Le Diable au XIXe siècle/XXVI

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 2p. 56-69).

CHAPITRE XXVI

Les œuvres manciques criminelles.




Il y a un an, au moment où j’écris ces lignes, on pendait, à la prison de Port-Louis (île Maurice), un individu, nommé Dianh ; coupable d’un crime horrible. Pour donner la date exacte, l’exécution est du 12 décembre 1892.

Ce Dianh, âgé de trente-cinq ans, né de parents africain et hindou, était un homme marié, père de cinq enfants. Dans le pays, il ne jouissait pas d’une trop mauvaise réputation ; cependant, le bruit courait : depuis quelque temps, qu’il était un adepte de l’occultisme. J’apprendrais qu’il appartenait à un des triangles de l’île Maurice, que je n’en serais nullement étonné.

Toujours est-il que Dianh était en rapports fréquents avec Lucif. Il s’occupait de mancique, faisait de l’astrologie, cherchait par tous les moyens à connaître l’avenir. Le cerveau troublé par le fanatisme occultiste, il poursuivait surtout un but : il voulait arriver à acquérir une influence surhumaine sur ses semblables. Un jour, à la suite d’évocations sans succès, il s’était mis à faire je ne sais quels calculs de sorcellerie, et avait fini par se convaincre que, pour parvenir à ses fins, il lui fallait boire le sang d’une jeune fille âgée de sept ans.

Il rechercha donc une enfant de cet âge, trouva une petite créole dans les conditions désirées, l’attira dans un endroit écarté, lui trancha l’artère carotide et se mit à boire sans frémir le sang chaud qui coulait des veines de l’innocente victime.

Persuadé alors que la puissance surnaturelle lui était acquise et qu’il pourrait en user dans un délai fixé également par ses calculs, Dianh eut l’audace de raconter à un de ses amis le crime dont il s’était rendu coupable, s’en glorifiant même. Celui-ci, épouvanté, s’empressa d’avertir la police.

Le scélérat fut donc arrêté, jugé, condamné à mort et pendu, comme je viens de le dire. L’exécution a eu lieu à huis-clos, selon l’usage anglais, et une quinzaine de personnes seulement furent admises à assister à l’affreux spectacle. Mais le procès a été publié par les journaux ; le fait est public, indéniable ; la presse locale a même rapporté que « Dianh avait expié son forfait avec la sérénité d’un philosophe méconnu par ses contemporains. »

Quelques années auparavant, un précurseur de Dianh, un nommé Picot, avait essayé également de s’attirer les bonnes grâces des puissances infernales en mangeant le cœur encore palpitant d’un jeune enfant.

Ces faits et d’autres analogues se rattachent à l’anthropomancie, qui est certainement la plus odieuse des œuvres manciques. Satan a poussé, de tout temps, aujourd’hui comme autrefois, ses fidèles à commettre des crimes, à détruire des vies humaines, avec cruauté, avec la plus sauvage barbarie.

L’anthropomancie, ou divination par le sacrifice de l’homme (hommes, femmes ou enfants, d’ordinaire éventrés), procède directement de l’espèce de divination que les anciens appelaient aruspicine, extispicine, ou inspection des entrailles de la victime. Ils supposaient que les dieux avaient gravé d’avance, dans les organes intérieurs des victimes, les signes ou symboles qui devaient donner les présages demandés par les aruspices. Ces prêtres devins prédisaient : 1° par la simple inspection des victimes vivantes ; 2° par l’état de leurs entrailles ouvertes ; 3° par la flamme qui s’élevait de leurs chairs brûlées. Le cœur maigre, le foie double ou enveloppé d’une double tunique, surtout l’absence du cœur ou du foie annonçaient de grands maux. On rapporte que le cœur manqua à deux bœufs le jour où fut assassiné César. Quelques sorciers modernes ont aussi cherché l’avenir dans les entrailles de certains animaux, le chat, la taupe, le lézard, la chauve-souris, le crapaud ou la poule noire. Cette superstition de l’antiquité païenne trouvait sa confirmation dans l’enseignement même de la philosophie. Platon, par exemple, déclarait que le foie est un miroir où se reflète la pensée divine et se concentre pendant la vie l’intuition divinatoire ; qu’après la mort où y retrouve l’empreinte des images contemplées par l’âme.

