Le Diable au XIXe siècle/XXV

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 2p. 1-56).

CINQUIÈME PARTIE


LA MANCIQUE OU MAGIE DIVINATOIRE




CHAPITRE XXV

Les charlatans vulgaires.




Ainsi que le lecteur l’a compris sans peine, ce n’est pas à une simple enquête sur le Palladisme que je me suis livré ; j’ai porté mes recherches dans le domaine de l’occultisme tout entier, ayant à cœur de donner au public une étude complète de l’action du diable à notre époque.

Du reste, cela est hors de toute discussion, le danger pour les catholiques n’est pas exclusivement dans la franc-maçonnerie luciférienne. Les palladistes et autres sectaires diabolisants ne sont qu’une poignée, eu égard à la population totale du globe ; ils sont, il est vrai, les chefs, les directeurs du satanisme contemporain. Mais le démon ne se borne pas à agir dans les triangles, et il travaille le plus souvent à son œuvre maudite, là tout auprès de vous, madame qui me lisez, et alors que vous vous en défiez le moins.

Je dois donc, puisque j’ai étudié la question sous tous ses aspects, m’éloigner de temps en temps, dans mon récit, de ces mystérieux et exécrables triangles lucifériens, si féconds en manifestations du surnaturel diabolique, pour montrer les autres manifestations, les autres prestiges auxquels le prince des ténèbres a recours, quand il s’adresse à la foule, à la multitude profane ; car il n’est pas seulement le singe de Dieu dans le culte qu’il a réussi à établir au sein des arrière-loges, il est encore le roi de ce monde, il cherche à séduire par mille artifices ceux que les francs-maçons qualifient de « profanes », c’est-à-dire quiconque n’est pas affilié à leur infernale secte.

Nous avons vu, par l’étude de l’hystérie mise en parallèle avec la possession, que tout l’intérêt, pour l’observateur préoccupé des mystères de l’action diabolique, n’est pas exclusivement circonscrit aux sociétés organisées pour travailler à la destruction de l’Église en s’appuyant sur les révolutions politiques et en les faisant naître au besoin. Nous avons vu la main du diable, lorsque nous passions en revue quelques-unes des questions que fouillent les savants.

Ainsi, pour montrer le magnétisme occulte dans son épanouissement démoniaque (médiums lucifériens ou vocates élus), j’ai dû appeler d’abord l’attention de mes lecteurs sur les vocates procédants, qui, eux, n’opèrent pas dans les ateliers maçonniques, et même il m’a fallu, avant tout, prendre comme point de départ les supercheries des pseudo-spirites.

C’est là le seul procédé pratique à employer dans un examen profond et sérieux.

De même, si je veux dévoiler le satanisme de la Mancique, il m’est nécessaire de m’astreindre au même ordre d’explications graduelles.

La Mancique, c’est, nous le savons, la Magie divinatoire ; elle a ses charlatans, ses imposteurs, comme le spiritisme ; ce sont, du reste, à peu près les mêmes personnages, tout au moins des individus de la même espèce.

Une des prétentions de Satan, lorsqu’il communique avec ses fidèles préférés, est de faire croire qu’il possède la science de l’avenir ; c’est là un de ses artifices familiers. Mais il suffit de raisonner cinq minutes pour voir et se convaincre que, dans ce cas, comme toujours, le diable ment et trompe ses adeptes ; et ceci va prouver, une fois de plus, qu’il n’y a de vraie raison que celle qui est d’accord avec la foi.

En effet, comment Satan, archange déchu, pourrait-il connaître l’avenir, alors que les bons anges eux-mêmes, les patriarches, les saints, même saint Joseph et la Sainte Vierge, l’ignorent, ou, pour mieux dire, n’en savent que les fractions, les parcelles à eux dévoilées par Dieu ?

Il n’est qu’un seul être, dans l’immensité infinie des mondes, qui connaisse l’avenir : c’est Dieu, attendu que Dieu a tout créé de rien, attendu que lui seul règle la destinée des êtres animés et des choses inanimées ; lui seul sait ce qu’il a décrété, et ce n’est pas le vaincu des abîmes infernaux, certes, qui a la possibilité de changer d’un iota telle ou telle décision de Dieu, seul tout-puissant. Dieu seul sait ce qui doit arriver, puisque seul il est maître de faire que ceci ou cela arrive.

Je ne dois pas négliger la réponse du manichéo-gnosticisme au dogme chrétien. Les palladistes aveugles et autres partisans du système de la divinité double, ceux qui sont sincères, — et il en est, comme cette pauvre Diana Vaughan, que je ne saurais trop recommander aux prières de mes amis, — nous répondent : « Votre raisonnement tiendrait debout, s’il n’y avait vraiment qu’un seul Dieu, ainsi que vous le dites ; mais, en réalité, il y en a deux : le vôtre, qui est cruel, barbare, qui est le principe du mal, et celui que nous adorons, qui est bon, doux pour l’humanité qu’il aime, qui est le principe du bien. Ces deux principes, étant éternels l’un et l’autre, étant l’un et l’autre divins, n’ont chacun d’autre limite à sa puissance que la puissance infinie de l’autre (c’est notre mystère, à nous, palladistes) ; et, si l’un des deux dieux contraires pouvait, à un moment donné, avoir la prééminence sur l’autre, ce serait évidemment le Dieu-Bon, notre dieu, puisqu’il est raisonnable, logique, d’espérer et de croire que le bien finira par triompher du mal ; Lucifer exceisus excelsior ! Par conséquent, Lucifer, que vous calomniez, vous catholiques, en l’appelant Satan le Déchu, connaît l’avenir aussi exactement qu’Adonaï. En d’autres termes, votre raisonnement est faux, parce qu’il est basé sur une erreur fondamentale, l’unité de la divinité ; erreur absolue aux yeux de quiconque, qui, se dégageant des préjugés, veut bien constater que, dans l’univers, tout atteste l’existence de deux principes contraires et éternels. »

Cette argumentation, que j’ai entendu cent fois développer en conférences palladiques, — et notamment, un jour, par un soi-disant esprit de défunt, évoqué, qui se donna pour l’empereur Julien l’Apostat en personne, — cette argumentation avait sa place ici, au moins en résumé.

Les palladistes nous renvoient le qualificatif d’aveugles ; mais on se demande à quelle aberration ils sont en proie, pour ne pas comprendre que les aveugles, ce sont eux. Et elle est formidable, leur cécité !

Rien n’est plus absurde, en effet, que le dogme palladique de la divinité double. Il a été triomphalement réfuté par les Pères de l’Église, par tous les théologiens catholiques, et nous savons par le Pape, qui est infaillible, par les conciles, que le Saint-Esprit inspire directement, qu’il n’y a qu’un seul et unique Dieu. Si Dieu, le nôtre, que nous proclamons le seul et unique, avait en Lucifer un rival égal en puissance, si l’un pouvait s’opposer aux décisions divines de l’autre et réciproquement, le secret de l’avenir n’appartiendrait pas davantage à Lucifer pour cela ; mais ni notre Dieu ni Lucifer ne pourraient répondre de l’accomplissement futur de tel ou tel événement décrété par l’un des deux ; cela est clair comme le jour. Donc, même en se plaçant une minute sur le terrain de la contre-théologie manichéo-gnostique pour les besoins de la discussion, même en accordant un instant d’attention à ce système aussi déraisonnable qu’impie, on est obligé de conclure que Lucifer ne possède pas, ne peut pas posséder la science de l’avenir.

Mais demeurons avec l’Église, en qui seule réside la vérité, l’éternelle et immuable vérité. En nous éclairant de ses lumières, nous ne nous égarerons pas dans le dédale de l’erreur. Or, l’Église nous enseigne que Lucifer ou Satan, comme on voudra l’appeler, n’est qu’un archange révolté, déchu à la suite de sa révolte contre le Dieu unique et seul éternel, et qu’il n’est qu’un instrument entre les mains du Tout-Puissant. Excelsus, appliqué à Dieu, telle est la vérité, selon la foi et la raison tout ensemble ; excelsus excelsior, appliqué à Lucifer, est un audacieux blasphème, inventé par l’orgueilleux monstre des enfers, père du mensonge.

C’est pourquoi la Mancique est, par elle-même, une science radicalement trompeuse, mensongère, fausse, aussi bien lorsque ses professeurs sont des charlatans vulgaires que lorsqu’ils sont des magiciens diabolisants ; cela, bien entendu, chaque fois que les docteurs de cette science occulte tentent de pénétrer les secrets de l’avenir.

Il importe donc, avant tout, de diviser les personnes qui se livrent à la magie divinatoire en deux catégories bien distinctes : 1° les charlatans dupeurs ; 2° les fanatiques trompés par le démon, c’est-à-dire ceux à qui Satan ou ses compagnons de révolte et de damnation se manifestent, visiblement ou invisiblement.

Les charlatans vulgaires, tout le monde les connaît. À propos du pseudo-spiritisme, j’en ai présenté au lecteur un type entre mille, le Wilhelm Mannteuffel, de Berlin. Dans la pratique de la mancique, ces artisans de supercheries sont légion. L’Église condamne en bloc tous ces prétendus docteurs en science des choses cachées, parce que dans cet ordre d’idées le consultant ne peut avoir affaire qu’à des impostures ou à des diableries.

Nous ne devons pas chercher à connaitre ainsi l’avenir ; c’est à la fois un péché et une sottise. Lorsque Dieu nous éprouve, nous commettons un crime contre lui, si, pour nous guider dans ce que nous avons à faire, nous recourons à Satan et à ses œuvres ; et, au surplus, tout en étant criminels, nous sommes imbéciles, puisque le démon ne peut rien nous apprendre des choses futures. Dans le cas d’une de ces épreuves de la vie, auxquelles je fais allusion, nous n’avons qu’une conduite à tenir : nous rendre dignes de Dieu et prier les saints d’intercéder pour nous.

Je vais me faire comprendre par un exemple bien simple. Il provoquera, sans doute, le rire chez les gens qui dénigrent ma publication ; peu m’importe ; leurs rires, pas plus que leurs attaques, ne m’empêcheront d’accomplir mon devoir.

Je prends donc un exemple parmi les faits les plus communs de la vie. Vous avez à soutenir un procès ; vous êtes dans votre droit, mais votre droit n’apparaît pas clairement aux magistrats chargés de juger, et vous avez contre vous une partie adverse dépourvue de scrupules et possédant une rouerie telle, que vous êtes menacé de perdre votre procès ; il serait juste que vous eussiez gain de cause, mais les magistrats sont des hommes et peuvent se tromper. Dans cette situation pénible, que fait souvent, trop souvent, une personne superstitieuse ? Elle va chez la tireuse de cartes et la consulte ; elle lui demande des renseignements sur les secrets du dossier de son adversaire ou sur toute autre chose dont elle s’imagine pouvoir tirer parti dans son procès. Eh bien, cela est mal, puisque l’Église condamne les pratiques de cette espèce, et cela est stupide, parce que le gain de votre procès ne dépend pas de la tireuse de cartes. Ce qu’il faut faire, le voici : prier Dieu d’éclairer les magistrats chargés de votre affaire ; reconnaître humblement que l’épreuve que vous subissez est méritée par vos péchés ; implorer la miséricorde divine y vous remettre à fréquenter les sacrements, si vous avez eu à cet égard une négligence coupable ; enfin, mettre votre cause sous la protection de quelque grand saint ou de la bonne Mère. Un cierge brûlé en l’honneur de saint Joseph, croyez-moi, mes amis, vaudra beaucoup mieux, pour le gain de votre procès, qu’une consultation de la tireuse de cartes.


Maintenant, je dois, afin de parer à toute interprétation erronée au sujet de l’étude qui va suivre, insister, plus que je ne l’ai fait à propos du pseudo-spiritisme, sur ce point essentiel : quand je dis qu’il y a supercherie de la part de tel charlatan, je ne prétends nullement poser comme principe absolu que jamais, dans les œuvres de ce charlatan, il n’y aura action démoniaque. Il ne faudrait pas se méprendre là-dessus, ni me faire dire ce que je ne dis pas.

Le charlatan est celui qui trompe volontairement la personne à qui il a affaire. Mannteuffel trichait en faisant tourner et parler la table ; le président de la Germania a démontré sa supercherie, sans réplique possible. Mais il y a eu tricherie, attendu que les choses se sont passées ainsi que j’en ai fait le récit. Quand la table, où censément l’esprit de Frédéric le Grand s’était insinué, s’exprimait avec des fautes d’orthographe, c’était le Mannteuffel, ignorant comme un âne, qui la faisait manœuvrer. Si, au contraire, elle avait écrit correctement, c’eût été une preuve que le charlatan n’était pour rien dans cette manifestation.

Ce qui est faux, ce qui est mensonge, c’est le système lui-même. Une table ne peut pas se mettre, tout naturellement, à tourner, sans aucune supercherie ; il n’y a pas de fluide nerveux. Un esprit de défunt, non plus, ne vient pas, à l’appel d’un médium, se loger dans une table ; sauf la permission de Dieu, les bienheureux restent au ciel, les âmes ayant à se purifier restent en purgatoire, et les damnés restent en enfer ; et ce n’est pas pour satisfaire le désir d’un Mannteuffel ou de tout autre charlatan que Dieu autoriserait n’importe quel esprit de défunt à venir se manifester sur terre.

Par contre, les démons, en vertu du décret divin qui les autorise à tenter les hommes dans le but de rendre plus grands en mérites ceux-ci dans leur résistance à la tentation, peuvent aller et venir par le monde et, à un moment donné, transformer le prestidigitateur en prestigiateur. Aussi, qu’une table vienne à tourner violemment, en dehors de toute supercherie, — par exemple, si les personnes qui entourent le meuble font la chaîne avec la main renversée, la paume en l’air, — alors, c’est que dans la table il y a, non un fluide ni un esprit de défunt, mais bel et bien un démon qui l’anime. Si elle parle de choses vraiment secrètes, sans aucun compère, si elle dit des ordures, si elle prétend dévoiler l’avenir, plus de doute possible, c’est le diable qui est là.

Ceci est archiprouvé par une expérience qui a été faite bien des fois : il suffit de jeter quelques gouttes d’eau bénite sur la table en mouvement ou en train de parler, pour que la manifestation s’arrête instantanément. Le diable est parti.

Si le fluide nerveux existait et était une chose naturelle, ainsi que l’affirment certains catholiques ignorants, mais de bonne foi, trompés par le charlatanisme des braidistes et des mesmériens, comment et pourquoi l’eau bénite viendrait-elle contrecarrer l’action normale, naturelle, de ce fluide ?

Donc, que cela soit bien entendu entre mes lecteurs et moi : lorsque j’écris ces mots de charlatanisme, de charlatan, je désigne uniquement une œuvre ou un artisan de supercherie, à l’occasion d’une pratique où le surnaturel n’est pas entré en jeu, comme dans le cas de la première séance (celle de pseudo-spiritisme) de la Germania que j’ai racontée ; mais je suis parfaitement d’avis que le diable a parfois la malice de se servir même des charlatans pensant le moins à lui.

Et tout de suite je vais montrer une de ces manœuvres de Satan, en racontant la curieuse histoire de Wladimir.

Wladimir est vivant ; il habite Paris ; il est bien connu dans le monde des spirites, mais il n’est pas luciférien ; il appartient aux groupes qui ont adopté les théories de Rivail, dit Allan-Kardec. De son état, il est représentant d’une fabrique de pipes, et, comme tel, il est en relations quotidiennes avec les débitants de tabac de la capitale ; tout en leur faisant l’article pour les pipes de son patron, il s’efforce de les convaincre de la réalité du « peresprit » ; il tâche de leur glisser, mais gratuitement, son spiritisme ; gratuitement, car il n’en fait pas commerce ; il est du nombre des spirites qui paient, et non de la catégorie des Leymarie qui se font payer. C’est un convaincu.

En outre, Wladimir est veuf, deux fois veuf ; mais il en est, néanmoins, à sa quatrième femme. N’en soyez pas étonné outre mesure ; tout va s’expliquer.

La première femme de Wladimir était une mulâtresse, de la Martinique, assez jolie, en dépit de sa peau ultra-brune ; elle avait, assure son mari, mille qualités : mais la principale, aux yeux de Wladimir, c’est que madame était spirite comme lui.

« Ils étaient Âmes-sœurs, venues de l’ératicité », c’est-à-dire de l’éther ; « ces deux âmes-sœurs s’étaient rencontrées sur terre, vraiment destinées l’une à l’autre. » Du moins, telle est la conviction de Wladimir, et il ne manque pas de le répéter, chaque fois qu’il a occasion de parler de sa première défunte.

Ce mariage a été très heureux, paraît-il : mais cette union si bien assortie fut de courte durée. La négresse de Wladimir mourut bientôt, emportée par une rapide maladie.

Wladimir n’ayant aucun goût pour le célibat, se remaria. Cette fois, il eut la malechance de ne pas tomber sur une âme-sœur. Sa deuxième épouse fut juste la contre-partie de la première. Loin d’être spirite, elle le contredisait à outrance, chaque fois qu’il ouvrait la bouche pour vanter le système d’Allan-Kardec. Elle lui faisait des scènes, se montrait emportée, cassait des assiettes ; et, ce qui navrait surtout Wladimir, c’est que, lorsque la vaisselle volait en l’air dans la salle à manger, au milieu du repas, c’était par suite de projections absolument naturelles. Si les assiettes eussent volé d’elles mêmes contre les murs, l’époux-spirite se fût consolé ; il eût triomphé même, ces incidents lui eussent permis d’épiloguer victorieusement sur le peresprit.

D’autre part, Mme  Wladimir n° 2 était dépensière au-delà de toutes limites ; en peu de temps, elle dévora à son infortuné époux les quatre cinquièmes de son petit avoir. Pourtant, le pauvre homme tenait quand même à cette femme revêche, gaspilleuse, acariâtre et pas spirite. Il avait toujours le secret espoir de la gagner à ses idées.

