes coulèrent en abondance des yeux de l’enfant, signe que le malin esprit l’avait réellement quitté. En effet, au moment où il me déclara pour la troisième fois qu’il était en enfer, il partait. Antérieurement il m’avait toujours menti. C’est du reste le père du mensonge. Je fis alors faire à l’enfant le signe de la croix, regarder le crucifix, prononcer les noms de Jésus, de Marie et de l’archange Saint-Michel. Il le fit en pleurant à chaudes larmes. Je lui tendis la croix et les saintes reliques à baiser ; il les baisa en les couvrant de pleurs. Il récita ensuite le Pater noster et l’Ave Maria, en poussant de profonds soupirs. Enfin j’achevai l’exorcisation. Cela fait, je plaçai cet enfant sous la protection de la Mère de Dieu, en le revêtant du quadruple scapulaire.

Grande était la joie que nous ressentions tous. Pour rendre hommage au bon Dieu qui, par l’intermédiaire de son indigne serviteur, avait accompli cette merveille, je me dirigeai accompagné de l’enfant et des assistants vers le maître-autel et entonnai le Te Deum. Et puis je donnai la bénédiction avec le saint ciboire.

Le lendemain, mercredi 15 juillet, le matin à cinq heures et demie, eut lieu la messe solennelle d’actions de grâces avec rosaire, ainsi que je l’avais promis. Pendant la messe, l’enfant, à genoux sur un prie-Dieu dans le sanctuaire, récita le rosaire, entouré de nombreux fidèles, en signe de reconnaissance. Et tous les yeux se mouillèrent de larmes, à la vue de cet enfant délivré de son mal.

Telle est l’histoire de cette difficile mission qui m’échut, du plus lourd devoir qui puisse incomber à un prêtre. Je dois au reste m’écrier avec le Psalmiste : « Ce n’est pas à nous, Seigneur, ce n’est pas à nous, mais c’est à votre nom que l’honneur en revient ». Je ne puis, pour ma part, que remercier Dieu et célébrer l’infinie miséricorde qu’il a révélée si éclatante au sujet de cet enfant.

(C) Causes de la possession

Le père de l’enfant est catholique ; sa mère, protestante. Ils vivaient ainsi sous un mariage mixte. Mariés dans la foi protestante, ils faisaient suivre à leurs enfants une école évangélique. Cependant, le père fut un jour pris de remords ; il voulut racheter ses fautes et envoya ses enfants à l’église catholique de Durwangen. Ce revirement excita la haine des protestants qui firent tous leurs efforts pour amener la ruine complète des meuniers. Ils leur demandèrent intérêt et capital de l’argent qu’ils leur avaient prêté ; ils ne vinrent plus à leur secours dans le besoin ; ils ne firent plus moudre leur blé chez eux, pour les réduire rapidement à la mendicité. Et pour compléter leur malheur, la voisine Herz ensorcela leur enfant. L’enfant, en effet, a une fois déclaré dans une extase démoniaque qu’il avait été possédé après avoir mangé des « Hutzeln[18] » — une cinquantaine environ — que cette femme lui avait envoyés le mardi-gras. Ce pauvre enfant avait fréquemment de pareilles extases. Un jour, dans une d’elles, le diable disait qu’il habitait autrefois une idole dans une île ; il prédisait de grands malheurs à cette Herz dont les malédictions l’avaient fait entrer dans le corps d’un enfant qu’il serait bientôt obligé de quitter. Une autre fois, il disait : « Il vient maintenant une lettre de l’évêque ; il sera chassé ». Notre propre lettre, il l’avait annoncée aussi quelques jours avant.

Le père de l’enfant, qui était venu nous voir plusieurs fois, mit ordre à sa situation. Il se fit marier une nouvelle fois d’après le rituel catholique, et ses enfants furent baptisés à nouveau. Toutefois le possédé, tant qu’il fut dans son triste état, ne put être baptisé : il était pris d’une telle rage et d’une si horrible fureur, que six hommes vigoureux ne pouvaient le maîtriser.

Si grand que fut en apparence le malheur des parents, la grâce divine fut encore plus grande. Le père devint de nouveau un fervent catholique ; les enfants étaient gagnés pour notre Église, et la mère elle-même, vivant dans la religion protestante, ne tarda pas à rentrer dans le giron de l’Église catholique. Qui n’admirera la sagesse de Dieu qui d’un tel mal a su tirer un si grand bien !

(D) Phénomènes consécutifs à la possession

L’enfant se montrait maintenant très gai et très joyeux. Pendant la possession, il tenait constamment la bouche et les yeux clos ; on ne pouvait lui tirer aucune parole. Depuis, il est devenu très parleur. Ses yeux d’enfant brillent si clairs et si innocents que c’est plaisir de s’y mirer. Durant la possession, il baissait sans cesse les yeux maladivement vers sa poitrine et avait des secousses non naturelles dans le corps. Après il revint à l’état normal. Pendant les cinq séances d’exorcisme, l’enfant tomba chaque fois dans une extase démoniaque « in einer daemonischen ekstase » ; après chacune d’elles, il semblait à moitié mort, entièrement raide et comme sans vie « ganz starr und wie leblos ». Après la dernière exorcisation, le diable expulsé, l’enfant fut très tranquille et on ne remarqua chez lui aucun phénomène insolite. Au temps de la possession, il ne pouvait souffrir près de lui aucun objet sacré : après la guérison, il prenait de ses propres mains la sainte Croix et les reliques, les embrassait et s’aspergeait avec de l’eau bénite. Je dois faire ici une remarque. Chaque fois que j’aspergeais le possédé avec de l’eau bénite, il s’élançait furieux vers moi ; prenais-je de l’eau ordinaire, — ce qu’il ne pouvait savoir, — il demeurait tranquille. De même, si je prononçais une prière d’église en langue latine, il entrait dans une rage furieuse. Si je lisais au contraire un passage d’un classique, il me laissait lire tranquillement.

Après l’expulsion du diable, l’enfant s’approchait volontairement du maître-autel, examinant toutes les statues qui s’y trouvaient ; il se glissait de même et spontanément autour de l’autel, ainsi que nous et d’autres témoins peuvent le témoigner. Pendant la possession, la bénédiction avec la Croix faisait tomber l’enfant dans une explosion de fureur ; après la guérison, il montra le plus grand respect pour le Saint-Sacrement. Durant la possession, il courait dans les bois, autour du pays, comme un animal sauvage, une grande partie de la journée, et tout le monde le fuyait. Maintenant il se plaît dans la solitude, et tout le monde l’aime.

Le bruit de cet événement se répandit dans toute la contrée. Catholiques et protestants écoutaient étonnés cet événement qui tient du miracle. L’enfant, en effet, était connu à dix lieues à la ronde, et personne n’a osé s’élever contre ces faits. Seul un parfait incrédule pourrait le faire. Quiconque viendrait nier de nos jours l’existence de la possession avouerait par là qu’il méconnaît l’enseignement de l’Église catholique. Celui-là croira à la possession, le jour où il sera en enfer entre les mains du diable. Pour moi, j’ai l’autorité de deux évêques.

Depuis le 3 août 1891, d’après les rapports du père et du fils, tout est normal chez cet enfant. Il visite maintenant avec amour et en catholique l’église catholique, prie avec ferveur, apprend bien à l’école, — au cours de la possession il ne pouvait les fréquenter, — et fait la joie de ses parents. Dans les trois premiers jours qui suivirent l’expulsion du démon, il se passa des choses effrayantes dans la maison des parents : on croyait à chaque instant que la maison allait s’écrouler. Mais le quatrième jour, la tranquillité revint et elle existe encore. Le jour de l’Assomption de Marie, le père est venu avec son fils pour me remercier encore une fois. Mon cœur était content de voir cet enfant en pleine santé ; car la possession l’avait beaucoup fait maigrir.

Ce rapport a été écrit par le P. Aurélian qui chassa le démon, en éternel souvenir, pour les archives de la province d’Altœtting aussi bien que pour les archives du cloître de Wemding.

Wemding, le 15 août 1891.
P. Aurélian, capucin.


Voilà donc une première preuve de ce que les possessions ont encore lieu de nos jours, comme elles se sont produites de tout temps ; et voilà un témoignage qui ne saurait être récusé par aucun bon catholique.

Plus récemment encore, un autre cas de possession s’est produit aux portes mêmes de Paris, et a été porté à la connaissance du public par les indiscrétions de la presse. Je pourrais en citer bien d’autres, dont l’historique complet m’a été communiqué par les exorcistes ; mais ces communications m’ont été faites à titre confidentiel. Par le temps qui court, vu l’incrédulité irréligieuse qui sévit et qui est devenue officielle presque partout, l’Église, ayant les bras liés par le pouvoir civil, est tenue à une très grande réserve. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que les Salpêtriers ont réussi à imposer leurs idées impies, et que la presse anticatholique est toujours aux aguets, cherchant le scandale et ne laissant échapper aucune occasion pour ameuter contre le clergé la multitude ignorante ; on l’a vu à propos des exorcismes de Gif, auxquels je viens de faire allusion. Il n’est donc pas utile de multiplier les preuves de possessions contemporaines en me basant sur les informations émanant des vénérables ecclésiastiques, mes correspondants ; il serait mauvais même, fût-ce pour mieux confondre la sottise orgueilleuse des incrédules et des superficiels, de troubler la quiétude des pieux asiles où les pauvres possédés passifs sont, en notre siècle de bouleversement, obligés de se réfugier, pour trouver le calme et la délivrance.