Mais l’antiquité ne se borna pas à l’inspection divinatoire des entrailles des animaux : Strabon raconte que les Albaniens du Caucase et les Lusitaniens pratiquaient l’anthropomancie, ou l’inspection des viscères humains.

Les Grecs, plus humains, n’allèrent pas jusque-là, au moins à l’époque civilisée de leur histoire. Hérodote raconte que Ménélas, retenu en Égypte par les vents contraires, sacrifia deux enfants du pays, et chercha à savoir dans leurs entrailles la volonté des dieux.

Plusieurs empereurs romains sont accusés d’avoir pratiqué l’anthropomancie ; Héliogabale fit immoler des enfants pour demander à leurs entrailles le secret de l’avenir, et Julien l’Apostat se livra à la même pratique dans ses opérations magiques et ses sacrifices nocturnes. Dans sa dernière expédition, se trouvant à Carra, en Mésopotamie, il s’enferma pendant quelque temps dans le temple de la Lune, avec quelques-uns de ses satellites. Lorsqu’au lendemain de sa mort, on ouvrit les portes du temple qu’il avait fait sceller, on y trouva une femme pendue par les cheveux, les mains étendues, le ventre ouvert et le foie arraché.

Au fur et à mesure que l’Église prend pied, l’intensité de l’anthropomancie diminue ; bientôt, cette atroce et diabolique superstition ne se cache plus que dans les antres de la sorcellerie.

Tout le monde connaît l’histoire de ce baron du xve siècle, Gilles de Rais ou le maréchal de Retz, d’abord le chevaleresque champion de son roi et le valeureux compagnon d’armes de la Pucelle, puis, quand l’oisiveté de la vie de château a succédé à l’animation des camps, victime de son amour du luxe et des plus brutales passions, se donnant à Satan pour assouvir, par des moyens surnaturels, ses convoitises effrénées. À cette dépravation surhumaine, il fallait de l’or à tout prix. Dieu restant sourd à ses prières, il eut recours aux sciences occultes, et s’enferma au fond de son château de Tiffauges pour y travailler, avec un alchimiste, à la découverte de la pierre philosophale. Irrité du peu de succès de ses recherches, il passa bientôt de l’alchimie à la sorcellerie, consulta les plus grands magiciens du temps, Antoine de Palerme, Jean de la Rivière, l’orfèvre Robin, et fit enfin venir d’Italie un savant florentin, François Prélati, se disant expert dans l’art de la géomancie et en commerce réglé avec Satan.

Celui-ci s’empara facilement de l’esprit du baron. Alors, au fond de ce château de Tiffauges, dit le chroniqueur Alain Bouchard, il se passa des choses étranges, horribles, impossibles à croire. Il y eut des conjurations fantasmagoriques, de magiques apparitions, de sanglants sacrifices. Des enfants disparurent. Une vieille femme, appelée la Meffraye, qui parcourait les campagnes et les landes, la tête couverte d’une étamine noire, les attirait par de brillantes promesses auprès du maréchal. Bientôt se répandit partout le bruit que « le seigneur de Rais usait de l’art et science de négromantie et qu’il faisait murtrier et occire grand nombre d’enfans, afin d’en avoir et recueillir le sang, dont il escript tous ses caractères des devinemens requis pour invoquer les infernaulx esperitz, tendant parvenir par leur moyen à recouvrer grans trésor. et richesses. »

L’évêque de Nantes obtint, pour le mettre en accusation, une bulle dans laquelle le pape Eugène IV le déclarait « imbu du malin et oublieux de son salut. »

Le 10 septembre 1440, le maréchal fut arrêté dans son château de Tiffauges, au milieu de ses sanglantes orgies. L’ouverture du procès eut lieu dans la grande salle du Château de Nantes, le 28 septembre 1440. L’acte d’accusation contenait quarante-neuf chefs principaux. Sept témoins déposèrent que leurs enfants avaient été enlevés par les gens du maréchal, et depuis n’avaient plus reparu ; « lesquels enfants, est-il dit dans le procès (manuscrit conservé aux archives de la Loire-Inférieure) avaient été pris très inhumainement, démembrés, brûlés et livrés aux démons, aux malins esprits, après avoir servi aux plaisirs du maréchal. »

Celui-ci finit par avouer tous ses forfaits, confessa ses crimes sur les enfants, nomma ses complices, entra dans le détail des tourments qu’ils infligeaient à ces innocentes victimes, soit en leur coupant la tête, soit en les assommant à coups de bâton, soit en les éventrant pour voir les entrailles… Les restes des cadavres, coupés par morceaux, étaient enfouis sous les murs du château ou jetés à l’eau.