Il se disait qu’elle était au pouvoir d’un esprit ennemi de lui ; aussi, le soir, quand madame était endormie, il procédait sans bruit à des conjurations, conformément à un petit livre manuscrit qu’un médium de son groupe spirite lui avait vendu fort cher.

Par exemple, si madame venait à se réveiller pendant les simagrées du pauvre homme, elle coupait court, brusquement, à ces conjurations, avait ses nerfs, et souventes fois, dans une circonstance de ce genre, elle lui frictionna vigoureusement l’échine avec le premier objet venu, pelle ou pincettes, qui lui tombait sous la main.

On le voit, ce second mariage fut bien malheureux pour Wladimir ; aussi rendit-il grâces au peresprit d’Allan-Kardec, lorsque cette âme rebelle s’en retourna, un beau jour, dans l’ératicité.

Veuf pour la deuxième fois, Wladimir se posa une question :

— Dois-je encore me remarier ?

— La réponse qu’il se fit fut : Oui… Mais avec qui contracterait-il un troisième hymen ? Comment s’assurer que Mme  Wladimir n° 3 serait bien une âme sœur ?…

Il passait ainsi en revue, par des démarches discrètes, toutes les familles en rapport avec lui et où se trouvait quelque aimable personne à marier. Peine et temps perdus ; il ne découvrait pas l’âme-sœur tant désirée.

Cependant, il voulait convoler, malgré tout, en troisièmes noces. Tantôt presque décidé, lorsqu’il songeait aux joies sans mélange de sa première union, tantôt rompant les pourparlers, au seul souvenir des infortunes terribles de son second mariage, il flottait constamment sur l’Océan troublé des hésitations, ne sachant que devenir, comme un navire en détresse, désemparé.

Il ne mangeait plus, ne buvait plus, ne dormait plus ; il maigrissait à vue d’œil.

Un soir, Wladimir assistait à une séance de son groupe spirite ; pas un seul des assistants n’appartenait à un triangle, je me hâte de le dire, et je prie le lecteur de le retenir ; tous pseudo-spirites, charlatans ou gogos, aucun luciférien.

On forma la chaîne, et la table, servant aux opérations habituelles, tourna sans difficulté ; les émules du Mannteuffel berlinois faisaient merveille avec leurs petits trucs, dont les Wladimir et autres bons garçons ne s’apercevaient pas le moins du monde.

Tout à coup, la table s’arrêta net, résistant à ses entraîneurs ; mais, en s’arrêtant, elle poussa un gros soupir, qui stupéfia l’assemblée. Chacun des charlatans et des mystificateurs complaisants se demandait lequel d’entre eux était l’auteur de cette comédie.

Puis, la table, se penchant vers Wladimir, dans un violent mouvement inattendu qui fit rompre la chaîne, esquissa comme une sorte de salut.

Cette fois, les charlatans et les mystificateurs de l’assistance se regardèrent, interdits ; eux qui se considéraient comme trompant les autres, ne savaient plus quelle contenance tenir. Quelques-uns même étaient assez effrayés. Au fond, ne croyant pas à leur peresprit, ils se demandaient de quelle nature était ce phénomène nouveau pour eux, tandis que les gogos, par contre, se montraient enchantés, ravis, voyant dans cette manifestation subite un peresprit de premier ordre.

Enfin, la table reprit sa position normale ; on reforma la chaîne ; mais on ne put obtenir du meuble aucun mouvement de rotation. La séance finit ainsi, chacun se retirant passablement intrigué.

En rentrant chez lui, Wladimir, resté seul, s’abimant dans ses pensées, s’attarda quelques instants en son salon.

Là, nouveau phénomène. Tandis que ses yeux erraient mélancoliques, regardant tout ce qui l’entourait, mais comme quelqu’un qui ne les fixe sur rien, brusquement, son attention fut attirée par une petite table de fantaisie, une table-gigogne, qui semblait se mouvoir d’elle-même. Il observe avec soin ; il se tâte ; rêve-t-il ? Non, il est bien éveillé. La table-gigogne frappait d’un de ses pieds le parquet.

Pour le coup, Wladimir est ahuri. Jamais il n’avait vu une table manœuvrer de la sorte, sans le concours d’un médium.

Il s’enhardit, il s’approche. Évidemment, pense-t-il, il y a un esprit de défunt dans la table-gigogne, et cet esprit veut lui parler.

Alors, il l’interroge à la façon des pseudo-spirites. 11 convient avec la table qu’elle lui répondra par des coups frappés, plus ou moins nombreux, dans l’ordre des lettres de l’alphabet.

Une conversation s’engage entre Wladimir et la petite table, le premier interrogeant et notant précieusement les réponses. Ce qui était étrange en ceci, c’est que le questionneur n’avait nul besoin de poser ses mains, doigts étendus, sur la table-gigogne ; ah ! certes, le fameux fluide n’était ici nullement nécessaire.

Et voici ce que la table-gigogne dit à Wladimir :

« — Je suis l’âme-sœur que tu cherches ; mais je ne veux point m’incorporer dans une femme dont tu ferais ton épouse… Je t’aime depuis bien longtemps… Ton premier mariage m’a irritée… Moi, femme-esprit, âme refusant toute alliance avec la matière, je te veux pour moi seule, et je te persécuterai si ta pensée va désormais à une humaine, vivante ou morte… C’est moi qui ai tué ta première épouse, par jalousie, et ta seconde épouse, pour te rendre service… Veux-tu de moi pour épouse immatérielle ? Veux-tu t’unir spirituellement à moi ? »

Wladimir, de plus en plus surpris, au fur et à mesure que la table s’exprimait, demanda à réfléchir. Il ne s’attendait pas à ce qui lui arrivait. En somme, il était flatté d’être aimé d’un esprit-femme ; mais il n’avait jamais envisagé la perspective d’un mariage de ce genre.

Les jours suivants, il eut de nouvelles conversations avec sa table-gigogne.

L’esprit-femme lui apprit qu’il, ou, si vous aimez mieux, qu’elle avait décidément établi sa résidence dans ce meuble, et que c’était sous cette forme qu’elle ferait ménage avec lui, s’il consentait à lui accorder sa main.

Wladimir demeura quelque temps perplexe.

S’il eût été un bon catholique, il serait allé consulter un prêtre, et le ministre de Dieu aurait eu bientôt mis ordre à cette fantasmagorie diabolique. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que le prétendu esprit-femme logé dans la table-gigogne était ni plus ni moins un démon, et nullement une âme-sœur, encore moins un peresptit. Une aspersion d’eau bénite, un exorcisme, voilà ce qui aurait promptement clos l’incident et rendu le calme au cerveau de Wladimir, hanté par une des plus absurdes superstitions.

Mais ce fut à ses amis médiums que Wladimir s’en vint faire part des déclarations si surprenantes de sa table-gigogne. Ceux-ci, n’ayant pas compris grand’chose à la première manifestation qui s’était produite en séance à l’égard de leur collègue, voulurent vérifier par eux-mêmes le fait. Seulement, en leur présence, la table demeura immobile et muette ; d’où ils conclurent entre eux que Wladimir était halluciné. Il ne l’était pas du tout. La vérité est que le diable, capricieux, comme on sait, ne daignait pas se déranger pour eux.

Entre eux, ils se dirent encore que, puisque leur collègue croyait fermement à la présence d’une âme-sœur dans sa table, il ne fallait pas l’en dissuader, et que c’était une occasion superbe de lui faire payer un festin pantagruélique.

Ils l’engagèrent donc à épouser sa table-gigogne, puisqu’elle le désirait tant.

Je n’invente rien ; cette histoire est absolument véridique, quoique interprétée de diverses façons. Le mariage de Wladimir avec une femme-esprit résidant dans une table-gigogne est un fait qui appartient aux annales du spiritisme parisien ; je ne sais s’il a été ou non mentionné dans quelque revue spirite, mais je le tiens d’une personne grave, très sérieuse, connaissant plusieurs des membres du groupe de Wladimir.

La noce a eu lieu dans toutes les règles, à Paris, quelque temps avant l’affaire des photographies Buguet, et l’on va voir dans un instant comment ce mariage tout à fait hors de l’ordinaire se rattache à la photographie spirite.

Les invités, tous dans le secret de l’étrange aventure, se réunirent au domicile de Wladimir, où il fut procédé à la cérémonie conjugale, avant le balthazar de rigueur.

Si je suis bien informé, c’est Leymarie qui présidait et qui remplaça à la fois l’officier de l’état civil et le ministre du culte, pour cette union bizarre. La table-gigogne avait été revêtue d’un voile de mariée et d’une couronne de fleurs d’oranger.

On imita les formalités que tout le monde connait. Le président de la réunion intime posa les questions d’usage. On assure que la table répondit « oui » à la mode spirite. Les uns pensèrent qu’il y avait un truc ; les autres, qu’on avait vraiment affaire à un esprit-femme. Personne n’eut l’idée d’une manifestation diabolique. Le démon joua si bien son rôle que, Leymarie ayant demandé à la table-gigogne d’où venait l’esprit qui s’était établi en elle, les coups qu’elle frappa du pied donnèrent cette réponse :

« — J’habitais auparavant la planète Jupiter. »

Ce qui correspondait exactement à l’une des croyances des pseudo-spirites, lesquels, on ne l’ignore pas, s’imaginent que les âmes, après la mort, vont résider dans des planètes.

Ainsi, le démon agissait d’une façon indiscutable parmi les mystificateurs et les mystifiés, et, tout en se manifestant, il les trompait, il les entretenait habilement dans leur erreur. Allez donc dire après cela, aux naïfs invités de Wladimir, qu’il n’y a pas de peresprit !

Les manifestations, cependant, s’arrêtèrent là. Le repas ne fut marqué par aucun fait anormal. La mariée table-gigogne avait été placée auprès de son époux spirituel, qui rayonnait depuis l’instant où Leymarie avait prononcé le sacramentel : « Je vous unis. » On but, à de fréquentes reprises, à la santé et au bonheur du couple, et chacun emporta de cette journée un souvenir ineffaçable.


La mariée table-gigogne avait été placée auprès de son époux spirituel, qui rayonnait. On but à la santé et au bonheur du couple.

Les premiers mois de l’hymen se passèrent, pour Wladimir, dans une satisfaction des plus suaves. Durant des heures entières, il conversait avec sa table-gigogne, qui, pour lui seul, se livrait à des jeux tenant du prodige. Elle ouvrait brusquement et allongeait ses tablettes, puis les rentrait de même, manifestant ainsi comme une gaité folle. Elle venait au-devant de lui, quand il rentrait du restaurant ; car il prenait son repas dehors, Satan ne poussant pas la complaisance jusqu’à lui faire la surprise de déjeuners et de dîners qu’on n’aurait pu certes pas qualifier de tombés du ciel. Elle exécutait devant lui des danses, pirouettant sur un pied, se balançant avec mollesse comme une almée, et ces exercices chorégraphiques le plongeaient dans le ravissement.

Quand Wladimir faisait à ses amis du groupe spirite des confidences sur les allégresses de son intérieur, ceux-ci le félicitaient et même accueillaient ses révélations avec des transports d’enthousiasme ; mais, à peine avait-il le dos tourné, qu’ils murmuraient tout bas entre eux :

— Wladimir est devenu fou !

Grande était leur erreur. Les phénomènes auxquels cet homme assistait pouvaient être incohérents, grotesques, extravagants ; mais ils étaient réels. Toutes les personnes qui ont vu des maisons hantées peuvent dire que le surnaturel diabolique atteint souvent les derniers degrés du ridicule.

Mais c’est ici que l’on constate comment la supercherie grossière vient parfois se mêler au pur diabolisme.

Quelque chose manquait au bonheur aveugle de Wladimir. En somme, il n’avait pas la moindre idée de la forme réelle de sa femme-esprit. Il ne connaissait que sa table-gigogne, laquelle était tout simplement une enveloppe matérielle, dénuée de toute poésie.

À ce sujet, il s’ouvrit à Leymarie, qui en conféra secrètement avec Buguet, photographe et médium pseudo-spirite. Peu après, les deux compères se concertaient et arrêtaient un projet, bientôt mis à exécution. Il s’agissait de mystifier Wladimir dans de vastes proportions.

Buguet fabriqua un mannequin enveloppé de gaze, et Leymarie persuada au mari de la table-gigogne d’aller se faire photographier chez Buguet. Une formule particulière d’évocation fut rédigée, grâce à laquelle la femme-esprit apparaîtrait auprès de son époux, au moment où celui-ci poserait devant l’objectif.

Wladimir, tenaillé par le désir de savoir à quoi s’en tenir sur la forme vraie de sa jovienne conjointe, se laissa volontiers convaincre. Buguet le portraictura, et, tandis que Wladimir, les yeux fixés sur l’appareil, obéissait au commandement : « Attention ! ne bougeons plus », un complice, dissimulé derrière lui, mit rapidement en pose le mannequin recouvert de gaze, réussit à disparaître sans bruit avant la fin de l’opération, et Wladimir eut ainsi une photographie lui donnant pour compagne une femme-fantôme, assez vague, mais dont il se déclara satisfait.


Tandis que Wladimir, les yeux fixés sur l’appareil, obéissait au commandement : « Attention ! ne bougeons plus », un compère dissimulé derrière lui mit rapidement en pose le mannequin recouvert de gaze.

Telle fut l’origine des photographies spirites, qui conduisirent plus tard en correctionnelle les coryphées du pseudo-spiritisme parisien. Une supercherie avait été greffée sur du diabolisme réel. Finalement, Wladimir se lassa de cet hymen par trop platonique. Sa femme-esprit, cessant un jour d’être jalouse, lui rendit sa parole, se laissa fléchir par ses supplications, promit de ne pas entraver une quatrième union, la troisième avec une humaine, et lui annonça qu’elle retournait vivre dans la planète Jupiter. De ce jour, la table-gigogne redevint immobile.

Wladimir s’unit avec une spirite, plus ou moins femme de lettres ; ils vivent tous deux, s’accordant à merveille, lui, vendant toujours des pipes, et elle, Ludovique (c’est son nom), tricotant des bas bleus.

Cette histoire, qui jette une note gaie [1] dans l’étude de l’occultisme contemporain, méritait d’être rapportée, pour les raisons que j’ai indiquées plus haut. Elle montre que, même dans le milieu des mystificateurs et des mystifiés, le diable ne dédaigne pas parfois d’intervenir. Wladimir a beau ne pas être luciférien, il est évident qu’il a passé plusieurs mois de sa vie en commerce avec un démon, et il a certainement beaucoup plus de chances de finir en enfer qu’au ciel.


La table, rompant brusquement la chaîne des personnes qui l’entouraient, se précipita avec une hostilité marquée contre l’un des soi-disant médiums et le serra fortement entre elle et le mur. (voir note ci-dessus)


On n’en finirait plus, si l’on voulait raconter des anecdotes sur ce monde étonnamment naïf des mystifiés pseudo-spirites. Ils sont innombrables, dans les divers pays ; Paris, comme toutes les grandes villes, en pullule.

Tous n’appartiennent pas à des groupes organisés ; on en est arrivé à faire du spiritisme en famille.

Je prendrai pour exemple une famille de très braves gens, les Jacquet. Le chef de la famille, excellent homme, se croit magnétiseur ; cette idée lui est venue, parce qu’un jour le chat qu’il avait un moment fixé, s’était mis à fermer les yeux ; de là, il conclut que ses prunelles étaient deux sources abondantes de fluide.

Mme  Jacquet, née Tenaille, d’un caractère assez espiègle, se rallia à l’opinion de son mari, et bientôt tout le monde devint spirite dans cet intérieur. La belle-mère, Mme  Tenaille, ne fut pas la dernière à adopter la théorie de Fox. Amis, amies, parents et connaissances furent sollicités, gagnés, convaincus, où firent semblant de l’être. La maison devint le foyer d’une société de spirites amateurs.

Les réceptions, consacrées à ces séances intimes, ont lieu le mercredi. L’esprit familier, qui prend ses ébats dans ce milieu, a déclaré se nommer Naudin. C’est au moyen d’une table ovale qu’on opère.

Des observateurs malins ont fait la remarque que l’esprit Naudin donne toujours raison à Mme  Jacquet contre son mari, lorsqu’ils ne sont pas d’accord sur une question quelconque. Ainsi, quand monsieur et madame ont décidé une partie de plaisir pour le dimanche suivant, et que madame voudrait, par exemple, que l’on allât à Montmorency, tandis que monsieur opine pour aller à Fontenay-aux-Roses, on consulte la table ovale, et l’esprit Naudin répond, à coups de pied sur le parquet, que la partie devra se faire à Montmorency. Si Jacquet et sa femme ont un placement à faire et qu’il y ait discussion sur la valeur à acheter, la table ovale est mise en demeure d’indiquer l’obligation la plus avantageuse, et l’esprit Naudin confirme invariablement le choix, la préférence de Mme  Jacquet. Il en résulte que l’esprit de la table ovale porte la culotte dans le ménage.

Ce spiritisme-là, entre amateurs, fait tache d’huile ; il s’étend de famille en famille.

Un jour, les époux Jacquet avaient été invités à un thé spirite chez des amis. Ils arrivèrent en retard. On avait déjà commencé à évoquer ; c’est à Cagliostro qu’on avait fait appel. Seulement, à peine dans la table, l’esprit Cagliostro déclara qu’il s’y trouvait mal à l’aise et qu’il finirait la soirée assis dans un grand fauteuil ; il désigna le fauteuil à sa convenance parmi ceux du salon. Tout le monde fit cercle autour du fauteuil choisi, et, la table ayant cessé de parler (le mystificateur de la société ayant arrêté son jeu), chacun fut persuadé que Cagliostro, tout en demeurant invisible, était là. On était dans l’attente de ce que l’esprit allait faire.