Mais, puisque l’affaire de la possession de Gif est devenue publique et a, du reste, pris fin, en fournissant une nouvelle preuve de la réelle puissance spirituelle de l’Église contre les hordes infernales, il est bon de la mentionner dans cet ouvrage ; elle y a sa place tout indiquée.

Gif est une petite commune du département de Seine-et-Oise, diocèse et arrondissement de Versailles, canton de Palaiseau. C’est dans cette localité que la sœur maçonne Juliette Lamber (Mme  Edmond Adam) a son château, qui, rappelons-le en passant, est construit sur l’emplacement d’une ancienne abbaye et en porte même le nom. Ce couvent, dont des ruines importantes et pittoresques subsistent, — et l’on sait que les adeptes de la maçonnerie recherchent, pour s’y installer de préférence, les vieux monastères abandonnés ou désaffectés, — n’est autre que la célèbre Abbaye royale des Bénédictines, qui, après la destruction de Port-Royal-des-Champs, en continua les traditions ; les principales familles nobles de France y eurent des abbesses. Le curé de Gif, M. l’abbé Périer, est un saint prêtre, d’une haute intelligence et d’une grande vertu, âgé d’une cinquantaine d’années environ, en pleine possession de toutes ses facultés. Les journaux, même hostiles à la religion, qui ont parlé de cette affaire, ont reconnu qu’il jouit, dans la commune, de l’estime générale, qu’il n’y a pas un seul ennemi, et que, par sa bonté, sa charité, sa tolérance éclairée, il a su se bien faire voir de tous les habitants, paysans, ouvriers, commerçants, petits rentiers, même de ceux qui ne mettent jamais les pieds à l’église.

C’est un journal, dans la rédaction duquel Mme  Edmond Adam compte de nombreux amis, qui, dans la seconde quinzaine de juillet 1893, a, le premier, appelé l’attention publique sur les faits de Gif. Ce qui se passait dans cette commune était traité avec raillerie, à la façon boulevardière ; on jetait la dérision sur le curé, sur les exorcistes, et l’on mettait, en quelque sorte, Mgr l’Évêque de Versailles en demeure de désavouer ses prêtres. Le journaliste ignorait que des exorcismes ne peuvent avoir lieu sans l’autorisation épiscopale. Bref, on critiquait d’une manière moqueuse et sur le ton de la rengaine connue, la « tarte à la crème » de tous les soi-disant esprits-forts : « Les diableries ont pu passer pendant le moyen âge ; mais aujourd’hui, en notre époque de progrès et de lumières, arrière la superstition religieuse et place à la science humaine, la seule infaillible ! »

Après cette pétarade, les reporters des divers journaux parisiens se mirent en mouvement, et Juliette Lamber, ayant déchaîné la presse sceptique et gouailleuse, put se frotter joyeusement les mains. L’ex-grande maitresse de la Clémente-Amitié, elle qui a su obtenir un jour du diable la somme rondelette de cent mille francs, faisait nier publiquement le diable, c’était là un tour assez bien réussi.

Quels étaient donc les faits dont il s’agissait ? Que s’était-il passé au juste ?

Je me bornerai à résumer ici ce qui a été publié, à cette époque si récente, par les journaux d’informations, qui ont fait campagne pour ou contre.

La possédée en question est une jeune fille, nommée Blanche Guyon ; elle habite, avec ses parents, le hameau de Chateaufort, situé à cinq kilomètres de Gif. « C’est, dit l’Éclair, une fille de dix-huit ans, de taille moyenne, bien faite, les dents jolies et d’une délicate blancheur. Son maintien est modeste. Elle travaillait encore l’année dernière à la chiffonnerie de Courcelles ; elle rentrait chez ses parents, le soir, en traversant la plaine. » Ce détail a fait dire, mais à tort, qu’elle fut accostée, un soir, par un berger boiteux, lequel lui aurait jeté un sort. On a fait remarquer aussi, et ceci est vrai, qu’avant la possession de Blanche, ses parents ne fréquentaient pas l’église et se targuaient plutôt d’une certaine incrédulité. Aussi, quand la jeune fille fut prise, ils crurent à une maladie naturelle et appelèrent, non le prêtre, mais les médecins. Tout ce que ceux-ci ordonnaient à Blanche n’amenait aucune amélioration dans son état.

Blanche souffrait ; elle ne marchait plus, ne mangeait ni ne buvait, passait des nuits atroces. Pendant dix mois, de février à novembre 1892, ‘ les médecins furent seuls admis à la soigner. Enfin, elle et ses parents eurent une bonne inspiration : ils demandèrent les secours de l’Église, et le curé de Gif ne tarda pas à reconnaître qu’il était en présence d’un cas de possession bien caractérisée.

L’autorisation nécessaire fut demandée à Mgr Goux, évêque de Versailles, qui donna à M. l’abbé Périer pouvoir d’exorciser, avec assistance de M. le chanoine Perdereau, supérieur du grand séminaire du diocèse. Au nombre des exorcistes, les journaux ont cité également M. l’abbé Cordonnier, vicaire de Sainte-Clotilde, à Paris, et M. le curé d’Orsay, paroisse voisine de Gif ; mais ceux-ci n’ont dû, évidemment, se trouver mêlés aux exorcismes qu’à titre auxiliaire.

C’est le 95 novembre 1892, d’après les divers récits publiés, que l’Église eut à s’occuper de cette malheureuse démoniaque. Les exorcismes eurent lieu jusqu’au 21 juillet 1893, jour de l’expulsion définitive. Ce fut alors que, le triomphe de Dieu ayant mis en colère les écrivains qui, consciemment ou inconsciemment, sont les complices du diable, ceux-ci essayèrent de donner le change au public, prirent les devants auprès de l’opinion en criant à l’hystérie, et réclamèrent l’envoi à la Salpêtrière de Blanche Guyon, qui maintenant était guérie, c’est-à-dire délivrée, et qui depuis a continué à se porter à merveille.

On consulta, à cette occasion, le docteur Luys, en le qualifiant d’ « éminent spécialiste », et notre pseudo-savant matérialiste ne manqua pas de lâcher une de ses balourdises habituelles.

« — Je ne crois pas à la possession, cette vieille fable du moyen-âge, déclara-t-il solennellement au reporter du Matin ; je ne crois donc pas non plus à l’exorcisme… Cette jeune fille eût-elle présenté tous les symptômes dont on a parlé, et serait-elle revenue complètement à la santé, que, même malgré cela, je ne pourrais admettre ni la possession ni l’exorcisme… L’imagination peut, dans certains tempéraments, devenir une puissance autosuggestive et guérir certaines affections nerveuses. Les cures opérées à Lourdes n’ont pas d’autre explication. Cela n’est pas du ressort de la science… Voilà pourquoi je me récuse, tout en regrettant, pour l’intelligence humaine, qu’on remette en circulation ces absurdités. »

Le docteur Luys cité comme faisant autorité ? Vraiment, cela fait rêver. Aussi ai-je tenu à reproduire son interwiew, qui, en somme, nous montre un de ces orgueilleux pédants en plein bafouillage, balbutiant, quand il est mis au pied du mur, n’admettant pas le surnaturel, et reconnaissant que les miracles de Lourdes, qu’il appelle cures, ne sont pas du ressort de la science (de la science humaine, oh ! oui !), et finalement se récusant, parce qu’en réalité chaque possession suivie de délivrance lui ferme la bouche, mais terminant sa consultation par une insolente grossièreté à l’adresse de l’Église.

Heureusement, le Matin, impartial en cette circonstance, a fait de mander aussi et a publié l’avis d’un ecclésiastique des plus compétents en la matière, M. le chanoine Moreau, vicaire général honoraire de Langres, auteur d’un remarquable ouvrage sur l’hypnotisme, approuvé par un grand nombre d’évêques.

Voici donc ce qu’a répondu M. le chanoine Moreau au rédacteur du Matin qui l’interrogeait :


L’exorcisme de Gif soulève une double question : une question de doctrine et une question de fait.

La question de doctrine, c’est l’existence du surnaturel. Le démon peut-il agir sur les créatures humaines ? Y a-t-il des cas de possession ? L’Église répond oui. Il y a eu des cas de possession, il y en a et il y en aura toujours.

Sur la question de doctrine, pas d’hésitation dans l’Église. L’existence du démon est un point de notre dogme catholique, et nul ne peut le mettre en doute ni refuser d’admettre la part d’action du démon sur les âmes, sur les corps, sur la nature entière, part d’action qui est la conséquence de son existence.

