Le Diable au XIXe siècle/XXIII

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 687-776).

CHAPITRE XXIII

L’Obsession.




J’en ai fini avec les notions qui nous étaient indispensables pour différencier nettement des choses, nettement différentes aussi, hystérie, folie, possession.

Nous avons vu que l’hystérie est une maladie connue, classée, étudiée, que l’on provoque même à volonté ; le diagnostic de l’hystérie est des plus faciles. Nous avons vu aussi que la folie est une maladie, une vésanie, dont le diagnostic est des plus faciles également. Ce sont là des choses scientifiques, médicales, qui peuvent paraître ou être même extraordinaires, mais qui ne sont en tous cas pas surnaturelles. Nées dans le domaine de la médecine, elles y doivent rester et constituer l’un des chapitres de cet art dont elles ressortissent complètement.

Mais il en est tout autrement de la possession surtout, et aussi de l’obsession qui s’y rattache, deux états qui relèvent du surnaturel, — bien que dans l’obsession il n’y ait pas pénétration complète du démon dans le corps de la créature en butte à ses assauts.

Puisque nous avons une méthode scientifique d’une rigoureuse précision, nous allons essayer de l’appliquer à l’obsession et à la possession ; nous allons essayer d’esquisser son tableau clinique, sa symptomatologie ; et, tout de suite, au seuil même de cette étude, l’impossibilité va se dresser devant nous, et immédiatement aussi, nous comprendrons, sans qu’il soit nécessaire d’aller plus loin, qu’il y a là quelque chose qui nous échappe, un secret de Dieu, qui fuit l’analyse scientifique comme la synthèse, et qui ne ressortit que de lui. L’Église seule, dans ce cas, a le droit de parler et d’élever la voix.

Voyons, en effet, tout d’abord ce qu’elle nous enseigne à cet égard.

Il est de foi qu’il y a des anges bons et mauvais et qu’ils ont un grand pouvoir sur les choses humaines. Toute l’Écriture est pleine de leurs opérations en bien ou en mal. Depuis le commencement du monde, où, sous la forme d’un serpent, Satan perdit nos premiers parents et un chérubin fut placé à la porte du Paradis terrestre, pour en empêcher l’entrée, jusqu’à la fin des siècles, où le démon, déchaîné contre les hommes, leur causera les plus grands maux, et où Michel et les bons anges le combattront et remporteront sur lui une victoire complète, les anges se trouvent partout dans l’Écriture Sainte. Le livre de l’Apocalypse, en particulier, semble n’être que leur histoire.

L’intervention perpétuelle de Satan[1] dans les événements généraux et particuliers de ce monde imprime la marche ou la déviation à presque toutes les choses humaines. Dans l’ordre de la Providence, Satan est le feu dont se sert le Souverain Maître pour éprouver, purifier, consumer, détruire, renouveler, produire l’agitation au moyen de laquelle il mène lui-même le monde à ses destinées ; élément terrible, dont la nature est de détruire, mais dont une main habile sait modérer, diriger et utiliser la puissance. C’est sous ce rapport et dans ces limites que l’Évangile appelle Satan « le prince de ce monde ». Mais ce prince ennemi, dans l’exercice même de sa haine, est encore le serviteur de Dieu ; il ne peut se soustraire à une telle condition, malgré sa révolte.

L’Église est loin d’adopter ce que l’ignorance et la superstition imaginent et débitant sur les opérations du démon. Mais ce serait un excès et une erreur, qu’elle condamne par sa doctrine et sa pratique, de n’admettre dans les démons aucun pouvoir sur les choses naturelles, ou dans l’Église aucune autorité pour en imposer au démon, le chasser des corps et délivrer les hommes de sa malice. On sait que le Christ ordonna souvent au diable de quitter les malheureux dont il avait pris possession ; son commandement n’était jamais stérile : il parlait, et le diable disparaissait. Comme le Christ donna également mission à ses disciples de chasser le démon et déclara que cette puissance sur les mauvais esprits serait un signe auquel on reconnaîtrait ses vrais disciples, l’Église a, de tout temps, fait usage du pouvoir qu’elle a reçu à cet égard, par les exorcismes, et a confié ce soin à une classe spéciale de ministres des derniers rangs, les exorcistes, comme pour renouveler la victoire du jeune David sur le géant Goliath.

L’Église n’exerce pas cependant sans motif son pouvoir par des conjurations solennelles. Il y a trois circonstances surtout qui donnent lieu aux exorcismes : la possession, le catéchuménat et certaines bénédictions d’objets naturels. — La possession est l’état malheureux de ceux dans lesquels le diable établit formellement sa demeure ; elle était très fréquente dans les premiers siècles de l’ère chrétienne ; ainsi, Origène et Tertullien en parlent comme d’une chose vulgaire et connue. Les exorcismes des possédés étaient alors souvent employés : pendant quelque temps, ils furent même prononcés par certains fidèles qui avaient le don spécial, extraordinaire et surnaturel, de chasser les démons. Dans les âges postérieurs et de nos jours, les possessions sont plus rares. Les exorcismes sont réservés aux prêtres, qui ne peuvent même les entreprendre qu’avec l’autorisation de l’évêque. — Les exorcismes des catéchumènes (adultes ou enfants) sont de la plus haute antiquité : le concile de Carthage, en 255, en parle comme d’une chose connue ; de même Tertullien. On peut en démontrer l’usage habituel dans le baptême, en Orient et en Occident, depuis le quatrième siècle. La conviction qu’a l’Église que quiconque n’est pas régénéré pour le royaume de Dieu appartient au royaume des ténèbres a produit cet usage liturgique. L’Église ne pense en aucune façon, dans ces exorcismes, à une possession corporelle du catéchumène par le diable ; mais, sachant que celui-ci ne cesse de méditer notre perte, elle l’adjure de rendre au Dieu trois fois saint l’obéissance qui lui est due, et de cesser à jamais toute tentative pour retenir le catéchumène sous l’empire du péché ou pour le rendre infidèle à l’alliance de Jésus-Christ. — Parmi les bénédictions qui sont liées à des exorcismes depuis les temps les plus reculés se trouve la consécration des saintes huiles, faite solennellement par l’évêque le jeudi-saint. Les huiles consacrées ce jour-là ont une haute destination : elles servent à oindre les nouveaux baptisés, les confirmés, les malades, les prêtres et les évêques dans leur ordination, à sacrer les rois et les empereurs, à consacrer les églises, les autels, les calices, à bénir les cloches. L’évêque, en exorcisant les huiles, ordonne au malin esprit de se retirer de ce qui est saint, et de ne pas répandre son souffle envenimé là où le Tout-Puissant manifeste sa présence par ses bénédictions. La seconde bénédiction qui est précédée d’un exorcisme est celle de l’eau bénite : les motifs sont les mêmes.

Le démon, jusqu’à la venue du Fils de Dieu, a passé pour invincible. Il a exercé sa tyrannie pendant quatre mille ans. C’était seulement dans un petit coin de la Judée que la religion du vrai Dieu bannissait les impiétés du culte de cet usurpateur ; encore avait-il trouvé moyen d’y entrer. Si dans Jérusalem on offrait des victimes à l’Éternel, Satan s’en faisait offrir dans les bois et sur les collines. Mais quand Jésus-Christ vint au monde, il fallut céder la place. Jésus-Christ le chassa du corps des possédés.

Il s’agit de bien comprendre la nature de ces possessions diaboliques, telles qu’elles existent dans une des phases les plus tristes de la vie humaine.

Substantiellement, le démon ne peut jamais demeurer dans l’âme ; sa volonté ne saurait envahir le fond le plus intime de la volonté humaine. Seulement, il peut pénétrer dans la sphère de ses facultés, la conquérir insensiblement, ou l’envahir par une attaque subite, ou encore accepter sa soumission volontaire. Il est présent dans tout mal qui se fait : c’est là son royaume, le siège de sa puissance et de son action ; c’est là qu’il continue et développe l’œuvre criminelle qui l’occupe incessamment. Mais, outre cette présence du démon en tout ce qui est mal, il en est encore une autre plus intime qui a son principe dans la volonté même. Comme il habite naturellement dans le mal, il a pour tout ce qui est mal un amour de préférence ; il cherche à attirer à lui et à s’approprier ceux en qui il trouve des dispositions sympathiques aux siennes, en essayant de communiquer aux volontés créées la servitude sous laquelle il gémit lui-même. Les degrés auxquels l’esprit humain et l’esprit diabolique s’enlacent et s’impliquent dans cette alliance forment naturellement une longue échelle. Au premier degré, le principe mauvais qui se tient toujours près de l’homme, mais caché et invisible, se manifeste à sa vue par quelques phénomènes sensibles : l’âme est comme assiégée par le démon, les puissances sataniques harcelant l’âme de tous côtés, l’entravant dans ses actions les plus vulgaires comme dans ses opérations les plus pures, cherchant à s’emparer d’elle et à l’enlacer dans leurs filets. Mais ce n’est que l’obsession. Le mal, à ce degré, n’a pas encore pénétré dans la vie. Le démon ne possède pas, il obsède l’âme. Mais dès que le mal a trouvé on s’est préparé des dispositions favorables, il se produit d’une manière sensible, non plus à l’extérieur, mais dans le domaine de la vie. Vous voyez d’abord apparaître des effets qui ne peuvent avoir leur origine dans ce domaine : la nature seule ne suffit pas pour les expliquer, car le but vers lequel ils tendent est au-dessus d’elle ; ils ne peuvent, par conséquent, provenir que d’une nature morale plus élevée. Ce ne sont d’abord que les légers mouvements d’un être surnaturel, qui passe peu à peu d’une certaine familiarité à une malice déclarée. L’action satanique n’est plus seulement extérieure, mais infecte de son poison le principe de la vie : c’est ce qu’on appelle la possession. Non que le démon puisse absorber ou détruire la personnalité de l’homme et lui substituer la sienne propre, puisque Dieu lui-même s’est refusé ce pouvoir ; non encore qu’il puisse violer le sanctuaire de la liberté humaine et contraindre la volonté à faire des choses qu’elle ne veut pas : son pouvoir, quelque étendu et quelque incompréhensible qu’il soit, ne va pas jusque-là.

Mais Dieu, pour des motifs que nous ne pouvons pas pénétrer, livre quelquefois au démon cette portion de notre âme qui est comme le vestibule de la personnalité, c’est-à-dire ces facultés moins profondes qui tiennent de plus près aux sens et au monde extérieur et par lesquelles l’action de celui-ci pénètre incessamment en nous. Une vision de sainte Hildegarde peut nous donner une idée de la manière dont l’action du démon s’exerce sur l’homme dans la possession. Elle vit une possédée environnée de noir et d’une fumée infernale, qui, entourant toute la partie sensible de son âme raisonnable, ne permettait pas à la partie spirituelle de respirer dans la plénitude de sa liberté. Elle avait ainsi perdu le parfait usage de ses sens et de ses opérations propres ; elle poussait des cris on faisait des actions qui n’avaient aucun sens. La substance du démon ne peut donc pénétrer la substance de l’âme humaine ; il agit uniquement par ses attributs sur les attributs de l’âme, sur ses puissances corporelles ou sensibles dont il s’est emparé, qu’il possède et dont il dispose à son gré. Alors, il se manifeste une si étonnante division, un dualisme si terrible, qu’il semble qu’il y a non plus une, mais deux personnes, dont l’une est soumise à un dur esclavage, tandis que l’autre domine et étend son pouvoir bien au delà des forces naturelles à l’homme.

À la vérité, nous ne connaissons pas les bornes de sa puissance : s’il ne dépendait que de lui, il attirerait à soi toute la terre et toutes les créatures, il ferait du ciel son siège, et de la terre l’escabeau de ses pieds. Mais il est certain qu’il ne peut rien sans la permission de Dieu ; avec cette permission, il peut faire beaucoup de choses supérieures aux forces de l’humanité. Dieu accorde rarement ces permissions qui troubleraient l’ordre de la nature et pourraient être prises pour des miracles. Mais jamais il ne lui permet de forcer la liberté de l’homme pour l’entraîner au péché. Il en est de même de tous les agents naturels : la mer pourrait engloutir toute la terre ; mais le Tout-Puissant lui a dit : « Tu iras jusque-là, et tes flots se briseront à un grain de sable. » La foudre pourrait tout écraser, la grêle tout briser, les bêtes féroces tout dévorer, le feu tout consumer ; mais tout est entre les mains de Dieu, qui prescrit à chacun ses bornes. Ainsi le démon ne peut que ce que Dieu lui permet.

Puisqu’il en est ainsi, quelles sont donc les causes de la possession ? On peut considérer ces causes de la part de Dieu, de la part du démon ou de la part de la personne possédée.

Dieu n’est jamais la cause directe de la possession ; il la permet. Satan demande à Dieu de lui laisser ravager les richesses de Job et d’affliger son corps ; il n’ose entrer dans le troupeau de pourceaux sans son ordre. Sa volonté est perverse ; mais il ne peut pas ce qu’il veut, il ne peut que ce que Dieu lui permet : « Non est potestas nisi a Deo », dit saint Paul. Saint Grégoire explique par une comparaison la conduite de Dieu en cela. Un médecin, dit-il, applique les sangsues à un malade. La sangsue tirera autant de sang qu’elle pourra ; son intention, son instinct est de se gorger de plus de sang possible ; mais, le médecin, lui, a une toute autre intention ; son désir est de ne tirer que le mauvais sang pour guérir son patient, et en conséquence il veillera à ce que la sangsue ne tire que le mauvais sang. Dieu fait de même, en permettant au démon de tourmenter une créature. Il n’y a que de la sagesse en cela. Sans compter que ce sera une leçon pour beaucoup. L’homme a à sa disposition un triple moyen de connaissance : la raison, la foi et l’expérience. La raison naturelle lui montre Dieu et ses œuvres, la foi lui apprend avec plus de certitude ce que la raison lui montrait de Dieu, et d’autres choses que la raison ne pouvait connaître. Mais il y a des hommes si aveugles que ni la raison ni la foi ne les peuvent éclairer ; Dieu veut leur ouvrir les yeux par l’expérience. L’athée qui ne croit pas qu’il y ait des esprits ou qui nie la Providence de Dieu sur les hommes, voyant un possédé, est convaincu par ses sens qu’il y a des intelligences et d’autres créatures que les corporelles ; car, voyant que ce possédé parle latin ou toute autre langue qu’il n’a pas apprise, découvre les choses secrètes ou éloignées, obéit au commandement qu’on lui fait par la seule pensée. qu’il fait en un mot tant de choses qui surpassent le pouvoir de l’homme, est contraint de conclure qu’en ce possédé il y a quelque chose de plus que l’homme, et puisqu’il ne peut voir de ses yeux ce principe qui le fait agir ainsi, il faut que ce soit une chose incorporelle, spirituelle ; et comme il voit une pauvre créature admirablement garantie de la fureur d’un ennemi sur lequel rien de naturel n’a aucun pouvoir, il faut qu’elle soit sous la sauvegarde d’une puissance surnaturelle. Le Juif est disposé à recevoir la foi de Jésus-Christ, au nom duquel il voit que les esprits malins sont domptés et chassés. Le philosophe païen ou incrédule ne trouve pas étrange le mystère de l’Incarnation, voyant en sa présence un démon presque incarné. L’âme pécheresse voit un échantillon de la torture qu’elle doit souffrir en enfer et comprend avec quelle cruauté le démon tourmentera l’âme qui lui sera livrée éternellement, puisqu’il exerce une telle rage sur celle qui, après tout, est peut-être en grâce avec Dieu et peut se sauver. L’âme fidèle apprend à ne pas mépriser la voix de l’Église et de ses ministres, puisque Lucifer lui-même ne la peut mépriser ; elle voit combien sont grandes ses obligations à Jésus Rédempteur, qui nous a affranchis de la tyrannie d’un ennemi si furieux.