Prélati, arrêté avec le maréchal, fit à son tour ses aveux, raconta sa vie, ses évocations à Tiffauges pour lesquelles il avait demandé au maréchal la main, le Cœur et les yeux d’un petit enfant ; il cita les longues formules dans lesquelles il appelait le démon, celle-ci entre autres : « Baron, Sathan, Bélial, Belzébuth, au nom du Père, du Fils et de l’Esprit, au nom de la Vierge Marie et de tous les saints, je vous supplie d’apparaître ici en personne, afin de parler avec nous, et de faire notre volonté. » Il affirma que le diable lui était apparu un jour sous la forme d’un beau jeune homme, un autre jour, sous celle d’un serpent vert à tête de chien : mais que le maréchal, toujours muni d’un fragment.de la vraie croix, voulut alors entrer dans la chambre, et l’or du diable se réduisit en poussière.

L’évêque de Nantes, au nom de l’Inquisition, prononça la sentence :

« Nous, évêque de Nantes, etc., déclarons toi, seigneur de Rais, devant le tribunal et le peuple ici rassemblé, hérétique, relaps, traitre et évocateur du diable, coupable du crime contre nature avec des enfants des deux sexes, et de violations d’immunités ecclésiastiques, devant être corrigé et puni justement suivant les saints canons de l’Église. ».

Le maréchal fut brûlé avec ses complices le 27 octobre 1440. La cour séculière lui accorda le privilège d’être étranglé avant d’être livré aux flammes.

Le cas de Gilles de Retz n’est pas, à proprement parler, celui d’un de ces hommes que nous qualifions de « lucifériens ». Il y a, chez le seigneur de Tiffauges, une aberration qui ne ressemble aucunement à celle de nos palladistes. Il n’offrait pas ses hommages à Satan, il ne le croyait pas dieu ; mais il espérait se le rendre favorable, d’une part, en commettant des crimes monstrueux, et il prétendait, d’autre part, le forcer à lui obéir par la vertu des reliques du Christ.

Abstraction faite des crimes dont se souillait Gilles de Retz, cette aberration est plus fréquente qu’on ne croit et à plusieurs degrés. Je l’ai rencontrée assez souvent, sous une forme tout à fait anodine, mais déjà coupable néanmoins, au sein même des familles chrétiennes, et principalement chez les femmes.

Hélas ! oui, il m’est arrivé parfois d’entendre une dame ou une jeune fille, sincèrement catholique, exprimer cette inconséquence, ou, mieux, cette énormité :

— J’aimerais bien voir le diable, mais sans l’appeler par un sacrilège, bien entendu. Je voudrais connaître une formule qui le fit venir, là, devant moi, pour savoir comment il est, ce qu’il me dirait ; oh! une formule sans blasphème, une formule banale. Et certainement, si alors il m’apparaissait et m’offrait la richesse ou quelque grand avantage d’ici-bas, je repousserais ses propositions ; bien plus, je serais heureuse de le chasser honteusement, en lui opposant tout à coup une médaille ou un scapulaire. Mais j’aimerais bien le voir tout de même, en tête-à-tête, et je n’ai pas peur de lui, allez !