De même, l’Église a été investie de toute-puissance pour chasser le démon ; et depuis sa fondation, elle n’a jamais cessé d’exercer ce droit qui est un devoir.

La question de fait est tout autre.

Dans l’espèce, la jeune fille dont Mgr l’évêque de Versailles a autorisé l’exorcisation, est-elle vraiment possédée ?

D’abord, ce fait que l’Ordinaire a autorisé l’exorcisme est, pour les catholiques, plus qu’une présomption en faveur de la possession. Un doute, après que l’Ordinaire a parlé, serait au moins téméraire.

Mais comment un Ordinaire peut-il se faire une opinion ? comment peut-il juger scientifiquement s’il y a phénomène surnaturel ou si la maladie n’est qu’une manifestation hystérique ? Comment, en particulier, dans le cas de Gif, l’Ordinaire de Versailles a-t-il pu autoriser M. le curé de Gif, assisté du directeur du grand-séminaire de Versailles, à procéder à l’exorcisme ?

Je ne connais le fait que par ce qu’en ont raconté les journaux et plus particulièrement un des organes les moins sympathiques à l’idée chrétienne. Or, le récit de votre confrère suffit à me prouver le bien fondé de la décision de Mgr de Versailles. Écoutez ce récit :

« Les premiers médecins appelés à donner un diagnostic restèrent bouche bée devant les manifestations d’un mal qui les déroutait. Cette jeune fille aurait dit des choses surprenantes sur le passé, le présent et l’avenir à des personnes qu’on prétend être sérieuses. »

L’attitude de ces médecins qui restent « bouche bée » devant « des crises nerveuses, qui dégénèrent en hystérie compliquée de somnambulisme et d’hypnotisme, crises violentes et répétées qui se traduisaient par des cris aigus de nature à troubler la tranquillité des paisibles habitants », prouve à tout homme de bonne foi que la jeune fille est la victime d’une misère différente de l’hystérie. Il n’y a pas un médecin qui aujourd’hui ne connaisse, par le détail, tous les phénomènes bizarres qu’une hystérique peut présenter.

Or, voilà les médecins déroutés par ce qu’ils voient. Ce qu’ils voient, en effet, est bien de nature à les dérouter :

1° La jeune fille dit des choses surprenantes sur le passé, le présent et l’avenir ;

2° Aussitôt qu’elle aperçoit les prêtres, elle s’écrie (je cite encore votre confrère) : « Tiens, voilà les calotins qui vont commencer leurs bêtises. » Et elle cherche à leur cracher à la figure et à leur lancer des soufflets. Les orémus la font éclater de rire, et quand on récite les litanies des saints, au lieu de répondre après chaque verset : Ora pro nobis, elle dit avec rage le mot de Cambronne, qu’elle répète jusqu’à trois fois sur un ton de plus en plus élevé ;

3° Elle comprend toutes les prières récitées en latin et en allemand.

Ce sont là autant de symptômes non équivoques et très expressifs de la possession.

D’abord, la double vue, alors qu’elle est constatée scientifiquement comme à Gif : la jeune fille parle devant témoins de choses qu’elle ne peut connaître ni comprendre avec son intelligence ordinaire.

Ensuite, la frénésie en présence des choses saintes, des ministres ou des objets du culte.

Enfin, le soulagement qu’a ressenti la possédée, à la suite des exorcismes, en prouve l’utilité.

Donc, la question de fait doit être résolue comme l’a jugée Mgr de Versailles.

Aujourd’hui, par suite de résultats heureux qu’un certain nombre de médecins ont obtenus par leurs traitements des maladies nerveuses et de l’hystérie en particulier, des expériences de laboratoire qu’ils répètent peut-être avec un peu trop de fracas, sans les multiplier autant que le public se l’imagine, — beaucoup se figurent que la possession et la grande hystérie sont identiques. C’est une erreur qui n’est pas moins théologique que scientifique. Il y a des possédés qui ne sont nullement hystériques. Il peut y avoir entre les uns et les autres des points de contact. Mais il y a encore plus de différences. L’état des uns relève du domaine moral ; l’état des autres, du domaine physiologique.


Point n’est besoin de faire ressortir la certitude, l’autorité, avec laquelle M. le chanoine Moreau s’exprime. Comme tout est précis, comme tout s’enchaîne dans son argumentation ! et pourtant, quand il parle au rédacteur du Matin, il ne connaît encore les faits que par les premières indiscrétions des journaux les moins sympathiques à l’idée chrétienne, c’est-à-dire de ceux qui ont eu pour but de donner le change à l’opinion publique. Mais, ministre d’une religion de vérité, il a saisi d’un simple coup d’œil la réalité de ce qui vient de se produire, et il a bien vite fait de remettre toutes choses à leur point. C’est ainsi que s’exprime la vraie science ; elle ne bafouille pas, comme le pédantisme des Salpétriers.

Bientôt, en effet, on sut à quoi s’en tenir ; M. le curé de Gif fut interviewé à son tour. Il entra dans quelques détails des faits, et, comme l’avait si bien dit M. le chanoine Moreau, il fut définitivement prouvé, aux yeux de tout homme de bonne foi, que Blanche Guyon avait été « victime d’une misère différente de l’hystérie. »

Je prends ici l’interview de l’Éclair ; de la sorte, on ne m’accusera pas de m’appuyer sur des journaux acquis d’avance à toute démonstration de la réalité du surnaturel. L’Éclair est, dans sa direction et sa rédaction, d’un scepticisme des plus connus ; et, dans la circonstance dont il s’agit, il lui a certes bien fallu sacrifier à l’actualité, pour qu’il se soit imposé la pénible charge de donner, dans ses colonnes, la parole à M. l’abbé Périer. Enfin, quoiqu’il ait pu en coûter à ses opinions personnelles, le directeur de l’Éclair a fait connaître au public le récit impartial des faits, tombant des lèvres du principal ecclésiastique mis en cause ; c’est une justice à rendre à ce journal.


Nous nous arrêtons à Gif, raconte le rédacteur (numéro du 2 août 1893). Nous nous faisons indiquer la cure ; M. le curé nous reçoit incontinent.

— Ah ! vous voici, dit-il ; saint Thomas, vous venez mettre le doigt dans la plaie… Eh bien, voyez et publiez la vérité… Elle est guérie, la pauvre possédée, et j’affirme qu’elle ne retombera pas dans ses crises démoniaques.

Nous nous asseyons. L’ecclésiastique défend avec ardeur sa thèse et se couvre de l’autorité épiscopale.

— Que n’avez-vous parlé à monseigneur ?

— Vous comprenez bien qu’avant de rien faire, je me suis enquis de connaître exactement la situation de la jeune fille. Elle était malade d’une maladie étrange, disait-on dans le pays ; elle restait des semaines sans manger. Je l’avais vue, j’avais essayé les secours ordinaires de la religion ; comme les médecins, je n’avais obtenu aucun résultat appréciable.

La jeune fille me dit un jour, — car c’est elle et les siens qui ont été au-devant de l’Église : — « Vous faites des bonnes œuvres ; pourquoi ne me délivrez-vous pas ? Je souffre et je vous appelle. »

Je m’enquis donc de connaître l’état exact de sa maladie

C’est alors que, par des expériences préparatoires qu’il ne m’appartient pas de dévoiler, j’acquis la certitude : 1° qu’elle comprenait le latin, bien qu’illettrée ; 2° qu’elle avait la double vue, c’est-à-dire qu’elle me racontait ce qui se passait au loin, bien entendu, je faisais contrôler ses réponses ; — 3° que sa force physique était considérable. De cela, tout le monde a été témoin : il fallait plusieurs hommes pour la maintenir dans son lit ; nous nous pendions à son bras, et elle nous portait.

Ces trois caractères indiquent la possession d’un corps humain par les démons, je n’avais plus le droit de douter. Je prévins Mgr de Versailles, et le supérieur du séminaire vint à son tour se renseigner. Il acquit, par des expériences nouvelles, la certitude que je ne m’étais pas trompé. D’accord avec la tradition de l’Église, notre évêque autorisa l’exorcisme.

Le cas que nous avons eu à guérir est rare, c’est vrai, mais surtout par son intensité ; car il ne faudrait pas croire que la possession des gens par les démons ne se rencontre qu’à des intervalles éloignés. Si cette fois on s’en est tant occupé, c’est que l’exorcisme a été pratiqué dans un village, et que qui voulait pouvait assister à nos prières. D’où une publicité que nous n’avons pas cherchée.

D’ordinaire, les possédés se trouvent dans les couvents ou maisons hospitalières. On agit, pour les sauver, de même que nous l’avons fait pour notre malade ; mais cela se sait moins facilement. En un mot, il y a toujours eu, et sans interruption, des possédés.

Quant aux pratiques de l’exorcisme, on les a dénaturées à plaisir. On a dit que nous avions allumé partout des cierges dans la chambre ; nous n’en avons pas allumé un seul.

M. Dumontpallier, le médecin, a dit dans une interview qu’à chaque instant nous prononcions la phrase : Vade retro, Satanas ! Si je l’ai prononcée une fois, c’est tout, et encore seulement lorsque je discutais avec un démon. Cette fameuse phrase n’est même pas dans le rituel.