De la part de Satan qui accepte volontiers la permission de posséder une créature, les raisons sont multiples. Elles se tirent de sa haine pour Dieu et de son envie pour l’homme. Il est l’ennemi des trois personnes de l’adorable Trinité et de toutes les perfections de Dieu ; mais il en veut particulièrement à la seconde personne, au Fils, le Verbe de Dieu incarné ; aussi ce singe de Dieu est porté à affecter une ressemblance et une égalité entière avec lui. Il ne peut souffrir que la nature humaine qu’il regardait au dessous de la sienne dans l’ordre de la création, qu’il avait corrompue par sa malice, sur laquelle il avait exercé si longtemps une tyrannie paisible, qui était ennemie de Dieu comme lui, et qui devait être compagne de son malheur éternel sans l’Incarnation, ait été élevée à l’union de la divinité en Jésus-Christ, et dans les autres hommes à l’adoption de Dieu et à son héritage. Sa haine et son orgueil lui suggèrent le désir d’imiter autant qu’il peut un si grand mystère, d’en traverser les desseins et de s’opposer à sa fin qui est la déification des fidèles. Il trouve ce moyen dans la possession, parce qu’elle a quelque rapport avec l’Incarnation. Dans le corps du possédé, en effet, il y a deux esprits, l’âme et le démon, comme en Jésus-Christ il y a Dieu, qui est esprit, et son âme, substance spirituelle. En Jésus-Christ, Dieu et l’homme s’unissent sans se confondre ; dans le possédé, le démon s’unit à l’homme, mais il ne se change pas en lui, et ces deux substances demeurent toujours distinctes ; en Jésus-Christ, la divinité pénétrait l’humanité et s’en servait comme d’un instrument conjoint pour opérer des œuvres surnaturelles ; dans le possédé, le démon pénètre le corps et l’âme, s’insinue dans tous ses sens, dans ses puissances, et il se sert de tous ses membres pour accomplir des actions horribles. Tantôt il profère par sa bouche des blasphèmes épouvantables ; tantôt il joint les actions aux paroles : il élève le corps, le tient suspendu, le jette contre terre, et quand il semble qu’il l’a tout brisé, on le trouve sans blessure ; il s’en joue comme il veut, pour le tourmenter ou pour tromper les spectateurs, ou par des actions violentes ou par des actes ridicules. Toutefois, comme en Jésus-Christ la volonté divine n’apportait aucune contrainte à la volonté humaine, de même le démon ne peut forcer la volonté du possédé et le porter malgré elle à offenser Dieu.

De la part du possédé, quoique cet état terrible puisse se présenter sans que l’homme en soit moralement coupable, dans la plupart des cas, il se rattache à des prémices antérieures, naturelles ou morales ; ainsi le tempérament, les passions, les affections vives, certaines dispositions physiques, l’épilepsie, le désordre du système nerveux, peuvent, suivant les circonstances, préparer les voies, ouvrir l’accès, faciliter l’invasion de l’esprit malin. Mais ce sont surtout les péchés de la personne ou des ancêtres qui en sont le plus souvent la cause. Prosper d’Aquitaine, contemporain de saint Augustin, dit que de son temps une fille fut possédée de l’esprit immonde pour avoir jeté la vue inconsidérément sur une image de Vénus. Tertullien, auteur encore plus ancien, dit qu’une dame romaine alla en bonne santé à la comédie, et en retourna possédée du diable. Lorsqu’on fit les exorcismes, le prêtre reprocha au démon d’avoir osé posséder une matrone chrétienne : le démon répondit : « Je l’ai saisie hardiment, c’était mon droit ; tout ce que je trouve sur mes terres m’appartient ; si je l’eusse trouvée à l’église, je n’eusse osé l’approcher ; je l’ai trouvée en mon assemblée, je l’ai prise comme chose qui était sur mon fonds. » Saint Grégoire raconte, dans ses Dialogues, qu’en un monastère où l’on avait coutume de faire le signe de la croix sur tout ce qu’on mangeait, une religieuse ayant oublié de le faire avant de manger de la laitue cueillie au jardin, se trouva possédée, et Satan, interrogé par l’exorciste, répondit : « Quel tort lui ai-je fait ? j’étais sur la feuille de laitue ; elle ne m’en a pas chassé, je me trouve bien ici. »


Nous venons de voir rapidement comment l’Église admet et comprend l’obsession et la possession ; il nous faut maintenant montrer avec quelle prudence elle agit en ces cas.

Voici, tout d’abord, un extrait du Rituel des Exorcismes ; je traduis le texte même du livre sacré :

« Le prêtre, ou tout autre ministre légitime de l’Église qui est appelé à pratiquer l’exorcisme sur un possédé, sera aussi remarquable par sa piété, sa prudence, et l’intégrité de sa vie tout entière ; car il doit devoir, non à sa vertu propre, mais à celle dont Dieu l’arme, la fonction qu’il va remplir. Humble et charitable, il lui faut encore présenter toutes garanties d’âge mur ; il lui faut être vénérable, non seulement par le titre qu’il a, mais encore par l’austérité de ses mœurs.

« Par sa connaissance approfondie des textes sacrés et de tout ce qui touche à cette question des possédés, il sera mis en garde de lui-même contre les causes qui pourraient surprendre son jugement. Il ne doit pas, par exemple, croire très facilement que quelqu’un est obsédé ou possédé du démon, avant d’en avoir des preuves notables qui lui établissent le diagnostic différentiel entre le possédé et celui que les passions tristes ou une maladie quelconque travaillent.

« Les signes principaux, en effet, de l’action diabolique sont : Parler couramment une langue inconnue, ou bien comprendre quelqu’un qui la parle ; voir à distance et dévoiler des choses secrètes ; montrer des forces bien supérieures à celles que l’âge ou la condition permettent naturellement de déployer. D’autres signes enfin, moins nets et moins caractéristiques, aideront encore le prêtre à s’assurer de la réalité de l’intervention diabolique.

« Puis, en présence du possédé, l’exorciste devra, après l’un ou l’autre de ses exorcismes, interroger fréquemment le malheureux, lui demander ce qu’il ressent en son âme et dans son corps, pour découvrir quelles sont les choses qui agissent le plus pour tourmenter le diable, afin d’insister précisément sur elles et les répéter le plus fréquemment.

« L’exorciste se mettra en garde contre les tromperies et les subtilités habituelles aux diables, pour le prendre en défaut. Quelques uns ont, en effet, l’habitude de répondre tout de travers et de ne se manifester qu’avec une extrême difficulté, afin que l’exorciste, à bout de patience et de forces, se désiste, ou qu’il prenne le change et ne croie plus à la possession du malheureux. Quelquefois, après s’être montrés, ils se cachent et paraissent avoir abandonné tout à fait le corps du possédé, de façon à ce que l’exorciste se méprenne encore et croie à leur expulsion définitive ; mais il ne doit cesser les exorcismes que lorsqu’il a un signe évident de leur départ et de la libération.

« Quelquefois les démons suscitent des obstacles pour empêcher le possédé d’être soumis aux exorcismes ; ou bien ils s’efforcent de persuader que son cas est naturel ou provient de quelque maladie naturelle. D’autres fois, au milieu même de l’exorcisme, ils endorment le possédé, ou lui donnent une vision par laquelle il se croit définitivement débarrassé d’eux.

« Certains démons font des maléfices ou les simulent, disent par lesquels d’entre eux ces maléfices sont faits et indiquent eux-mêmes comment il faut s’y prendre pour les vaincre et les expulser ; cela pour pousser à se servir et à employer des manœuvres cabalistiques et des superstitions. Enfin, les démons vont même quelquefois jusqu’à permettre au malheureux possédé de recevoir la Très Sainte Eucharistie et le laissent un temps absolument en repos, absolument comme s’il était délivré.

« Les ruses et les fraudes du diable pour tromper l’homme, sont, on le voit, innombrables. Pour ne pas en être dupe, l’exorciste doit donc être méfiant. En cette cause, il aura toujours présent à la mémoire que Notre-Seigneur a dit que les diables s’expulsent surtout par le jeûne et la prière, ces deux moyens si puissants d’appeler et d’obtenir le secours divin ; aussi, pour les chasser, doit-il y avoir recours, à l’exemple des Pères de l’Église, personnellement et par les gens autour de lui.

« L’exorcisme peut avoir lieu soit en l’église, soit en tout autre lieu religieux et honnête, loin des regards de la multitude ; cependant, si le possédé est alité et dans l’impossibilité d’être transporté, ou bien si c’est un haut personnage ou encore pour tout autre motif honnête, l’exorcisme peut avoir lieu en une maison privée.

« Il faut prévenir le possédé, si l’état de son esprit et de son corps le lui permettent, de prier et de jeûner, de se confesser souvent et de s’unir à la communion du prêtre ; et, tandis que l’exorcisme a lieu, qu’il se recueille absolument, ne pense qu’à Dieu et lui demande le salut avec la plus vive humilité et la foi la plus complète ; enfin, lorsqu’il est le plus douloureusement et le plus violemment tourmenté par les démons, qu’il supporte patiemment ces épreuves et ne doute pas un instant de la bonté et du secours de Dieu.

« Qu’il tienne entre ses mains ou devant ses yeux le crucifix, et que des reliques saintes, si cela est possible, soient décemment, et en sûreté dans leurs enveloppes, placées, imposées, sur la téta ou la poitrine du possédé, en les surveillant avec attention, afin que ces objets sacrés ne soient traités qu’avec le plus grand respect et ne subissent aucune maladresse du possédé, ni surtout aucun outrage des démons. La Très Sainte Eucharistie ne doit jamais servir à ces usages, de peur de la moindre irrévérence.

« L’exorciste n’a pas à perdre son temps en bavardages ni en interrogatoires curieux, surtout au sujet des choses futures et cachées qui n’ont pas trait à son œuvre ; mais il ordonnera à l’esprit immonde de se taire, et de ne répondre que quand et à ce pourquoi on l’interroge. Qu’il se défie surtout, si le démon prétend être l’âme de quelque saint, d’un défunt, ou l’ange gardien du possédé.

« Les interrogatoires nécessaires doivent porter sur le nombre et le nom des diables assaillants, sur le temps depuis lequel et la façon dont ils sont entrés dans le corps du possédé et de la cause de leur entrée. L’exorciste empêchera toutes les autres réponses plaisantes, badines ou ineptes des démons ; il leur opposera le mépris absolu, et il préviendra les assistants, très peu nombreux d’ailleurs, de n’en avoir cure, de ne pas interroger eux-mêmes le possédé, mais de passer leur temps à prier avec humilité, foi et ardeur.

« Les exorcismes seront faits et lus avec autorité et force, avec la plus grande confiance, la plus grande ferveur et humilité, et d’autant plus répétés et plus rapprochés, que l’exorciste verra les démons en être plus furieux et plus tourmentés ; et toutes les fois qu’il verra le possédé se contorsionner en une partie de son corps, ou s’y frapper, ou une tumeur y apparaître, il y fera le signe de la croix et l’arrosera d’eau bénite, qu’en tous cas il aura toujours à portée de sa main.

« L’exorciste remarquera aussi quelles sont les paroles qui humilient davantage les démons, celles qu’ils redoutent le plus de façon à les répéter le plus souvent ; et, quand il sera arrivé à la phrase comminatoire, qu’il la répète à satiété, de façon à constamment augmenter les tourments qu’ils endurent ; et, enfin, s’il les voit prêts à se sauver, qu’il persévère dans son exorcisme deux, trois, quatre heures et même davantage, sans repos ni trêve, jusqu’à ce que victoire s’ensuive.

« L’exorciste se gardera de faire prendre ni de conseiller au possédé aucune médecine ni aucun traitement.

« En exorcisant une femme, il aura soin d’être entouré de personnes honnêtes, qui maintiennent la possédée pendant que le démon s’y démène ; que ces personnes soient patientes, des parents (si possible) de la possédée ; précautions nécessaires, indispensables, pour que rien ne se dise ou ne se fasse qui soit ou puisse être, pour l’exorciste ou ceux qui l’entourent, une occasion de mauvaises pensées.

« Pour l’exorcisme, le prêtre se servira surtout des paroles sacrées, de préférence à ses propres phrases ou à celles qui lui auront été suggérées par d’autres ; et il ordonnera au démon de dire s’il est retenu dans ce corps à la suite de quelque opération magique ou par maléfice, et que, s’il est renfermé dans une substance que le possédé aurait avalée par mégarde, il la vomisse aussitôt ; de même, s’il est renfermé dans des objets extérieurs, qu’il les désigne, pour que ces objets soient immédiatement jetés au feu et brûlés.

« Le possédé sera prévenu de ne rien cacher de ce qu’il ressent, ni des tentations dont il est l’objet ; enfin, une fois délivré, il devra soigneusement se garder du péché, pour ne pas fournir au diable l’occasion de retourner en lui. »

Par ce rapide extrait du Rituel des Exorcismes, on voit que l’Église ne s’avance dans cette voie qu’avec une infinie précaution, et combien elle recommande cette même précaution à ses ministres ; on voit aussi avec quelle clarté, quelle netteté, ainsi qu’il est dans son génie propre, et comme elle le montre dans tous ses écrits de même qu’en tous ses actes, elle sait résumer substantiellement en peu de mots et condenser tous les cas qui se peuvent rencontrer concernant le sujet si complexe et si déroutant qui nous occupe.

Point n’est besoin de commenter ce texte ; tout y est prévu ; il renferme tout ce qu’un exorciste doit savoir dans l’accomplissement de ce ministère.

Mais, pour mieux montrer encore aux lecteurs cette méticuleuse prudence de l’Église, même dans ses affirmations, qu’il me permette de lui citer le passage suivant, d’un auteur dont personne ne contestera l’autorité, saint Alphonse de Liguori, dans sa Théologie Morale. Voici comment s’exprime le docte et saint écrivain, s’adressant aux confesseurs auxquels il donne des conseils :

« Quelques-uns, obsédés par les malins esprits, sont tourmentés par des spectres des plus effrayants ou par des douleurs corporelles. De ceux-là le traitement est indiqué ; il faut les convaincre de l’efficacité de la prière, de la patience et, par dessus tout, de la soumission à la volonté divine. Le conférencier ne doit pas penser que toutes les invasions et les infections diaboliques dont on se plaint à lui sont des fantasmagories et des infirmités corporelles, ou des chimères ; car il ne peut nier qu’il y a, même chez les chrétiens, des cas notoires de possession.

« L’Église, en effet, a institué contre ces cas des exorcismes, et le concile de Trente nous enseigne que ces exorcismes ont toujours été en usage ; donc, si les possédés n’existaient pas, l’ordre des exorcistes aurait été inutilement et à tort institué par elle et manquerait absolument à sa mission, qui est de conférer aux exorcistes autorité et pouvoir sur les catéchumènes et les énergumènes. Or, ceci ne peut raisonnablement pas se supposer, puisque cet ordre est un des sept qui de tout temps ont fait partie de l’Église, ainsi que le même concile l’a déclaré.