Comme nous retrouvons là la curiosité d’Ève ! Combien de ses filles ne sont pas corrigées !… On s’imagine que les formules des rituels de magie sont absolument indispensables. Quelle grande erreur ! Satan a inspiré et quelquefois dicté lui-même ces formules ; mais il vient, quand Dieu le lui permet, sans avoir besoin nullement d’être appelé, sollicité, évoqué. Or, ce seul désir d’avoir une entrevue avec lui est déjà des plus coupables. S’il apparaissait, dans de telles circonstances, ce ne serait pas sous une forme hideuse ni entouré d’un appareil effrayant. Loin de là, il se ferait aimable, intéressant, pour mieux séduire ; il a toutes les ruses, même celle de feindre le repentir de sa révolte, quand il veut tenter une âme pieuse. Il demanda, un jour, à un ermite (j’ai vu cela dans un livre d’hagiographie) de prier pour lui, d’implorer de Dieu la miséricorde et de le faire rentrer en grâce parmi les anges du ciel ; l’hypocrite ! il n’avait d’autre but que d’accoutumer le saint homme à ses visites ; mais il en fut pour ses frais. L’ermite, sachant bien qu’on ne doit avoir aucun commerce, si anodin qu’il puisse sembler, avec l’éternel maudit, le chassa dès sa première tentative par un énergique : Vade retro, Satanas ! On peut donc s’attendre à ce qu’il déploie toute l’habileté nécessaire pour ne pas effaroucher la curieuse qui désire le voir, et c’est vraiment un jeu bien dangereux que de concevoir de pareils désirs. Ainsi, rejetez bien loin ce sentiment, madame ou mademoiselle, s’il s’éveille en vous ; étouffez cette curiosité coupable, dès que vous la sentez naître ; car Satan, pour peu que vous en exprimiez la demande avec ou sans formule, viendrait, et s’il ne vous est pas encore apparu, madame ou mademoiselle, c’est que vous avez au ciel quelque puissant protecteur qui intercède en votre faveur, qui obtient de Dieu que la bride ne soit pas lâchée à Satan en ce qui vous concerne, c’est que votre saint patron, en un mot, ou la sainte Vierge, vous défend contre votre folie, contre vous.

J’en reviens à l’anthropomancie et aux criminelles pratiques du même genre. Quand on étudie l’histoire, on constate que Florence a été un foyer de magisme ; beaucoup de grands sorciers du moyen-âge et de l’époque de la Renaissance, venus dans notre pays, étaient florentins.

Je ne puis passer ici sous silence le cas de Catherine de Médicis : tout en dégageant cette reine des légendes outrées, forgées par les protestants, il n’en reste pas moins acquis qu’elle était superstitieuse, et que, Dieu ne l’exauçant pas à son gré, elle ne craignait pas de recourir au diable.

Triste souveraine que celle-là, qui, avant d’être couronnée à Saint-Denis, avait commencé par s’effacer par calcul devant Diane de Poitiers, dont le triomphe était une insulte permanente à ses droits d’épouse ; qui, une fois couronnée, resta volontairement subordonnée à la maîtresse royale et s’abaissa jusqu’à s’efforcer de gagner l’amitié et les faveurs de sa rivale ; si bien qu’on vit ce spectacle singulier d’une reine protégée auprès de son époux par une favorite qui occupait sa place. Triste souveraine, oui, qui, au lieu de chercher, pour guider sa conduite, les lumières de l’Église, s’inspira de la politique de son compatriote Machiavel : tenant la balance entre les partis et les factions ; divisant pour régner ; se faisant un plaisir d’augmenter les divisions en mettant aux prises, dans le fameux colloque de Poissy, les théologiens catholiques et les théologiens protestants ; autorisant le culte hérétique hors des villes ; entourant de plaisirs son fils Charles IX, dès l’âge de treize ans, pour mieux le dominer, et l’énervant par la volupté ; s’entourant de deux cents jeunes filles, dans ses voyages d’un luxe ruineux, « l’escadron de la reine », ce qui était pour elle un moyen de succès dans ses intrigues politiques ; vivant au milieu de sorciers avérés, en pleines guerres civiles, qu’elle avivait, au lieu de chercher à les éteindre ; reléguant tout à coup dans l’ombre les Guises, vrais catholiques et bons Français ; ne comprenant pas d’abord que Coligny était traître à la France ; puis, perdant la tête devant l’attitude hautaine des protestants, dont ses faiblesses avaient été la cause, concevant, décrétant et faisant exécuter l’horrible massacre de la Saint-Barthélemy, qui est son œuvre personnelle, dont elle eut le cynisme de se vanter auprès des cours catholiques, et dont la calomnie sectaire rejette, par un mensonge audacieux, la responsabilité sur l’Église.

Non, Catherine de Médicis n’était pas une princesse vraiment catholique ; car elle passa toute sa vie à ne tenir aucun compte des défenses formelles du Saint-Siège, concernant les pratiques de la sorcellerie ; ce fut elle qui la remit à la mode, c’est à elle que l’on dut ce vertige presque général de diabolisme dont l’historien est stupéfait, quand il parcourt les chroniques de l’époque.