En effet, pour avoir raison des démons, nous récitons simplement les prières inscrites au rituel. Par moment, les démons parlent par la bouche des possédés, et alors le prêtre engage avec eux une discussion.

Chose étrange, quand nous faisions une faute de latin, nous n’avions pas fini notre phrase que déjà nous étions repris.

Niera-t-on la présence des démons, puisque la jeune fille dont ils empruntaient la bouche est illettrée ?

Comment les démons s’emparent-ils des possédés ? Ce sont là des faits surnaturels que je n’ai pas le droit de dévoiler.

Ce que je sais pour avoir entendu la jeune fille me le dire, je ne le répéterai pas. C’est le secret du confessionnal, si ce n’est pas le secret professionnel.

Toujours est-il que la science était impuissante à guérir la malade. Il y avait au moment de sa guérison dix-huit mois qu’elle était abattue. Or, de février à novembre de l’an dernier, seuls les médecins ont approché son chevet, lui donnait alors du bromure, plus tard des bains. Le bromure n’a eu aucune action ; les bains ont été malfaisants. Et, après comme avant, elle restait dans son lit, ne pouvant pas marcher, ne mangeant pas, en proie à d’horribles crises persistantes.

La science n’a rien pu pour elle, parce qu’elle n’était pas seulement hystérique, mais aussi démoniaque. Nous sommes venus, nous avons chassé les démons, et elle est guérie. Elle marche, elle va et vient de Châteaufort à Gif. Lundi dernier, je l’ai emmenée à Paris avec ses camarades du village. Son langage est maintenant celui d’une jeune fille réservée et modeste. Sa famille était plutôt incrédule et remplissait mal ses devoirs religieux. Les siens, ainsi qu’elle, se sont inclinés devant la puissance de Dieu, et ils aiment maintenant la religion.

Les médecins ont pu à leur aise faire montre de leur science ; personne ne les a éloignés de la malade. M. Dumontpallier a essayé les passes magnétiques. Nous étions présents. Je le vois encore nous disant : « Encore un effort, elle va s’animer. » Mais la jeune fille restait sur son lit, effondrée et blême. Je priais, et tout à coup je la voyais se dresser sur son séant, se ranimer, ouvrir les yeux. La lutte entre les démons et l’Église commençait.

On a dit qu’elle nous insultait. Oui, les premières fois ; quand les démons parlaient par sa bouche, nous avons été insultés par eux comme les médecins. N’était-ce pas à M. Dumontpallier qu’ils disaient en ricanant et en produisant un souffle : « Tiens, médecin, pique donc mon souffle avec ton épingle, si tu le peux ».

Aujourd’hui tous les démons ont été expulsés. La jeune fille est redevenue elle-même ; elle n’a pour nous que des paroles d’attendrissement.

Elle est guérie enfin. Elle pourra être malade, de maladies auxquelles nous sommes tous sujets ; mais elle n’est plus démoniaque et les crises ne se renouvelleront plus.


Qu’ajouter à cela ?… Blanche Guyon elle-même confirma les faits à tous les reporters qui vinrent l’interroger. « Pourquoi attaquez-vous M. le curé ? leur disait-elle. Vous avez lu les mauvais journaux ; ils mentent. C’est moi qui ai demandé à M. le curé de me soulager. Les prières ne m’ont pas fait de mal ; au contraire ! » On insinua que la famille Guyon disait comme le curé, parce qu’il lui était venu en aide pécuniairement ; on déclara que Blanche, nullement guérie, était sur le point d’entrer à l’hôpital. Rien n’était plus faux ; et la vérité est que, depuis sa délivrance par les exorcismes, la malade se porte admirablement bien. Elle n’était donc pas malade, mais réellement possédée. La médecine matérialiste en a été pour sa courte honte.

Les exemples de Wemding et de Gif nous ont montré, à une époque récente, des possédés passifs (enfant et adulte). Déjà, avec eux, nous sommes loin de l’hystérie ; que sera-ce donc si nous pouvons étudier de près les possédés actifs, c’est-à-dire les magiciens, les sorciers, qui se livrent corps et âme au diable, eux-mêmes, de gaîté de cœur, par fanatisme, par un maudit enthousiasme, et dont la possession, tenue secrète dans les sociétés d’occultisme, n’est combattue par aucun prêtre de l’Église catholique ?… Car, il ne faut pas l’oublier, les possédés se divisent en deux catégories bien distinctes, que l’on peut appeler encore : les quoique et les parce que.

Mais l’observation de ces derniers n’est pas commode ; il faut, pour les voir à l’œuvre, pénétrer au sein des autres du satanisme. Dans les prestiges de Cagliostro, à la fin du siècle dernier, il y avait souvent de la supercherie ; toutefois, les écrivains les plus sérieux qui se sont occupés de ces questions s’accordent à reconnaître que le fondateur du Rite maçonnique Égyptien, condamné d’ailleurs comme sorcier par le tribunal de la Sainte-Inquisition de Rome, exécutait bien des fois, dans les arrière-loges, des actes appartenant vraiment au domaine surnaturel et sans aucun artifice.

Il en a été ainsi de tout temps, il en est de même encore aujourd’hui. Si les possédés actifs se cachent avec plus de soin que dans la période préliminaire de la Révolution, c’est bon signe pour nous ; cela prouve que le moment est encore éloigné du nouvel et terrible assaut préparé par Satan.

Les magiciens modernes, les imitateurs de Simon de Gitta, d’Apollonius de Tyane, d’Urbain Grandier, de Cagliostro, existent bel et bien ; plusieurs sont des gens jouissant d’une certaine notoriété, ne passant certes pas pour tels aux yeux du public ; ils ne se révèlent qu’aux initiés palladistes, old-fellows de la seconde classe, chevaliers du Graal et autres lucifériens plus ou moins déguisés. J’ai réservé, pour en faire connaître un certain nombre, les neuvième et onzième parties de cet ouvrage, qui seront consacrées, l’une à la Goétie ou magie noire, l’autre à la Théurgie ou magie blanche ; je dirai tout au long leurs œuvres, leurs maléfices, en les nommant ; il en est de très connus en France.

Pour l’instant, je ne signalerai qu’un cas, et ici il s’agira plutôt du fait que de la personne, laquelle n’a aucune importance, du reste, pour le lecteur. Ce que je veux avant tout, en terminant ce chapitre, c’est établir un parallèle bien clair, faisant toucher du doigt au lecteur l’absolue différence qui existe entre l’hystérie et la possession ; c’est prendre, d’un côté, un cas d’hystérie nette et avérée, étudié à la Salpêtrière, et, de l’autre, en dehors des cas de possession exorcisés par l’Église, une démoniaque des triangles palladiques, c’est-à-dire un cas bien caractérisé de possession active.

Mes exemples seront : Rosa, une des grandes hystériques de France, et la Ingersoll, une des grandes démoniaques des États-Unis. En dehors des Charcot, Luys et consorts, la première a été étudiée et suivie et la Salpêtrière par un véritable savant catholique, M. l’abbé Élie Méric ; la seconde, Albert Pike lui-même nous l’a présentée dans son récit de voyage, que j’ai reproduit (voir, page 360, le passage qui la concerne). En outre, j’ai eu personnellement l’occasion de voir la Ingersoll et de l’étudier de très près.

parallèle entre hystérique et démoniaque
Rosa.
(De la Salpêtrière.)
La Ingersoll.
(De Saint-Louis.)

Voici d’abord Rosa l’hystérique. C’est une femme ayant dépassé la cinquantaine, sèche, maigre, ridée, aux veines apparentes, portant un costume banal. « Ses traits, écrit M. l’abbé Méric (le Merveilleux et la Science), expriment la contrariété, la lassitude, l’ennui ; sa démarche est lourde et somnolente. » Quiconque l’a vue garde le souvenir de sa physionomie souffreteuse ; le médecin n’oublie pas ce sillon nase-buccal prononcé, cette bouche aux lèvres pincées, ces yeux vagues aux sourcils contractés ; et c’est là, en effet, l’aspect de l’hystérique, son habitus général, sa façon d’être, qui, ainsi que je l’ai déjà indiqué, dénonce la névrose, la tare congénitale. Rosa a l’empreinte indélébile de la maladie inguérissable qui la mine ; il n’y a pas à s’y tromper.

« Le docteur (il s’agit de Charcot) l’appelle, elle approche, ses yeux évitent la lumière extérieure dont l’éclat la fatigue ; elle tombe subitement sur sa chaise, plongée dans l’état léthargique. Le docteur s’est contenté de la presser aux coudes ou elle a des points hypnogènes, et la production du sommeil est instantanée.