Soudain, le timbre de la porte d’entrée résonne ; on ouvre ; ce sont les retardataires qui arrivent, M. et Mme  Jacquet.

Ils s’excusent, on les complimente néanmoins, et l’excellent Jacquet, ignorant ce qui venait de se passer au début de la séance qu’il interrompait, va s’asseoir dans le grand fauteuil.

Exclamations du maitre et de la maîtresse de la maison, ainsi que des invités :

— Que faites-vous, grands dieux ! crie-t-on à Jacquet ; vous vous asseyez sur Cagliostro !…

Jacquet ne fait qu’un bond hors du fauteuil, honteux, confus de son inconvenance à l’égard d’un tel esprit. Bien bas, il s’incline devant le meuble, demande pardon humblement, supplie Cagliostro de ne pas lui en vouloir et lui offre toutes les réparations qu’il pourra désirer.

Comme on le pense, cet accident jeta un froid. On eut beau interroger la table, elle ne répondit que par des lettres ne formant aucun mot ; le mystificateur de la société s’amusait d’une autre manière que tout à l’heure. Quant au fauteuil, il ne donna lieu à aucun prestige. On avait espéré que Cagliostro se montrerait, assis là, en fantôme phosphorescent, et à cet effet on éteignit les lumières ; mais nul fantôme ne se montra. D’où l’assistance conclut que Cagliostro, vexé, s’en était allé.

Cette mésaventure est un point noir dans l’existence de l’excellent Jacquet. Il en traîne lugubrement le souvenir, comme un remords ; il ne se pardonne pas de s’être assis sur Cagliostro et d’avoir ainsi fait manquer une séance de spiritisme.

Il était bon de parler, en quelques lignes, de cette naïveté des gens superstitieux ; oubliant les enseignements de l’Église, ils vont se livrer aux mystificateurs, pour qui ils sont un sujet de moquerie, et aux charlatans, dont ils remplissent bénévolement la caisse.

Ils ne voient pas les dangers qu’ils courent, en cultivant le pseudo-spiritisme même le plus anodin ; car ils commencent par être la proie des Mannteuffel et finissent par être celle des démons.


On ne saurait trop insister là-dessus : la supercherie, remplaçant les œuvres vraiment diaboliques, met les âmes en péril ; elle est le premier degré de cette échelle descendante qui conduit à l’enfer. Les charlatans ne sont pas seulement coupables en soutirant les gros sous des naïfs ; ils les habituent à des pratiques funestes. De même que des pseudo-spirites on passe aux vocates procédants et de ceux-ci aux vocates élus, de même, dans les œuvres manciques, on passe des cartes et du marc de café à l’anthropomancie et à la cabale.

Nous allons donc étudier la magie divinatoire, en la scindant en trois parties, en la graduant par trois catégories :

1° Rapide exposé des œuvres maniques de mince importance, exploitées surtout par les charlatans vulgaires ;

2° Les œuvres mantiques criminelles ;

3° La mancique diabolique ;


Il me faudrait plusieurs volumes pour passer en revue, avec quelques détails, les divisions infinies de la mancique, telle qu’elle a été pratiquée dans les temps anciens, telle qu’elle l’est encore de nos jours ; car c’est bien de l’occultisme qu’on peut dire avec raison : « Rien de nouveau ! » Je dois donc me borner ici à dresser u tableau succinct, qui ne comprendra que les pratiques divinatoires les plus usitées.

Les voici, par ordre alphabétique :


Aéromancie. C’est là un mode de divination auquel se rattachent tous les prétendus signes prophétiques tirés de la pluie, du vent, de l’orage, en un mot des diverses perturbations atmosphériques.

Alectryomancie. Cette divination s’opère au moyen d’un coq. Ceux qui croient à cette superstition placent des grains de blé répartis dans les diverses cases d’un grand casier plat, qu’on pose sur le sol ; chaque case porte une lettre de l’alphabet. On place un coq sur le casier et l’on inscrit les lettres où le volatile a pris au hasard des grains.

On raconte que l’empereur Valens croyait à ce mode de divination et qu’il y recourut pour découvrir quel personnage de l’empire était désigné par le destin pour lui succéder. Il comptait ainsi, dit la légende, s’opposer à l’accomplissement du destin et faire périr son successeur. Le coq ayant mangé les grains qui se trouvaient sur les lettres TH. É. 0. D., Valens fit mourir tous ceux dont le nom commençait par ces lettres ; malgré cela, il n’atteignit pas son successeur, qui fut Théodose-le-Grand. Je n’ai pas besoin de dire que cette légende n’a rien d’authentique ; elle a été imaginée par les occultistes, qui se sont attachés à mettre à la mode l’alectryomancie.

Alomancie. Divination par le sel ; elle est encore en usage. Bien des gens, de nos jours, regardent comme un présage de mauvais augure le renversement d’une salière. Il est vrai que d’autres tiennent cet accident pour un bon signe. Les avis sont partagés, on le voit, ce qui prouve, une fois de plus, l’absurdité de ces superstitions.

Un poète malicieux a composé, à ce sujet, un sixain plein de bon sens sous sa fine ironie :

Si vous renversez la salière,
Parfois un malheur surviendra ;
Mais, d’autres fois, il adviendra
Précisément tout le contraire ;
Enfin, il est des cas où rien
N’arrivera, ni mal ni bien.

Amniomancie. Divination introduite par les sages-femmes, pour prédire censément la fortune du nouveau-né par la considération de la membrane appelée en grec amnios, dont il est quelquefois revêtu. C’est ce que rappelle le proverbe vulgaire : « être né coiffé ».

Anthropomancie. C’est la divination, suivant un sacrifice humain, principalement par l’inspection des entrailles de la victime, mancique criminelle au plus haut degré, dont je parlerai amplement plus loin.

Arithmancie. Divination par les nombres.

Aruspicine. Nous la retrouverons plus loin ; elle a trait à l’inspection des entrailles des victimes.

Astrologie. Très pratiquée de nos jours et devenue la mancique essentiellement diabolique chez les cabalistes. Elle aura un chapitre spécial, où nous verrons reparaître Adriano Lemmi.

Capnomancie. Divination par l’inspection de la fumée des sacrifices ou de celle des cassolettes à parfums.

Cartomancie. Par les cartes ; cette superstition mérite quelques pages ; elle fleurit plus que jamais en ce pauvre siècle de soi-disant esprits forts.

Catoptromancie. Divination au moyen d’un miroir.

Chiromancie. Par les lignes de la main. Même observation que pour la cartomancie.

Cléromancie. Divination par les sorts.

Coskinomancie. Divination par le crible. Vulgairement : « tourner le sas ». Encore en usage dans ces derniers temps.

« Il y a encore trente ans, dit un professeur de superstition dans un manuscrit curieux que j’ai eu sous les yeux, je me suis servi trois fois de ce genre de divination : la première fois, à l’occasion d’un vol ; la deuxième, pour découvrir un envieux qui m’avait brisé des filets à prendre les oiseaux ; et la troisième, pour découvrir qui avait un chien à moi, que j’aimais beaucoup. La chose m’a toujours réussi. »

Le mage en question dit peut-être la vérité ; mais alors c’est que l’opération a réussi par l’intervention invisible d’un diable, ces trois expériences s’étant appliquées à des faits présents ou passés, ce qui est dans la compétence du démon.

Mais si messire Satanas ne se met pas de la partie, l’opération, livrée au hasard, n’a plus aucune certitude de résultat.

En voici la preuve par le récit d’un contemporain :

« Je me suis trouvé un jour dans une maison, à Bourges, dans le temps qu’on pratiquait cette sorte de divination, pour savoir si une servante avait dérobé quelque vaisselle d’argent que l’on ne pouvait trouver. Pour tourner le sas (le crible), on ficha des ciseaux dans son châssis ; puis, deux personnes, le tenant suspendu en l’air, chacun sur un de ses pouces mis sous chaque anneau des ciseaux, prononçaient quelques paroles avec le nom de la servante, prétendant que, si le sas tournait, ce serait signe qu’elle était coupable. Le sas tourna, et pourtant il fut reconnu plus tard que la servante était tout à fait innocente de ce larcin. »

Cromniomancie. Divination des plus sottes, pratiquée en Allemagne. Le soi-disant devin, à qui une fille à marier se présente pour savoir le nom de celui qu’elle doit épouser, lui fait écrire sur l’écorce d’un certain nombre d’oignons les noms de ses demandeurs (autant d’oignons que de prétendants). Après quoi, la jeune fille enterre ces oignons, persuadée que celui qui germera le premier représente le mari avec lequel elle a le plus de chances d’être heureuse.

Dactylomancie. Divination par des anneaux enchantés.

Géomancie. Divination par l’inspection de certaines figures formées sur la terre.

Hydromancie. Divination par l’inspection des phénomènes de l’eau. On en distingue huit espèces.

Oomancie ou Ooscopie. Divination au moyen d’œufs. Mlle  Lenormand a rendu fameuse cette divination, très en vogue de nos jours.

Onéiromancie ou Onéirocritie. Divination par l’interprétation des songes. Elle a été de tout temps fort pratiquée, et j’aurai d’autant plus à en parler tout à l’heure qu’il sera utile de montrer comment le démon peut exercer son action par ce moyen détourné.

Ornithoscopie. Divination par le vol, le chant et la manière de manger des oiseaux.

Physionomancie. Par l’inspection des traits du visage.

Pyromancie. Par le feu ou par la manière dont brûlent divers objets jetés au feu.

Rabdomancie. Par la baguette dite divinatoire.


Ce tableau, que je pourrai allonger de l’énumération de cinquante autres mancies, suffit pour indiquer quel vaste champ le diable a ouvert aux charlatans, qu’ils soient ou non directement ses adeptes, et qui, en tout cas, faussent l’esprit des naïfs en les poussant à découvrir les secrets de leur avenir.

Une grande partie de ces pratiques, intimément liées au caractère des religions païennes, sont tombées en désuétude, grâce aux lumières apportées à l’humanité par le christianisme ; mais il semble que, dans ces derniers temps, surtout depuis la Révolution, dont le succès a donné espoir au prince des ténèbres, elles ont repris et reprennent tous les jours force et vigueur. Les journaux en sont même arrivés à donner les noms et adresses des prétendus devins et des sybilles à tant la séance.

Parmi les procédés les plus fréquemment employés à notre époque, il me faut citer la chiromancie, la cartomancie et l’onéirocritie, qui méritent quelques détails.

On y peut joindre la cléromancie ou rhapsodomancie, qui compte aujourd’hui de fervents amateurs chez nos nouveaux mages. C’est ainsi qu’un rédacteur d’un de ces organes de l’occultisme moderne qui ne peuvent être compris, en général, que par les initiés, énumérait il n’y a pas longtemps quelques-unes des expériences qu’il a faites de nombreux procédés de divination artificielle, et il citait avec une complaisance toute particulière celle des sorts dits virgiliens au moyen-âge, parce qu’alors Virgile était l’oracle favori des devins.

« Il y a, dit-il, une foule d’autres moyens et instruments artificiels de divination : sorts des dés, des saints, des évangiles, des lettres, sorts homériques et virgiliens, et même d’autres livres ; mais il est à remarquer que tous les livres n’y conviennent pas également. D’après les expériences nombreuses que j’en ai faites, l’Odyssée est préférable à l’Iliade ; l’Énéide donne aussi de bons résultats. J’ai eu souvent à me louer du petit Traité de l’Âme, de Cassiodore ; mais la Bible est encore ce qu’il y a de meilleur. Au surplus, c’est à chacun à se guider sur sa propre expérience. Il semble que les livres spirituels sont les meilleurs ; mais c’est peut-être, du moins en partie, question de personnes[2]. »

Il est à regretter que l’auteur ne nous ait pas fait part des révélations frappantes qu’il a puisées dans l’Odyssée ou le petit Traité de l’Âme, de Cassiodore. Mais ce qu’il faut surtout voir en ceci, c’est la constante préoccupation que les fils du diable ont de singer les choses saintes.

Chacun sait que rien ne vaut une bonne lecture de l’Imitation de Jésus-Christ, suivie d’une méditation, pour prendre conseil quand on est embarrassé dans certaines circonstances de la vie. Nous prions Dieu de nous éclairer, et nous ouvrons un de ces bons livres de piété, où l’âme se réconforte toujours ; mais ce n’est nullement pour y chercher les mystères de l’avenir, c’est pour y puiser une inspiration, et souvent Dieu répond à cette prière du croyant, en lui faisant ouvrir le bon livre juste à l’endroit qui s’applique à son cas.

Les gens superstitieux, au contraire, se font un jeu de chercher, en ouvrant au hasard même un livre saint qu’ils profanent ainsi, quelle ligne sur laquelle tombera leur regard pourra leur apprendre une chose future. Telle est la cléromancie. Cependant, il est juste de dire que les mages du xixe siècle s’y livrent surtout à titre de passe-temps ; ils réservent toutes leurs forces et tout leur enthousiasme pour des choses plus diaboliques, l’astrologie, par exemple, et la cabale.


A. — CHIROMANCIE


De tous les procédés divinatoires dus au charlatanisme inspiré consciemment ou inconsciemment par le démon, ceux qui ont eu le plus de persistance et de vogue dans les temps modernes, sont à coup sûr les procédés qui ont pour objet l’examen du corps de l’homme, afin d’en tirer d’abord des inductions, très hasardées, ceci soit dit avant tout, sur les qualités ou défauts, les passions ou les habitudes de l’âme, pour aller de là jusqu’à la divination et à la prétendue prédiction des faits à venir. De tout temps, l’homme a cherché à lire les caractères invisibles de l’âme sur le visage, sur la physionomie humaine, et de là sont nées ces sciences d’observation, plus ou moins conjecturales, qui ont passionné à certaines époques la curiosité publique sous les noms de physiognomonie, de phrénologie, de cranioscopie. D’après saint Jérôme, « le visage est le miroir de l’âme, et les yeux, en gardant le silence, découvrent les secrets de l’esprit. »

Mais le visage est un miroir trop mobile, et dont les images sont dépendantes jusqu’à un certain point de la volonté humaine. Quant à la phrénologie et à la cranioscopie (systèmes de Spurzheim, de Gall et autres analogues), il fut trop facilement démontré par l’expérience qu’il n’y avait au fond de ces merveilleuses théories physiologiques que pure fantaisie, conceptions puériles et absurdes. Restait la main, ce miroir que rien ne peut troubler, disent les sorciers modernes, ce miroir toujours prêt à livrer les secrets cachés dans le dédale de ses lignes ou sous les rugosités plus ou moins apparentes de ses protubérances ; la chiromancie, victorieuse de ses sœurs détrônées, continue à passionner les esprits faibles du vulgaire, les âmes crédules détournées de Dieu par la superstition, dupes toutes prêtes à l’exploitation du premier charlatan venu.

Du reste, la chiromancie a pour elle, à défaut de mérite, un attrait, un prestige auquel les esprits qui se disent indépendants ont peine à se soustraire : l’antiquité. L’art de prédire l’avenir par l’inspection de la main remonte aux époques fabuleuses des plus anciennes traditions orientales. C’est une opinion, volontiers acceptée aujourd’hui, que les Égyptiens, Bohémiens, Gitanos, Zingari, Gypsies, qui ont importé cette prétendue science en Europe au xve siècle, sont tous originaux de l’Hindoustan.

En 1442, arrivait à Paris une troupe de Bohémiens à la figure basanée, aux cheveux noirs et crépus, parlant une langue inconnue de l’Europe. Ils furent logés au village de la Chapelle-Saint-Denis, où on alla les voir en foule. « Il y avait parmi eux, dit Pasquier, des femmes qui regardaient dans les mains. » Cette apparition fit à Paris une sensation profonde.


En 1442, arrivait à Paris une troupe de bohémiens, à la figure basanée. Il y avait, parmi eux, dit Pasquier, « des femmes qui regardaient dans les mains. »

L’Église, toujours vigilante au salut de ses enfants, s’en émut, devina le danger et essaya de le prévenir. L’évêque de Paris excommunia cette horde sauvage et la fit chasser de la capitale. Eu vrais fils du diable et bravant l’anathème et la juste proscription, les Bohémiens se multiplièrent tellement dans toute la France qu’en 1560 les États d’Orléans jugèrent nécessaire d’en purger le royaume. Ils se réfugièrent en Allemagne, en Hongrie, et dans les autres parties de l’Europe, et ne cessèrent depuis d’y exercer leur métier de diseurs de bonne aventure.

On évalue aujourd’hui à 2.000 le nombre des Bohémiens errant sur la surface de la France, et leur nombre total en Europe à 700.000.

Leur industrie se répandit rapidement en France, grâce aux nombreux ouvrages, édités depuis l’origine de l’imprimerie[3], sur la matière, et qui devinrent bientôt populaires. La chiromancie fit une guerre ouverte à l’astrologie, et n’eut pas de peine à la détrôner dans l’estime du vulgaire. Un seul chiromancien, qui courut la France et l’Allemagne de 1597 à 1599, prétendit démontrer à 100.000 personnes qu’il était plus assuré de ses pronostications que tous les Généthliaques de son siècle. Il y eut cependant un essai de fusion entre ces deux sciences, et l’astrologie parvint à se glisser jusque dans la chiromancie. Chacune des régions de la main fut soumise à l’influence d’une planète.

Il suffirait de rapprocher les diverses théories des chiromanciens (on compte jusqu’à 433 systèmes différents) pour montrer combien elles diffèrent entre elles sur des points importants, et par conséquent combien elles méritent peu de créance. Si je fais à ces calembredaines l’honneur de les faire figurer dans cet ouvrage, c’est parce que je tiens à laisser au public catholique un ouvrage complet, et qu’il n’est pas inutile de combattre Satan même dans ses manifestations les plus puériles.