Elle amena à sa suite, dit M. l’abbé Lecanu (Histoire de Satan), un grand nombre de magiciens et d’astrologues, parmi lesquels le trop fameux Côme Ruggieri, florentin, qu’elle honora toujours de sa protection, malgré ses crimes, ou peut-être à cause de ses crimes, et à qui elle donna l’abbaye de Saint-Mahé, en Bretagne, pour le dédommager des ennuis d’un emprisonnement qu’il avait subi pour fabrication d’images de cire, dans le but d’envoûter Charles IX et la reine Marguerite.

Elle bâtit l’hôtel de Soissons et y fit ériger un observatoire, du haut duquel elle suivait le cours des astres pendant les nuits, afin de demander aux planètes et aux étoiles conseil sur la conduite de ses affaires du lendemain ; et elle en avait acquis l’emplacement, pour ne plus demeurer dans la paroisse de Saint-Germain d’Auxerrois, qui lui était devenue odieuse, ainsi que le palais même des Tuileries, quoiqu’il fut son ouvrage, depuis qu’un astrologue lui avait prédit qu’elle mourrait en un lieu nommé Saint-Germain.

Tous les astrologues étaient assurés des bonnes grâces de Catherine. Luc Gauric avait part à sa bienveillance. Auger Férier lui dédia son traité des Jugements d’astronomie sur les nativités.

Elle portait toujours sur la poitrine une peau humaine apprêtée par des sorciers, une peau d’enfant couverte de caractères talismaniques. Luc Gauric composa pour elle une ceinture magique, destinée à la préserver de tout accident.

Ce Luc Gauric, soi-disant prophète, fut trompé par le diable, ainsi que tous ses pareils. Il avait prédit à Henri II qu’il serait empereur et qu’il parviendrait à une heureuse vieillesse, s’il pouvait surmonter les dangers qui menaçaient sa cinquante-sixième et sa soixante-quatrième années. Or, Henri II ne fut jamais empereur et mourut à quarante ans. Ce qui prouve une fois de plus que Satan ne connaît pas l’avenir.

Catherine de Médicis mit tellement l’astrologie à la mode, à la Cour et dans le reste de la France, que la plupart des dames eurent à leurs gages un astrologue, qu’elles appelaient leur « baron », et qu’elles manquaient rarement de consulter tous les matins. Il serait difficile de faire la liste de tous les almanachs prophétiques qui parurent pendant son règne. Jean Vosiet, Toinot Arbot, Edmond Lemaistre, Michel Nostradamus le jeune, Maria Coloni, se distinguèrent parmi les plus abondants et les plus hardis pronostiqueurs. En 1574, Michel Nostradamus fit paraître son recueil des Prédictions des choses mémorables qui étaient à venir jusqu’en 1585.

S’il faut en croire Pasquier, la superstitieuse princesse n’aurait pas été moins livrée à la nécromancie qu’à l’astrologie. « La feue reine-mère, dit-il, désireuse de savoir si tous ses enfants monteraient à l’État, un magicien, dans le château de Chaumont, lui montra dans une salle, autour d’un cercle qu’il avait tracé, tous les rois de France qui avaient été et qui seraient, lesquels firent autant de tours autour du cercle qu’ils avaient régné ou qu’ils devaient régner d’années ; et comme Henri III eut fait quinze tours, voilà le feu roi qui entre sur la carrière gaillard et dispos, et qui fit vingt tours entiers, et, voulant faire le vingt-unième, disparut. À la suite, vint un petit prince, de l’âge de huit à neuf ans, qui fit trente-sept ou trente-huit tours, et après cela toutes choses se rendirent invisibles, parce que la feue reine-mère ne voulut pas en voir davantage. »

Si ce n’était pas une histoire arrangée après coup, ainsi qu’il était facile de le faire au temps où Pasquier écrivait, il y aurait eu une erreur de quelques années de la part du devin relativement au règne de Louis XIII et ce serait peu de chose.

À toutes les dispositions à la magie, dont elle était abondamment pourvue, Catherine de Médicis joignait la faculté des extases dites prophétiques. La reine Marguerite en parle avec une complaisance toute filiale.

Encore, le médecin Fernel lui fit présent d’une médaille cabalistique, afin de lui procurer une fécondité sur laquelle elle ne comptait plus, ayant déjà eu dix enfants. Cette médaille est restée célèbre. Catherine y est représentée dans l’état le plus immodeste, environnée de signes hiéroglyphiques multipliés, ayant à sa droite et à sa gauche les constellations du Taureau et du Bélier, sous ses pieds le nom d’Ebuleb-Asmodée, un javelot dans une main et un cœur dans l’autre ; on, lit à l’exergue le nom d’Oxiel.