« C’est la première phase du sommeil hypnotique. La position inclinée de la tête, l’occlusion des paupières, l’abandon des bras jetés le long du corps, la résolution absolue et générale des membres, tout indique l’abattement, la prostration qui succède ordinairement à une grande fatigue. Elle ne voit pas ; elle n’entend pas ; elle ne sent pas ; toute communication avec le monde extérieur paraît coupée, interrompue ; elle a les apparences et les abandonnements de la mort. Cependant, la vie végétative existe et continue son travail secret et profond de nutrition : elle respire, le sang circule, la vie sourde chemine à travers les innombrables chemins de ce corps et dans ses replis infinis ; ce n’est plus l’être humain, c’est la plante avec ses phénomènes de nutrition. Le docteur crie à ses oreilles, elle n’entend pas ; il la pince fortement, elle ne sent rien ; l’insensibilité ou l’anesthésie est absolue. Quel est l’état de l’âme ou de la conscience et de la pensée à cette première période du sommeil hypnotique ? Il est impossible de le savoir, les appareils graphiques ne peuvent rien nous apprendre, et la mémoire est abolie (amnésie)…

« … La sensibilité a disparu, la conscience n’existe plus, son action est suspendue, l’activité cérébrale est paralysée ; mais l’irritabilité de la moelle épinière est à son plus haut degré.

« L’expérimentateur renouvelle en notre présence les expériences qui démontrent la réalité de cette expérimentation neuro-musculaire. En pressant sur le nerf cubital, il produit la « griffe cubitale » ; une pression sur le nerf médian au pli du coude provoque l’apparition de la « griffe médiane » ; en pressant sur le nerf radial au sortir de la gouttière de l’humérus, il détermine la « griffe radiale ». Le phénomène apparaît d’une manière instantanée et permet de constater la parfaite sincérité de l’expérience. À coup sûr, cette fille plongée dans le sommeil léthargique est incapable, même éveillée et prévenue, de produire ces attitudes difficiles, de connaître les muscles qu’il faut contracter et les antagonistes qu’il faut laisser en repos, pour former la griffe cubitale, médiane, radiale…

« … Le docteur s’approche de Rosa, lui soulève les paupières, et, en découvrant ses yeux, la fait tomber en catalepsie. C’est la seconde phase du sommeil hypnotique. Dans son état cataleptique, Rosa est encore assise, mais immobile ; son regard est fixe ; ses traits ne changent pas et ne trahissent ni pensée, ni sentiment.

« Après quelques minutes d’examen, je constate l’extraordinaire souplesse de ses membres, leur légèreté, leur aptitude à conserver toutes les positions qu’il me plaît de leur donner. C’est le mannequin qui sert de modèle à l’artiste et dont les membres se prêtent à toutes les attitudes du corps humain. Et non seulement elle prend les positions que je lui donne, mais elle les garde dans une étonnante immobilité, pendant une durée de dix à quinze minutes, sans fatigue et sans les oscillations qui trahiraient facilement la simulation et la supercherie. La sensibilité générale est abolie ; les mouvements de la respiration sont lents, superficiels, intermittents. Au moyen de quelques frictions brusques, rapides, l’expérimentateur produit dans Rosa une contracture généralisée et la rigidité de tout le corps. C’est un spectacle triste et singulier. L’expérimentateur soulève Rosa en masse, tout d’une pièce, comme on ferait d’une barre de fer. Il la jette comme un pont sur deux chaises, qu’elle touche seulement par la tête et par les talons… »


M. l’abbé Méric suit ainsi toutes les phases et en donne minutieusement la description. C’est la mise en action de ce que j’ai exposé plus haut dans le chapitre de l’hystérie. Il nous montre, par le compte-rendu fidèle de ses observations, la passivité du sujet se révélant au plus haut degré, dans la rigidité générale et dans la fascination, puis l’automate devenant actif, dès qu’on imprime à ses membres un mouvement déterminé. Il décrit les expressions si variées de physionomie, qu’on obtient de Rosa, en agissant sur le sens musculaire par des attitudes provoquées et diverses, et ces expressions sont toutes en rapport avec l’attitude donnée. Ainsi, on fait agenouiller Rosa, on joint ses mains au-dessus de la tête ; aussitôt, sa figure prend une expression saisissante de ravissement, de prière, d’extase. « Quelle admirable contrefaçon de l’extase ! » écrit M. l’abbé Méric. J’ajoute que le mot ne saurait être plus juste, et il me permet de faire bien saisir la réalité de ce qui se passe. C’est, en effet, une contrefaçon ; car Rosa, étant en catalepsie, n’est donc nullement ravie, elle ne prie pas, elle n’aperçoit rien dont elle puisse s’extasier. Et voilà bien l’hystérie : ce sont les muscles, les nerfs qui sont en jeu ; mais il n’y a là rien de surnaturel. Contrefaçon ; impossible de mieux dire.

Le savant ecclésiastique passe ensuite aux phénomènes du transfert. Rosa, malade hypnotisée, est frappée d’hémiléthargie et d’hémicatalepsie. Au moyen d’un aimant, on transfère, en deux minutes, d’un côté à l’autre du corps du sujet, la sensibilité, la contracture et la paralysie.

Puis, une friction au sommet de la tête fait passer Rosa de l’état cataleptique à l’état somnambulique, et M. l’abbé Méric décrit l’étrange et profonde transformation de la personne humaine sous l’influence de la suggestion et dans les ténèbres du somnambulisme. En effet, dans l’hypnose et par l’effet de la suggestion de l’hypnotiseur, le rôle des sens est profondément troublé, perverti ; l’hypnotisé ne voit plus les objets réels, il ne voit plus que les objets imaginaires évoqués par une parole de l’hypnotiseur.


« — Rosa, dit l’expérimentateur au sujet endormi, vous ne verrez plus monsieur ; il est sorti, il n’est plus là. »

« C’est moi qui suis désigné, écrit M. l’abbé Méric. Je suis seul dans le cabinet du docteur, avec l’expérimentateur et l’hypnotisée.

« Rosa, réveillée, regarde l’expérimentateur et s’entretient avec lui.

« — Regardez monsieur, dit le docteur en me désignant. — Qui, monsieur ? — Le monsieur qui était là, tout à l’heure, qui vous a parlé. — Mais il n’est plus là, il est parti. — Vous ne le voyez donc pas là, tout auprès de vous ? — Mais non ; il n’y a personne. »

« Je me place directement en face d’elle, dans l’axe de son regard ; elle ne me voit pas. Je crie dans ses oreilles ; elle ne m’entend pas. Je fais passer brusquement un papier devant ses yeux ; ils restent immobiles. Je m’approche, je lui tire les cheveux, pour provoquer une sensation douloureuse et la convaincre de ma présence ; elle continue à ne pas me voir. Il est évident que je n’existe pas pour elle. »

Après quoi, c’est l’inverse que l’expérimentateur produit par suggestion. Rosa, qui ne voit pas l’objet ou la personne frappés d’interdit par l’hypnotiseur, verra un objet qui n’existe pas ; c’est un polichinelle, qu’on lui dit être déposé là sur telle chaise, ou il n’y a rien, et elle le voit, ce polichinelle, elle en rit aux larmes ; c’est un bouquet imaginaire, qu’on lui affirme être là, tombé sur le parquet, et elle le ramasse, le respire avec complaisance, l’attache en souriant à son corsage. C’est de l’hallucination suggérée.

Même jeu pour le sens du goût. Rosa boit un verre d’eau fraîche, d’abord avec délices, parce que l’hypnotiseur lui a dit que c’est du champagne, et instantanément avec horreur, en recrachant le liquide, brusquement qualifié de vinaigre par l’expérimentateur.

Une constatation importante faite par M. l’abbé Méric, c’est celle-ci : Rosa étant en état somnambulique, l’abbé lui récita très lentement deux vers, qu’elle devra répéter à son réveil. Le réveil a lieu ; Rosa répète, en cherchant avec effort et en hésitant beaucoup, un mot, deux mots ; mais il lui est impossible de redire les deux vers qu’elle a entendus. Endormie de nouveau, l’abbé prononce quelques mots en langue étrangère ; mais Rosa ne comprend pas, elle n’entend rien. Comme nous sommes loin des possédés, à qui l’exorciste peut parler en n’importe quelle langue, latin, grec, hébreu, et qui répond exactement en s’exprimant dans les idiomes les plus inconnus de lui !…


« Nous voici, enfin, continue M. l’abbé Méric, au point le plus délicat et le plus grave du problème : sous l’influence de l’hypnotisme, la liberté humaine paraît être abolie, et le sujet devient un instrument passif et terrible entre les mains de l’hypnotiseur…

« L’expérimentateur s’adresse devant nous à Rosa, la grande hypnotique de la Salpêtrière.

« Elle est en somnambulisme ; il lui dit à haute voix :

« — Rosa, tu voleras les gants qui sont dans la poche de monsieur. Tu les vois bien, ces gants ? — Oh ! par exemple ! non, je ne ferai jamais cela ! Je ne suis pas une voleuse, vous le savez bien ! — Mais ils sont à moi, ces gants ; il me les a pris. — Comment, ils sont à vous ? Eh bien, s’ils sont à vous, vous pouvez bien les lui réclamer. — Mais non, je ne peux pas. — Vous pouvez bien les réclamer, et mettre ce monsieur à la porte ; on ne garde pas chez soi un voleur. — Je te dis que je le veux ! Tu les prendras, et tu me les apporteras. »

« Rosa frappe du pied, s’impatiente ; mais pour empêcher la délibération et la résistance, l’expérimentateur la réveille brusquement. D’un air ennuyé, et comme si elle ne me voyait pas, elle va vers un meuble, en tire un album de photographies ; puis, s’approchant du témoin désigné, elle lui dit, en grimaçant un sourire : « Voulez-vous voir des photographies ? — Je veux bien. » Le témoin se penche vers l’album. Rosa en profite pour s’emparer des gants, qu’elle va remettre au docteur.