« Au demeurant, il faut toujours se méfier de ces invasions du diable et les tenir pour possibles, au lieu de les nier et de les considérer comme des fictions, des imaginations ou des maladies, surtout quand il s’agit des femmes. »

Saint Alphonse de Liguori fait suivre ces lignes de prologue de tout un chapitre relatif à divers cas particuliers de possessions et d’obsessions.


Mais en voici assez à ce propos. Il était nécessaire de montrer que l’Église a toujours admis la possession, qu’elle la reconnaît, et qu’elle a des exorcistes ; il fallait, enfin, montrer aussi qu’elle sait unir la prudence la plus grande à la plus ferme décision.

Je n’oublie pas, en tout ceci, que le lecteur attend de moi, non des extraits des livres saints et des écrits des Pères de l’Église, mais des explications précises et claires sur l’évolution de la religion infernale et sur l’œuvre du démon de notre temps ; aussi, vais-je, serrant de près la question, le faire assister immédiatement à des scènes d’obsession et de possession accidentelle. Ce n’est que plus tard, il le sait, que je lui parlerai de la possession à l’état latent.

C’est au cours des récits qui vont suivre qu’il verra nettement se dessiner la différence entre l’hystérie et la possession, et qu’il comprendra que tels phénomènes, quelque merveilleux qu’ils paraissent, n’admettent pas l’intervention diabolique, alors que d’autres, à côté desquels il passe tous les jours, sans presque y faire attention, tant ils lui paraissent simples, sont au contraire au plus haut degré sataniques.

Nous allons en trouver immédiatement dans l’obsession, qui est, comme on sait, le premier stade, la porte d’entrée, pour ainsi dire, de la possession.

On peut, nous allons le voir, diviser l’obsession proprement dite en plusieurs catégories, dont les deux principales sont : l’obsession par l’idée seulement, et l’obsession par les faits et les actes. De même, nous distinguerons deux sortes d’obsédés : 1° les obsédés qui sont des personnes pieuses et que le diable assiège avec fureur par haine, pour leur faire du mal ; 2° les obsédés qui sont de vrais spirites, à qui le diable, dans un moment de colère et de déception quelconque, cherche à jouer un vilain tour, ou bien encore ceux qui sont des gens sur la pente de l’abîme et que le démon obsède pour leur faire signer un pacte.

En résumé, obsession idéale et obsession persécutrice, telles sont les deux formes que je vais rapidement passer en revue.

L’obsession par l’idée d’abord :

Il me suffira de citer à cet égard les obsessions si nombreuses, à notre époque, relatives au VIe commandement de Dieu.

Il y a là, pour le diable, une source inépuisable de tentations et d’obsessions, pour résister auxquelles il faut être essentiellement vertueux. Sans y insister, je dirai seulement que, dans cet ordre d’idées, le diable peut pousser à tout, depuis l’idée seule, la suggestion de la pensée, jusqu’à l’acte de l’animalité la plus grossière terminé quelquefois par le, crime.

S’il m’était permis d’entrer dans des détails techniques médicaux, je pourrais ici montrer au lecteur que certains de ces crimes, classiques, si on peut s’exprimer ainsi, ne se justifient et ne s’expliquent ni par l’hystérie ni par la folie ; qu’ils ne ressortissent d’aucune hallucination, d’aucun besoin à assouvir, d’aucune aberration sexuelle ; mais qu’ils se développent tout à coup, au milieu du calme le plus parfait de l’acteur qui les commet et de l’endroit où ils se passent, inattendus, monstrueux, surhumains, et par cela même caractéristiques de leur marque de fabrique démoniaque.

Les vampires, notamment, sont des possédés, selon toute vraisemblance.

Il me suffit d’avoir effleuré ce sujet ; je ne veux pas y insister ; je demande même pardon au lecteur d’avoir attiré et retenu un instant son attention à cet égard.

À côté de cette obsession honteuse, il en faut placer une, très fréquente à notre époque ; c’est l’obsession anticatholique.

Elle commence par l’esprit de doute.

Quelques-uns, et des meilleurs catholiques, des pratiquants zélés quelquefois même, sont subitement saisis d’idées qui leur traversent le cerveau. Cela n’a que la rapidité d’un éclair, d’un vertige ; mais c’est, en tous cas, un qui sait ? Le diable a passé là par hasard ; et, pour se moquer du fidèle, dans un but de malice qui peut paraître sans conséquence, il a laissé tomber un grain d’ivraie dans le champ du Bon-Pasteur.

Dès lors, le repos du chrétien est troublé ; il hésite, il chancelle, et il lui faut parfois faire appel à toute sa raison et à tout son bon sens pour se remettre de la chaude alarme. L’ivraie prend rarement, lorsque le champ est bien surveillé et fréquemment débroussaillé.

Nul n’est à l’abri de cette forme d’obsession, peut-être la plus dangereuse de toutes par son apparence inoffensive.

Quelquefois aussi, au hasard du semis, le grain d’ivraie tombe dans une flaque d’eau à la surface limpide, mais dont le fond est boueux, vaseux. Alors, sur ce terrain propice, la plante ne tardera pas à pousser, offrant au Maudit l’occasion d’une future moisson. Les racines ont ramifié drues et serrées dans la vase ; l’obsédé d’aujourd’hui sera le possédé de demain.

Il faut l’avouer encore, il y a à notre époque une vaste étendue de marécages : toute cette foule à laquelle maçons et lucifériens hauts-gradés ont depuis longtemps déjà désappris Dieu et son Église ; chez ceux-là, le terrain est absolument préparé. L’obsession, chez eux, est caractéristique ; elle les pousse contre tout ce qui est chrétien. Cette forme est bien connue ; elle est celle de « ceux qui voient le jésuite partout », suivant l’expression familière. Mais l’homme qui voit le jésuite partout est sûrement un irréligieux fanatique, remarquez-le bien ; et l’objet vrai de sa haine, c’est Jésus-Christ et l’Église.

Chez ceux-là, l’obsession est à son apogée et confine à la possession ; ils forment cette tourbe de sectaires haineux, ennemis de tout ce qui est grand, noble, beau, bien, de tout ce qui vient de Dieu, et qui ne rêvent que l’égalité par en bas ; et nous savons ce que en bas veut dire.

Ceux-là sont perpétuellement obsédés par cette forme spéciale qu’on appelle l’anticléricalisme, qui consiste à persécuter des innocents, des faibles, des enfants et des femmes, et qui est tellement bête, tellement monstrueuse, qu’elle ne peut provenir que du Maudit.

Pourquoi, en effet, cet acharnement contre l’Église, et, notons-le bien, contre l’Église catholique seule ? Pourquoi cette fureur contre ceux qui n’ont qu’un tort : prier ? Et qui ne voit là, très nettement, dans cette forme d’obsession spéciale, que personne ne confondra ni avec l’hystérie ni avec la monomanie, la griffe même, le souffle et l’inspiration de Satan ?

N’insistons pas. Énoncer le fait, c’est le prouver et l’expliquer jusqu’à la dernière évidence.

Mais ce sont là, pour ne citer que ces quelques manières, des obsessions que l’on pourrait appeler par suggestion d’idées diaboliques et dans lesquelles le Maudit ne s’est pas encore montré, ni découvert nettement. Nous savons qu’il est des obsessions d’espèces encore différentes : celles où les esprits malins jouent un rôle actif.

Le chapitre des Vocates Procédants nous en a fourni des exemples assez probants, pour que nous n’ayons pas à y revenir.

Je répéterai seulement que cette catégorie se divise en deux classes : ceux que le démon obsède pour les attirer à lui, et dans le but de remporter sur eux une victoire définitive ; ceux, au contraire, qu’il comprend bien qu’il n’aura jamais, mais qu’il se plaît seulement à tourmenter, — tels que le bienheureux curé d’Ars et d’autres encore, dont la liste serait trop longue à publier.

Vocates Procédants et bons chrétiens fidèles et vertueux, voilà donc deux classes distinctes d’obsédés, qui varient par les personnes, les effets et les résultats de l’obsession.

Il suffirait de rapporter tous les faits certains, reconnus, avérés, d’obsession diabolique, pour infliger bien facilement une défaite honteuse à ceux qui nient de parti pris cette première action du diable sur la créature de Dieu, ou qui n’y veulent voir qu’hallucination et vésanie ; et je ne sache pas que l’article 7 et l’expulsion des congrégations religieuses, résultats d’obsessions diaboliques chez ceux qui les ont décrétées et exécutées, soient des hallucinations ou des suites d’hallucinations, ni que l’hystérie ait joué chez Gambetta, Jules Ferry, Bismarck, le moindre rôle dans la perpétration de ces infamies.

Allons donc ! et l’évidence saute aux yeux.

Néanmoins, publier une pareille nomenclature de faits nous mènerait bien loin, et nous n’aboutirions au surplus qu’à des répétitions.

Un exemple seulement suffira pour démontrer, de façon à défier toute contestation, ce qu’est l’obsession persécutrice, bien qu’elle puisse se présenter sous des variétés innombrables. Cet exemple, pris en ce siècle, est celui du bienheureux curé d’Ars, cas qui est bien connu et que je me bornerai à résumer.

Jean-Baptiste-Marie Vianney, né à Dardilly, près de Lyon, le 8 mai 1796, de parents simples, charitables, pieux, édifia dès sa jeunesse tous ceux qui le connurent ; il gardait le troupeau de sa famille. Sa vocation sacerdotale fut découverte par l’abbé Charles Balley, un saint prêtre qui avait courageusement et glorieusement traversé les épreuves de la Révolution, et qui fut nommé curé d’Écully à la restauration du culte. Jean-Marie fit alors d’Écully à la Louvesc un pèlerinage à pied au tombeau de saint François Régis ; son but était de mettre sa vocation naissante sous la protection de ce saint.

Le 9 août 1815, Jean-Marie fut ordonné prêtre par Mgr Simon, évêque de Grenoble, un des prédécesseurs du vaillant antagoniste de la franc-maçonnerie actuelle, de celui qui a porté à la secte des coups si rudes qu’elle lui a voué sa haine la plus rigoureuse. (J’ai nommé Mgr Fava, dont les luttes énergiques contre les fils du diable ont provoqué l’admiration des honnêtes gens du monde entier, Mgr Fava qui a l’honneur d’être brûlé chaque année, régulièrement, en effigie, ainsi que quelques autres princes de l’Église : le Saint-Père, à la date du 20 avril ; Mgr Fava, à celle du 25 juillet. Mais j’aurai à revenir sur ce sujet plus spécialement.)

Jean-Marie Vianney fut donc nommé vicaire de l’abbé Balley, à Écully. L’abbé Balley meurt, et Jean-Marie devient curé à Ars, arrondissement de Trévoux, dans l’Ain. Dès qu’il a pris possession de sa cure, il établit et multiplie les bonnes œuvres dans sa paroisse : adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, association pour les communions fréquentes, prière du soir en public, confrérie du Saint-Rosaire, une providence ou asile d’orphelines qui fut le modèle de nombreux établissements du même genre et où passa tout le bien que lui avaient légué ses parents.

Les fruits de ces pratiques pieuses ne tardèrent pas à se montrer nombreux : plus de bals ni de cabarets dans le village, cela obtenu sans contrainte ; l’église était toujours pleine.

Jean-Marie entreprend alors de prêcher des missions dans la contrée. Son zèle est si grand et sa piété éclate tellement que tout le monde comprend que c’est un saint et vient se confesser à lui, même des hauts dignitaires de l’Église.

Alors, commence pour le bienheureux la période des actes de mortification et d’ascétisme. Il ne boit plus que de l’eau, porte constamment une chaîne de fer, s’administre les plus dures disciplines, et ne vit plus que pour Dieu, le salut des âmes et le soulagement de la misère des pauvres.

Il avait pour lui-même le plus profond mépris. Dans sa paillasse était une planche ; puis, trouvant cette couche encore trop sybarite, il finit par aller se coucher dans le pauvre grenier de son pauvre presbytère, sous le toit, auquel manquaient les tuiles, sans lit, avec une grosse pierre brute pour oreiller. Il est facile de comprendre qu’un chrétien aussi élevé dans la perfection était détesté par Satan de toutes les forces de sa haine infernale.

C’est dans son pauvre grenier, la nuit, que le diable allait le tourmenter, s’acharnant contre lui, jusqu’à le priver de sommeil, lui tirant les pieds, lui donnant de grands coups d’escabeau sur le corps. Jean-Marie avait donné un nom à son persécuteur ; il l’appelait « le grappin », et ce nom est un de ceux qui sont restés pour désigner le diable.


Le bienheureux curé d’Ars couchait dans son pauvre grenier, sans lit, sous le toit auquel manquaient des tuiles. Là, le diable venait le tourmenter, le privant de sommeil, l’attaquant avec violence, lui donnant de grands coups d’escabeau à lui briser le corps.

L’abbé Vianney souffrait ces assauts furieux du démon, ces violences, ces brutalités, et cela par mortification nouvelle, tandis qu’il aurait pu chasser « le grappin » par un signe de croix : il le fit pourtant, quand il était trop brisé de coups, mais uniquement pour montrer à l’esprit immonde que le Christ est son éternel vainqueur.

Il passa souvent plusieurs jours sans prendre de nourriture, et lorsqu’il mangeait, c’était du pain noir déjà moisi « qu’il achetait aux mendiants ». Jamais le foyer de sa cuisine ne vit le feu.

De telles macérations, jointes à des fatigues continuelles, avaient exténué son corps ; mais la vie intérieure transfigurait sa douce physionomie.

Pour les autres, il renouvela plusieurs fois le miracle de la multiplication des pains et celui des noces de Cana.

Dès 1825, on vint en pèlerinage à son église d’Ars : le père Lacordaire, Mgr Dupanloup, Mgr de Bonald, Mgr de Ségur notamment, vinrent le voir et se confessèrent à lui.

Il mourut en 1859, en odeur de sainteté ; et l’Église qui ne se trompe pas, elle, qui ne confond pas les choses naturelles les plus extraordinaires avec les merveilles du surnaturel, l’Église, par le ministère de son chef et pontife infaillible, s’empressa d’ouvrir la cause de béatification de Jean-Marie Vianney, dont la solution est prochaine.

Le pèlerinage d’Ars, que l’on ne saurait trop recommander au zèle des catholiques, offre à la France et au monde une démonstration continuelle du surnaturel ; car, tous les jours, des miracles y ont lieu, ainsi qu’en pourrait témoigner le vénéré successeur actuel de Jean-Marie, M. l’abbé Convert. Grâce au vénérable Vianney, Ars est aujourd’hui une citadelle de la foi chrétienne. Ars proclame, pour la confusion des incrédules, non-seulement que le diable n’est pas un vain fantôme créé par des imaginations en délire, ainsi qu’ose le prétendre la pseudo-science matérialiste ; mais Ars proclame encore, avec preuves éclatantes à l’appui, que le diable, existant bel et bien et se manifestant, est et sera toujours le vaincu dans sa révolte contre Dieu.