Tout cela est caractéristique. Ce qui nous amène à l’anthropomancie, c’est un épouvantable épisode de la vie de Catherine de Médicis, rapporté par Bodin. Cette superstitieuse femme en vint jusqu’à réclamer ce qu’on appelait alors « l’oracle de la tête sanglante ».

C’était à l’époque de la maladie qui emporta Charles IX. Aucun médecin ne pouvait découvrir la cause de ce mal qui rongeait le roi ni en expliquer les effrayants symptômes. Catherine, qui gouvernait entièrement son fils et qui pouvait tout perdre sous un autre règne, Catherine, qu’on a soupçonnée de cette maladie, contre ses intérêts mêmes, parce qu’on supposait toujours à cette femme, capable de tout, des ruses cachées et des intérêts inconnus, consulta d’abord ses astrologues pour le roi, puis eut recours à la mancique criminelle. L’état du malade empirant de jour en jour et devenant désespéré, elle voulut consulter l’oracle de la tête sanglante, et voici comment on procéda à cette infernale opération :

Il fallait un enfant de onze ans, beau de visage et innocent : on se le procura ; on le fit préparer en secret à sa première communion par un aumônier du palais, ignorant certainement le crime qui se perpétrait. Puis, le jour venu, ou plutôt la nuit du sacrifice arrivée, un moine, jacobin apostat et adonné aux œuvres occultes de la magie noire, commença à minuit, et en présence seulement de Catherine de Médicis et de ses affidés, ce que l’on appelait alors la messe du diable.

À cette messe sacrilège, célébrée devant l’image du démon ayant sous ses pieds une croix renversée, le sorcier prononça les paroles de la consécration sur deux hosties, l’une noire, l’autre blanche. La blanche fut donnée à l’enfant, qu’on amena et qui fut égorgé sur les marches mêmes de l’autel, aussitôt après sa communion. Sa tête, détachée du tronc d’un seul coup, fut placée, toute sanglante, sur la grande hostie noire qui couvrait le fond de la patène, puis apportée sur une table où brûlaient des lampes magiques.

L’exorcisme, selon le rite de la sorcellerie, commença alors ; le moine apostat conjura le démon de prononcer un oracle, c’est-à-dire lui ordonna de répondre, par la bouche de cette tête coupée, à une question secrète, que le roi n’osait faire tout haut et n’avait même confiée à personne.


Le moine apostat conjura le démon de prononcer un oracle, c’est-à-dire lui ordonna de répondre, par la bouche de cette tête coupée, à une question secrète du roi.

Alors, s’il faut en croire le récit de Bodin, une voix faible, une voix étrange et qui n’avait plus rien d’humain, se fit entendre, comme sortant de cette pauvre petite tête de martyr.

Vim patior (j’y suis forcé), disait cette voix, parlant latin.

On a pensé que le roi avait demandé protection à l’enfer et que le diable lui signifiait ainsi qu’une force plus puissante que la sienne le contraignait à l’abandonner à son mal.

Quoiqu’il en soit, à cette réponse, un tremblement horrible saisit le fils de Catherine, ses bras se raidirent. Il cria d’une voix rauque :

— Éloignez cette tête ! éloignez cette tête !

Et jusqu’à son dernier soupir on ne l’entendit plus dire autre chose.

Ceux qui le servaient et qui n’étaient pas dans la confidence de cet affreux mystère, crurent qu’il était poursuivi par le fantôme de Coligny, et qu’il croyait revoir devant lui la tête de l’amiral.

Si cet épisode peu connu est vrai, il prouverait une fois de plus que les appels au diable, même en les accompagnant d’un crime pour lui complaire, ne réussissent pas à procurer un avantage au coupable. Ou le diable trompe ses fidèles, ou il est obligé d’avouer son impuissance.

Parmi les crimes d’anthropomancie consommés au xixe siècle, il convient de noter celui qui a été commis au cours et comme conclusion de l’assassinat de William Morgan, en 1826, aux États-Unis d’Amérique.