« Cette expérience ne me parait ni suffisante ni décisive. D’abord, comment Rosa savait-elle qu’il y avait un album enfermé dans ce meuble du docteur Charcot ? C’est que, sans doute, on l’avait déjà soumise à cette expérience plusieurs fois, et, dans la circonstance présente, elle joue inconsciemment la comédie, elle répète son rôle. Puis, rien, dans le fait dont je viens d’être témoin, ne rappelle l’action d’un voleur. Je ne constate ni défiance à l’égard des témoins, ni habileté dans le procédé, ni précaution pour n’être pas vue ; elle prend grossièrement ces gants dans la poche de portefeuille du témoin, qui la laisse faire ; elle obéit à un ordre, elle fait une commission ; elle ne commet pas un vol, et rien n’est plus facile que de le constater.

« Je demande une seconde expérience. Le docteur endort Rosa et lui dit : « Tu prendras cette épingle d’or qui est sur ce bureau, et tu me l’apporteras. » La lutte morale recommence entre le docteur et la malade. Il y a une première étape à franchir ; il lui fait entendre qu’elle a le droit de prendre cette épingle et qu’elle doit lui obéir. Il essaie de faire naître cette conviction dans cet esprit affaibli. Puis, il la réveille.

« Elle avance timidement vers le bureau. Mon regard la trouble ; elle prend un livre d’un air embarrassé et fait le simulacre de lire ; elle cherche l’épingle. À ce moment, je m’approche d’elle, et je lui dis avec autorité : « Vous avez envie de faire une mauvaise action, de voler cette épingle ; c’est très mal de voler. Vous pouvez, si vous le voulez, résister à la tentation. Éloignez-vous ! » Elle me regarde d’un air, étonné, et, attristée dans sa confusion, elle regagne sa place et tombe brusquement sur sa chaise.

« J’ai fait plusieurs fois, en d’autres circonstances et dans d’autres lieux, cette même expérience, et j’ai toujours obtenu le même résultat. Un ordre impérieux abolissait la suggestion, et l’hypnotisée résistait à la tentation, comme si elle était dominée et domptée par une force supérieure. »


Voici donc, rapportée par un théologien, l’observation médicale d’une hystérique ; c’est, au point de vue catholique, un document d’une valeur considérable. Il démontre, en effet, que Rosa, la grande hystérique de la Salpêtrière, exécute tout bonnement ce que toutes les hystériques exécutent, rien de plus, rien de moins. C’est banal.

Notez que je ne dis pas que Rosa n’exécutera jamais rien autre ; je constate que jusqu’à présent elle en est là, et que tout ce qu’on a toujours obtenu d’elle ne sort pas du domaine du naturel. Mais si, un de ces quatre matins, les Salpétrières nous apprenaient que leur Rosa se met, par exemple, à converser en chinois avec un professeur de l’École des langues orientales ou à vomir un chien vivant à la fin d’une de ses crises, il ne faudrait pas en conclure que c’est en tant qu’hystérique qu’elle se livrerait à de pareils exercices. Ah ! non, certes ; ceci ne serait plus, mais la plus du tout, de l’hystérie.

Évidemment, c’est au diable, père de toutes les maladies, que nous devons l’hystérie ; ennemi de l’humanité, il s’ingénie à trouver mille moyens de nous faire souffrir, il invente sans cesse de nouveaux fléaux ; depuis la grave faute commise par nos premiers parents au paradis terrestre, il a pouvoir de bouleverser le corps humain, œuvre magnifique de Dieu. Néanmoins, lorsqu’il a imaginé un nouveau mode de bouleversement, une nouvelle maladie, celle-ci suit une marche, que la médecine étudie, constate, et elle cherche alors à découvrir le remède qu’il convient d’opposer à ce mal ; c’est ainsi que la maladie, tout en étant l’œuvre du démon, agissant avec la permission de Dieu, est une chose naturelle. Et, de même que Satan produit une maladie, que la médecine, art humain et naturel, s’efforce de combattre, de même le ciel, par faveur spéciale envers tels et tels malades, atténue ou même supprime tout à fait la maladie, en dehors de toute action médicale ; telles sont les guérisons miraculeuses, obtenues par la prière, par la foi, par effet de la grâce divine, à la Salette, à Lourdes et dans tant de sanctuaires privilégiés. Dieu alors, dans son infinie bonté, rappelle sa toute-puissance aux peuples oublieux ; il montre qu’il n’a pas besoin, lui, de médecin ni de remède, pour rétablir l’ordre dans le corps humain bouleversé par Satan.

Mais, encore une fois, les maladies ont leurs règles, leurs lois, et l’hystérie aussi bien que toutes les autres. C’est pourquoi un hystérique peut devenir possédé et, dans ce cas, accomplir des choses supranaturelles, sans qu’il s’ensuive que, d’autre part, un possédé soit hystérique, le fait de sa possession.

Entre autres démoniaques, pratiquant couramment le satanisme, je prends la Ingersoll ; je ne puis voir en elle une hystérique, à aucun degré. C’est à mon second voyage aux États-Unis que je l’ai rencontrée, dans une séance d’occultisme palladique. C’était à New-York ; car on fait voyager là-bas cette malheureuse, de ville en ville, comme les lucifériens de Suisse conduisaient partout la pauvre Barbe Bilger avant qu’elle ne s’arrachât de leurs mains, comme les docteurs en spiritisme italien font voyager dans toute la péninsule la déjà célèbre Eusapia Paladino, laquelle est fort bien une démoniaque, quoique seulement encore au degré de vocate procédant.

La Ingersoll, dont Albert Pike a parlé incidemment dans la relation de sa fameuse tournée maçonnique de 1883, avait, lorsque je l’ai vue, entre trente-quatre et trente-cinq ans ; c’est, du moins, ce qui me fut affirmé par le frère qui l’accompagnait : mais elle ne paraissait certes pas cet âge ; on lui aurait donné vingt-huit ans tout au plus. C’est une belle fille, pleine de vigueur et de santé, d’une carnation fraîche, l’œil noir clair et limpide, ayant d’admirables cheveux noirs, à poignées, lourdes et touffues. Chez elle, l’œil surtout est caractéristique ; il est calme, reposé, d’un regard grand et légèrement rêveur. La bouche est saine ; les lèvres roses ; aucune contraction dans le visage, mais au contraire un bel épanouissement de jeunesse et de douceur. Rien, en elle, ne sent la malade, et encore moins l’hystérique ; c’est une fille en plein état de robustesse, aux bras blancs, qu’elle a nus en séance, où les veines bleues apparaissent délicatement. Avec cela, bien prise, de stature ordinaire, et presque vigoureusement musclée.

Où pourrait-on voir, d’ailleurs, des actes d’hystérique, dans le court passage qu’Albert Pike lui a consacré ? Loin de là, nous sommes bien en présence d’une de ces démoniaques, qui, si nous vivions au temps où le culte de Lucifer était un crime sévèrement puni, seraient jugées dignes du bûcher, comme Didyme, la magicienne flamande, comme Marie Martin, la sorcière picarde, comme Antide Colas, l’épouse du diable dans le Jura. La Ingersoll est une possédée parce que, une possédée active, cela ne fait pas l’ombre d’un doute ; ses démons de prédilection sont Astaroth, Ariel et Béhémoth.

Pourtant, elle n’occupe pas dans le haut-palladisme une situation prépondérante, comme Sophie Walder ou même Diana Vaughan ; mais elle n’en est pas moins très recherchée, dans les cénacles mystérieux du L∴ D∴ R∴, attendu que, par elle, les initiés ont souvent des manifestations des plus surprenantes : aussi, Pike, l’a-t-il qualifiée de « médium de premier ordre », — médium luciférien, bien entendu. — Tandis que Sophie représente surtout l’élément actif, recruteur, et Diana, l’opposition, la Ingersoll est un des meilleurs types de l’élément expérimental : elle est un sujet, une véritable pythonisse ; et, comme Eusapia Paladino chez les vocates procédants italiens, on se la dispute, pour les séances d’expérimentation pratique, chez les vocates élus américains. Moins douée cependant que Sophia au point de vue luciférien, non possédée à l’état latent, mais par intermittence et par l’effet des prières sataniques des Mages Élus, la Ingersoll est néanmoins très précieuse aux sectaires. Elle n’est pas capricieuse, elle n’a pas de hautes envolées, pas de maladroites escapades comme l’autre ; si elle n’a pas le génie de l’activité infernale, si elle demeure paisible et ignorée des profanes, elle ne se dérobe pas, par contre, elle se prête à tout, elle répond à tous les appels des chefs de triangles ; elle est, en un mot, un bon sujet de laboratoire, si l’on peut s’exprimer ainsi.