Les adeptes de la fausse science (car il n’est de science vraie que celle qui est éclairée par la foi) poussent l’audace jusqu’à traiter de cas de folie ou d’hystérie celui du bienheureux curé d’Ars et les autres semblables. À leur suite, les catholiques superficiels, ceux qui, par un sot orgueil, tiennent souvent pour non avenus les avis et les enseignements qui émanent de la chaire auguste de Pierre, les mauvais catholiques, pour dire le mot, n’osent pas accuser le curé d’Ars d’imposture ; mais ils affectent de ne voir en lui qu’un halluciné ; car, dans leur suffisance et leur présomption, ils n’ont même pas le respect des saints. De l’aveuglement volontaire des uns et des autres, Satan se réjouit, et un jour, — mais il sera pour eux trop tard, — ils constateront, dans les flammes éternelles, sa très réelle existence.

En attendant, pour que ma démonstration soit complète en ce qui concerne Jean-Marie Vianney, je considère comme essentiellement utile de reproduire ici quelques extraits des sermons si touchants que le curé d’Ars avait l’habitude d’adresser à ses paroissiens ; ces sermons sont de véritables chefs-d’œuvre de bon sens, de piété et de douceur angélique. Qu’on en juge :

« L’homme, disait le bienheureux, a été créé par amour : c’est pourquoi il est si porté à aimer. D’un autre côté, l’homme est bien grand, dans la création ; il en est le roi ; aussi, rien ne peut le contenter sur la terre. Il n’y a que lorsqu’il se tourne du côté de Dieu, qu’il est content… Tirez un poisson hors de l’eau, il ne vivra pas ; eh bien, voilà l’homme sans Dieu…

« … La terre est un pont pour passer l’eau, elle ne sert qu’à soutenir nos pieds… Notre langue ne devrait être employée qu’à prier, notre cœur qu’à aimer, nos yeux qu’à pleurer nos péchés…

« … Comprendre que nous soyons l’ouvrage d’un Dieu, c’est facile ; mais que le crucifiement d’un Dieu soit notre ouvrage, voilà qui est incompréhensible… L’enfer prend sa source dans la bonté de Dieu. Les damnés diront : « Oh ! si du moins Dieu ne nous avait pas tant aimés, nous souffririons moins ! l’enfer serait supportable ! Mais avoir été tant aimés et être restés indignes de cet amour, ne pas l’avoir compris, ne pas l’avoir reconnu, quelle douleur ! »

« … Comme une belle colombe blanche, qui sort du milieu des eaux et vient secouer ses ailes sur la terre, l’Esprit-Saint sort de l’océan infini des perfections divines et vient battre des ailes sur les âmes pures, pour distiller en elles le baume de l’amour… Le Saint-Esprit repose sur une âme pure, comme sur un lit de roses… Il sort d’une âme où réside le Saint-Esprit une bonne odeur comme celle de la vigne, lorsqu’elle est en fleur… Quand on a conservé son innocence, on se sent porté en haut par l’amour, comme un oiseau est porté par ses ailes…

« … Une fois, j’allais voir un malade. C’était au printemps ; les buissons étaient remplis de petits oiseaux qui se tourmentaient la tête à chanter. Je prenais plaisir à les écouter, et je me disais : « Pauvres petits oiseaux, vous ne savez pas ce que vous dites ! Comme c’est dommage ! Vous chantez les louanges de Dieu… »

Et voilà l’homme aux pensées si bonnes et si douces, voilà le saint dont les matérialistes incrédules, et les mauvais chrétiens, stupides dans leur aveuglement, ont osé dire que c’était un hystérique ou un fou !


Nous venons de voir un cas bien caractéristique d’obsession persécutrice. Mais, ainsi que je l’ai dit, en dehors des personnes pieuses que le diable assiège avec fureur par haine, pour leur faire du mal, il y a d’autres obsédés, des esprits faibles, par exemple, à qui les démons se manifestent plus ou moins fréquemment, cherchant à les capter, soit en leur rendant certains services en échange de leur âme, soit en exerçant sur eux un empire réel, basé sur la terreur qu’ils leur inspirent et dont ces malheureux égarés ne savent pas secouer le joug.

Ces deux catégories d’obsédés existent dans les Vocates Procédants, gens sur la pente de l’abîme et qui finissent par y rouler en devenant Vocates Élus. Quant aux palladistes « parfaits initiés », c’est-à-dire frères Hiérarques et Mages Élus et sœurs Maîtresses Templières, ils sont tous des obsédés, cela est indiscutable, et même beaucoup d’entre eux sont vraiment des possédés dans toute l’acception du terme, soit par intermittence, soit (le très petit nombre) à l’état latent.

La séance secrète du Lotus Saint-Frédéric nous a montré que les esprits infernaux ne se bornent pas, vis-à-vis de ceux qui les évoquent sciemment, à leur donner des spectacles prestigieux, dépourvus de toute supercherie et appartenant bel et bien à l’ordre des choses surnaturelles, mais encore qu’ils se fâchent contre leurs fidèles quelquefois, les malmènent durement, les battent comme le négrier rosse ses esclaves ; il est vrai que ces fanatiques aveugles attribuent aux esprits du feu les services rendus, et les coups, aux maleachs.

Avec le diable, incohérent et capricieux comme le mal dont il est le principe, on ne sait jamais exactement à quoi s’attendre. Il lui arrive même, — je me hâte de dire que les cas de ce genre sont exceptionnels, — d’obséder, parmi les fidèles de sa contre-Église, telle créature, en lui accordant une sorte de privilège incompréhensible, dont les parfaits initiés eux-mêmes, et les plus familiers avec les démons, ne peuvent s’expliquer le motif. Cette palladiste privilégiée n’éprouvera aucune mésaventure dans les triangles ; Lucifer ou l’un de ses sous-ordres de haute importance la couvre d’une protection étrange, au point de châtier ceux des autres occultistes qui se permettraient contre cette préférée la moindre méchanceté, ou qui noueraient, pour lui nuire dans la secte, une de ces malveillantes intrigues de coterie, si nombreuses, si habituelles au sein des sociétés secrètes.

À cet égard, le fait, tout contemporain, de Diana Vaughan (de Louisville), fait universellement connu dans le monde des spirites lucifériens, est surprenant au plus haut degré, dépasse tout ce qu’on peut imaginer comme bizarrerie du surnaturel diabolique ; et je ne sais rien d’aussi singulier que la situation de cette jeune femme carrément protégée contre les sectaires eux-mêmes par un démon de la hiérarchie supérieure.

Diana Vaughan serait-elle une possédée à l’état latent ? me demandera-t-on. — Pas le moins du monde. Jamais l’esprit malin, qui lui accorde cette préférence dont tous les palladistes sont déroutés, n’a pénétré en elle.

Est-ce une pauvre fille jetée là par accident, n’osant essayer de s’arracher à l’abîme et se contentant peut-être d’invoquer le vrai Dieu en elle-même ? et alors, ces aveugles, qui attribuent aux anges du ciel les coups dont ils sont parfois gratifiés par les esprits infernaux, n’attribueraient-ils pas, en proie à une erreur semblable, cette protection exceptionnelle à Lucifer ou à l’un de ses subalternes, tandis qu’en vertu d’une grâce divine cette sauvegarde inespérée serait le fait de la Providence, toujours mystérieuse dans ses desseins ? — Non, répondrai-je encore. L’étrange privilégiée de Louisville, née en dehors de la religion catholique, ayant vécu dès son plus jeune âge dans un milieu foncièrement hostile au catholicisme, le considérant elle-même comme l’adversaire qu’il s’agit d’abattre, ne croyant à aucun de nos dogmes sacrés, n’a certainement (tel est du moins mon avis) pas le moindre titre à la faveur de Dieu. Sa doctrine est celle du gnosticisme pur ; c’est à Lucifer Dieu-Bon qu’elle croit, exactement comme tout palladiste parfait initié ; en outre, elle n’est pas d’un caractère faible, mais elle possède, au contraire, une étonnante somme d’énergie dont elle a donné bien des preuves et qui lui a valu l’inimitié profonde de Sophie Walder ; car, entre ces deux femmes, il y a une rivalité sourde. Je ne dirai pas que c’est une haine réciproque ; Diana n’est pas haineuse ; mais elles sont, par rapport l’une à l’autre, comme l’eau et le feu, comme le chien et le chat. Enfin, il suffit de connaître l’histoire de Mlle Vaughan pour se rendre compte que, dans son fait, c’est-à-dire dans le surnaturel qui se produit à son propos, c’est absolument et uniquement l’action démoniaque qui se manifeste.

Cette histoire, qui ne date pas du moyen-âge, qui est d’hier, d’aujourd’hui, je vais la raconter en quelques pages ; et, comme elle me paraît devoir être classée dans ce chapitre spécial à l’obsession, je qualifierai le fait extraordinaire de Diana Vaughan : cas exceptionnel d’obsession protectrice.

En même temps, il me servira à donner un exemple de cette demi-indépendance dont jouissent quelques sœurs maçonnes. Si invraisemblable que cela puisse paraître, il y a, en effet, des maçonnes pour qui la règle générale est levée dans certains cas, qui ne passent pas par toutes les formalités rituelles ; jugées nécessaires, indispensables à la secte, pour une raison quelconque, elles sont affranchies de telle ou telle obligation ; car on ne veut pas, en les choquant, se priver de leur influence soit extérieure soit intérieure.

Ainsi, dans la Maçonnerie ordinaire, et pour ne parler que de notre pays, la sœur Juliette Lamber (Mme Edmond Adam) serait exclusivement, si j’en crois ce qui m’a été affirmé, une maçonne politique. Pour être initiée, elle l’est bien ; car elle est inscrite à l’annexe de la loge la Clémente Amitié, de Paris, et elle a longtemps tenu la place la plus marquante dans les hauts conseils du Grand Orient de France. Très intelligente, très active, d’une merveilleuse adresse à se créer des relations dans le monde parlementaire républicain, elle a, fort habilement, joué le rôle d’Égérie auprès de plusieurs de nos hommes d’État. Aussi, les frères qui sont dans le secret de l’existence des loges androgynes se sont bien gardés de la heurter jamais en quoi que ce fût. Admirée de tous, adulée, elle a été la reine de leurs réunions, où elle tenait le sceptre de la grâce et de l’esprit. Il est malheureux que Juliette Lamber, qui est loin certes d’être la première venue, ait mis ses belles qualités intellectuelles au service d’une société dont le programme est la ruine de l’Église. Je n’écrirai pas ici l’histoire maçonnique de Mme Adam, par la raison que son œuvre, même dans les ateliers d’Adoption, a été essentiellement politique, et que la question politique est la partie la plus accessoire de mon ouvrage. Du reste, depuis quatre ans environ, la sœur Juliette Lamber, sans être complètement démissionnaire, si ce n’est de ses fonctions, a cessé toute activité au Grand Orient ; toujours de cœur avec ses frères maçons, il semble établi qu’elle ne fréquente plus leurs loges ; en tout cas, elle n’y parait plus et a été officiellement remplacée.

J’ai cité cette maçonne de haute marque, uniquement comme exemple de la sorte d’indépendance à laquelle je viens de faire allusion et que nous allons retrouver, plus intense, à un autre point de vue, et plus surprenante encore, chez Diana Vaughan. L’indépendance au sein même du Palladium, c’est-à-dire dans les triangles de la maçonnerie absolument luciférienne, voilà ce qui confond l’imagination ; et pourtant, cela est. Mais aussi, comme cela trahit bien et constate le caprice désordonné, l’incohérence de l’esprit des ténèbres : l’indépendance d’une sœur maçonne, sous la protection directe du diable !…


En somme, Diana Vaughan est une physionomie des plus originales, au milieu de l’occultisme contemporain. Mi-française, mi-américaine, elle est parisienne de naissance, voyage beaucoup, comme toutes les inspectrices générales de la haute maçonnerie, vient souvent dans notre capitale, et réside aux États-Unis, en domicile attitré. Elle a pour père un yankee protestant, du Kentucky, et pour mère, une française également protestante, originaire des Cévennes. Elle a un an de moins que Mlle Walder, son ennemie personnelle.

Ce père et cette mère détestaient cordialement le catholicisme, et l’éducation de la jeune fille s’est, comme on le comprend sans peine, ressentie de cette animosité farouche. Si je suis bien renseigné, Diana était dans sa quatorzième année, lorsque sa mère mourut au Kentucky, où le F∴ Vaughan, possesseur d’importantes propriétés rurales, se livrait alors en grand à l’élevage du bétail ; la proximité du grand marché de Louisville lui offrait un débouché fort productif.

Vaughan s’affilia au Palladisme, peu après la création de ce rite souverain par Albert Pike. Il fut au nombre des fondateurs du triangle de Louisville, les Onze-Sept. Il présida lui-même à l’initiation de sa fille, comme Apprentie, en tenue ordinaire d’Adoption, en mars 1883. Un peu plus d’un an après, Diana avait reçu les grades de Compagnonne et de Maîtresse ; elle avait donc vingt ans, à l’époque où elle fut désignée pour franchir le seuil des triangles.

Dans l’intervalle, c’est-à-dire entre la première et la troisième initiations, et, si mes notes sont exactes, au jour anniversaire de la naissance de la jeune fille, un des démons de la hiérarchie supérieure, très en honneur chez les ré-théurgistes optimates, apparut inopinément dans une réunion des Onze-Sept, et se livra à leur égard à une de ces mystifications extravagantes dont les sires de l’enfer sont coutumiers, et que leurs fidèles acceptent avec une crédulité stupéfiante, eux qui se moquent de la foi des catholiques, la traitant de ridicule superstition. Oui, vraiment, lorsqu’on songe aux absurdités que le diable débite à ses suppôts, et quand on réfléchit que ceux-ci, d’autre part, osent plaisanter les enseignements de l’Église, si évidemment frappés du sceau de la vérité divine et de la plus sublime raison, on se demande si ces pauvres égarés ne sont pas des fous. Hélas ! il n’en est rien ; ils ne sont nullement insensés, au sens médical du mot ; ils sont des aveugles volontaires, et, par conséquent, de grands coupables dans leur apparente folie, qui n’est qu’irréligion fanatique, impiété poussée aux extrêmes limites de la haine de Dieu.

Donc, ce jour-là, 28 février 1884, tandis que Hiérarques, Mages Élus et Maitresses Templières de Louisville étaient réunis en séance de cabale théurgiste au grand triangle les Onze-Sept, tandis que, pour n’en pas perdre l’habitude, ils faisaient leur prière à l’inévitable Baphomet, tout à coup la voûte du temple s’entr’ouvrit et donna passage à un génie du feu, lequel n’était autre qu’Asmodée.

L’apparition descendit avec une lenteur mesurée, et s’arrêta enfin, demeurant suspendue dans l’espace, à une légère distance du sol. Asmodée brandissait de la main droite un sabre de forme fantastique, et de la gauche tenait un objet étrange, dont la nature était difficile à reconnaître au premier coup d’œil ; on eût dit l’appendice caudal d’un fauve de forte taille.