Je n’entrerai pas dans les détails de cette épouvantable affaire ; elle a été assez bien résumée par le New-York Herald, à qui l’on doit savoir gré de son enquête à ce sujet, enquête qui a duré d’août 1875 à juillet 1881 et qui s’est terminée par l’érection d’une statue à la victime, grâce aux souscriptions des abonnés du grand journal américain. Plusieurs auteurs antimaçonniques ont rapporté en des récits intéressants tout ce que le New-York Hérald avait pu découvrir[1]. Mais il convient de dire que la lumière complète ne pourra être faite qu’à la condition de publier les 300 et quelques pages consacrées à la procédure secrète contre William Morgan dans le Registre n° X du Livre d’Or de Charleston (archives du Rite Écossais). En effet, c’est là seulement qu’existe la copie des pièces authentiques de l’affaire, sous le titre : « Procédure extraordinaire suivie sur la plainte de la Loge le Rameau d’Olivier, de Batavia (New-York), et après l’avis d’urgence donné par le Parfait Conseil de Rochester. »

William Morgan était un grand coupable aux yeux de la franc-maçonnerie. Il fut le premier qui publia, pour l’édification du public profane, les rituels de l’Écossisme. Freemasonry exposed and explained (la Franc-Maçonnerie exposée et expliquée), tel est le titre de l’ouvrage qu’il fit paraître à New-York et qui jeta les sectaires dans une véritable fureur.

Où sait quels pièges lui furent tendus, comment il en évita plusieurs ; on sait que ses ennemis le firent arrêter d’abord pour vol, mais que son innocence fut reconnue, puis qu’ils obtinrent une seconde fois son incarcération pour dettes, au moyen de titres de créance faux, présentés par un frère nommé David Jackson ; on sait enfin qu’il fut délivré par un certain Loton Lawson, qui se déclarait depuis longtemps un de ses admirateurs enthousiastes, qui versa pour lui la caution fixée par les juges, et qui, passant à ses yeux pour son sauveur, l’emmena dans une campagne, afin de fêter sa mise en liberté.

C’est à ce moment-là que William Morgan disparut. Son prétendu ami et admirateur Loton Lawson était un sectaire, qui avait réussi à le jouer, à gagner sa confiance, et qui fut le chef de ses bourreaux.

On n’a pu réunir que peu de détails sur les diverses circonstances du meurtre. Par les deux seuls témoignages d’une négresse et d’un garde-magasin du Fort-Niagara, on est arrivé à savoir quelques-unes des tortures qui furent infligées au malheureux, tourmenté pendant deux jours et trois nuits. Les récits publiés jusqu’à présent sont fort dramatiques, mais forcément incomplets.

D’autre part, donner ici la reproduction de la procédure serait sortir du cadre que je me suis tracé ; les documents maçonniques de l’affaire Morgan fourniraient, à eux seuls, la matière d’un volume.

Ce qu’il importe de faire savoir en ce moment, c’est que l’infortuné William Morgan, après avoir été torturé dans la cave de la petite maison isolée, située aux bords du lac Ontario, fut définitivement éventré, une fois ce long supplice terminé par un dernier coup de poignard à la gorge.

Les bourreaux étaient des maçons occultistes. Ils plongèrent leurs mains dans ses entrailles, voulant mettre à profit leur crime pour expérimenter l’horrible système de divination. Le procès-verbal consigne l’étrange résultat suivant : « Menace pour la liberté par un libérateur, cachant un tyran. » Ce présage fut interprété par les uns comme s’appliquant à Quincy Adams, alors président des États-Unis, et par les autres comme s’appliquant à Bolivar.


Les bourreaux, maçons occultistes, plongèrent leurs mains dans les entrailles de William Morgan, voulant mettre à profit leur crime pour expérimenter l’horrible système de divination.

Un exemple encore plus récent d’anthropomancie criminelle est celui que nous offre une affaire jugée en février 1857 devant la cour d’assises de la Haute-Marne, et qu’expose ainsi l’acte d’accusation :

« Des cultivateurs de la commune d’Heuillez-le-Grand vivaient dans une ferme isolée, et devaient à cet isolement même une tranquillité que rien ne semblait vouloir troubler, lorsque le 21 janvier dernier un crime horrible ; unique peut-être dans les annales judiciaires, vint les jeter dans le deuil et la désolation. Le mari, Jean-Baptiste Pinot, était parti dès le matin pour le travail, et sa femme l’avait bientôt rejoint après s’être assurée toutefois que son enfant, âgé de onze mois, qui était couché dans son berceau, dormait profondément. Comme la grange où elle allait travailler n’était qu’à quelques pas de la maison d’habitation, elle n’avait pas pensé en sortant à fermer les portes à clef.