Avec d’Arpentigny et Desbarolles, vers 1856, la chiromancie a essayé de se relever de l’abjection dans laquelle elle était tombée, en revêtant des allures scientifiques et en se rattachant aux enseignements des cabalistes[4] ; et tel fut le succès de cet essai de rénovation satanique que Desbarolles pouvait s’écrier : « On rit encore de la phrénologie, de la chiromancie, des sciences occultes ; mais on rit moins déjà parce que le jour se fait, parce que, tôt ou tard, la vérité arrive toujours. »

La grande nouveauté du système de Desbarolles (qui n’en était pas moins un praticien avisé, cherchant, comme il le disait, dans le métier de devin une compensation légère à la rivalité de ses innombrables adeptes élevés tout d’un coup à la hauteur du maître), consistait surtout dans ce retour aux vieilles doctrines chiromanciennes que les chiromanciens vulgaires n’ont pu détruire. « La Kabbale seule, s’écriait-il d’un ton triomphant, m’indiqua le vrai chemin et la base véritable de la chiromancie, c’est-à-dire, le Système des signatures astrales, indiqué dans un chapitre important de mon livre, sous le titre : L’homme en rapport avec les astres. »

La chiromancie, ainsi entendue, devient, proprement, une branche de l’astrologie et mériterait d’être traitée comme telle, si, avec toute la bonne volonté du monde, on pouvait apercevoir le moindre lien logique et nécessaire entre ces deux pseudo-sciences ; la vérité est que cette couleur d’astrologie cabaliste donnée à la chiromancie n’est en réalité, chez Desbarolles et ses disciples, qu’un prestige menteur, un charlatanisme de plus.

Il suffit, pour s’en convaincre, de citer quelques lignes d’un portrait quelconque tracé par Desbarolles dans sa manière astrologico-chiromancienne.

Mais ces lignes seraient absolument inintelligibles, si je ne résumais pas préalablement la doctrine fondamentale de la chiromancie moderne. Voici, en quelques lignes, d’après les deux grands maîtres de l’art, d’Arpentigny et Desbarolles, les points principaux de cette doctrine, et sa genèse.

Le capitaine d’Arpentigny nous raconte lui-même qu’étant très jeune, en province, il était souvent invité aux soirées que donnait le propriétaire d’un château de son voisinage. Grand amateur de mécanique et de sciences exactes, ce dernier recevait de préférence des géomètres, des mécaniciens ; tandis que sa femme, dont les aptitudes et les goûts étaient tout différents, réservait son jour de réception à des artistes. N’étant ni artiste ni savant, M. d’Arpentigny était également invité par les deux époux.

Ce fut, à l’en croire, dans ces soirées qu’il fut frappé des contrastes qu’offraient les physionomies de personnes de caractères si différents.

Chez les invités du mari, les mathématiciens, les géomètres, les industriels, il remarqua des mains aux doigts noueux ; tandis que chez les artistes habitués du salon de la dame, il ne rencontrait que des doigts lisses. Ce fut le point de départ de ses premières observations.

Plus-tard, étant officier en Andalousie, il fut accosté sur une route par une hechicera (sorte de bohémienne) qui lui demanda sa main afin de tirer son horoscope:

« Cette fille, dit M. Gourdon de Genouilhac[5], qui accusait le type mauresque dans toute sa pureté, était fort belle, et elle sollicitait avec instance. D’Arpentigny consentit volontiers à soumettre, en riant, sa main à son investigation et à entendre débiter gravement je ne sais quelle prédiction mirifique, en rapport avec la générosité du lieutenant qui, tout en continuant sa route, songeait à cette forme de divination par les lignes de la main, et à certains termes bizarres dont s’était servie la bohémienne, qui avaient attiré son attention. Il se dit que si la chiromancie pratiquée per les bohémiens et les bateleurs ignorants n’était qu’une innocente supercherie destinée à leur procurer de gros sous, il n’en était pas moins vrai qu’en étalant leur prétendue science, ces mêmes gens ne faisaient que répéter des mots qu’ils tenaient de leurs pères, qui les avaient appris de leurs devanciers. »

Pendant trente ans, le capitaine d’Arpentigny étudia les différentes formes de la main dans tous les milieux, et classa les mains en différents genres d’après leurs caractères généraux, les nodosités des articulations, la forme des doigts et leurs proportions.

Voici un spécimen de ses prétendus résultats :

Il y a deux sortes de nœuds : le nœud d’ordre dans les idées, et le nœud d’ordre matériel. Le premier se trouve entre la phalange onglée et la suivante ; le second entre la seconde phalange et la troisième. Les phalanges ont chacune une signification particulière : la phalange qui tient à la partie charnue de la main représente la matière ; la seconde, ou médiane, représente la raison, le monde intellectuel et moral ; l’onglée représente l’idéalisme, l’inspiration, la spontanéité. La signification des nœuds sera modifiée selon la forme de la phalange onglée, c’est-à-dire selon que les doigts seront ou pointus, ou carrés, ou spatulés, ou mixtes ou élémentaires. Les doigts pointus ont la signification de la phalange onglée : invention, poésie, religion. Les doigts carrés ont celle de la phalange médiane : raison, ordre, régularité, convenance, etc., etc.

Ces classifications, déjà très compliquées chez d’Arpentigny, se compliquèrent encore chez Desbarolles de toutes les rêveries de l’ancienne chiromancie ressuscitée. Il adopta cette opinion des chiromanciens que l’influence du fluide astral non seulement a une action constante dans la main, mais que, selon la nature de l’astre, cette influence grave dans la main des signes visibles appelés stigmates des astres. Tout l’art du chiromancien consistera à découvrir les concordances entre les significations déjà remarquées et les signatures astrales, doigt par doigt, ligne par ligne.

Comme on le voit, c’est de la divagation pure.

Chaque doigt et chaque saillie à la base du doigt, appelée mont, ont un stigmate astral particulier : le pouce et la protubérance qui forme sa racine appartiennent à Vénus ; l’index, à Jupiter ; le médius, à Saturne ; l’annulaire, à Apollon, c’est-à-dire au Soleil, et l’auriculaire à Mercure.



La partie volante de la main, la percussion, s’appelle la plaine de Mars (1). En regard de Vénus, de la passion physique, se trouve la Lune (4), ou l’imagination.

Ajoutez à cela la topographie des lignes de la main, parmi lesquelles on distingue sept lignes principales :

La ligne du cœur, ligne oblique qui va du mont de Mercure à celui Jupiter (2) ;

La ligne de tête (3), qui va du mont de Mars au bas du mont de Jupiter ;

La ligne de vie, qui contourne le mont de Vénus (6) ;

La ligne du foie ou de la santé, qui, du mont de Mercure, descend entre la ligne de vie et le mont de la Lune (4) ;

La ligne de fatalité, qui descend de Saturne, en traversant toute la paume de la main (5) ;

Le bracelet, la ligne ou les lignes qui forment un bracelet à la naissance du poignet (7) ;

L’anneau de Vénus, ligne qui s’étend en demi-cercle au-dessous de Saturne et d’Apollon (1) ;

Les lignes de tête, de cœur, de fatalité et de vie forment la lettre M.

Selon la théorie des chiromanciens, on doit examiner une ligne non seulement dans sa nature propre, c’est-à-dire voir avec soin si elle est longue ou courte, régulière ou brisée, profonde ou large, colorée ou pâle, mais encore dans les signes caractéristiques qui viennent s’y ajouter, signes dont voici les principaux :

Les rameaux, qui se voient à l’extrémité des lignes ; les points blancs ou rouges qui se montrent dans chaque ligne ; le rond, signe de mauvais présage sur une ligne, mais considéré comme un heureux présage lorsqu’il est sur un mont ; la chaîne ou la grille, signes d’obstacles et de luttes ; l’île, l’un des signes les plus dangereux et les plus défavorables ; les croix, dont la signification varie suivant leur situation ; l’étoile, signe d’une fatalité heureuse ou malheureuse, selon l’endroit qu’elle occupe ; le carré, qui se rencontre souvent dans la paume, et qui indique, près de Mars, le sang-froid, et sur le mont de Vénus, la prison ou le couvent ; les barres, les traits ou petites lignes, et enfin le croissant, qui, s’il se trouve sur le mont de la Lune, indique une influence funeste exercée par les femmes.

Puis, vient l’observation des angles et quadrangles formés par les différentes lignes de la main, la mesure de la ligne de vie, partagée par les cabalistes en dix degrés de chacun dix années, et par d’autres en sept.

Ces indications sommaires suffiront pour donner une idée de la multiplicité infinie des présages qu’un charlatan ingénieux peut tirer de toute cette complication de signes particuliers à chacune des mains observées ; et l’ingéniosité de nos chiromanciens dépasse toute imagination ! Écoutons, par exemple, Desbarolles nous traçant le portrait d’un certain Jacob de La Cottière. Ce Jacob de La Cottière, un de ses plus chauds adeptes, était un journaliste qui, en retour de cette faveur du maître, publiait dans tous les journaux son éloge enthousiaste.

« Est-il artiste ? écrivait Desbarolles. Oui ! Par le doigt long du Soleil et par la ligne solaire sur le mont et par le doigt de Saturne qui se penche du côté du Soleil. Est-il ambitieux ? Il est ambitieux par Jupiter, le mont de Jupiter développé. Quelle est son ambition ? Il est simple, il est affable, et son doigt du Soleil, réputation, art, à la même hauteur que le doigt de Jupiter et que le doigt de Saturne, la fatalité !… S’il était militaire, il aurait, dans la cavalerie, les doigts très spatulés ; s’il était dans l’infanterie, les doigts carrés ; mais son mont de Mars serait très développé et ses oreilles très saillantes. Il est artiste, enfant d’Apollon ; il est capricieux, parce que la Lune (le caprice) domine son imagination, parce qu’il aime l’eau et les lacs qui sont sous l’influence dominante de la Lune… etc. »

Que penser d’une science qui aboutit à un pareil galimatias ? Et Desbarolles est le coryphée, l’oracle de la secte. Ab uno disce omnes.

Mais le plus surprenant, c’est de voir que non seulement les charlatans, mais même des lucifériens dogmatisants donnent dans de pareilles insanités ; tant il est vrai que toute raison non basée sur la foi est simplement de la déraison.

Je ne saurais mieux faire ressortir la vanité et la nullité de cette prétendue science telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, même depuis Desbarolles, qu’en citant le témoignage d’un homme bien placé pour l’étudier à sa source même, c’est-à-dire dans les traditions les plus authentiques des Bohémiens, le président de la Gipsy-Lore Society de Londres, M. Ch. Godefroy Leland. Il dit dans son livre intitulé Gipsy Sorcery (1891) :

« Il y a chez les bohémiennes ou diseuses de bonne aventure peu de science réelle de la chiromancie, telle qu’elle est professée dans la littérature ou la science de l’occulte. Il y a deux siècles, quand la chiromancie était sérieuse ment et profondément étudiée par des hommes savants et sages, ils comparaient des milliers de mains, et naturellement découvraient par cette comparaison certaines vérités que nous aurions découvertes nous-mêmes en faisant les mêmes expériences. D’abord, ils observèrent, comme tout le monde peut le faire, que la main d’un rustre ne ressemble pas à celle d’un gentilhomme, ni celle d’un ignorant à celle d’un artiste ou d’un savant. La ligne dite ligne de tête ou de cervelle est plus courte en moyenne chez les femmes que chez les hommes ; presque dans tous les cas, certains signes indiquent infailliblement la prédominance de la sensualité, ou des dispositions à la rêverie, au sentimentalisme, à l’occulte. Or l’amour, la sagesse, la force de volonté ou l’inertie ont quelque rapport avec Vénus, Apollon, Jupiter et Saturne, et comme, alors, on croyait sérieusement à l’astrologie, il fut reçu que les signes de la chiromancie seraient distribués entre les sept planètes, et soumis à leur influence. C’était une erreur, mais en somme ce n’était qu’une classification. Les noms de Jupiter, de Saturne, d’Apollon, de Mercure, de Vénus et de Mars ne sont là, proprement, que des synonymes de qualités constituant le caractère de la personne et désignant ses aptitudes, ses passions et ses facultés. Celui qui, sans trace de superstition, voudrait analyser et comparer un grand nombre de mains avec les caractères de ceux à qui elles appartiennent, adopterait en effet le même arrangement. Quand nous nous rappelons le temps où vivaient ces vieux chiromanciens, ils nous apparaissent singulièrement affranchis de toute superstition. Beaucoup d’entre eux auraient regardé avec un mépris suprême un Desbarolles avec sa bonne aventure à 20 francs. L’un d’entre eux, Prætorius, dans son vaste ouvrage sur la chiromancie et la physiognomonie, parlant de l’intrusion des bohémiennes, conclut que leur prétendue science de pronostication de l’avenir n’est que de la farce…

« J’ai plus d’une fois, il est vrai, entendu des bohémiennes me dire de mon passé des choses étonnantes, inexplicables ; et pour les amateurs ordinaires de prodiges, il suffit qu’une chose dépasse la claire intelligence. « Comment expliquez-vous cela ? » vous disent-ils d’un air de triomphe. De fait, ils aimeraient mieux qu’on ne le leur expliquât pas. Ils ne veulent pas être désillusionnés.

« Par le long exercice de leur métier, les bohémiennes ou diseuses de bonne aventure finissent par acquérir une étonnante facilité de lire dans l’âme de celui qui les consulte, à travers ses yeux. Tout dépend du sujet et de la facilité avec laquelle il se livre lui-même.

« Un jour, me promenant près de Bath, je rencontrai un chaudronnier, et lui demandai s’il n’y avait pas de bohémienne dans le voisinage. Il me donna l’adresse d’une femme qui habitait un cottage à peu de distance. Je la trouvai non sans peine, et je fus étonné, en entrant, de l’abominable misère et de la sordide apparence de son réduit. C’était une femme à moitié ou au quart bohémienne, en haillons, sale et prise de vin ; un essaim d’enfants misérables grouillait au milieu de quelques objets d’ameublement dispersés dans le plus grand désordre. Je m’adressai à la femme poliment ; mais elle était trop vulgaire et trop dégradée, pour être capable d’engager une espèce de conversation honnête. Cette race de gens fait aujourd’hui partie de la pire classe des vagabonds. Saisi de dégoût, j’allais me retirer en lui laissant une légère aumône ; mais elle m’offrit de me dire ma bonne aventure, et comme je déclinais l’offre, elle me cria : « Vous verrez que je sais quelque chose. » En effet, elle me dit, à mon grand étonnement, quelque chose d’un événement qui m’était arrivé deux ans auparavant à une grande distance. Pour l’éprouver, je niai tout froidement ; alors, singulièrement étonnée, elle me dit : « Vous êtes pourtant bien certainement la personne en question. »

« Quelque merveilleuses que paraissent de pareilles révélations, elles peuvent n’être que le résultat d’une grande expérience pratique, d’une intuition longuement développée, d’une habitude invétérée de lire dans pensée, soit naturellement, soit en suivant certaines règles artificielles. On ne peut voir dans cette dernière méthode que de la hâblerie ; cependant, ces règles suivies par n’importe qui, même par le plus faible amateur qui s’est contenté de lire Desbarolles pour amuser un salon, pourront souvent mystifier des dupes. C’est ainsi que souvent nous trouvons que les bonnes aventures imprimées que nous distribuent pour un sou les mendiantes de la rue correspondent à notre cas. »

Ce tableau des bohémiennes de l’Angleterre ne peut-il pas s’appliquer à nos bohémiennes en chambre ? Et peut-on voir autre chose que du mensonge et de la jonglerie dans cette chiromancie dégénérée, qui s’apprend pour quelques sous dans les Mystères de la main ou l’Avenir dévoilé ?

On peut en dire autant des cartomanciennes. Du reste, ces deux industries aujourd’hui n’en font généralement qu’une, et nos devineresses contemporaines sont tout aussi fortes sur la dame de pique et le valet de trèfle que sur la ligne de vie ou celle du cœur.


B. — CARTOMANCIE


Bien que la cartomancie ne puisse revendiquer une aussi haute antiquité que la chiromancie, elle a cependant aussi ses quartiers de noblesse, et prévaut de l’antiquité très respectable du noble jeu de Tarot, dont on fait remonter l’origine aux époques les plus reculées.

Le Tarot, ou livre de Thoth ou Hermès, qui passe pour le fondateur de la religion, de la philosophie et de la science égyptiennes, et qui est en réalité un démon, est un livre hiéroglyphique composé de 78 lames ou cartes allongées dont on fait remonter l’origine aux mages de l’Égypte ou aux cycles primitifs de l’Inde. Il se compose de 22 clefs magiques figuratives des 22 arcanes ou secrets de la Doctrine absolue, pour employer le jargon des occultistes, et de quatre quatorzaines de cartes marquées chacune à l’un des signes ou lettres du divin Tétragramme. Ces signes sont : le Bâton (Iod) principe mâle, devenu le Trèfle de nos jeux de cartes vulgaires ; la Coupe (Hé), principe féminin, la potentialité du mal (Cœur) ; l’Épée (vaf ou vau), l’union lingamique des deux principes combinés (Pique); enfin le Sicle ou Denier (Hé), fruit de cette union, fécondité de la nature dans le monde sensible (Carreau). Chaque quatorzaine est constituée par le dénaire de Pythagore et un quaternaire de figures emblématiques représentant l’application du Grand Nom à chacun des dénaires : le Roi, la Reine, le Cavalier et le Valet. Les clefs magiques des 22 arcanes correspondant aux lettres hébraïques, représentent : le Bateleur (Aleph), la Papesse (Beth), l’Impératrice (Ghimel), l’Empereur (Daleth), le Pape (Hé), l’Amoureux (Vau), le Chariot (Zain), la Justice (Heth), l’Hermite (Teth), la Roue de Fortune (Iod), la Force (Caph), le Pendu (Lamed), la Mort (Mem), la Tempérance (Noun), le Diable (Samech), la Maison-Dieu (Gnaïn), l’Étoile (Phé), la Lune (Tsadé), le Soleil (Coph), le Jugement (Resh), le Mat ou le Fou (Schin), le Monde (Thau).