Asmodée, s’adressant gravement à l’assistance, lui fit un récit impossible. À son dire, une terrible bataille venait d’avoir lieu, quelques instants auparavant, entre les légions de Lucifer et celles d’Adonaï ; on s’était battu avec un acharnement réciproque, et la victoire n’était demeurée acquise à aucune des deux armées, qui s’étaient retirées l’une et l’autre après avoir échangé des millions d’estocades. Dans la lutte, l’esprit luciférien Nysrock, « daimon du second ordre », avait perdu sa casserole ; mais, par contre, lui, Asmodée, en cherchant à atteindre l’esprit adonaïte Marc, avait tranché la queue du lion qui sert de monture à ce maleach ; et c’est pourquoi il apportait, ajouta-t-il, ce glorieux trophée au triangle de Louisville, pour lequel il avait une prédilection toute particulière.

— De ce jour, dit Asmodée en concluant, ce temple me sera spécialement consacré. Cette dépouille de l’ennemi est le gage de mon amitié envers les Onze-Sept. Conservez précieusement cette queue du lion adonaïte. Afin qu’elle ne puisse jamais aller rejoindre le corps dont je l’ai séparée, j’ai placé en elle Bengabo, un de mes légionnaires. Il demeurera ici dans l’immobilité, jusqu’au jour où j’aurai à intervenir pour marquer ma faveur toute-puissante à une vestale que je vous destine.


Asmodée brandissait de la main droite un sabre de forme fantastique, et de la gauche tenait un objet étrange, dont la nature était difficile à reconnaître au premier coup d’œil ; on eût dit l’appendice caudal d’un fauve de forte taille.

Après quoi, majestueux et solennel, Asmodée déposa, sur l’autel, aux pieds du Baphomet, l’objet qu’il venait d’apporter ; puis, il disparut.

Frères et sœurs du grand triangle les Onze-Sept s’approchèrent les uns après les autres, mus par la curiosité, tâtant d’abord avec méfiance le singulier cadeau de l’esprit du feu, puis s’enhardissant. C’était, en réalité, une énorme queue de lion ; mais elle n’avait pas la rigidité cadavérique ; quoique inerte, elle était flexible. En outre, elle avait un poids qui n’était aucunement en rapport avec son volume ; elle pesait plus de deux cents livres, et il fallut se mettre à trois personnes pour la transporter au sacrarium du temple.

On fabriqua, afin de conserver dignement le cadeau diabolique, un écrin splendide et colossal ; depuis lors, l’objet bizarre, qui ne s’est jamais desséché et qui paraît, aujourd’hui comme en 1884, d’excision récente, est devenu légendaire chez les palladistes.

En 1884, je n’étais pas à Louisville. Par conséquent, je n’ai point assisté à la séance où Asmodée fit don aux Onze-Sept de ce prétendu trophée. Je ne parle ici qu’en témoin auriculaire ; je rapporte tout uniment ce qui m’a été affirmé par des personnes déclarant l’authenticité de cette apparition et de ses conséquences. Ces faits m’ont été certifiés par les frères Kolb-Gérard, James Gordon, Nathan Pixly, et par la sœur Ellen Gerbel, amie intime de Diana Vaughan. Je n’ai eu l’occasion de voir que deux fois seulement la sœur Diana : à New-York, où elle est actuellement grande-maîtresse d’honneur ad vitam du grand triangle Phébé-la-Rose, et à Paris, où elle vient assez fréquemment et toujours volontiers.

Lui ayant demandé la confirmation de ce qui m’avait été allégué, elle me répondit :

— À l’époque où Asmodée se manifesta pour la première fois à Louisville, je n’étais pas encore affiliée au Palladisme. Donc, sur ce fait, je ne sais rien que ce qui m’a été dit par nos frères et sœurs, présents à la séance…

Puis, brusquement, elle changea le cours de la conversation, et ne me fournit aucun renseignement sur les autres faits qu’il me reste à relater et que j’ai sus par ailleurs.

Après ces premières explications, il est peut-être utile de faire ressortir combien le conte bleu raconté par le sous-lieutenant de Lucifer est grotesque et ne tient pas debout. Je ne suis pas grand expert en théologie, je connais mon Évangile comme un simple et humble catholique, laissant à de plus savants et de plus autorisés que moi le soin de controverser sur les questions douteuses ; mais, à moins de me tromper fort, il me semble, il m’a toujours semblé qu’il n’existe pas de lion de saint Marc, que ce lion est un animal purement symbolique, un attribut de l’évangéliste, à lui donné parce que ce disciple de Notre-Seigneur Jésus-Christ commence son récit en exposant la prédication de saint Jean-Baptiste dans le désert. Asmodée s’est donc effrontément moqué des Onze-Sept ; il leur a fait cadeau d’une queue de lion quelconque, et ceux qui ajoutent foi aux mensonges, le plus souvent stupides, des esprits infernaux, ont une fière dose de crédulité superstitieuse, on le recon naîtra, et devraient bien, ne fût-ce que par pudeur, se garder de critiquer la foi catholique.

Et voilà, dirai-je encore, voilà les gens qui rient des vénérables reliques des saints, dans notre religion ! Ils sont, dans le monde, plus d’un million de palladistes, à qui l’on a raconté que le triangle de Louisville a eu d’abord et qu’un des triangles de New-York possède aujourd’hui en dépôt la queue du lion de saint Marc, conquise dans une bataille entre les anges et les démons ; et ils sont, oui, plus d’un million, hommes et femmes, qui croient une pareille ineptie !

Mais arrivons à des choses plus sérieuses. La queue du lion de Louisville n’a rien de surnaturel par elle-même ; néanmoins, un diable peut parfaitement y avoir élu son domicile, et alors des manifestations infernales peuvent se produire, et elles se produisent en effet assez souvent, au commandement de la sœur Diana Vaughan, la protégée d’Asmodée.

C’est en octobre 1884 que Diana passa de la loge au triangle, c’est-à-dire au Palladium, où le premier grade féminin (Élue Palladique) lui fut conféré. Peu de semaines après, son père mourait, enlevé rapidement par une pneumonie aiguë. À son lit de mort, le frère Vaughan, qui avait dirigé sa fille dans la voie diabolique, mais qui ne voulait pas cependant qu’elle fût soumise à certaines obligations, obtint de ses collègues que, lorsque Diana se présenterait à l’initiation de Maîtresse Templière, elle serait dispensée de l’épreuve du Pastos. Cette promesse faite au père agonisant fut ratifiée par un vote des Onze-Sept, et le vote fut confirmé par un bref du suprême grand-maître et souverain pontife dogmatique Albert Pike.

L’année suivante, au commencement de mars, Diana arrivait en France ; majeure, elle avait à régler, m’a-t-on dit, quelque affaire d’intérêt, de la succession de sa mère, héritage dont son père avait en l’administration.

Elle profita de la circonstance pour voir Sophia, qui, elle-même, habitait alors Paris, où Philéas Walder l’avait conduite et l’avait établie grande-maîtresse du triangle Saint-Jacques, dès la fondation même de cet atelier (1884). Le grand-maître du triangle Saint-Jacques n’était autre que le fameux Bordone.

Sophia, insinuante, réussit à décider Mlle Vaughan à se faire inscrire à l’atelier qu’elle présidait et à y recevoir la parfaite lumière palladique, c’est-à-dire le grade de Maîtresse Templière.

L’initiation avait été fixée au 25 mars. Ce n’est pas sans intention que Sophie Walder avait choisi cette date : pour les catholiques, le 25 mars est la fête de l’Annonciation, jour béni entre tous dans l’Église ; car c’est celui où la sainte Vierge Marie apprit, de la bouche de l’archange Gabriel, qu’elle avait été prédestinée du ciel pour être la mère du Fils de Dieu, s’incarnent pour la rédemption du monde.

Sophie avait en une idée bien digne d’elle : elle avait résolu de célébrer le glorieux et touchant anniversaire du divin mystère chrétien par une orgie de sacrilèges ; puisque le Christ avait été conçu du Saint-Esprit ce jour-là, il fallait le meurtrir, « le tuer palladiquement », selon son expression favorite.

Diana Vaughan arrive. Vu la dispense d’une des deux épreuves importantes, le cérémonial ordinaire de la réception est abrégé. Du reste, aucun des assistants n’ignore que la jeune fille sait à quoi s’en tenir sur la doctrine occulte de la divinité double, qu’elle considère Adonaï comme le principe du mal, et Lucifer comme le vrai Dieu-Bon. Pourquoi perdre du temps à des formalités inutiles et à des allocutions superflues ? Un court interrogatoire de la récipiendaire ; à l’unanimité, l’assemblée est satisfaite de ses réponses. Le catéchisme de Maîtresse Templière est récité à deux voix devant elle ; elle écoute attentivement et semble approuver de la tête. Frères et sœurs se mettent à genoux devant l’autel du Palladium et la grande maîtresse prononce d’une voix retentissante l’oraison célèbre : « Viens, Lucifer, viens ! ô le calomnié des prêtres et des rois ! » Diane écoute encore, puis regarde, non sans surprise à présent, tous les assistants qui, un poignard à la main, le lèvent avec fureur dans la direction du plafond, en criant : Nekam Adonaï ! nekam !

Que se passe-t-il alors dans la cervelle de la sœur Vaughan ? Elle réfléchit, et ses regards étonnés passent en revue l’assemblée.

Cependant, on lui remet la formule du serment : « À toi, Lucifer, je jure amour, respect, fidélité. » Elle la lit et relit, approchant le papier d’un flambeau. Elle ne veut donc agir qu’en parfaite connaissance de cause. Enfin, d’une voix qui ne tremble pas, d’une voix forte, elle prête le serment, sans sauter une ligne de la formule.

Tous les palladistes sont dans la jubilation.

On apporte une hostie consacrée ; Sophia la jette dans le calice qui sert aux profanations du triangle Saint-Jacques. Elle crache sur la divine Eucharistie et invite la récipiendaire à l’imiter.

Diana la regarde froidement et dit, avec autant de simplicité que de décision énergique :

— Non.

Stupéfaction générale.

— Mais, riposte Sophie Walder, c’est là une formalité obligatoire. Nous ne pouvons te recevoir et consacrer Maîtresse Templière que si tu craches sur cet objet de la vénération des adonaïtes. Et il te faudra percer une autre hostie avec un poignard qu’on va te remettre.

La jeune fille secoue la tête négativement, d’un air décidé.

— Je ne ferai pas cela, déclare-t-elle. Je n’ai jamais cru à la présence d’Adonaï dans ce pain mystique. Mon père m’a toujours dit que, sur la question de l’eucharistie, les catholiques étaient dans une erreur complète, et que la communion n’était qu’un symbole. Dès que j’ai eu l’âge de raison, il m’a expliqué que Lucifer était méconnu, calomnié, qu’il est souverainement bon, et qu’Adonaï, le dieu des catholiques, est méchant, cruel, qu’il accable l’humanité de fléaux, qu’il a autrefois, dans un jour de rage, noyé tous les hommes, sauf une seule famille. Voilà pourquoi je méprise Adonaï et pourquoi je suis heureuse de me vouer à Lucifer. Mais je crois indigne de mon dieu d’outrager follement un morceau de pain, de le poignarder. Me comporter de la sorte serait commettre une insanité, et je ne suis point folle. Si c’est une épreuve que vous avez imaginée pour sonder le fond de mon cœur, eh bien, vous connaissez maintenant ma pensée. Je me refuse formellement à me livrer à un acte d’aberration.

Sophie Walder comprit qu’elle n’obtiendrait rien de Diana. Un éclair de colère passa dans ses yeux, et, lançant avec fureur l’hostie dans un brasier, sans attendre la fin de la séance, elle annonça que la réception de la sœur Vaughan comme Maîtresse Templière était ajournée.

Toute l’assemblée s’écarta autour de Diana ; elle, calme, souriant de pitié, haussant même les épaules, sortit.

Il faut croire que jamais un incident semblable ne s’était produit dans le Palladisme ; car, sitôt qu’il fut connu dans les grands triangles, il y causa une émotion indescriptible.

Le lendemain de cette réception manquée, les dignitaires du triangle Saint-Jacques se constituèrent en comité secret pour examiner le cas et juger quel parti ils devaient prendre à l’égard de Diana Vaughan.

La situation était fort embarrassante. L’opinion unanime des membres du comité tendait à l’ajournement indéfini sur le fait de la réception au grade de Maîtresse Templière, cela va sans dire ; mais frères et sœurs étaient d’avis d’aller plus loin, et, sur le point de la radiation complète de Diana, proposée et votée en principe à l’unanimité, ils se trouvaient arrêtés par les règlements.

En effet, d’après la constitution palladique, un frère ou une sœur peut recevoir un grade supérieur dans un triangle autre que celui où il a eu la première initiation (il suffit pour cela de s’inscrire complémentairement au triangle qui consent à vous conférer le grade supérieur, et de payer un droit spécial), mais, d’autre part, si à la suite des épreuves le triangle dont on a sollicité le grade supérieur refuse de le conférer, celui-ci ne peut qu’ajourner indéfiniment le ou la récipiendaire, et n’a pas le droit de radiation complète, c’est-à-dire de privation des grades inférieurs qu’il n’a point conférés. Seul, le triangle qui a donné la première initiation palladique peut radier son membre qu’on lui signale comme devenu indigne ou dangereux ; et du moment qu’un adepte se voit retirer son titre de Kadosch du Palladium, si c’est un frère, ou d’Élue Palladique, si c’est une Sœur, il va de soi que tous les titres reçus postérieurement au premier tombent d’eux-mêmes et que l’adepte est définitivement et complètement déchu de l’ordre. Autre stipulation réglementaire : l’atelier palladique, qui a commencé une initiation à un grade quelconque et qui l’a interrompue, peut seul, s’il y a lieu, c’est-à-dire si le récipiendaire est reconnu enfin acceptable, reprendre le cérémonial et donner la consécration d’abord refusée.

Le triangle Saint-Jacques, de Paris, pouvait donc empêcher Diana Vaughan de devenir jamais Maîtresse Templière ; mais il n’avait aucun pouvoir pour la radier totalement du Palladium. Il restait uniquement à Sophia Walder et à Bordone le droit de solliciter l’adoption de cette mesure auprès du triangle les Onze-Sept, de Louisville, en lui adressant un réquisitoire motivé.

Le rapport contre Diana fut donc rédigé et signé. Bordone estimait que demander la radiation complète n’était pas suffisant : à son avis, la sœur Vaughan en savait beaucoup trop, et elle était devenue non seulement indigne, mais encore et surtout dangereuse ; il fallait la supprimer, la faire disparaître. La majorité, cependant, ne se rallia pas à sa proposition ; on pensa que, si l’on réclamait aux Onze-Sept de mettre en mouvement les ultionnistes, on n’obtiendrait rien, pas même la radiation simple ; car on savait que Diana était aimée des palladistes de Louisville, et que des mesures de rigueur extrême ne seraient pas prises contre la fille du principal fondateur du triangle.

Tout cela avait été discuté et réglé en quarante-huit heures à Paris ; le rapport était prêt à partir le 27 mars. Mais Diana avait eu vent de ce qui se machinait contre elle. Toujours prompte dans ses résolutions, elle prit le prochain paquebot transatlantique, si bien qu’elle arriva à New-York et de là à Louisville en même temps que le réquisitoire du triangle Saint-Jacques.

Une séance spéciale des Onze-Sept fut immédiatement consacrée à cette grave affaire.