« La travail dura quelque temps ; la femme Pinot rentra la première pout s’assurer si l’enfant dormait encore. Quel ne fut pas son effroi lorsqu’elle s’aperçut que le berceau était vide ! On fit immédiatement de vaines recherches. Ce ne fut que le lendemain, dans l’après-midi, que l’on découvrit, caché sous des gerbes de paille, dans une écurie de la ferme, le corps de l’enfant entièrement nu, affreusement mutilé. La tête en avait été détachée au moyen d’un instrument tranchant, et ne put être retrouvée.

« De profondes entailles, faites sur l’une des épaules, indiquaient qu’on avait eu la pensée de couper le corps en morceaux pour le faire disparaître. Le crime était constant ; mais quel était l’assassin, et quel intérêt avait pu armer son bras ?… La pauvre victime était âgée de onze mois à peine.

« Les soupçons ne tardèrent pas à se porter sur un homme qui était au service de la ferme. Ses antécédents étaient faits pour les éveiller. Voleur d’habitude depuis son enfance, il avait été condamné pour vol à deux ans de prison, et pour se soustraire aux recherches de la justice, il avait changé de nom ; il avait substitué à son nom de Vautrin celui de Morisot. Cet homme est âgé de vingt-quatre ans. Il était taciturne, recherchait l’isolement, et avait plusieurs fois donné des preuves d’une froide cruauté.

« À la nouvelle de la disparition de l’enfant, Vautrin avait pâli, et, au lieu de se livrer comme tous à des recherches actives, on l’avait vu morne et préoccupé, cherchant à diriger les soupçons sur un ancien domestique de son maître, qui aurait pris l’enfant pour lui couper la tête et aller avec cette tête dans les châteaux.

« Mais cet étrange propos, émis avant que personne sût si la tête de l’enfant avait été mutilée, était une révélation. Il indiquait le mobile et l’intérêt du crime. Vautrin avouait, en effet, le lendemain, qu’il avait entendu dire que le crâne d’un enfant assassiné avait la propriété de rendre invisible celui qui le portait, et de permettre à un voleur qui s’en ferait une lanterne, de pénétrer impunément dans les habitations. Vautrin croyait à cette odieuse superstition ; ainsi s’expliquaient l’intérêt du crime et la mutilation. »

Vautrin fut arrêté, et l’interrogatoire qui suivit ne vint que trop confirmer les soupçons qu’on avait eus sur lui. Les dépositions des témoins furent si accablantes, que le verdict du jury fut affirmatif sans circonstances atténuantes. En conséquence, Vautrin fut condamné à la peine de mort et exécuté.

Sans avoir complètement disparu, l’anthropomancie est donc un cas exceptionnel dans les annales du crime. En outre, elle peut échapper souvent à la constatation. Bien des disparitions inexpliquées sont, à bon droit, suspectes dans ce sens.

Enfin, tout le monde a présente à la mémoire cette série de crimes commis récemment en Angleterre, qui ont épouvanté le monde civilisé, et dont l’auteur, désigné sous le nom de Jack l’Éventreur, est resté inconnu, en réalité. En considérant la façon dont procédait ce mystérieux assassin, tuant à tort et à travers des femmes, les premières venues, et leur arrachant les entrailles, n’est-on pas en droit de croire à une aberration de sataniste se livrant à l’anthropomancie ?

Voilà donc où peut conduire la superstition. N’est-ce pas à faire frémir ? Et comme on reconnait bien là l’inspiration diabolique !… Que les rares palladistes qui sont de bonne foi ne viennent plus nous parler de leur Lucifer Dieu-Bon, ami et protecteur de l’humanité ; ce n’est pas dans l’Église, dans la religion catholique, que l’on trouve cette barbarie, cette rage de destruction de la créature de Dieu, ayant pour but de découvrir les secrets de la destinée. Aussi, n’y a-t-il qu’un cri dans le peuple, quand on apprend quelqu’une de ces sauvages horreurs ; chacun dit avec raison : « La main du diable est là. »

  1. Voir, notamment, l’ouvrage intitulé Les Assassinats Maçonniques, par MM. Léo Taxil et Paul Verdun : chap. vii, William Morgan.