Les faits consignés par Albert Pike dans sa relation ne prêtent à aucune équivoque. Une personne, qui, à Saint-Louis des États-Unis, donne les plus fraîches nouvelles de quelqu’un à ce moment-là même à Rome, n’est pas une hystérique ; l’hystérie ne permet pas de planer, dans l’espace, au-dessus d’une assemblée ; de voltiger, comme porté par un nuage invisible ; d’avoir ses vêtements brusquement dévorés par une flamme sans foyer, qui enveloppe le corps et ne lui fait aucune brûlure ; de recouvrer, soudain aussi, ses vêtements, renaissant du néant, sous le souffle d’un esprit de forme corporelle, apparaissant tout à coup et disparaissent de même. Tout cela est au-dessus de l’hystérie, n’est pas de l’hystérie. On aura remarqué aussi qu’il n’y a nullement besoin d’avoir recours au sommeil pour amener la Ingersoll à l’état spécial qui lui permet d’accomplir des prodiges ; nulle phase de somnambulisme non plus, dans son cas. Le docte Pike est formel : « Sans endormir notre sœur Ingersoll, écrit-il, nous la pénétrâmes de l’esprit Ariel lui-même ; mais Ariel, s’emparant d’elle, s’adjoignit trois cent vingt-neuf génies du feu. » On a eu le nombre exact au moment de l’expiration, à la fin de l’expérience, et c’est ainsi que les choses se passent dans tous les exorcismes : la seule différence, c’est que, chez le possédé passif, les démons sortent malgré eux et par le pouvoir que Dieu donne au prêtre, tandis que, chez la Ingersoll (possédée active), ils sortent d’eux-mêmes, pour aller commettre ailleurs leurs méfaits ordinaires contre les âmes, certains de toujours trouver l’habitation prête à les recevoir.

Dans le local de Haarlem-Lane, où j’ai vu la Ingersoll, toute une soirée, j’ai pu constater par moi-même que les Mages évocateurs ne prenaient pas la peine de plonger le sujet dans un sommeil quelconque. Une oraison du rituel luciférien, et cela suffit. La jeune femme, assise jusqu’alors sur un trépied de fer, se leva toute droite, sans aucune raideur cataleptique, sourit et s’avança vers les initiés. « Je sens l’esprit, dit-elle. — Qui es-tu ? demanda un des Mages Élus. — Béhémoth. — Quel est ton signe ? — Que quelqu’un touche mes bras. » Je m’approchai, et d’une main je saisis le bras droit de la Ingersoll. Il était naturel, palpable ; je le tenais très bien. « Prends l’autre », me dit-elle. J’essayai : le bras gauche était impalpable. Je fermais la main sur lui, sans rien saisir, et pourtant je le voyais bien, ce bras gauche : elle le levait, le baissait, ne le retirait pas quand je venais pour le prendre, et mes doigts ne touchaient rien ; seulement, j’éprouvais chaque fois, dans le creux de ma main, la sensation d’une brûlure vive, comme si ce néant cachait des flammes invisibles. Puis, ce fut le bras gauche qui redevint palpable, et le même jeu recommença avec le bras droit. J’étais fixé ; il n’y avait aucune supercherie, et, dans le corps de cette femme, il y avait bien vraiment un démon.

On apporta une planche, massive, épaisse de huit ou dix centimètres, pas davantage ; on l’installa sur deux tréteaux. La Ingersoll monta sur cette table improvisée ; elle se tenait debout. Tout à coup, son corps se mit à descendre, et ses vêtements avec le corps, comme si un trou subit s’était fait, lui livrant passage ; mais, au-dessous de la planche, ou ne voyait que le vide, comme auparavant. Elle descendit ainsi jusqu’à mi-corps. Pourtant, la basse moitié de son corps n’était pas entrée dans la planche ; c’était matériellement impossible : le bois n’avait pas absorbé ce demi-corps humain. Plusieurs d’entre nous saisirent des épées et les agitèrent au-dessous de la planche ; je fis comme eux : je ne frappai que le vide. La moitié du corps de la Ingersoll avait absolument disparu.

J’eus alors l’idée de me livrer, à mon tour, à une expérience. Tandis que frères et sœurs du Palladium poussaient des cris de joie et proclamaient, en un cantique luciférien, la puissance du Dieu-Bon, et qu’ils le priaient de faire apparaître l’esprit possesseur sur les traits de la jeune femme, je récitai en moi-même, mentalement, l’Ave Maria. À ce moment, le haut du corps de la Ingersoll, la partie supportant la tête, se mit à grossir de façon monstrueuse ; la peau devint gris sale, rugueuse, comme le cuir d’un pachyderme ; le cou enfla démesurément ; la tête se transforma en peu d’instants : c’était une tête d’éléphant. Mais les yeux étaient restés les mêmes ; ce n’était pas les yeux de la bête, c’était toujours ceux de la Ingersoll ; seulement, leur expression témoignait une sorte de fureur, rendue d’autre part par une clameur effroyable et des mouvements désordonnés de la trompe.

Tous les assistants étaient stupéfaits ; il parait que Béhémoth ne leur était jamais apparu ainsi. Cependant, bientôt tout rentra dans l’ordre. La Ingersoll se trouva soudain, dans son entier, debout sur la planche ; elle était là, comme tout à l’heure, mais d’une pâleur livide. Elle poussa un cri, tomba en arrière. Quelques frères, alertes, la reçurent dans leurs bras, tandis qu’elle murmurait : « Oh ! je ne sais pas ce qui m’est arrivé, cette fois ; j’ai beaucoup souffert, pendant un long moment. »

On causa peu de l’événement, du moins ce soir-là, dans le triangle de Haarlem-Lane. Je me retirai avec les autres. Je reviendrai plus tard sur cette affaire, qui eut des suites pour moi ; car elle a figuré parmi les griefs qui m’ont été imputés, lors de ma mise en accusation.

Ce qu’il importe de retenir ici, c’est la différence capitale qui existe entre les phénomènes de l’hystérie et ceux de la possession. On peut être déconcerté par les premiers ; mais la science finit toujours par leur trouver une cause naturelle, et ses découvertes n’arrivent jamais à pouvoir contredire les enseignements de l’Église. Au contraire, les faits merveilleux que produisent les possédés, tant actifs que passifs, sont, de toute évidence, surnaturels ; ils défient l’analyse et les explications de la science humaine. En dehors du cas de la Ingersoll, je pourrais en citer bien d’autres, soit à ma connaissance personnelle, soit rapportés par des témoins, dont plusieurs, qui sont mes correspondants, sont des ecclésiastiques. Mais je crois que ce qui vient d’être dit est suffisant ; au surplus, le lecteur voudra bien revoir, en y donnant sa plus grande attention, les pages que j’ai consacrées aux procès officiels, authentiques, de possession (principalement ce qui concerne les affaires dites des possédées d’Auxonne, de Nicole de Vervins, et d’Urbain Grandier). En repassant mes résumés de ces procès, et en ayant bien présent à l’esprit tout ce qu’il sait maintenant de l’hystérie, il se convaincra sans peine que les phénomènes connus et avérés en matière de possession n’ont aucun rapport, aucune analogie, pas la moindre ressemblance, avec les faits, même les plus extraordinaires, accomplis par des hystériques.

L’hystérique à l’hôpital, le possédé à l’église, voilà leurs places à tous deux. Encore, je me trompe ; car, à Lourdes, par exemple, l’hystérique pourra être guéri, comme le possédé aura de grandes chances d’y être délivré ; tandis qu’à la Salpêtrière, ni l’un ni l’autre ne guériront jamais !

J’ai gardé pour la fin un argument décisif, qui, j’aime à le croire, frappera tous les esprits impartiaux, même ceux des gens qui ne croient pas ou ne croient plus au surnaturel. Je m’adresse donc ici aux personnes qui veulent à tout prix confondre l’hystérie et la possession, et je leur dis :

Selon l’enseignement de l’Église, le diable peut, avec la permission de Dieu, attaquer, battre, faire souffrir un homme ; mais il n’a pas le droit de le tuer, il ne peut disposer de sa vie. Même dans le cas où un fanatique du mal se donne corps et âme au démon, le libre arbitre reste intact pour ce malheureux, à qui il est toujours loisible de se reprendre dans un élan de contrition parfaite et par l’effet de la grâce divine.