Diana comparut, et le grand-maître Pixly l’invita à présenter sa justification. Elle se borna à développer, mais avec éloquence, sa théorie de l’inutilité des profanations. « Je suis une luciférienne vraie, conclut-elle, une luciférienne de cœur et de raison », et, montrant le Baphomet : « Les adonaïtes prétendent que le symbole de notre Dieu est un vain simulacre, et pourtant, si une de ces représentations de la divinité naturelle tombait entre leurs mains, ils la mettraient en pièces avec fureur ; laissons donc les folies aux adonaïtes, et ne les imitons pas. Propageons la vérité par une action lente, douce et sûre ; tirons peu à peu les profanes de l’ornière de l’erreur ; c’est ainsi que nous établirons progressivement le culte du Dieu-Bon sur tout le globe, c’est ainsi que nous amènerons les peuples à nous. Mais pas de violences absurdes ! pas d’insanités chez nous qui prêchons la logique et le bon sens ! »

Les opinions étaient partagées. Quelques adeptes combattirent la manière de voir de Diana : puisqu’elle n’acceptait pas toutes les pratiques liturgiques du Palladisme, on était bien forcé de la radier, quoique à regret et en lui gardant amitié dans les relations profanes.

Diane répliqua. Elle ne l’entendait pas ainsi : non seulement elle voulait rester palladiste, mais elle réclamait même sa proclamation comme Maîtresse Templière, ayant prêté, disait-elle, le serment et n’en rétractant pas un mot.

Le grand-maître allait mettre la radiation aux voix.

Soudain, — c’est du moins ce qu’on raconte à Louisville, — on entendit un bruit bizarre dans l’écrin ; on eût dit que l’objet offert par Asmodée l’année précédente s’agitait, à briser les parois du coffre.

On ouvrit l’écrin ; la queue du prétendu lion de saint Marc s’élança hors de la boite, et, légère comme un fouet, cingla vigoureusement tous ceux qui avaient parlé contre Diana. Il n’y avait pas à en douter : le talisman prenait parti pour elle.

En présence d’une telle manifestation, personne n’ose voter l’expulsion de la sœur indépendante. Elle fut maintenue adepte.

Là-dessus, le vote étant acquis, le grand-maître réclama quelques explications à la queue de lion protectrice. On la plaça sur une table, et on interrogea l’objet diabolique.

— Est-ce toi, Bengabo, qui es présent ?

La queue de lion frappa deux coups sur le bois de la table, ce qui veut dire « non ».

— Est-ce toi, Asmodée ?

Un coup sec répondit « oui ».

Puis, l’appendice léonin se projeta de lui-même à travers l’espace, vint s’enrouler moelleusement autour du cou de Diana ; le flot caudal se transforma en une petite tête de diable, et cette tête, ouvrant la bouche, dit :

— Moi, Asmodée, commandant à quatorze légions d’esprits du feu, je déclare que je protège et protégerai toujours ma bien-aimée Diana envers et contre tous. Quand on voudra me consulter, il faudra qu’elle soit présente, et je ne répondrai qu’à son interpellation.

On ajoute qu’Asmodée dit encore, retournant sa tête vers celle de la sœur Vaughan :

— Diana, je t’obéirai en toutes choses, mais à une condition expresse : c’est que tu ne te marieras jamais. Du reste, si tu ne te conformais pas à mon désir sur ce point, qui est la seule loi que je t’impose, j’étranglerais quiconque deviendrait ton époux.

Après quoi, le flot reparut à la place de la petite tête de diable ; la queue de lion, bondissant de nouveau et sillonnant l’air, réintégra son écrin, pour y redevenir inerte. Bengabo, gardien du talisman, y avait succédé à Asmodée, appelé ailleurs par son œuvre infernale.

Ce n’est pas tout. Le jour même où la discussion sur la radiation de Diana eut lieu à Louisville, un autre fait merveilleux se produisit à Paris, au sein du triangle Saint-Jacques, qui tenait aussi séance de comité : tout à coup, Bordone, l’auteur de la motion relative à la mise en œuvre des ultionnistes, poussa un horrible cri de douleur, et sa tête se retourna subitement à l’envers, le visage fixé désormais du côté du dos.


Tout à coup, Bordone, l’auteur de la motion relative à la mise en œuvre des ultionnistes, poussa un horrible cri de douleur, et sa tête se retourna subitement à l’envers, le visage fixé désormais du côté du dos.

On s’imagine facilement la surprise causée par ce coup de théâtre. D’abord, le phénomène, étant de nature on ne peut plus désagréable pour un palladiste zélé, fut attribué à un maleach. Sophie Walder évoqua aussitôt un de ses esprits familiers, afin de connaître la cause de cette mésaventure, et, au surplus, dans le but de réparer le mal.

L’esprit déclara que l’artisan du méfait était Asmodée, protecteur de Diana Vaughan, que quiconque tenterait une méchanceté contre cette sœur serait châtié par le puissant génie luciférien, ayant 93,324 légionnaires sous ses ordres, et qu’il n’y avait que Diana qui pourrait, si l’infortuné Bordone lui faisait humblement des excuses, remettre sa tête dans son sens naturel.

Le triangle Saint-Jacques télégraphia à Nathan Pixly. La sœur Vaughan rit beaucoup de la mésaventure de son ennemi ; mais, comme elle est, en somme, bonne fille et pas rancunière du tout, comme d’autre part elle n’avait pas terminé de régler en France ses affaires d’héritage maternel, elle reprit le paquebot et revint à Paris.

On pense si Bordone l’attendait avec impatience ; pendant vingt ou vingt-et-un jours, il fut condamné à ne pas sortir ; on disait, à qui le demandait, qu’il était en voyage ; il était tellement désolé, navré, humilié de cette ridicule position, qu’il avait perdu tout appétit et maigrissait à vue d’œil. Enfin, la libératrice parut. Si Bordone se jeta à ses pieds, implorant son pardon, il est inutile de le dire. Diana prit dans ses mains la tête de l’ex-pharmacien, et, la faisant virer doucement comme sur un axe, la remit en place sans la moindre difficulté.

La leçon avait été dure pour Bordone ; il y avait eu la de quoi le dégoûter des intrigues, des complots dont il était coutumier, et du Palladisme lui-même. Quatre jours après avoir été débarrassé de son terrible torticolis, il démissionnait. Comme président du triangle Saint-Jacques, il a été remplacé par le frère Laroque.

Quant à Diana Vaughan, elle se présenta de nouveau à l’atelier de Sophie Walder pour réclamer sa consécration et sa proclamation au grade de Maîtresse Templière : on voit que la jeune femme est tenace. Mais Sophia fut inflexible ; elle maintint l’ajournement.

Diana ne se tint pas pour battue ; elle adressa ses doléances aux Onze-Sept. À raison des prescriptions formelles de la constitution, les membres du grand triangle de Louisville n’avaient pas le droit d’empiéter sur les droits acquis le 25 mars par le grand triangle parisien ; seul, celui-ci pouvait reprendre la cérémonie d’initiation interrompue et la terminer par la consécration régulière. Les Onze-Sept tournèrent alors les règlements, en proclamant Diana Vaughan « Maîtresse Templière honoraire. »

Là-dessus, conflit entre les Saint-Jacques et les Onze-Sept ; les deux triangles s’excommunient, par dessus les flots de l’Atlantique. Mais Albert Pike intervient, mande auprès de lui la jeune sœur, cause de tout ce grabuge, consulte Moloch, Astarté, Astaroth, Baal-Zeboub et Lucifer, dit-on, et finalement ordonne la consécration tant contestée. Sophie Walder, n’ayant plus qu’à s’incliner, proclama, bien à contre-cœur, sa rivale détestée Maîtresse Templière à titre régulier, dans la séance du 15 septembre 1885, au grand triangle Saint-Jacques.

La sœur Vaughan, ayant obtenu ce qu’elle voulait, retourna à Louisville, où elle fut, pendant six années, la reine des Onze-Sept, plus que jamais sous la protection d’Asmodée dont le talisman parle toujours à son ordre. En 1890, le grand-maître suprême Albert Pike la nomma Inspectrice Générale (en mission permanente) pour l’état du Kentucky. C’est en août 1891 qu’elle a quitté Louisville et est venue s’établir à New-York, où la queue du prétendu lion de saint Marc l’a suivie : elle disparut, un beau soir, de son coffre, et fit son apparition au grand triangle Phébé-la-Rose, constitué en l’honneur de la sœur Vaughan. Diana, je l’ai dit plus haut, est aujourd’hui grande-maîtresse d’honneur ad vitam de cet important triangle américain, composé surtout des palladistes de la colonie française de New-York.

Un dernier renseignement : — De taille plutôt grande que petite, d’un visage régulier, brune, jolie, les cheveux quelque peu à la garçon, Mlle Vaughan porte aisément le costume masculin ; sans manquer de coquetterie, loin de là, elle affectionne peu les bijoux, contrairement à Sophie Walder qui en séance se couvre volontiers de brillants, Diana, d’une mise simple, mais élégante, s’orne tout au plus, parfois, d’un bracelet ou d’une épingle de cravate ; mais elle n’a jamais de boucles d’oreilles. D’un caractère franc, elle a l’humeur douce et gaie, tandis que Sophia semble toujours mijoter dans son fiel.


L’obsession protectrice, dont je viens d’exposer un cas des plus curieux, est tout à fait exceptionnelle ; le diable, convoitant une âme, déploie toute sa rouerie, en cette circonstance, au point de mettre une sourdine à sa haine contre Dieu ; il agit par un mode de séduction vraiment inattendu ; Diana, dans son libre arbitre, se refuse à commettre des profanations ; l’enfer alors devient hypocrite, et Diana, quoique opposée aux sacrilèges, est néanmoins protégée par un démon.

Mais combien plus nombreux sont les cas où le diable obsède les créatures de Dieu en cherchant à les terrifier. Les faits de cette nature se remuent à la pelle, si l’on peut s’exprimer ainsi. J’en citerai deux seulement, dont la narration m’est faite par un de mes lecteurs, de Dampierre. Notez bien que je n’ai provoqué nullement les récits de ce genre, — loin de là ! — sans quoi j’en aurais reçu évidemment de tous les points du globe, tant l’obsession est une chose fréquente, quotidienne, de chaque instant, et sous les formes les plus variées.

« Le fait que voici date de huit ou dix ans, m’écrit mon honorable correspondant, excellent catholique ; il s’est passé à quelques kilomètres de chez moi ; l’homme qui me l’a raconté y a été témoin et acteur. Ce n’est point un cerveau sous l’empire des superstitions ; bien au contraire, c’est une de ces natures à la fois énergiques et abruptes, incrédules surtout, n’ayant cru ni à Dieu ni à diable jusque-là, grondent chaque dimanche quand il voyait sa femme partir pour la messe, et de plus, ancien soldat ayant pris part à la guerre de Crimée, ayant fait le siège de Sébastopol, bref, un dur-à-cuire qui n’avait, m’a-t-il dit, jamais eu peur de sa vie.

« Il me raconta son aventure en ces termes :

« Un soir, c’était en été, j’avais du foin par terre ; dans la nuit, il se leva un orage ; inquiet pour mon foin, je fais lever mon beau-père et ma belle-mère. Nous partons ; il pleuvait à verse, il faisait noir, on ne voyait que par les éclairs, il tonnait.

« Mon beau-père et ma belle-mère paraissaient accablés par la pluie. Je leur dis :

« — Eh bien, puisque c’est ainsi, retournez-vous-en ; je me charge tout seul de l’ouvrage et serai aussi tôt rendu que vous. »

« Ils s’en vont ; j’arrive dans le pré, et je me mets à me besogne. »

(Ici, fait observer mon correspondant, ce que le père J*** ne dit pas, c’est qu’il est d’un tempérament très emporté, et que la contrariété qu’il éprouvait lui faisait probablement pousser des jurons effroyables ; et cela a sans doute contribué à motiver ce qui eut lieu. J’ajoute à mon tour : il est évident que les blasphèmes, toujours agréables au démon, l’attirent, comme le fer attire la foudre.)

« À certain moment, continue notre homme, j’aperçus derrière moi comme quelqu’un qui serait accroupi ; je crus que c’était mon beau-père.

« — Qu’est-ce que vous fichez ici, beau-père ? que je lui dis. Je vous ai dit de vous en aller ; pourquoi restez-vous là, à attraper cette pluie ? »

« Ça ne bougeait pas ni ne me répondait.

« — Mais retournez-vous-en donc, encore une fois ! fis-je ; puisque je ferai seul l’ouvrage, allez-vous-en ! »

« Silence encore… Enfin, d’impatience :

« — C’est-il vous ou ce n’est-il pas vous, beau-père, qui êtes là ?… Si c’est vous, parlez, sacrebleu ! »

« À ces mots, ça se lève, et il vient se poser devant moi une forme noire, de la taille d’un homme de plus de six pieds, où il paraissait comme des épaules énormes, sur lesquelles je distinguais une manière de tête affreuse, mais sans membres distincts ; le tout, complètement noir.

« Mes cheveux se dressèrent.

« — Ah ! ça, que je dis, je ne sais qui vous êtes, vous ; mais ce n’est pas à ce moment l’heure où l’on doit s’amuser des gens… Donc, commence par filer d’ici, toi, ou bien quelque chose va se passer ! »

« Disant ça, d’une main je tiens ma fourche en arrêt, de l’autre je ramasse des pierres, et j’avance dessus… »


« — Commence par filer d’ici, toi, ou bien quelque chose va se passer ! »
Disant ça, je tiens ma fourche en arrêt.

(Comme on voit, le père J*** n’a pas l’air d’un peureux.)

« À mesure que je poursuivais, dit-il, ça fuyait devant moi ; quand je lançais des pierres, ça se baissait, disparaissait, puis reparaissait.

« Je le poursuivis ainsi pendant plusieurs centaines de pas.

« Je crus l’avoir chassé, et je retournai à mon travail, quand je le vis qui revenait derrière moi… J’en étais fatigué à la fin… Voyant qu’il me suivait avec tant d’obstination, je me mis à le poursuivre encore, à lui tenir tête ; mais ça revenait sans cesse… Ma chemise en était mouillée, de l’émotion ; pourtant, il ne fallait pas céder.

« — Que le bon Dieu, murmurai-je en moi-même, me donne la force de chasser cette vilaine bête-là ! »

«  À la fin, voyant que je ne m’en débarrassais pas, je pris le parti de faire mon ouvrage, sans plus m’occuper de lui. Il finit par s’en aller, une demi-heure à peu près avant que j’eusse terminé. Il est certain pour moi que j’ai bien eu affaire là au malin esprit. »

Mon correspondant de Dampierre fait suivre son premier récit de ces réflexions fort judicieuses :

« Naturellement, notre homme ne fut pas, le lendemain, sans conter son aventure. Au siècle où nous sommes, on rencontre bien des incrédules partout, des gens qui, dès qu’il s’agit d’un fait extraordinaire, commencent tout d’abord, et avant même le moindre examen, par nier, de parti-pris, le témoin du fait fût-il une personne incapable de mensonge et jouissant de tout son bon sens. Mais le père J*** est un de ces caractères avec qui l’on n’ose pas toujours pousser la raillerie trop avant.

« Tout récemment, quelqu’un, lui rappelant ce fait, lui observait que d’aucuns prétendaient que c’était son ombre qu’il avait vue.