Dans ces 22 allégories, prétendent les docteurs en cartomancie, se déroule l’évolution complète des trois principes premiers : l’Univers, l’Homme et Dieu ; elles représentent la Nature naturante, la Nature naturée, la Force animatrice universelle, le Pouvoir, l’âme du monde, etc. Je ne sais pas si vous avez bien compris, cher lecteur ; mais je vous assure que je n’invente rien. Du reste, pour vous donner une idée du symbolisme contenu dans chacune de ces allégories et de l’ingéniosité de ceux qui les interprètent, je citerai ce que le F∴ Papus, 33e et occultiste, dit de la figure 15, appelée le Diable, on ne sait trop pourquoi, par exemple !

« Le Diable représente, dans toutes les cosmogonies, cette mystérieuse force astrale dont l’hiéroglyphe de Samech dévoile l’origine. Mais une considération un peu attentive du symbole permet d’y retrouver les mêmes données que dans plusieurs autres figures du Tarot. En effet, placez le Bateleur à côté du Diable, et vous ne tarderez pas à voir que les bras des deux personnages font un même geste, mais d’une manière intervertie. Le Bateleur dirige sa main droite vers l’Univers, «a main gauche vers Dieu, le Diable fait le contraire : c’est la main gauche qu’il tend vers la terre, la main droite qu’il élève en l’air. Au lieu de la baguette magique et initiatrice du Bateleur, le Diable tient la torche allumée, symbole de la Magie noire et de la Destruction. Le sceptre de Vénus-Uranie (arcane 3) est devenu la torche du Démon, les ailes de l’Ange sont devenues les ailerons hideux du Dieu du mal.

« La 15e lame du Tarot tire ses significations de son symbolisme même :


« 1. Le Destin (le hasard).

« 2. La Fatalité, résultat de la chute d’Adam-Ève.

« 3. Le fluide astral qui individualise.

« NAHASH, le Dragon du seuil.
« Rapports divers :

« Hiéroglyphe primitif : le Serpent.

« Astronomie : le Sagittaire.

« Mois : Novembre.

« Lettre hébraïque : Samech (simple). »


Il faut reconnaître qu’il est besoin de beaucoup d’imagination pour découvrir dans une image d’Épinal un tas de si belles choses. Mais ce qui m’étonne, c’est qu’après avoir exposé dans un appareil aussi scientifique le symbolisme occulte du Tarot, le F∴ Papus n’hésite pas à exposer avec le même sérieux les applications ridicules et niaises qu’en font les modernes cartomanciens au point de vue divinatoire. Donnons-en un exemple :


Bâton (Trèfle) :
Création. — Entreprise. — Agriculture.
Roi. — Le Roi de Bâton symbolise un homme brun, ami. Il représente généralement un homme marié et surtout un père de famille.
Dame. — Femme brune, amie. Représente une femme sérieuse, de très bon conseil, souvent une mère de famille.
Cavalier. — Jeune homme brun, ami, etc.


Et ainsi de chacune des 78 cartes du Tarot.

Tel est le Tarot, dit Tarot des Bohémiens, pour le distinguer des vulgaires jeux de Tarot, Tarot allemand, Tarot chinois, Tarot de Paris, Tarot d’Eteilla, qui, « entre les mains de nos tireuses de cartes n’est souvent, comme l’avoue l’occultiste Stanislas de Guaita, qu’un instrument très lucratif de chantage et même de crime. »

D’autre pari, nos modernes mages professent généralement pour le Tarot ou Livre de Thoth le plus profond respect. Quelques-uns même vont jusqu’à en faire la base et le point de départ de leur système, « la partie essentielle de leur méthode divinatoire. » Ils se pâment devant cette Bible en images, comme ils l’appellent, « devant l’harmonieux arrangement de ces lames, leurs mystérieuses allégories, le génie qui a présidé à leur création, et les révélations étonnantes que leurs diverses combinaisons présentent à l’esprit. » Le docte F∴ Papus ne craint pas, dans son Traité méthodique des sciences occultes, de l’appeler « le plus ancien livre du monde. »

Les cartomanciens et cartomanciennes vulgaires ne vont pas chercher si loin ; ils se moquent de Thoth ou d’Hermès : l’Art de tirer les cartes, ou Le véritable Etteilla, leur suffit.

La cartomancie, telle qu’elle se pratique aujourd’hui en France et surtout à Paris, la ville de la crédulité autant que des lumières, ne remonte qu’au milieu du dix-huitième siècle, à ce fameux perruquier Etteilla (anagramme d’Alliette), auteur de nombreux ouvrages sur la cartomancie, réunis dans une collection fort rare aujourd’hui, intitulée : Collection sur les hautes sciences, ou Traité théorique et pratique de la sage magie des anciens peuples, absolument complet en douze livres ; lesquels contiennent tout ce qu’Etteilla a écrit sur la philosophie hermétique, l’art de tirer les cartes, ses combinaisons sur les 90 numéros de la loterie, et notamment le sublime livre de Thoth. L’auteur s’intitulait professeur d’algèbre, et, comme on peut le voir au titre ronflant de son recueil, s’entendait assez bien en réclames charlatanesques. Du reste, il se vantait de n’être pas un pur théoricien, et d’avoir fait école : « J’ose avouer, dit-il modestement en tête d’un traité spécial sur l’art de tirer les cartes, que depuis seize ans j’ai été le maître de ceux et de celles qui ont fait le plus de bruit en ce genre ; mais plusieurs me reconnaîtront. »

Il est probable qu’Alliette trouva plus de profit à exercer ce métier qu’à professer l’algèbre ou la grammaire ; c’est ce qu’il reconnaît lui même assez naïvement, quand il ajoute :

« Si j’avais découvert que la cartomancie n’était absolument qu’une frivolité, qu’une charlatanerie, et même qu’une souplesse de main, ayant, sans amour-propre et, pour le dire net, autant de petites finesses qu’un autre, je l’aurais délaissée pour jouer du savant ; ainsi, avec quelque leçon du fatigant et froid art grammatical, pillant, volant, relisant les anciens et les modernes, j’aurais, je le crois, promené ma mince existence physique dans les rues et dans les cercles, couvert d’un titre fastidieux, M. l’académicien de Nanterre, de Villeneuve-les-Avignonnais et peut-être des Arcades du Pont-Neuf. »

Il savait aussi fort à propos dans ses ouvrages, même les plus sérieux en apparence, glisser une adroite réclame en faveur de son métier ; ainsi, dans un Fragment sur les hautes sciences (Amsterdam, 1785), il disait :

« L’auteur et restaurateur de la cartomancie française et égyptienne, moyennant trois livres par leçon prise chez lui, met en peu de temps les curieux au fait des principes palpables de cet amusement qui ne le cède pas au jeu d’échecs et de dames, qui nous viennent des mêmes peuples. La cartomancie a de plus que ces jeux d’amuser en occupant solidement un solitaire, et d’insinuer plus sensiblement à tous les hommes le goût des mathématiques, de l’histoire, et, comme l’a dit feu M. Gébelin, d’être le répertoire général de toutes les sciences humaines. »

Si l’on veut maintenant un échantillon de l’enseignement d’Alliette, qui est resté jusqu’à nos jours le type et le guide favori de nos cartomanciens, ouvrons au hasard un de ses manuels ; voici un exemple d’une de ses leçons :

« Le numéro 26 de l’as de trèfle signifie rancune, sur quoi ? Sur le numéro 8 suivant, qui signifie avarice ; rancune sur l’avarice, avarice de quoi ? Du numéro 9, qui signifie bon : rancune de l’avarice du bon ; je dis que vous êtes rancuneuse contre les avaricieux de faire le bien ; voilà généralement comme tout doit se dériver. Si la première carte suffit, ou, pour mieux dire, explique une chose nette, vous n’allez pas plus loin ; au contraire, vous irez jusque dans le deuxième coup savoir la terminaison de la première signification, je suppose, si vous ne la trouviez pas définie dans la rangée et que l’article fût conséquent pour vous. Je dis donc que la dame de pique est noble, mais en même temps je la trouve fille ou femme du monde ; je la fais tomber sur la carte suivante, qui signifie naissance ; je sais bien que cette femme est née, puisque-je lui parle. Raisonnons : cette femme vraisemblablement, tombant sur naissance, va peut-être m’instruire davantage ; je vois ensuite campagne, je dis naissance à la campagne ; mais, avant d’aller plus avant, est-elle mariée ? Je ne sais point, puisque rien ne l’annonce : le sera-t-elle ? Nous le verrons ; mais nous voyons déjà que cette femme est noble, née à la campagne, qu’elle ne se conduit pas bien, etc. »

Il faut avouer que les élèves d’Etteilla n’étaient pas difficiles en fait de clarté et de beau langage. On a peine à comprendre que de pareilles inepties aient jamais pu en imposer à qui que ce soit, et quand on les a lues, on ne peut que plaindre bien sincèrement les naïfs superstitieux, infortunées victimes du démon.

« Tirer des cartes pour y lire sa destinée, quelle duperie ! dit fort bien à ce sujet le R. P. dominicain Mathias de Giraldo, dans une très curieuse Histoire des Sorciers. Les sorciers et les sorcières qui les font parler ont continué de captiver la confiance de leurs dupes, en leur révélant d’abord quelques circonstances de leur vie passée, chose toujours facile à faire : car, parmi ces circonstances, il en est beaucoup qui s’appliquent également bien à la vie de tout le monde. Du passé on marche vers l’avenir, et comme la vie a ses lieux communs, c’est dans ces banalités que les diseurs et les diseuses de bonne aventure puisent leurs prédictions. S’il en est une sur mille qui se vérifie, le tireur de cartes est un devin, un sorcier, un prophète. Quant aux autres, on les oublie, à moins, ce qui arrive souvent, qu’on en attende la réalisation pendant un temps déterminé.

« L’argent qu’escroquent les tireurs de cartes est d’ailleurs le moindre de leurs méfaits : ils corrompent la raison de ceux qui les consultent ; ils les détournent souvent de leurs utiles travaux, en leur montrant des éventualités irréalisables, et tiennent les esprits faibles sous l’empire d’une stupide erreur, si ceux-ci n’ont reçu que de mauvaises prédictions en échange d’une trop menue pièce de monnaie.

« On cite des exemples de personnes dont l’imagination fut tellement frappée par les prophéties des jongleurs, qu’elles devinrent vraies par suite même de la frayeur qu’elles avaient inspirée.

« Un homme mourut à quarante ans, parce qu’une célèbre devineresse avait marqué ce terme à sa vie. Quelques jours auparavant, il avait été atteint d’une indisposition qui ne présentait aucun symptôme alarmant. La fatale prédiction lui revint en mémoire dans un accès de fièvre ; le délire étant survenu, la fièvre prit un caractère cérébral, qui l’emporta au terme prédit.

« Le docteur Bruhier cite un fait exactement pareil.

« Un homme de quarante ans, d’une humeur vive et enjouée, rencontre en société une femme que l’on avait fait venir pour tirer des horoscopes. Il présente sa main. La vieille regarde en soupirant, et dit : « Quel dommage qu’un homme si aimable n’ait plus qu’un mois à vivre ! » Quelque temps, il s’échauffe à la chasse ; la fièvre le saisit, son imagination s’allume, et la prédiction de la bohémienne s’accomplit à la lettre. »

Mais comment expliquer, me dira-t-on, la vogue incroyable obtenue en notre siècle par certaines individualités qui semblent ne devoir pas être confondues avec le commun des charlatans. Mlle  Lenormand, par exemple, celle qu’on a surnommée la Sibylle moderne ? Le temps a fait justice de la renommée de cette femme célèbre, et ceux-là seuls peuvent encore conserver à son sujet quelque illusion, qui ne la connaissent que par les légendes et les contes répandus sur elle, ou par les mystérieux prospectus et réclames qu’elle a publiés elle-même sous forme de Mémoires.

Ce qui a fait la célébrité de Mlle  Lenormand, c’est qu’elle tirait les cartes à l’impératrice Joséphine. Toute sa fortune et sa renommée viennent de là. Un de ses biographes a réduit à sa juste valeur cette réputation usurpée, une des preuves les plus frappantes de cette vérité, peu flatteuse pour notre siècle, que les charlatans qui savent exploiter les passions et les faiblesses de leurs contemporains sont toujours sûrs du succès, pour peu qu’on les laisse faire.

« On vous contera, dit ce biographe[6], qu’étant petite elle fut illuminée et douée de bonne heure de l’art divinatoire ; qu’elle prédit aux bonnes religieuses qui lui apprenaient à lire le déplacement de leur supérieure, et d’autres particularités merveilleuses ; qu’en 1795, elle tenait déjà, à vingt-deux ans, un antre de sibylle ; qu’elle reçut trois hommes qui vinrent savoir chez elle leur destinée ; qu’elle prédit à tous trois une mort violente, avec des funérailles éclatantes pour l’un, et pour les deux autres les insultes de la populace ; que ces trois hommes étaient Marat, Robespierre et Saint-Just[7] ; qu’elle osa dire à d’autres terroristes des choses aussi formidables ; que ses imprudences la firent mettre en prison et que la réaction thermidorienne la sauva. Tous ces récits, faits après coup, sont des contes sans ombre de fondement. Mlle  Lenormand n’était pas connue encore sous le Directoire.

« C’était, en 1796, une grosse fille d’une éducation très négligée, d’une fortune assise sur les brouillards de la mer, qui, voulant un mari pour avoir une position quelconque, le cherchait dans les cartes, comme font à Paris, aujourd’hui encore, tant de jeunes filles incomprises.

« À force de remuer le jeu de piquet, de lire nuit et jour les livres variés qui expliquent le jeu de cartes, les horoscopes et les songes, d’étudier les rêveries publiées par Alliette sous l’anagramme d’Etteilla, concernant la cartomancie et l’art de trouver les choses cachées dans les tarots, elle était parvenue à se faire un babil qui en imposait.

« Elle était reçue dans une de ces maisons très mêlées que fréquentait la veuve Beauharnais, créole citoyenne, à qui une vieille négresse avait promis aux colonies, comme le promettent toutes les vieilles négresses, qu’elle monterait sur un trône. La citoyenne Beauharnais venait d’épouser un simple officier, le jeune Bonaparte, dont on ne prévoyait guère alors la splendeur future, car lui-même cherchait du service en Corse. Curieuse et crédule, elle se tirait les cartes elle-même. Elle n’eut pas plutôt appris que Mlle  Lenormand avait dans cet art un talent de société de quelque force, qu’elle la pria de lui faire le jeu. La grosse fille, sachant le prix que Mme  Bonaparte attachait, tout en riant, à son horoscope de la négresse, rencontra intrépidement le même horoscope dans le jeu de piquet, et protesta fermement que la dame de trèfle porterait la couronne. Bonaparte, qui était le roi de trèfle, rit beaucoup du pronostic. Mais il avait si bien pris que la devineresse promit depuis des royaumes à tout le monde. Si tous ces royaumes n’arrivèrent pas, Bonaparte devint premier consul ; et quand sa femme fut l’impératrice Joséphine, comme elle n’avait cessé de cultiver Mlle  Lenormand, et qu’elle la consultait tous les mois, la sibylle se trouva à la mode. »

C’est alors qu’elle établit rue de Tournon un salon où elle disait la bonne aventure, sous le nom de « Sibylle du faubourg Saint-Germain. » Là se pressaient, pour recueillir ses oracles, les plus grandes dames et les plus hauts personnages. On y vit des hommes et des femmes célèbres, maçons et maçonnes : Talma, le peintre David, Mme  de Staël elle-même. L’empereur, qui savait tirer parti de tout dans les intérêts de sa politique, avait fait de ce salon une succursale de sa police secrète. Tous les mois, l’impératrice Joséphine savait de sa Sibylle les visites qu’elle avait reçues et les secrets qu’elle avait découverts. Ainsi s’explique la protection intéressée que Napoléon donnait à ces jongleries. Mais, tout en l’exploitant ainsi, il ne laissait pas de la faire espionner elle-même, et toute prophétesse qu’elle était, Mlle  Lenormand tombait dans le panneau. En voici un curieux exemple :

« Lorsqu’il projeta son divorce avec Joséphine, continue le même biographe, ce projet fut longtemps connu avant que Napoléon voulût l’annoncer à sa femme. Il était formellement recommandé à ceux qui approchaient l’impératrice de ne rien éventer d’une telle intention. Napoléon ne songeait pas à la Sibylle ; elle ne manqua pas de dévoiler le fait à Joséphine comme une prophétie. Le lendemain, Fouché, qui dirigeait la police, fit venir Mlle  Lenormand.

« — Savez-vous, lui dit-il, pourquoi je vous ai demandée ?

« — Pour une consultation, sans doute, répondit-elle. J’ai apporté le grand jeu. »

Fouché et Talleyrand l’appelaient quelquefois ainsi, sous prétexte de son art, mais pour la faire parler d’autre chose que des cartes.

« — Vous n’avez pas regardé dans votre main, ou vos tarots sont embrouillés, reprit Fouché, car vous êtes arrêtée, et de ce pas vous allez en prison. Vous ne l’aviez pas prévu ?

« — Mais pourquoi en prison ? demanda-t-elle.