Évidemment, à l’heure de la destinée fixée par Dieu seul, au moment suprême, Satan, qui sait que de cet instant solennel dépend l’éternité pour le moribond, met enjeu toutes ses ressources, perfides ou violentes, pour conserver à jamais une âme qui s’est donnée à lui ; et rien n’est plus effroyable que l’agonie d’un possédé actif pactisant. Le maudit lutte alors avec la dernière énergie pour empêcher la lumière de se faire dans cette conscience pleine de ténèbres ; si, malgré ses efforts, une lueur parait, si une tendance au repentir se manifeste, il essaiera d’arrêter, à la gorge de l’agonisant, le cri de : Pardon, ô mon Dieu !… Mais ce cri sauveur, le pactisant pourra quand même le pousser, au fond de son cœur.


la mort d’un possédé pactisant

À plus forte raison, le diable est impuissant, s’il ose tenter d’abréger les jours d’un homme dont il s’est emparé sans son consentement, c’est-à-dire d’un possédé passif. Il fera son jouet de ce-corps humain où il est entré, où il s’est établi, sans avoir été sollicité par la victime ; il lui infligera mille tortures, comme nous l’avons vu dans les crises démoniaques, de tous les possédés et possédées quoique. Mais, puisque Dieu est seul maître de notre existence, le possédé, qui ne s’appartient plus, qui est la chose du démon, accomplit les actes surnaturels les plus étonnants, souffre corporellement au plus haut degré dans certains cas, mais ne se suicide pas, ne se suicide jamais ; car le suicide du possédé passif équivaudrait à un meurtre direct par Satan, ce qui serait contraire à la doctrine de l’Église.

Eh bien, c’est là un fait constaté, et l’expérience confirme victorieusement la doctrine de l’Église, en démontre la vérité d’une façon éclatante. Les faits sont là, il est impossible de les nier. On ne cite pas un seul cas de possession qui se soit terminé par un suicide. Et c’est vraiment là une merveille, qui est en même temps une preuve de premier ordre.

Au contraire, dans l’hystérie, comme dans la folie, les suicides se produisent ; il en existe des exemples, même assez nombreux. Certes, l’hystérique ou le fou qui, dans un accès, met fin à ses jours, n’est pas responsable ; il n’y a pas crime devant Dieu. Mais cette nouvelle différence entre lui et le possédé n’en est pas moins une des caractéristiques capitales de l’opposition absolue, indéniable aux yeux de tout homme de bonne foi, entre l’hystérie, maladie, état humain, et la possession, non-maladie, état non-humain.

En un mot, si ni Dieu ni le diable n’existaient, comme l’affirment les pseudo-savants matérialistes, si l’Église était ignorante et un foyer d’erreur, ainsi qu’ils ont l’audace de le déclarer à leurs aveugles disciples, si enfin la possession était vraiment de l’hystérie, les possédés se suicideraient, on en pourrait citer au moins quelques cas, comme il arrive aux hystériques de se suicider.


Je m’arrête ; il ne saurait plus y avoir de doute dans l’esprit du lecteur impartial. Hystérie et possession sont deux états absolument opposés ; tout le démontre, tout le prouve, tout l’atteste.

Quant au surnaturel diabolique, son existence elle-même, la possibilité de ses manifestations, appartiennent à l’ordre des dogmes. On a le droit de ne pas croire à tel ou tel fait, tant que le Pontife infaillible de Rome ne s’est pas prononcé ; mais, une fois que l’auguste vieillard a parlé, il faut s’incliner, sous peine d’être un renégat du catholicisme.

Or, la grande voix du Vatican s’est élevée, il n’y a pas longtemps encore, pour rappeler aux oublieux que Satan n’a pas désarmé, et qu’il emploie, pour séduire et terrifier l’humanité, les prodiges les plus surprenants, comme aux premiers siècles de l’ère chrétienne. Le 16 avril 1893, Léon XIII proclamait Bienheureux le vénérable Antoiue Baldinucci, missionnaire, membre de la Compagnie de Jésus ; et, en procédant à cette béatification, le Saint-Père s’appuyait précisément sur de nombreux miracles que le zélé serviteur de Dieu avait accomplis en luttant contre les prestiges du démon.

Je conseille aux catholiques qui ont perdu la foi au surnaturel de lire avec attention la vie du bienheureux Antoine Baldinucci ; ils y verront ce dont Satan est capable. Ils y verront le diable se servir de mille moyens surnaturels pour troubler et entraver la mission du saint jésuite ; grosses pierres tombant du ciel sur l’estrade où il prêchait ; aboiements de chiens, mugissements de taureaux, grognements d’animaux immondes, bruits impétueux de vents et d’ouragans, tout cela au milieu d’un sermon et sans que les animaux dont on entendait les clameurs fussent présents ; puis, des cloches sonnant toutes seules dans une église voisine ou cris effrayants poussés par des possédés ; bêtes hideuses paraissant tout à coup, ensuite, et exécutant toutes sortes de mouvements et de grimaces pour distraire l’auditoire ; enfin, ils y verront le diable produire un jour une véritable inondation, changer une place publique en vaste lac, et pousser l’eau jusque dans l’intérieur de l’église, mais avec tant de force que les fidèles réunis furent en grand danger d’être submergés. Et la preuve que ces phénomènes n’avaient rien de naturel, c’est qu’il suffisait souvent au bienheureux Antoine Baldinucci de faire un simple signe de croix pour les dissiper, les faire cesser instantanément.

Mais, pour combattre avec efficacité les stratagèmes de l’enfer, il faut être un saint. Le croyant, qui est aussi, hélas ! un grand pécheur, ne peut pas grand’chose contre les puissances diaboliques ; mais, si ce chrétien indigne a su du moins conserver sa foi, s’il sait la retrouver après les tristes heures de défaillance, s’il est, en outre, un observateur doublé d’un médecin, et s’il est ou a été en mesure d’assister à des phénomènes étranges et troublants, il les note, les étudie, les rapporte, et, dans la mesure de ses faibles forces, il en tire argument et travaille en ceci pour la cause de Dieu : c’est là son seul mérite, et il est bien petit.

  1. Premier sermon sur les démons (1re  et 2e parties).
  2. Second sermon sur les démons.
  3. Premier sermon sur les démons (première partie).
  4. Pour plus de détails, voir l’abbé Barras, qui a traité longuement cette question, sous le titre Hérésie de Simon le Mage, en son tome cinquième.
  5. Pour éviter toute erreur d’interprétation, je déclare dès à présent et en toute loyauté que je n’entends nullement rendre le respectable ordre des Bénédictins solidaire des brebis galeuses dont je publierai plus loin les noms en toutes lettres, accompagnés de tous les renseignements nécessaires, les plus sûrs et les plus précis.
  6. Histoire abrégée de la possession des Ursulines de Loudun, et des peines du Père Surin, de la Société de Jésus (ouvrage inédit faisant suite à ses œuvres), in-12, 1828.
  7. Procès-verbaux de Barré et Mignon. (Bibliothèque Nationale. Manuscrit n° 7818).
  8. Manuscrit de la Bibliothèque de Tours.
  9. Extrait des procès-verbaux originaux du bailli de Loudun.
  10. Véritable relation des justes procédures observées au fait de la possession des Ursulines de Loudun et au procès de Grandier, par le R. P. Tr. R. C. Paris, 1634.
  11. « In duabus natibus circà ανυμ et in duobus τεστιχυλις »
  12. Bibliothèque Nationale, manuscrits, f. fr., n° 7618.
  13. Bibliothèque Nationale : Recueil Thoisy, 92. Réserve. Interrogatoire de maître Urbain Grandier, avec les confrontations des religieuses possédées contre le dit Grandier. 1634, avec permission.
  14. Les autres étaient les pères Rousseau, Anginot et Bachellerie.
  15. Lettre escrite à Monseigneur l’Évesque de Poitiers par un des pères jésuites qui exorcisent à Loudun contenant un brief récit de la sortie de Léviathan, chef de cinquante démons, qui possèdent tant les filles religieuses que séculières.
    Paris, 1635. — L’extrait du procès-verbal est suivi des signatures suivantes :
    Jean-Jose Surin, R. Demorans, F. Tranquille, Guillaume Anginot, de la Compagnie de Jésus, Jean Doamlup, F. Luc, F. Élisée, F. Venance d’Angers, capucin, Marie de Bragelogne, Charlotte d’Estampes de Volançay, Charles de Jalesnes, Eléonor de Maillé-Brézé, de la Fosse, doyen et curé de Ponts au diocèse de Troye, F. Clément d’Angers, capucin ; Queyrard, curé de Saint-Pierre-du-Marché de Loudun, Ranger, prêtre curé de Venien, Charlotte Brulard, Anne de Jalesnes, Anne le Baile, Blaisine de Saluce, René Mesmin d’Eseille, Aubin de la Nèche, Duparc, Mesmin, Nesme Eslu, à Loudun, Icanueau, avocat du Roy en l’Élection, Menuau, Moussault, Villeneufve, le Vacher, Poitiers, J. Boutiller, P. Maunourry, T. Jude, et Nozay, greffier.
  16. Les signatures qui accompagnent l’extrait du procès-verbal nous permettent de rendre à ce nom estropié sa véritable orthographe : Thomas Killigren.
  17. On assure même qu’on ouvrit son corps après sa mort, pour savoir s’il y restait quelque maléfice ; mais il ne s’en trouva point.
  18. On désigne sous ce nom un mélange de fruits (pommes, poires et prunes) cuits et coupés en quartiers.