« — Croit-on donc, répondit-il, que je suis fou ?… Je n’avais jamais eu peur de ma vie ; mais j’ai eu peur cette fois-là ; et, même aujourd’hui, la simple pensée de cette affreuse apparition me cause encore de l’effroi. »

« Au reste, comment peut-on supposer que cet homme ait vu son ombre, une nuit d’orage, par conséquent en temps noir ?

« Il ne faut pas non plus supposer cet homme frappé au moral. Le père J*** habite Saint-Mandé, près d’Aulnay. C’est un des meilleurs et des plus rudes travailleurs de l’endroit. Depuis cette aventure, il croit en Dieu et ne contrarie plus sa femme allant à la messe. Son fils est incorporé, depuis un an, dans la garde républicaine, de Paris ; c’est un garçon honnête, intelligent ; il n’ignore point cet épisode de l’existence de son père. »

En ce qui me concerne, je ne trouve, dans cette histoire, rien qui puisse la faire classer dans la catégorie des hallucinations, dont j’aurai à parler plus loin.

Nous sommes en présence d’un narrateur réunissant toutes les garanties de véracité : il est excellent catholique ; il connaît personnellement le cultivateur de Saint-Mandé, dont il s’agit ; il est homme de raison et de jugement sain ; il atteste que l’obsédé J*** est incapable de mentir, d’une part, et possède, d’autre part, une somme de courage et de bon sens telle qu’il n’a pu se faire illusion. Donc, le fait est vrai.

Qu’en conclure alors ?

C’est que c’est la réellement un cas d’obsession, où le diable, ayant affaire à un homme qui ne pratiquait pas la religion, qui se laissait aller parfois à jurer et blasphémer, a cru adroit de chercher à l’impressionner par une démonstration surnaturelle de nature terrifiante ; il voulait le conquérir par l’intimidation, en faire son esclave, lui prouver qu’il existe autre chose que le matériel, mais cela pour l’influencer peu à peu, — si l’obsédé, faible d’esprit, s’y était prêté, — dans le sens des intérêts de sa malice infernale.

Cette fois-là, comme en beaucoup d’autres cas semblables, Satan en a été pour ses frais ; il a fait fausse route. L’obsédé était tout le contraire d’un poltron ; il ne s’est pas laisser intimider ; il ne s’est pas jeté à genoux, tremblant, devant l’apparition, la suppliant de ne pas lui faire du mal et prêt à souscrire à ses exigences.

Le père J*** a été ému, comme on le conçoit sans peine ; mais il avait, à défaut de foi chrétienne, le caractère énergique et bien trempé, le cœur assez ferme pour ne pas se laisser envahir par la terreur. Il a opposé une résistance courageuse au démon ; et dans cette affaire, on le voit, c’est le diable qui s’est trouvé être un parfait imbécile. Sa méchanceté s’est retournée contre lui ; il n’a réussi qu’à faire d’un incrédule un croyant.

Et cela prouve, une fois de plus, qu’il n’y a dans l’univers qu’un seul et unique Souverain Maître, qui est notre Dieu, et non l’archange révolté, fausse divinité des palladistes ; cela prouve que Dieu fait toujours bien ce qu’il fait, que tout ce qu’il ordonne ou tolère est réglé par une suprême sagesse, et que, lorsqu’il lâche la bride au Maudit, c’est qu’il a ses raisons, raisons que nous pouvons ne pas comprendre, vu l’impuissance de notre intellect humain, mais qui n’en existent pas moins, si mystérieuses qu’elles soient.

Je passe au deuxième fait dont je trouve la narration dans la lettre de mon correspondant de Dampierre :

« Ce qui suit date de plus loin et m’a été raconté par mon père, qui n’était point homme à broder sur ces choses-là. Lui-même y avait assisté avec un nommé Laverdure, qui, lors du fait, était sacristain de M. l’abbé Fuseau, curé à Dampierre.

« À cette époque, une femme, dont les descendants habitent encore Dampierre, passait pour s’occuper de grimoire et de magie. Un jour, cette femme se trouva prise d’accès désordonnés de terreur, qui attirèrent chez elle les voisins. On alla avertir le curé, M. Fuseau, qui, arrivant aussitôt, vit la femme en proie à des transports épouvantables, se roulant, se tordant, et criant :

« — Le voilà ! le voilà ! il va m’emporter ! »

« Le curé s’était assis et s’efforçait de la rassurer, lui disant :

« — Non, non, il ne vous emportera pas. »

« Mais voici que tout-à-coup, à la grande surprise des assistants, on voit entrer dans la chambre, surgissant on ne sait d’où, une poule noire, énorme, de la taille d’une grosse dinde, qui s’avance jusqu’au milieu de la pièce, les ailes hérissées, le bec ouvert au bout du cou tendu vers la malheureuse femme, comme si elle voulait la dévorer.


L’énorme poule noire s’avance jusqu’au milieu de la pièce, les ailes hérissées, le bec ouvert au bout du cou tendu vers la malheureuse femme, comme si elle voulait la dévorer.

« Le curé se leva. À l’instant même, l’énorme poule noire tomba raide morte.

« — Mes amis, dit l’abbé Fuseau, qu’on enlève d’ici cette bête ; allez l’enrocher le plus profond que vous pourrez, et que personne, animal ou homme, ne mange de sa chair. Cette femme vient d’être délivrée de son obsession. »

« Évidemment, cette poule était le diable, qui, sans la présence du vénérable prêtre, se serait jeté sur la malheureuse, et alors sait-on ce qui serait arrivé ? »

Je partage entièrement l’opinion de mon correspondant. Le diable, pour obséder les créatures de Dieu, prend toutes les formes, aussi bien les formes ridicules que les formes non ridicules. Les sceptiques riront de cette histoire de grosse poule noire. « Est-il admissible, diront-ils, que le diable, s’il existait, soit assez niais et stupide pour s’incorporer dans une poule grotesque, quoique énorme ? Non certes, cela n’est pas admissible, et, par conséquent, l’histoire de la femme de Dampierre, obsédée par une volaille de basse-cour, est un conte imaginé à plaisir. »

Tel est, en effet, le langage des sceptiques, qui n’ont rien vu et ne croient à rien, sous prétexte qu’ils n’ont pas vu. Ils font les fendants et s’imaginent que leur argument est triomphant, irréfutable. Ils ne s’aperçoivent pas qu’ils sont, au contraire, les déraisonnables, eux, que tout leur système d’argumentation est le comble de l’absurde.

— Avez-vous été en Chine ? leur dirai-je.

— Non.

— Avez-vous vu Pékin ?

— Non.

— Croyez-vous à l’existence de la Chine ?

— Oui.

— Croyez-vous que la Chine a une capitale qui se nomme Pékin ?

— Sans aucun doute.

— Mais pourquoi croyez-vous alors à Pékin que vous n’avez jamais vu, à la Chine où vous n’êtes pas allé ?

— Parce que des voyageurs sont allés en Chine et ont vu Pékin.

— Cependant, continuerai-je, il est bien invraisemblable qu’il existe un pays où les gens naissent et vivent jaunes comme des citrons, ont la tête rasée sauf un bouquet de cheveux qui pend en une interminable tresse, sont dotés unanimement d’un nez large et aplati, d’yeux fendus tout droit comme avec un couteau et allant en pointe vers les oreilles, d’un menton toujours court, de lèvres uniformément grosses et charnues, d’oreilles ridiculement grandes et éloignées de la tête, des gens qui dans un visage rond ont les pommettes saillantes, pointues, qui, quel que soit leur sexe, portent des pantalons vastes à loger une patte d’éléphant, qui mangent en faisant sauter leur nourriture du plat dans la bouche au moyen de petits bâtons manœuvrés comme des baguettes de tambour, et qui s’habillent tout de blanc quand ils sont en deuil… Regardez autour de vous. Franchement, est-ce que l’humanité est aussi grotesque ? Voyons, mon cher ami, veuillez un peu réfléchir, prenez un grain de bon sens. Vous et vos voisins, vous êtes blancs de peau ; vous avez le sommet et le derrière de la tête couverts de cheveux, et il faut l’âge ou une maladie pour vous rendre chauves ; chez vous, les nez, les yeux, les oreilles, les lèvres, les mentons sont de formes variées, et, en tout cas, en dehors d’exceptions rares, les visages comportent une certaine harmonie ; les sexes se distinguent dans la toilette, c’est la caractéristique de la femme de viser à la coquetterie du costume ; vous mangez avec des cuillers et des fourchettes ; et, quand vous êtes en deuil, vous mettez des vêtements noirs… Et vous avez pu croire une minute, une seconde, qu’il existe une contrée où les habitants soient au rebours de l’humanité que vous connaissez si bien ?… Allons, mon cher ami, les voyageurs qui vous ont raconté pareille histoire se sont moqués de vous.

— Non, je n’ai pas vu la Chine, et tout de même je crois fermement que ce pays est suprêmement grotesque et que les voyageurs m’ont dit l’exacte vérité.

Voilà bien le sceptique. Vous lui ferez admettre une vérité, mais à la seule condition qu’elle ne touche à rien de son préjugé irréligieux. Sa cervelle à l’envers ne conçoit l’idée ni de Dieu ni du diable ; l’indifférence, mère de la négation, y est ancrée, et se refuse opiniâtrement à l’examen. Et c’est ainsi que, s’il lui arrive de discuter, ce n’est pas pour se rendre compte, pour apprendre ce qu’il ignore et ce que les autres savent ; mais c’est pour en revenir toujours à ses fausses idées préconçues, pour s’obstiner à fermer les yeux devant ce qui le gène ; sa discussion, pétrie de mauvaise foi et d’insanité, tourne dans un cercle vicieux. Une vérité de l’ordre surnaturel aura beau être évidente comme la lumière du jour ; dès l’instant qu’elle vient à l’appui des enseignements de l’Église, il clôt les paupières et ne voit rien. Intellectuellement, le libre-penseur sceptique est une autruche.

Satan le sait bien, cela. Et c’est une des raisons pour quoi il affectionne souvent, dans ses manifestations, le grotesque poussé à ses extrêmes limites : il fournit ainsi aux aveugles volontaires un prétexte de demeurer plongés dans leur cécité.

Examinez, entre parenthèses, les rituels de n’importe quel rite maçonnique. À côté d’une organisation, trop savamment combinée pour pouvoir être d’essence humaine, vous trouverez des pratiques d’une extravagance invraisemblable. Dans le Rite Écossais, par exemple, il y a un grade où le récipiendaire, les yeux bandés, est jeté sur une couverture tenue aux quatre bouts par des frères vigoureux ; on fait ainsi bondir dans l’air le néophyte, et, chaque fois qu’il retombe sur la couverture tendue, on lui dit qu’il vient d’arriver dans un nouveau ciel. À un autre grade, on fait mettre le postulant nu jusqu’à la ceinture ; des messieurs moustachus et barbus, armés de soufflets, vêtus de camisoles de femmes et de courtes jupes roses, comme des danseuses, lui soufflent du vent dans le dos, et le président annonce au postulant qu’il nage dans l’atmosphère du soleil. Ce sont là des stupidités voulues et d’invention bien satanique. Lorsqu’un auteur chrétien publiera des révélations sur la secte infernale, il fera forcément crier à l’invraisemblance dans le monde des sceptiques, et les francs-maçons, riant sous cape, diront :

— Vous voyez bien que cet écrivain est un calomniateur ; il s’est laissé emporter par la passion du mensonge ; il est allé trop loin dans ses prétendues révélations ; et, en dépassant les bornes, il a trahi son imposture… Est-il admissible, en effet, que la franc-maçonnerie se roule dans ces bas-fonds de la stupidité et du grotesque ?…

Pourtant dans les loges des 26e et 28e degrés de l’Écossisme, les choses se passent réellement ainsi.

Le sceptique, endurci dans le parti-pris, croira la maçonnerie calomniée. Le chrétien fidèle, qui sait que Satan est capable de toutes les ruses, ne s’étonnera point ; et c’est le vrai chrétien qui aura raison.

Ce n’est donc pas par sottise, mais bien par une rouerie consommée, que le diable affecte parfois de se manifester sous une forme ridicule, stupide, idiote ; il frappe d’avance de discrédit les récits qui pourront être faits au sujet de ses manifestations, lorsque le narrateur aura pour but de le démasquer et de combattre son œuvre de perdition des âmes.


D’autres faits d’obsession terrifiante m’ont été cités, et notamment des cas où il y a eu mort d’homme.

Mais ici je suis tenu à une excessive réserve.

J’ai rapporté les deux faits que mon honorable correspondant de Dampierre a bien voulu mettre à ma connaissance, et je crois qu’il n’y a eu dans ces deux cas aucune erreur, aucune illusion ; j’ai été témoin, moi-même, de faits bien autrement extraordinaires. D’autre part, je n’ai assisté personnellement à aucune de ces aventures que la légende de Faust a mises à la mode et où le démon tue ou emporte une créature de Dieu.

Le diable nous assiège surtout au moment de la mort ; mais il n’a pas le pouvoir de nous la donner. Arrive-t-il à la déterminer par des moyens détournés ? La question est des plus délicates, et je n’ai pas qualité pour la résoudre.

Ainsi, il est hors de doute que l’idée du suicide, résolution criminelle au premier chef, est inspirée par Satan : l’homme qui se détruit lui-même, qui supprime de ses mains cette existence à lui donnée par Dieu, commet, en agissant de la sorte, un péché mortel ; mais, bien entendu lorsque celui qui se fait son propre meurtrier n’est pas en proie à un accès d’aliénation mentale, il y a chez lui acte de libre arbitre ; il a succombé à la tentation, exactement comme lorsqu’il commet tout autre crime. Bien plus, jusqu’à l’ultième seconde de la vie, il peut, même lorsqu’il est irrémédiablement perdu dans son corps, sauver encore son âme par un acte de contrition parfaite, s’il sait retrouver sa foi en cette terrible circonstance, s’il pousse au fond de son cœur un cri de regret sincère de son suicide et de ses péchés passés, joint à un cri suprême d’amour vers Dieu. Tel l’individu qui se pend, celui qui se noie ou s’asphyxie de n’importe quelle manière ; nous ne pouvons affirmer, en toute sûreté, nous simples humains, si ce cadavre que nous relevons est réellement celui d’un damné. Toutes les probabilités sont pour l’affirmative ; et c’est pourquoi l’Église, à priori, refuse à bon droit la sépulture sainte au suicidé dont la fin est démontrée le résultat d’une détermination coupable, prise et accomplie en état de pleine raison ; c’est lui qui, par le fait même de son crime, s’est mis hors la loi religieuse. Quant à ce qui a eu lieu, au point de vue du repentir mêlé d’amour envers l’Éternel Père miséricordieux, au dernier instant où le suicidé a rendu l’âme, cela, Dieu et le diable seuls le savent ; et si par impossible cette âme a échappé à Satan, celui-ci, furieux et confus, se garde bien de venir proclamer sa défaite, ou, lorsqu’il l’a avouée (cela s’est vu quelquefois), c’est que Dieu l’y a contraint et forcé, afin que notre pauvre humanité sache combien sa miséricorde est infinie.