« — Vous qui savez tant de choses, vous ne savez pas cela ? Cherchez dans vos cartes. »


« — Vos tarots sont embrouillés, dit Fouché à Mlle  Lenormand ; car vous êtes arrêtée, et de ce pas vous allez en prison. Vous ne l’aviez pas prévu ? »

Au bout de peu de jours, comme on ne voulait donner qu’une leçon, à la sorcière et qu’on avait besoin d’elle, on la remit en liberté. Mais, plus tard, quand vinrent pour Napoléon les jours de revers, la Sibylle, ayant caressé quelques espérances des légitimistes, fut emprisonnée de nouveau, toujours sans l’avoir prévu.

Quelques années plus tard, alors que son étoile était bien en baisse, et que, pour ramener sur elle la curiosité publique, elle allait à Bruxelles, dans l’intention de tirer l’horoscope du prince d’Orange, il lui arriva semblable mésaventure. Comme elle ne se contentait pas d’être sorcière, mais qu’elle se mêlait aussi de contrebande, les douaniers belges, ayant saisi dans ses boîtes à double fond des montres qu’elle passait en fraude, la mirent en prison. Cependant le prince d’Orange, dit-on, ne l’en reçut pas moins, et se fit dire sa bonne aventure. Ne songeant qu’à prédire au prince de glorieuses destinées, elle ne vit pas que sa ligne de fortune était brisée en un certain point ; elle n’avait pas prévu la révolution de 1830.

Une dernière anecdote sur cette femme si célèbre achèvera de faire apprécier la valeur de sa science prophétique.

Un banquier qui doutait de sa lucidité, lui amena un jour son jeune fils déguisé en femme, pour la consulter sur l’avenir de sa prétendue fille. La sibylle s’y laissa prendre, et prédit à la fausse jeune fille tous les bonheurs en amour et un époux.

Enfin, Mlle  Lenormand fut arrêtée une dernière fois en Belgique, en 1821 ; elle était accusée d’avoir énoncé quelques maximes mal sonnantes dans un de ses ouvrages : La Sibylle au congrès d’Aix-la-Chapelle, d’avoir des entretiens avec le génie Ariel, de posséder une loupe magique, etc. Traduite pour ces faits devant le tribunal de Louvain, elle y fut condamnée à l’amende et à une année d’emprisonnement. Mais elle se défendit elle-même avec beaucoup de fermeté et de talent, et le jugement fut cassé par la cour suprême de Bruxelles.

La mort elle-même donna un démenti à sa science. Elle avait soixante-douze ans lorsqu’elle mourut le 25 juin 1843 ; or, elle avait annoncé qu’elle en vivrait cent-et-un. Quelque temps avant de mourir, dit-on, elle reconnut les erreurs et la vanité de son charlatanisme, et termina sa vie dans les sentiments chrétiens. Elle laissait une fortune de plus de 500.000 francs.

Mlle  Lenormand devait nécessairement être classée parmi les cartomanciennes ; mais elle avait plusieurs cordes à son arc, et elle s’est attachée à renouveler plus d’un des procédés que nous avons énumérés. Non seulement elle tirait les cartes, cartes ordinaires, petit, moyen et grand jeu, et faisait les tarots, jeu de cartes beaucoup plus compliqué et offrant, avec ses 78 cartes et ses nombreuses figures, une plus grande latitude aux inventions de la devineresse ; elle pronostiquait encore par le blanc d’œuf, recette qu’elle prétendait tenir de Cagliostro, puis par le marc de café, devenu depuis d’un si fréquent usage chez nos sorcières de haut et de bas étage ; elle pratiquait aussi l’alectromancie et la captromancie, cette dernière, en jetant une goutte d’eau sur une glace de Venise. Enfin, elle donnait des horoscopes, ou thèmes généthliaques, suivant les enseignements des vieux astrologues. Un horoscope, écrit en règle, coûtait 400 francs chez Mlle  Lenormand.

Aujourd’hui, les tireuses de cartes sont en nombre considérable, qui va sans cesse en augmentant, ce qui prouve que le métier est lucratif. Triste signe de l’influence de la superstition en ce siècle qui se prétend éclairé et où tant de personnes se livrent au prince des ténèbres. Plus nous allons, plus Satan gagne du terrain. Il est temps de réagir.

La sibylle parisienne la plus réputée à cette heure est une dame Duchâtellier, dont la loquacité intarissable est tenue pour un fleuve d’oracles par la formidable quantité de gogos qui vont la consulter. J’avais chargé un de mes amis de voir cette cartomancienne, à titre de client, afin de vérifier s’il y a quelque diablerie dans son jeu. Du rapport qui m’a été fait, il résulte que Mme  Duchâtellier semble convaincue de l’infaillibilité de son art. Elle est accueillante avec une sorte de bonhomie non affectée, d’une intelligence plutôt au-dessous de la moyenne qu’au-dessus, ce qui ne l’empêche pas de savoir bien conduire ses petites affaires et faire venir l’eau à son moulin ; mais elle est babillarde à vous casser la tête ; ce n’est pas une créature humaine, c’est un robinet. Comme on le pense, ce sont des banalités qu’elle débite ainsi à n’en plus finir, et les badauds prennent ce flux de paroles pour un langage inspiré, pour des prophéties ! Toutes les cours d’Europe, m’a-t-on assuré, ont recours à ses lumières magiques ! Voilà où nous en sommes. La marotte de la dame Duchâtellier est de trouver une combinaison lui permettant de prédire par les cartes quels sont les chevaux qui doivent gagner aux courses.

Les Duchâtellier, les Andréa, les Lenormand, toutes se valent, qu’elles croient ou non à leurs systèmes ; même celles qui sont de bonne foi trompent leurs consultants, parce qu’il ne peut pas y avoir de divination vraie. Mais, ce qui est le plus dangereux pour les clients assidus qui fréquentent les salons de ces soi-disant prophétesses, c’est que le diable, quoique invisible, y rôde, et que, sans le savoir, ils s’habituent à prendre contact avec lui.


C. — ONÉIROCRITIE


Parmi les phénomènes naturels qui ont servi de base à la pseudo-science divinatoire, les songes occupent un des premiers rangs. Les gens qui veulent à tout prix connaitre l’avenir se sont demandé si cette seconde vie, que nous vivons pendant le sommeil, ne pourrait pas être la révélation des événements futurs qui nous attendent dans notre vie d’état de veille. Et de tout temps, les charlatans, experts en l’art de se faire des rentes par l’exploitation de la crédulité des superstitieux, ont répondu affirmativement à cette question. Par conséquent, on s’est mis à chercher les moyens d’interpréter dans ce sens les visions du sommeil, et de créer des règles, un système pour cette interprétation.

De là, l’Onéirocritie, ou l’art d’interpréter les songes, qui a joui, dès l’antiquité, d’une popularité universelle. Attribué par le juif Thilon à Abraham, et par Pline à Amphictyon, cet art remonte aux origines mêmes de l’espèce humaine.

On sait quelle importance les anciens, Grecs et Romains, attachaient aux rêves, et quelle célébrité avait acquise en Grèce l’antre béotien de Trophonius. Les interprètes des songes étaient considérés comme des êtres doués d’une vertu surnaturelle ; la science d’Amphiaraüs le fit mettre au nombre des dieux.

On trouve même dans la Bible un certain nombre de récits qui laisseraient supposer que Dieu se sert des visions nocturnes pour éclairer parfois l’homme sur ses destinées futures. Une foule de songes mentionnés dans l’Ancien Testament nous montrent l’Esprit de Dieu soufflant sur l’homme pendant son sommeil et lui inspirant des prévisions de l’avenir. Le Nouveau Testament s’ouvre par un songe de ce genre : l’ange apparaissant à Joseph et lui annonçant que Marie enfanterait un fils, à qui il donnerait le nom de Jésus.

Les partisans de l’onéirocritie ont donc pris texte de ces faits isolés rapportés dans la Bible, pour en tirer argument, oubliant que, si Dieu a agi ainsi en des circonstances exceptionnelles, il ne s’ensuit pas que tout songe soit forcément envoyé par lui avec un sens caché de révélation. C’est pour quoi, à ce mauvais argument du charlatanisme et de la crédulité aveugle, il convient d’opposer, pour combattre cette superstition, certains passages du Lévitique et du Deutéronome, qui sont assez précis, certes, comme celui-ci : « Non augurabimini, nec observabilis somnia (vous n’augurerez point, ni n’observerez les songes)… Celui qui s’attache à de fausses visions, dit l’Ecclésiaste, est comme celui qui embrasse l’ombre et qui poursuit le vent… Les divinations de l’erreur, les augures trompeurs et les songes des méchants ne sont que vanité. N’appliquez point votre pensée à ces visions, à moins que le Très-Haut ne vous les envoie lui-même. »

Mais, répétons-le bien, pour éviter tout malentendu : en même temps qu’elle condamne les fausses visions et les songes des méchants, la Bible nous apprend qu’il y a des visions vraies et envoyées par le Très-Haut. Aussi, la loi de Moïse permettait-elle de s’adresser à Dieu par l’entremise des prophètes pour avoir l’interprétation des songes venant du ciel. Par ce moyen, l’onéirocritie était maintenue dans de sages limites, qui soustrayaient le peuple aux dangers que pouvait lui faire courir l’exploitation du charlatanisme. Le Deutéronome va jusqu’à édicter la peine de mort contre les faux prophètes qui débitent des songes et prédisent des choses extraordinaires et prodigieuses.

Moïse admettait donc une espèce d’onéirocritie, l’onéirocritie de révélation divine, dont l’interprétation rentrait dans les attributions sacrées des lévites et du grand-prêtre. Cependant, malgré le sage règlement de Moïse, l’Onéirocritie mensongère trouvait encore des adeptes dans Israël, et florissait du vivant d’Isaïe, qui reprochait à ses contemporains de passer les nuits dans des cavernes et d’aller coucher dans les sépulcres, pour y recevoir dans leur sommeil des révélations de l’avenir.

Il est inutile d’énumérer tous les songes merveilleux racontés par la Bible ; le songe de Jacob, ceux dont Joseph et Daniel furent les interprètes, sont dans toutes les mémoires. Le Nouveau Testament nous fournit aussi plusieurs exemples de ces songes ayant une signification prophétique, et une origine vraiment divine, Outre celui que nous avons déjà cité, ce fut encore en songe qu’un ange conseilla à Joseph de se retirer en Égypte pour échapper à la proscription d’Hérode, et que les Mages reçurent les instructions qui devaient diriger leur itinéraire. Les Actes des Apôtres racontent comment saint Paul n’entreprit son voyage en Macédoine que pour obéir aux sollicitations d’un macédonien. L’Apocalypse n’est, en quelque sorte, qu’un songe merveilleux, une vision sublime, où Dieu révèle à saint Jean les mystères du monde surnaturel et ouvre à son esprit le livre des destinées.

Il n’est donc point étonnant que l’Église chrétienne des premiers siècles, se fondant sur cet enseignement de la Bible, ait considéré, sous les réserves que je viens d’indiquer, l’onéirocritie compatible jusqu’à un certain degré avec la foi. Les Pères de l’Église ne pouvaient traiter de fables et d’illusions coupables les songes aux moyens desquels Dieu entrait en communication avec des hommes pieux et saints, ceux qui servirent à consoler dans leurs prisons les défenseurs de la foi chrétienne ; ceux dont les biographes attestent l’authenticité et qui peuvent être considérés comme des miracles ; ceux enfin que firent des prêtres, des évêques et surtout des saints ; celui de sainte Monique, qui fut avertie par un jeune homme que son fils renoncerait au Manichéisme ; celui de saint Jérôme, qui le détourna des études purement profanes ; celui de saint Ambroise, qui put ainsi découvrir les corps des deux martyrs saint Gervais et saint Protais, et enfin tant d’autres songes qui vinrent s’offrir à des personnages recommandables par leur bonne foi, leurs lumières et leur moralité.

Tertullien et saint Chrysostome admettaient nettement la révélation divine par les songes ; seulement, ils veulent, avec juste raison, qu’on ne croie aux songes qu’après leur accomplissement, les prédictions tirées des songes n’ayant un caractère divin que lorsqu’elles se réalisent. Saint Grégoire de Nysse et saint Thomas jugent qu’il est parfaitement licite d’appliquer l’onéirocritie à la médecine, et permettent aux médecins de se servir de l’observation des songes d’un malade, pour lui prescrire un traitement conforme à son tempérament. Saint Augustin est un partisan déterminé de l’onéirocritie divine. Il en raconte plusieurs cas, auxquels il croit franchement comme à des avertissements directement venus du ciel.

En voici un dont il avait recueilli les détails à Milan :

Un fils venait d’hériter de son père, quand on lui demanda le paiement d’une dette considérable que celui-ci n’aurait pas eu le temps d’acquitter avant sa mort. Étonné que son père fût resté débiteur d’une aussi forte somme sans lui en avoir rien laissé soupçonner, il se trouva dans un extrême embarras, d’autant plus que le testament était à cet égard aussi muet que les autres papiers du défunt. Il ne savait donc quelle résolution prendre, quand, par bonheur, son père lui apparut en songe, tout exprès pour lui apprendre qu’il avait déjà payé cette dette, et qu’il en avait mis la quittance à un certain endroit, où le fils le lendemain la trouva en effet. Grâce à cette révélation reçue en rêve si à propos, il put couvrir de confusion le créancier déloyal et garder son argent.

Dans une lettre à Evodius, qui l’avait consulté à ce sujet, saint Augustin le renvoie à ce qu’il a dit sur les visions du sommeil dans le 12me livre de ses Commentaires sur la Genèse, et termine en lui racontant le fait suivant :

« Notre frère Gennadius, médecin très connu de tous et qui nous est très cher, aujourd’hui demeurant à Carthage, après avoir exercé son art avec le plus grand éclat à Rome, vous est connu pour un homme religieux, d’une bienveillance et d’un dévouement infatigables dans le soin des pauvres. Cependant, comme il nous l’a raconté dernièrement lui-même, étant encore adolescent, il doutait s’il y avait une autre vie après la mort. Mais comme Dieu ne perdait pas de vue ses intentions et ses œuvres de miséricorde, il lui apparut en songe un beau jeune homme qui lui dit : « Suis-moi. » Et en le suivant, il arriva à une certaine ville, où il entendit tout à coup à sa droite les sons de la plus douce mélodie, dont la suavité dépassait toutes les mélodies connues. Comme il cherchait à deviner ce que c’était, le jeune homme lui dit que c’étaient les hymnes des bienheureux et des saints ; ce qu’il vit alors à sa gauche, je ne m’en souviens pas bien. Il se réveilla, et ne se préoccupa pas davantage d’un simple songe. Voilà que la nuit suivante, le même jeune homme lui apparut de nouveau, et lui demanda s’il le connaissait. Il lui répondit qu’il le reconnaissait parfaitement. Alors, il lui demanda où il l’avait connu. Gennadius se souvint de son rêve précédent, et lui en rappela toutes les circonstances. Le jeune homme, continuant de l’interroger, lui demanda si ce qu’il venait de lui raconter, il l’avait vu en songe ou bien éveillé. « En songe, répondit Gennadius. — Tu as raison, dit le jeune homme, c’est bien en songe que tu as vu et entendu tout cela ; et c’est bien en songe que tu vois encore maintenant. » Puis il ajouta : « Où est maintenant ton corps ? » Gennadius répondit : « Dans mon lit. — Sais-tu, dit le jeune homme, que les yeux de ce même corps sont à présent fermés et inactifs, que tu ne vois rien par eux ? — Je le sais, répondit Gennadius. — Quels sont donc ces yeux, reprit l’autre, avec lesquels tu me vois ? » Ne sachant que répondre à cette question, Gennadius se tut. « Eh bien ! continua son interlocuteur, de même que les yeux de ta chair, pendant que tu dors dans ton lit, sont sans exercice et sans emploi, et que cependant il y a d’autres yeux avec lesquels tu me vois et jouis de cette vision, de même, quand tu seras mort, et que les yeux de ta chair seront éteints, il y aura en toi une autre vie dont tu vivras, d’autres sens avec lesquels tu sentiras. Ne doute donc plus désormais que la vie persiste après la mort. » C’est ainsi que cet homme de foi me dit que ce doute disparut de son esprit ; en vertu de quel enseignement, sinon de la providence et de la miséricorde de Dieu ?

Les écrivains orthodoxes, à la suite des Pères de l’Église, n’ont jamais mis en doute l’origine céleste de certains songes. Mais il serait difficile de rapporter à cette origine toutes les visions qui assiègent l’esprit de l’homme pendant son sommeil. S’il est des visions et des songes divins, il en est aussi de diaboliques. Telle a été de tout temps la croyance générale de l’Église.

Un écrivain ecclésiastique du xviiie siècle, le R. P. Costadan, dans son Traité historique et critique des principaux signes dont nous nous servons pour manifester nos pensées ou le commerce des esprits, résume ainsi la question de l’intervention diabolique dans les songes :

« Il est constant que les songes superstitieux et diaboliques ne sont venus qu’après les divins et les naturels ; mais sur ceux-ci le malin esprit en a feint d’autres à sa mode ; et il ne tarda pas à le faire dans le dessein de tromper les hommes, en se faisant passer pour un dieu, et son dessein lui réussit. Il ne commença pas d’abord à faire croire aux hommes, par des visions, que la découverte de l’avenir qui dépend de la liberté, que la révélation des secrets du cœur et des pensées intérieures ne surpassaient pas son pouvoir, ils s’en seraient défiés ; mais, pour en venir là, il entreprit premièrement de leur découvrir, pendant le sommeil, et par des fantômes, de ces sortes de choses qu’il n’ignorait pas, comme sont toutes celles qui étaient présentes ou passées, ou qu’il devait opérer lui-même. Le succès de ces sortes de songes fit croire qu’il y avait quelque chose de divin en lui ; et les hommes aveuglés, dans la conviction que le démon savait l’avenir et qu’ils pouvaient l’apprendre de lui, employèrent pour cela mille moyens superstitieux, mais qui ne furent inspirés que par le démon même qu’ils reconnaissaient déjà pour leur maître. »

Le R. P. Costadan ne faisait que traduire l’opinion de saint Thomas qui assure que Satan est le père de ses songes, qu’il peut, non pas nous y révéler l’avenir, mais pronostiquer sur certains faits avec quelques chances de succès, alors que l’avenir est déterminé dans ses causes, et qu’il lui est possible, à plus forte raison, de nous y dévoiler le présent et le passé. Il peut nous apprendre dans les songes les choses les plus diverses, comme par exemple ce qui se passe dans les pays les plus éloignés au moment de notre rêve, les remèdes qu’il faut employer dans telle ou telle maladie, et enfin ce qu’il compte opérer lui-même dans quelque temps. L’intervention du diable dans certaines visions nocturnes n’est l’objet d’aucun doute pour Lactance, saint Jérôme, saint Grégoire, saint Isidore de Séville, saint Augustin, saint Chrysostôme, saint Grégoire de Nysse.

La Vie des saints est remplie de récits de visions nocturnes dans lesquels le diable, prenant toutes les formes, essaie de les séduire et de les faire tomber dans le péché.

Un célèbre théologien scolastique du xie siècle, Guibert de Nogent, élève de saint Anselme, est un des exemples les plus frappants de ces attaques du diable pendant le sommeil à l’aide des songes et visions. Si l’on veut savoir quelle était au xie siècle l’opinion des hommes de foi les plus éclairés sur l’intervention surnaturelle des puissances de l’enfer, il faut lire la Vie de Guibert de Nogent écrite par lui-même en trois livres. En voici quelques courts extraits qui se rapportent à notre sujet :

« J’ai lieu de croire, Père céleste, dit-il, que mes pieuses dispositions irritaient excessivement le diable, lequel devait plus tard se laisser apaiser par un oubli de cette sainte ferveur. Ainsi, une nuit que j’avais été réveillé par de misérables angoisses, je restais dans mon lit où je croyais être plus en sûreté, grâce à la proximité d’une lampe qui épandait une très vive clarté. Voici que tout à coup, au milieu du plus profond silence, je crois entendre non loin de moi un grand nombre de voix venant d’en haut. Ces voix ne proféraient aucune parole, seulement elles présageaient un malheur. Au même instant, ma tête fut ébranlée comme dans un rêve ; je perdis l’usage de mes sens, et je crus voir apparaître un homme mort dans un bain. Effrayé de cette image, je m’élançai hors de mon lit en poussant un cri, et, dans mon premier mouvement, regardant tout autour de moi, je vis la lampe éteinte, et à travers les ténèbres de ces redoutables ombres, j’aperçus le démon se tenant debout auprès du mort. Une si affreuse vision m’eût réduit au désespoir, si mon maître, qui veillait très souvent pour me secourir dans mes terreurs, n’eût pris soin de calmer peu à peu le trouble et l’agitation qui m’avaient mis hors de moi. »

« Le démon, raconte-t-il plus loin, me présentait très fréquemment en songe les images des trépassés, et principalement de ceux que j’avais appris avoir péri en des lieux divers, soit par le glaive, soit par toute autre mort violente. Il effrayait mon esprit engourdi dans le sommeil par de telles apparitions, que, durant la nuit, si mon maître n’était pas auprès de moi pour me donner du courage, il ne m’était possible ni de me tenir au lit, ni de m’empêcher de crier. Je pouvais à peine être maître de ma raison. »

Une fois établi qu’il faut distinguer deux sortes de songes, les divins et les diaboliques, la question suivante se présente nécessairement : « À quel signe reconnaîtra-t-on les songes diaboliques des songes divins ? »

L’accord existe entre les théologiens, sur les points que voici :

1° Les songes dont le diable est l’auteur ont généralement un objet condamnable et funeste, quelquefois même sous l’apparence de l’honnêteté et du bien ; et dans ce cas il faut soigneusement examiner si ce bien ne renferme pas le principe de quelque chose d’indécent, de ridicule, d’inutile, ou pouvant dégénérer en mal. Les songes voluptueux où érotiques rentrent dans cette catégorie ; plus d’une fois ces songes ont été considérés comme des agressions impures des démons incubes.

2° On peut attribuer au diable les songes offrant des représentations horribles, des objets monstrueux, impossibles ; ceux qui révèlent certains secrets dont la découverte ne peut contenter qu’une vaine curiosité ; ceux où règnent la confusion et le mensonge ; ceux enfin qui ne se vérifient pas par l’événement.

Du reste, les songes d’origine vraiment divine sont assez rares et ne sont envoyés du ciel que dans des occasions solennelles. Il faut pour les discerner une lumière spéciale, qui n’est accordée qu’à un très petit nombre d’hommes.

Pendant toute la durée du moyen-âge, l’onéirocritie fut en grand honneur, malgré les lois civiles et religieuses qui en flétrissaient et en punissaient les nombreux abus. Les Capitulaires des Rois de France contiennent des dispositions fort sévères à l’égard des interprètes de songes, qui plus d’une fois subirent de rigoureuses et justes condamnations. Nous voyons la croyance aux songes persister en France pendant les xvie et xviie siècles.

Il ne serait pas juste de dire que le xixe siècle a vu disparaître l’onéirocritie. Elle vit encore dans la multitude de ces esprits superstitieux qui croient, avec une opiniâtreté imbécile, aux révélations du sommeil et qui souvent règlent leurs actions, leurs espérances ou leurs craintes d’après les pressentiments plus ou moins obscurs de leurs visions nocturnes. On remplirait plus d’un volume du récit de ces rêves dont les pressentiments ont paru aux naïfs plus ou moins justifiés par l’événement.

Quant aux attaques du démon par le moyen des songes, elles sont fréquentes aujourd’hui, comme de tout temps. Je ne citerai, à titre d’exemple contemporain, que l’histoire d’une jeune fille morte il y a peu d’années dans des circonstances lamentables, et que j’ai connue dans un triangle de l’Amérique du Sud.

Elle appartenait à une famille catholique, des plus honorables, laquelle occupe une situation importante dans le monde industriel de son pays ; aussi, je ne la désignerai que sous son prénom, Emilia.

Emilia avait été élevée religieusement, mais peut-être pas avec toute l’attention que ses parents auraient dû exercer. Ainsi, ils lui laissèrent de bonne heure lire des romans. Elle parlait et écrivait le français aussi bien que l’espagnol, et les gens de la contrée dont il s’agit faisaient alors leurs délices des œuvres d’Alexandre Dumas père. Emilia et une de ses amies se les procuraient chez un libraire qui avait un cabinet de lecture et louait les volumes de nos romanciers à ses clients. L’amie prenait les livres, les lisait d’abord, et les passait ensuite à Emilia qui les dévorait. Après Alexandre Dumas père, vint Frédéric Soulié, puis Eugène Sue, ce dernier lu en cachette. La jeune fille prit ainsi peu à peu des goûts frivoles, des idées déraisonnables, et négligea de plus en plus ses devoirs religieux.

Elle allait encore à l’église pour y accompagner sa mère, le dimanche ; mais elle était distraite pendant l’office, elle ne songeait plus à prier. Elle fut près d’un an sans se confesser. Le samedi soir, l’après-midi, son amie venait la chercher, et toutes deux faisaient une promenade, sous prétexte de se rendre au tribunal de la pénitence. Elle trompait ainsi sa famille, grâce à la connivence de cette pernicieuse amie. Pourtant, elle n’avait commis encore aucun sacrilège.

Pâques approchait, et elle se demandait comment elle s’y prendrait pour éviter de communier, sans que personne le sût.

Pendant la Semaine Sainte, elle continua, comme à l’ordinaire, sa lecture des mauvais livres. Elle les cachait dans sa chambre ; c’était le soir surtout qu’elle les lisait, au lit, avant de s’endormir.

La nuit du Mercredi-Saint, elle s’était plongée dans un des plus irréligieux romans d’Eugène Sue ; le sommeil la prit, et elle eut un songe, que voici :

Elle se vit à l’église, dans une chapelle où les fidèles étaient peu nombreux ; c’était le matin, à l’une des premières messes. Tandis que le prêtre officiait, à l’autel, elle ne se préoccupait aucunement, elle, du saint sacrifice. Sa pensée était à son roman.

Tout à coup, un personnage d’une beauté étrange, au rire sardonique, se trouva à côté d’elle, assis sur la chaise voisine. Emilia ne l’avait pas vu venir ; il était là, comme ayant surgi par enchantement. Et, tandis que le prêtre poursuivait la célébration de la messe, le personnage mystérieux se pencha vers elle et lui parla à voix basse.

— Je suis votre meilleur ami, mademoiselle, lui dit-il. Je sais que vous êtes inquiète à propos de vos Pâques, et j’ai trouvé le moyen de vous tirer d’embarras.

Emilia le regarda, surprise. C’était un homme jeune, d’âge assez indécis, ayant entre vingt-huit et trente-deux ans ; ses cheveux d’or, longs, flottaient sur ses épaules ; il avait une maigreur qui ne l’enlaidissait nullement.

— Comment vous nommez-vous, monsieur ? lui demanda la jeune fille ; car je vous vois pour la première fois.

— Mon nom ne fait rien à l’affaire, répondit l’inconnu. Tout ce qu’il vous importe de savoir, c’est que mon plus grand désir est de vous être utile… Vous aimez les perles, les bijoux, les diamants ; en voici.

Et, en disant cela, il déposait sur les genoux d’Emilia des parures d’une richesse inouïe, des pierreries éblouissantes. Elle était heureuse, alors, et d’un sourire gracieux elle remercia cet inconnu.


En disant cela, le personnage mystérieux déposait sur les genoux d’Emilia des parures d’une richesse inouïe, des pierreries éblouissantes.

— Oh ! fit celui-ci comme négligemment, je puis mettre à vos pieds tous les trésors de la terre ; je suis le roi de ce monde ; il n’est aucun monarque dont la puissance égale la mienne. Vous me plaisez beaucoup, mademoiselle, et je vous assure encore une fois que je suis votre meilleur ami.

— Je veux bien le croire, monsieur. Vous avez vraiment une grande bonté pour moi.

Elle contemplait avec admiration les cadeaux du personnage.

— Tout cela est à vous, reprit-il, je vous le donne.

— Oh merci !

— Et je vais vous indiquer comment vous pouvez tourner la difficulté en ce qui concerne vos Pâques… Tenez, en ce moment, nous sommes là assis : les fidèles sont tout à leur dévotion, ils ne prennent pas garde à nous, le prêtre non plus… Quand tout à l’heure il donnera la communion, est-ce qu’il saura si les fidèles qui viendront s’agenouiller devant lui se sont ou non confessés au préalable ?

— C’est vrai, il n’en saura rien.

— Eh bien ! de quoi donc vous inquiétez-vous, ô ma douce et bonne amie ?… Vous avez l’obligation d’accompagner votre mère à l’église ? allez-y. Le jour de Pâques, elle communiera, et elle serait étonnée si vous ne faisiez pas de même, n’est-ce pas ? Communiez avez elle, quoi de plus simple !…

Et, comme elle hésitait, il ajouta :

— Chère Emilia, croyez-moi, c’est un bon conseil que je vous donne là. Vous ne vous confessez plus depuis longtemps, et vous avez mille fois raison ; pourquoi aller raconter à un prêtre vos actions, lui rendre compile de vos paroles, de vos pensées ? Est-ce que ces choses-là le regardent ?… Or, votre mère croit que vous vous confessez régulièrement, et cela lui suffit… La communion n’a pas plus d’importance. Voyons, mon aimable amie, promettez-moi de communier le jour de Pâques, sans vous être confessée. Est-ce dit ?… Je comblerai tous vos désirs, pour chasser de votre cœur les moindres inquiétudes. Je ne veux pas que mon Emilia ait des tristesses ; je veux qu’elle soit gaie, sans souci, belle, la plus belle de toutes et la plus heureuse… Me promettez-vous de suivre mon conseil ?

— Oui, monsieur.

À ce moment, l’enfant de chœur sonna le Sanctus, et le mystérieux ami d’Emilia disparut. Puis, le rêve se termina, ou un autre songe banal, insignifiant, lui succéda, dont la jeune fille ne garda pas souvenir.

Le lendemain, Emilia, réfléchissant à ce qu’elle avait vu et entendu dans son sommeil, se dit que la nuit lui avait porté bon conseil et qu’elle communierait sans se confesser au préalable.

Ce fut ainsi qu’elle entra dans la voie du sacrilège. Elle mena dès lors une existence hypocrite, toute de dissimulation. Parfois, elle revoyait dans ses rêves son ami étrange. Elle s’habitua à lui. Enfin, elle voulut savoir son nom. Elle insista beaucoup ; mais il refusa encore de la satisfaire sur ce point.

Sa camarade d’enfance, un peu plus âgée qu’elle, était sa seule confidente. Celle-ci apprit un jour à Emilia qu’elle aussi voyait en songe le même personnage énigmatique. Puis, elle lui offrit de la faire entrer dans une société dont elle avait été reçue membre. C’était une loge luciférienne.

— Figure-toi, Emilia, lui dit-elle, que, l’autre jour, à notre réunion, nous avons eu, parmi les frères visiteurs, un monsieur très distingué qui ressemble comme deux gouttes d’eau à l’ami secret que nous voyons dans nos songes. Il m’a pris à part, un moment, et m’a dit : « Je vous en prie, ma chère sœur, conduisez-nous Emilia. »

Emilia fut enchantée d’être présentée au triangle. Elle demanda l’initiation par l’intermédiaire de sa camarade, et fut reçue à son tour.

Deux années se passèrent. Jamais la famille ne se douta de rien ; car dans ces pays-là, les jeunes filles sortent à volonté et ont une grande liberté d’allures. On savait que, par son amie, son inséparable amie, Emilia fréquentait telles et telles personnes, toutes assez bien considérées dans la ville. Le père et la mère d’Emilia voyaient, d’autre part, quelquefois, ces personnes, mais sans soupçonner que c’était des affiliés aux arrière-loges.

Je tiens cette histoire de la bouche d’Emilia elle-même ; elle était devenue Maîtresse Templière, et, à une tenue palladique à laquelle j’assistai et où elle remplissait les fonctions de Chevalière d’Éloquence, elle raconta que c’était par une succession de songes qu’elle avait été amenée à connaître le Dieu-Bon. Elle donna tous les détails que je viens de rapporter, se félicitant de ses lectures de Dumas père, de Soulié et surtout d’Eugène Sue. Cette malheureuse, qui parlait avec une certaine facilité et non sans élégance, nous fit une sortie contre les prêtres d’Adonaï, qui fut fort applaudie. Elle avait tout au plus vingt-un ans. On voit qu’elle avait rapidement progressé dans la voie du mal.

Quant à sa fin, elle est bien triste ; je l’ai sue par ouï-dire, il n’y a pas longtemps, un jour que je demandai de ses nouvelles à quelqu’un du pays.

Émilia et son amie refusaient à leurs familles, invariablement, quiconque leur était présenté comme prétendant à leur main. Ni l’une ni l’autre ne voulaient se marier, disaient-elles. Un jour, sans que l’événement ait jamais pu être expliqué, on les trouva toutes deux mortes, au retour d’un court voyage du père et de la mère d’Émilia. Elles s’étaient enfermées dans la chambre de celle-ci, avaient allumé un réchaud de charbon et s’étaient asphyxiées. Elles reposaient toutes deux ensemble sur le lit, côte à côte, se tenant les mains. Aucun écrit n’était là pour indiquer ce qui les avait poussées au suicide ; elles emportèrent leur secret dans la tombe. Mais ce qui, dans cette catastrophe, mit le comble à la surprise des deux familles, c’est qu’Émilia et son amie avaient chacune au bras gauche un bracelet en or, figurant un serpent, enrichi de diamants de la plus belle eau, et nul de leurs parents n’avait jamais vu ces bijoux ; on les présenta aux différents orfèvres de la ville, ils ne sortaient de chez aucun d’eux. Je me crois le droit d’ajouter que, seuls, les frères et sœurs du triangle connaissaient l’existence de ces parures d’Émilia et de son amie, et peut-être, eux, ils en savaient, en outre, la secrète provenance. En fait de richesses, ce fut là, évidemment, tout ce que Lucifer avait donné à ses élues, et les malheureuses lui avaient livré leur âme !


Par tout ce qui précède, on voit que le diable exerce, d’une manière puissante, son action au moyen des songes, lorsque les personnes qui ont de tels rêves s’y sont préparées par de mauvaises lectures ou de mauvaises fréquentations. On comprend encore par là qu’un directeur de conscience a le devoir de s’enquérir de ces mystères du sommeil, qui peuvent avoir une très grande importance pour indiquer parfois quel est l’état d’esprit de la personne dirigée ; par là, un prêtre intelligent, perspicace et prudent en même temps que vertueux, parviendra à déjouer les ruses du démon, à l’affût d’une âme déjà troublée ; ainsi, le ministre de Dieu agira, dans le domaine des consciences qui lui est réservé, comme le médecin agit dans l’intérêt de la santé du corps, alors que, dans certains cas, il s’enquiert des rêves de son malade.

Quant à ce qui est de l’interprétation des songes au point de vue de la découverte de l’avenir, nous savons déjà que c’est une science purement illusoire, en dehors de Dieu et de ses prophètes. Il n’y a pas lieu de se préoccuper dans ce sens, au sujet des diverses visions nocturnes, et c’est une folie que d’adopter telle ligne de conduite à raison de tel rêve.

Ces songes, c’est-à-dire ceux qui ne sont ni divins ni diaboliques, ainsi que ceux où les songeurs sont doués de facultés intellectuelles dépassant la portée de l’intelligence à l’état de veille, sont plutôt du domaine de la psychologie scientifique. Mais, cela est triste à dire, pour le vulgaire des superstitieux, tous les songes, quels qu’ils soient, doivent avoir un sens, une signification spéciale qui donne la clef de tous les événements futurs. Or, pour avoir cette clef, ils s’abandonnent aux charlatans qui, sachant par cœur les divers dictionnaires d’onéirocritie, leur débitent mille sottises.

Si, par exemple, ils ont rêvé de la lune, l’interprétateur leur déclarera ceci d’un air inspiré :

« Lune : La voir briller signifie argent gagné ; pour un mari, santé et constant amour de sa femme. La voir obscurcie ou voilée, signifie danger en voyage ; perte d’argent, mort ou maladie de femme, de mère, de fille ou de sœur ; périls sur mer, affection du cerveau, mal d’yeux. Voir la lune ronde, pleine et blanche signifie, pour le mari, naissance d’un fils ; pour la femme, naissance d’une fille qui sera jolie, etc. »

Ce qui est absolument abusif, c’est que les charlatans qui font métier de devins par les songes, mettent bien souvent leurs interprétations ridicules et arbitraires sur le compte des théologiens et même des saints. Ainsi, ces imposteurs attribuent faussement à saint Nicéphore, patriarche de Constantinople, des inepties du genre que voici :

Voir en songe un coq annoncerait, à leur dire, que le reste du rêve doit bientôt se réaliser ; manger du pain chaud serait un présage de maladie prochaine ; tenir une abeille, le présage d’espérances déçues ; rêver que l’on plane au-dessus de terre signifierait un changement de lieu, un voyage en pays étranger ; tenir un livre, que l’on sera élevé en dignité ; entendre le tonnerre ; que l’on recevra des nouvelles inattendues ; manger des raisins, que l’on aura bientôt de la pluie.

Marcher sur des coquilles brisées annoncerait que l’on échappera à des embûches d’un ennemi ; voir sa propre image sous les traits d’un vieillard serait un présage d’heureuse chance dans les entreprises ; se voir mordre par un chien, présage de quelque injure, d’un affront, d’un dommage, provenant de quelqu’un qui vous déteste ; dîner avec un ennemi, présage d’une prochaine réconciliation ; marcher dans une boue claire, vanité des projets ; voir un nègre, ou manger des laitues, ou encore des grenades ou des oranges, tout autant de présages de maladie prochaine ; voir des corbeaux, présage qu’on recevra de dangereux conseils ou qu’on commettra quelque honteuse action ; voir un bœuf serait un avertissement de se défier d’une imprudence.

Voir un serpent dans son lit serait un heureux présage ; qui l’eût cru ?… idem, voir une maison en feu.

Si l’on rêve qu’on se promène en tenant ses souliers à la main, on n’a plus qu’à se tenir sur ses gardes, quelque péril imprévu vous menace. Les tromperies dont on doit être victime, sont annoncées par le songe dans lequel on mange des figues !

Voir des cailles est donné comme le présage d’une mauvaise rencontre ; se voir enterré vif, présage de chute dans une grande détresse : se voir vêtu de différentes couleurs, présage d’insuccès dans les entreprises, contrariétés, chagrins ; battre du fer sur une enclume, présage de querelles ; tirer de l’eau trouble d’un puits, présage d’un mariage malheureux ou d’une dangereuse maladie qui suivra de près le mariage ; si l’eau est limpide, présage contraire ; voir un vase plein d’eau se briser sans que l’eau se répande, présage d’un veuvage prochain ; voir des pendus, présage de grande adversité ; voir de la neige en été, menace de ruine, si l’on est commerçant ; voir un mûrier déraciné, présage de la mort d’un enfant ; voir un mort qui vous poursuit et vous arrache vos vêtements, présage d’un péril extrêmement grave où l’on courra grands risques de trépasser. Mais, par contre, songer que l’on a la tête tranchée et séparée du corps serait un pronostic des plus avantageux : aux malades, la décapitation en rêve annoncerait la guérison ; aux affligés, la consolation ; aux pauvres, la fin de leur misère ; aux prisonniers, la délivrance ; aux heureux de ce monde, un accroissement de dignités ou une augmentation de fortune.

Quant au diable, disent les interprétateurs, c’est bon signe d’en rêver. Et ceci prouve bien qu’au fond de l’onéirocritie il y a une inspiration infernale, même chez les charlatans. En effet, selon les principes de cette fausse science, diable signifie joie, contentement ; causer familièrement avec le diable annonce la richesse ; être possédé du diable en rêve est censément la prédiction de nombreux bienfaits qu’on recevra d’un grand personnage, d’un prince, c’est le pronostic d’une vie longue et heureuse ; enfin, rêver que l’on est emporté par le diable est le présage des plus grands bonheurs.

Ces dernières interprétations suffisent à faire juger l’onéirocritie.

Telles sont les inepties qui remplissent le Grand Interprète des Songes, guide infaillible pour l’explication des songes, par le dernier descendant de Cagliostro, ou le Traité des songes et des visions d’après les Égyptiens et les Perses, ou les livres du même genre.

À ces dictionnaires, se trouve ordinairement joint le Tableau des numéros gagnant à la loterie, correspondant aux sujets des rêves, par exemple :

48, abattis de volaille ; — 63, amant fidèle ; — 70, anglaise ; — 9, culotte ; — 28, hanneton ; — 59, jésuites ; — 4, juifs ; etc., etc.

À côté des charlatans vulgaires, exploitant si audacieusement la bêtise humaine, l’onéirocritie compte dans notre siècle des partisans en apparence plus sérieux ; qui s’adressent aux gens au-dessus de la multitude, esprits cultivés, mais âmes dévoyées.

Pour ces nouveaux mages, tous les genres de divination artificielle sont bons, dès lors qu’ils ont pour but d’obtenir ce qu’ils appellent les « inspirations d’en-haut » ; et nous savons ce que cela veut dire. Ceux-là sont lucifériens ou satanistes, plus ou moins secrètement ; en réalité, c’est au diable qu’ils demandent ces connaissances intérieures, ces révélations sur l’avenir. Ils ne s’arrêtent pas à Cagliostro, mais ils remontent à Artémidore, à Platon, à Homère même, pour mieux déjouer la curiosité du public profane. Ils reprennent et commentent la fameuse allégorie homérique du Temple du Sommeil aux deux portes, l’une de corne, par où passent les songes véritables, révélations du monde invisible ; l’autre, d’ivoire, par laquelle entrent les songes vains et illusoires. Ils vont jusqu’à indiquer les moyens pour le songeur de se procurer des songes de la première espèce, qui sont de trois sortes : les songes sentis, ou les sensations divines ; les songes vus, ou les visions, et les songes ouïs, ou les oracles. Pour ne pas effaroucher le profané entre les mains de qui pourrait tomber un de ces livres maudits, on y imprime que les règles prescrites pour se procurer ces songes sont empruntées à Cicéron et à saint Bernard. La première et la plus essentielle, c’est d’être pur d’âme et de corps ; pour comprendre, il faut lire « pur selon Lucifer », purifié par le baptême du feu et après avoir élevé son âme vers le Dieu-Bon.

Quant à la nature des songes, il en est de clairs et d’obscurs. Les premiers n’ont pas besoin d’interprétation : « Il n’est pas rare, par exemple, écrit un rédacteur de l’Initiation, de rêver la mort d’une personne chère, parente ou amie, dans la nuit et à l’heure même où elle a lieu. » En ce qui concerne l’interprétation des songes obscurs, les mages dont il s’agit la laissent faire par chacun à sa guise ; « c’est, disent-ils, plutôt affaire d’intuition que de raisonnement. » Mais ils reconnaissent que « tout le monde n’est pas apte à discerner les inspirations divines des naturelles. » À les entendre, « cette science d’interprétation est le privilège de ceux qui vivent saintement. » Lisez : il faut être un des plus fanatiques parmi les initiés de l’occultisme.

Pour ce qui est de leurs recettes, elles ne sont données que verbalement : il faut, afin d’avoir ces songes révélateurs, se rendre le plus possible digne de Dieu (le dieu Lucifer). Nous n’en sommes plus aux recettes des magiciens d’autrefois « pour se procurer telle espèce de songes que l’on voudra, même les plus délicieux. »

Telle est celle-ci, donnée par Pierre Mora, dans un grimoire intitulé Zeherboni, vieux manuscrit qui est conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal :

« Prenez une demi-once de priape de cerf ou plutôt de nature de biche calcinée, trois onces de crâne de loup aussi calciné, une once de terre sigillée et deux dragmes de bol d’Arménie, de la noix muscade at de la racine de grande consoude, trois dragmes de tragacanthe, avec une demi-dragme de sel de nitre. Mêlez le tout et pulvérisez-le bien dans un mortier. Manière de s’en servir : Il faut ou s’en saupoudrer le sommet de la tête ou le distribuer en saquets d’une demi-once. »

Cela, c’est le vieux jeu, c’est le pendant de la fameuse recette du poison à confectionner avec des vipères, des aspics et un gros crapaud.

Aujourd’hui, l’on n’en est plus là chez les sectateurs de Lucif. On l’invoque avant de s’endormir. On lui dit une prière du soir ; car les fidèles de la magie diabolique ont leur prière du soir, comme le chrétien fervent qui, avant de se mettre au lit, récite son Pater et son Ave Maria.

Le vieux luciférien Ragon, maçon des hauts grades, se garde bien de publier, dans ses livres, ces oraisons dont la connaissance est réservée aux parfaits initiés, seuls autorisés à prendre copie des manuscrits secrets. Mais, dans son livre sur la Maçonnerie occulte, il laisse échapper un aveu qui, s’appliquant à tous les ouvrages de magie en général, peut être retenu à bon droit pour ce qui concerne les traités de divination ayant pour auteurs des occultistes de l’école de Charleston.

Parlant de Cornélius Agrippa, l’auteur sacré de la secte en France s’exprime ainsi (page 443) :

« Peu de personnes ont compris son traité de Philosophie occulte ; car il y avait une clef qu’il réservait pour ses amis du premier ordre (19 épist., livre V).

« Il a dit, avec raison, que tout ce que les livres apprennent touchant la vertu du magisme, de l’astrologie, de l’alchimie, est faux et trompeur, quand on l’entend à la lettre ; qu’il y faut chercher le sens mystique, sens qu’aucun des maitres n’avait encore développé. »

Et c’est là, en effet, le secret de tous ces ouvrages abominables. Ignorez que, lorsqu’un auteur-mage vous parle de Dieu, du vrai Dieu, du Dieu bien compris, c’est de Lucifer qu’il parle, et, en parcourant ces pages en apparence confuses, ces phrases énigmatiques, vous croirez avoir sous les yeux l’œuvre d’un homme égaré ne sachant pas ce qu’il veut dire, vous y perdrez votre latin et votre grec. Au contraire, ayez la clef, connaissez le secret des secrets, relisez attentivement, en pesant tous les mots, et vous comprendrez tout.

Voici ce que le F∴ Ragon dit au sujet des songes, dans une note, au cours de son chapitre sur la divination :

« Les songes étant un résultat, une affection commune de l’âme et du corps, chacun, généralement parlant, pouvait avoir des songes ; mais de même que l’intelligence[8] est l’apanage de l’humanité, et que certains hommes avec peu d’esprit sont mieux partagés du côté du corps, il y en avait aussi que leur tempérament portait à avoir souvent des songes et d’autres qui n’en avaient pas.

« L’action de songer ayant ordinairement pour cause la maladie, le chagrin, une inquiétude profonde ou une secousse violente de l’esprit, et beaucoup d’hommes étant en repos de l’esprit et du corps, il était impossible de compter sur un songe personnel ; de là, nécessité de consulter ceux qui avaient la faculté de voir, en songe, les affections des autres.

« L’expérience ayant appris que le songe pouvait être sollicité, amené, par des frictions, des attouchements, des préparations, etc., le songe naturel ne fut plus le seul, et tous les songes utiles étaient regardés comme un présent de la divinité ; on allait, dans les temples, au pied des autels demander à songer ; puis, enfin, pour ceux qui ne pouvaient pas y parvenir, il y eut des prêtres songeurs (qui entraient en rapport magnétique avec eux). De là, trois espèces de songes : 1° songes naturels ; 2° songes demandés et obtenus dans les temples ; 3° songes reçus de prêtres songeurs, appelés, par cette raison, oracles en songes.

« On sait que Socrate eut un songe dans sa prison, trois jours avant sa mort ; que l’Arcadien de Mégare était couché chez un de ses amis, quand il songea à son ami couché et assassiné dans une hôtellerie ; que Quintus était chez lui, en Asie, quand il vit, en dormant, Cicéron qui tombait dans un fleuve ; et que Cicéron lui-même était à sa maison d’Atina, lorsqu’il fut informé par un songe de ce qui se passait à Rome à son sujet. Ajoutons que, naguère encore, les guerriers de l’Amérique méridionale n’auraient pas osé livrer une bataille décisive, sans avoir consulté les songes d’hommes accrédités.

« Il faut distinguer le songe du rêve ; le songe est une vision de l’âme pendant le sommeil du corps ; le rêve n’est ordinairement, dans le cerveau, qu’un rappel incohérent d’un travail fait dans l’état de veille. Un songeur était chez les anciens un homme vénéré ; un rêveur ne le fut jamais. »

C’est tout, et c’est bien peu de chose. Mais il importe de se rappeler que le F∴ Ragon professe une admiration sans borne pour l’antiquité païenne, et ses quelques lignes, que je viens de reproduire, invitent, sans en avoir l’air, l’initié à imiter les anciens pour avoir ces songes, tenus avec tant de soin en dehors des rêves, c’est-à-dire à prier la divinité (?) qui a pouvoir de les donner. Et si la divinité ne les envoie pas à l’initié solliciteur, celui-ci devra se mettre en rapport magnétique (?) avec un prêtre du magisme évocateur, en d’autres termes, avec un Mage Élu, qui aura pour lui le songe désiré et le lui expliquera.

Mais, quand nous en serons aux 9e et 11e parties (Goétie et Théurgie), je montrerai alors comment opèrent les prêtres du diable. Pour le moment, fidèle au plan que je me suis tracé et qui consiste à faire étudier méthodiquement le satanisme contemporain, je ne dois pas sortir des charlatans vulgaires, avec lesquels, du reste, j’en ai fini.

Le lecteur a bien compris qu’il y a danger à se livrer, dans un but de divination, aux pratiques même les plus inoffensives en apparence. Dès qu’on agit contrairement aux prescriptions de l’Église, on est attiré par le démon toujours aux aguets, et l’on va vers lui, sans s’en douter, aussi bien par la chiromancie, la cartomancie et l’onéirocritie que par les œuvres de crime et de diabolisme direct.

  1. Les tables tournantes ne se comportent pas toujours gaiement ou inoffensivement, lorsque le diable s’en mêle. On m’a cité le fait d’une de ces tables qui, à Lyon, il y a peu d’années, dans une société de pseudo-spirites amateurs, rompit brusquement la chaîne des personnes qui l’entouraient, se précipita avec une hostilité marquée contre l’un des soi-disant médiums, et, le serrant fortement entre elle et le mur, lui fit souffrir une vraie torture jusqu’à ce qu’on vint le délivrer. La table ne lâcha prise que lorsqu’une des personnes présentes eut la bonne inspiration de faire un signe de croix, ayant compris alors que le peresprit évoqué n’était autre qu’un démon. Cette personne, à la suite de cette aventure, se jura de ne plus se livrer aux passetemps du pseudo-spiritisme, et elle a tenu parole. Quant au médium à demi-écrasé, loin de renoncer à ces coupables pratiques, il n’en a été que plus ardent et croit plus que jamais à la puissance du peresprit. Je tiens ce fait d’un saint religieux qui en a eu confidence et qui, bien entendu, a gardé et garde le secret sur les personnes en cause. Les tables tournantes peuvent donc être considérées, en certains cas, comme des preuves de la possession des objets par le diable.
  2. L’Initiation, 2e année, n° du 5 février 1889, page 105.
  3. Un des premiers ouvrages sortis des presses d’Allemagne est un Traité de Chiromancie, attribué à Aristote.
  4. Au dire des occultistes, la Cabale ou Kabbale est l’ensemble des révélations orales communiquées par Dieu (?) à Adam selon les uns, à Abraham selon les autres, et transmises depuis par une chaine non interrompue d’initiés. Cette doctrine est renfermée plus spécialement dans le Zohar, commentaire du Pentateuque, écrit en araméen, la Bible des cabalistes.
  5. La Science de la Main, par le capitaine d’Arpentigny. Préface de M. Gourdon de Genouilhac.
  6. Dictionnaire des Sciences occultes, dans l’Encyclopédie théologique de l’abbé Migne.
  7. « J’ai vu de bien près ce farouche Maximilien, dit-elle dans ses écrits ; et j’ai pu le juger livré à lui-même ; c’était un homme sans caractère. Superstitieux à l’excès, il se croyait envoyé par le ciel pour coopérer à une entière régénération. Je l’ai vu, en me consultant, fermer les yeux pour toucher les cartes, frissonner même à l’aspect d’un neuf de pique… J’ai fait trembler ce monstre ; mais peu s’en est fallu que je devinsse sa victime. »
  8. Intelligence veut dire lecture intérieure ; où l’intelligence peut-elle lire, si ce n’est dans la mémoire, livre miraculeux, magique, qui, en quelques feuillets, renferme les empreintes de toutes nos sensations et de leurs rapports innombrables ? (Note de Ragon.)