Dans le cas de pacte avec le diable, l’obsédé se lie, c’est vrai ; mais il ne perd pas pour cela son libre arbitre. Il lui sera, sans doute, extrêmement difficile de se délier, s’étant mis entre les griffes d’un pareil tyran ; néanmoins, il le peut quand même, envers et contre l’autre signataire du traité infernal. Albert Pike, dont on ne saura jamais tous les pactes avec Satan et ses démons, Albert Pike lui-même aurait pu se convertir.

Quand j’en serai au chapitre de la Possession, je montrerai une démoniaque, nommée Barbe Bilger, aussi avancée dans le luciférianisme des Old-Fellows que Sophie Walder dans celui des Palladistes, une femme qui a joué, il n’y a pas longtemps, un rôle d’une importance considérable dans la haute maçonnerie universelle, qui presque quotidiennement était en rapports directs avec Satan en personne, qui connaît tous les mystères diaboliques de la persécution contre l’Église en ces temps derniers, qui est à même de dévoiler tous les secrets infernaux de la perpétration du Kulturkampf, — et, je le dis en passant, je mets au défi M. le prince de Bismarck de la contredire, si elle parle ; car, lui, Bismarck, a reçu les ordres de Lucifer, évoqué à sa demande par la sœur Barbe et son inspirateur sataniste, en présence, par conséquent, de la dite Barbe Bilger et d’autres témoins. — Eh bien, cette femme a su, dans un éclair de grâce, reconquérir la liberté de son âme, s’affranchir de la tyrannie personnelle de Satan. Elle est vivante et bien vivante, malgré tous les efforts de la rage des sectaires qu’elle a abandonnés. Elle a su échapper à leurs recherches. Elle est aujourd’hui dans une retraite, que je me garderai bien de faire connaître au cours d’une publication ; mes lecteurs approuveront ma discrétion prudente. Mais, comme je n’avance rien qui ne soit rigoureusement vrai, je me hâte de dire que, grâce à un incident providentiel dont mes révélations ont été la cause, et grâce sur tout au zèle intelligent d’un vénérable dignitaire ecclésiastique qui a bien voulu me faire l’honneur de s’unir à moi en cette occasion, aujourd’hui la trace de Barbe Bilger a été retrouvée, mais pour les chefs de l’Église seuls ; aujourd’hui l’identité de cette haute maçonne luciférienne est établie, sa conversion réelle et sincère, constatée ; aujourd’hui, elle a déjà été interrogée par des pères jésuites, par des chanoines, c’est-à-dire par des hommes sûrs et expérimentés, qui, si Lemmi et ses agents osaient nier, déclareraient, sans révéler la retraite de la Sophia des Old-Fellows, que ce que j’affirme dès à présent, en attendant d’en dire plus long, est l’exacte vérité.

Donc, dans le cas de pacte, l’obsédé est toujours, malgré Satan, libre de se ressaisir ; les serments prêtés au diable ne lient pas réellement, n’ont aucune valeur, est-il besoin de le dire ? Considérez, par exemple, la situation d’un homme qui se serait engagé, par serment, vis-à-vis d’un autre homme, à commettre un assassinat ; si ce malheureux égaré vient à comprendre ensuite qu’il est déjà bien coupable d’avoir souscrit un pareil engagement, il est évident qu’il n’y a pas de serment qui tienne et qu’il n’a besoin de personne pour l’en délier ; il renoncera alors à accomplir le crime, il récupérera sa liberté, de lui-même, par la seule décision de sa conscience revenue au bien et à la raison ; cela tombe sous le sens. Le pacte avec le diable est, de même, absolument annulé par la seule volonté de la créature humaine, à qui Dieu a donné le libre arbitre pendant tout le temps que dure cette épreuve : la vie ; et cette liberté de la décision, à n’importe quelle minute, à n’importe quelle seconde de l’existence, est un bien inestimable que toutes les puissances de l’enfer conjurées contre un homme ne peuvent lui ravir.

Mais cela n’empêche pas que l’obsédé, s’il succombe lorsque le démon lui propose un pacte, court les plus grands dangers de damnation ; il entre dans une voie fatale où, plus il marchera, plus il sera environné de ténèbres ; sa conscience subira un obscurcissement toujours progressif ; Satan le pénétrera, chaque jour davantage, de la haine de Dieu ; et cet homme, qui aura eu la lumière à son point de départ, mais qui sera devenu aveugle volontairement et graduellement, qui aura assumé tous les risques de mourir dans l’impénitence finale, mourra très probablement ainsi, par sa faute, victime de lui-même, nullement tué par l’archange déchu, et pourtant lui appartenant à jamais, puisqu’il n’aura pas su ni voulu se reprendre. Quand il se réveillera dans les flammes éternelles, dans le royaume des souffrances atroces et sans fin, son réveil sera terrible ; mais alors il sera trop tard.

En effet, celui qui méprise les enseignements de l’Église commet par ce seul fait un crime contre lui-même, et en outre il oublie que la vie est bien fragile et que nul ne peut dire d’une façon certaine de quel genre de mort il périra. Une émotion ne suffit-elle pas souvent à tuer sur le coup l’homme le plus robuste ? Prenons, par exemple, le fait du palladiste Georges Shekleton, dont il est question, à l’avant-propos de cet ouvrage, dans le récit de Carbuccia. Le lecteur aura remarqué, sans doute, que je me suis borné à reproduire ce récit ; je n’ai nullement essayé de discuter là-dessus. Je crois Carbuccia sincère ; sur tous les points essentiels, j’ai constaté, du reste, la parfaite exactitude de ce qu’il m’a dit. Eh bien, dans le fait du palladiste Georges Shekleton, voici l’hypothèse très admissible que je conçois : Shekleton foudroyé, non par Lucifer, mais par l’émotion éprouvée en touchant l’être surnaturel qu’il croit être le vrai Dieu. Les fanatiques du Palladisme pensent et continueront à penser que Georges Shekleton a été choisi par Lucifer pour aller en sa compagnie au séjour de la félicité éternelle : en cela, leur erreur est manifeste à tous les points de vue ; car, au moment où Satan s’approchait de ce malheureux, si celui-ci, au lieu d’être suffoqué de bonheur, avait eu un retour subit vers la vérité, s’il avait instantanément réfléchi, s’il avait éprouvé une épouvante salutaire, et si, dans une seconde de foi en Dieu miséricordieux et tout-puissant, il l’avait invoqué, accompagnant son invocation d’un signe de croix, non seulement il eût sauvé à la fois son âme et son corps, mais encore il eût vu disparaître l’esprit immonde, vaincu et s’effondrant dans une honteuse défaite.


Il me faut, cependant, — puisque je tiens à être complet, — citer, ne serait-ce qu’à titre de curiosité, quelques-unes de ces légendes qui ont cours, dans lesquelles il y a sans doute un fond de vrai, en ce qui concerne le fait des manifestations diaboliques, mais où la fantaisie populaire, se plaisant à broder, a ajouté cette conclusion, sujette et réserves, du meurtre commis par le démon sur la personne de l’obsédé.

Ces citations, — dont deux seront relatives à des légendes contemporaines, — auront, du reste, une utilité pratique : elles serviront à distinguer les différences, quelquefois infinitésimales, qui existent entre le vrai et le faux en ces questions si délicates. On verra que, toujours, quelque chose de vague reste dans l’esprit, comme flottant, chaque fois qu’il s’agit d’une légende où seulement un point n’est pas en harmonie parfaite avec la doctrine de l’Église ; et c’est là, précisément, par contre, un des signes caractéristiques de l’authenticité des faits du même ordre, mais conformes à l’enseignement des théologiens, que leurs circonstances les plus insignifiantes sont, toujours aussi, d’une minutieuse précision.

Je rappellerai, d’abord, la légende de Faust, puis, celle du soldat de Fontainebleau et celle de la salle de police du fort de Vincennes.

Johann Faust est un nécromancien allemand qui vécut, dit-on, au seizième siècle. Certains auteurs le font naître à Kundlingen, dans le Wurtemberg ; d’autres, à Roda, près de Weimar. Dans sa jeunesse, il gaspilla sottement le riche héritage d’un oncle ; puis, assagi un moment, il se mit à étudier avec ardeur toutes les sciences ; mais cette étude, poussée à l’extrême, devait lui être fatale. Il se prit à regretter l’époque où il avait de l’argent à dépenser sans compter, et, l’alchimie l’ayant conduit à la magie, à l’occultisme, il en arriva à évoquer les mauvais esprits.

Un démon, du nom de Méphistophélès, lui apparut un jour dans la forêt de Wittemberg et lui offrit un pacte. Méphistophélès s’engageait à le servir durant vingt-quatre années, au bout desquelles le nécroman serait la proie de l’enfer. Faust accepta.

Dès lors, Faust, s’intitulant le docteur suprême, parcourut l’Allemagne, accomplissant chaque jour des prodiges, semant l’or sur toute sa route. Charles-Quint le reçut, dit-on, à sa cour, et il fit apparaître devant cet empereur plusieurs illustres personnages de l’antiquité : Alexandre le Grand, Jules César, Aspasie, Lucrèce, Cléopâtre. On ajoute que les puissances invisibles dont il disposait le transportaient, à sa volonté et instantanément, partout où il en avait le désir. Il fit revivre la belle Hélène et l’épousa.

Parmi les épisodes les plus connus de cette légende qui a inspiré plusieurs poètes, il faut relater l’aventure dite des étudiants. Se trouvant dans une auberge avec Faust, un groupe d’étudiants lui demanda de prouver son pouvoir surnaturel. Faust donna un coup d’épée dans une table en bois ; aussitôt, sous la pointe de l’arme, jaillit, comme d’une source, un vin délicieux. Les étudiants le supplièrent alors de leur montrer la vigne qui avait produit ce breuvage merveilleux.

— Je le veux bien, répondit l’ami du diable ; mais, auparavant, vous allez me promettre de ne pas toucher aux fruits de cette vigne.

— Nous le jurons ! dirent en chœur les jeunes gens, que le vin avait déjà légèrement enivrés.

Faust prononça quelques mots magiques. À l’instant même, une vigne d’une beauté surprenante parut. Elle était chargée de raisins mûrs et vermeils. Les étudiants la contemplèrent avec admiration ; mais bientôt, oubliant leur promesse, ils se précipitèrent, le couteau à la main, chacun voulant couper une des plus belles grappes. Alors, Faust ordonna la cessation du prodige, et chacun des joyeux compagnons se trouva tenir, au lieu de grappe, le nez de son voisin ; du même coup, le docteur suprême les dégrisa, sans quoi ils se seraient tous tranché le nez les uns aux autres, croyant couper des raisins.

Enfin, l’échéance du pacte survint en l’an 1550. D’après les uns, Faust oublia la date fatale, étant plongé dans les plaisirs ; d’après d’autres, il avait formé le projet de se réfugier le dernier jour dans une église. Quoi qu’il en soit, au dire de la légende, Méphistophélès lui apparut.

— L’heure approche, fit-il impérieusement ; suis-moi.

Faust essaya de résister.

Là-dessus, Méphistophélès le prit dans ses bras et s’élança bien haut à travers l’espace ; puis, quand il fut au-dessus d’un précipice effrayant par sa profondeur, Méphistophélès ouvrit les mains, et Faust tomba dans l’abîme, pour s’y briser le corps contre les rochers aigus qui étaient au fond.


La mort de Faust (légende). — Quand il fut au-dessus d’un précipice effrayant par sa profondeur, Méphistophélès ouvrit les mains, et Faust tomba dans l’abîme.

Les deux légendes que je veux encore rapporter ont pour théâtre les environs de Paris, et la croyance populaire les place sous le règne de Napoléon III. Je les donne aussi pour ce qu’elles valent.

Dans l’une des compagnies d’un régiment qui était en garnison à Fontainebleau, se trouvait un soldat, raconte-t-on, lequel passait depuis longtemps pour avoir des habitudes étranges. Il se levait, la nuit, pendant que tous ses camarades étaient plongés dans le sommeil, et s’en allait, passant par dessus les murs, vagabonder à travers la forêt ; — c’était du moins ce que l’on croyait, — et, le lendemain, on le retrouvait pâle et défait dans son lit.

Le médecin régimentaire, consulté, déclare qu’il était atteint de somnambulisme et qu’il fallait le réformer. Il passa, en effet, devant la commission et fut déclaré bon à renvoyer dans ses foyers, en congé de réforme modèle n° 2, c’est-à-dire pour infirmités temporaires contractées en dehors du service des armées de terre et de mer.

Quelques jours avant son départ, son capitaine le fit appeler pour une cause ou pour une autre, et, en causant, l’interrogea sur ce qui lui arrivait. Le soldat déclara alors tout à coup à son chef qu’il n’était pas somnambule du tout, comme on le croyait et comme les médecins l’avaient affirmé, mais qu’il était sorcier, bien et dûment sorcier, et que ses sorties nocturnes avaient pour but sa rencontre quotidienne avec un diable. On juge de la stupéfaction de l’officier.

— Le diable ! le diable ! fit-il ; je n’y crois guère… mais c’est égal, je serais bien curieux de le voir…

Le capitaine poussa son interrogatoire plus à fond. Le soldat n’hésitait pas une seconde dans ses réponses, et elles étaient si nettes, si explicites, et en même temps si étranges, que la curiosité saisit de plus en plus l’officier ; si bien qu’il s’entendit avec le soldat, pour rejoindre celui-ci la nuit suivante à son entrevue diabolique. Rendez-vous fut pris à telle clairière, à quelque distance de la Roche-qui-Pleure.

— Ah ! pendant que j’y pense, une seule recommandation, dit le soldat au moment de se retirer : vous savez, mon capitaine, pas d’objet de dévotion catholique sur vous ! rien qui de près ou de loin ait touché à la sacristie !

Certes, cette recommandation était superflue. S’il n’était pas athée, le capitaine était tout au moins indifférent en matière de religion, se moquant volontiers des prêtres, qu’il englobait tous sous la dénomination générale de curés, que ce fussent des religieux ou des membres du clergé séculier ; et, pour tous souvenirs d’église, il ne retrouvait que force maugréades de sa part lorsqu’il avait été de service commandé à une messe ou à une procession. Il était donc bien tranquille par rapport aux objets religieux qu’il pouvait avoir sur lui.

Moins tranquille, cependant, il était en ce qui concernait l’engagement qu’il venait de prendre. Il avait beau être sceptique ; maintenant, il commençait à devenir légèrement inquiet. Il réfléchissait, se disait qu’il n’avait pas peur, parbleu ! Il essayait de se faire un raisonnement. « Le diable, murmurait-il en lui-même, il faut être une vieille femme pour croire à ça ! Ce soldat est fou, ma parole ; je ne verrai rien. Ou bien, il a un compère qui fera le fantôme. Eh bien, je l’attends le compère ; je lui passerai mon fil de l’épée à travers le ventre, et ce sera bien fait pour le prétendu fantôme. Et si par impossible c’était vraiment le diable en personne, ma foi, tant pis pour lui ! » Il s’imaginait ainsi calmer son émotion naissante ; en réalité, il l’avivait.

Finalement, le capitaine résolut de parler de la chose à sa femme. Celle-ci, comme bien on le pense, poussa des cris de frayeur et essaya de faire revenir son mari sur son projet.

L’officier était entêté. Il n’y avait plus à s’en dédire, pensait-il ; un militaire ne peut pas reculer, une fois qu’il s’est avancé, ni manquer à une parole donnée. Bref, malgré les instances de sa femme, le capitaine alla au rendez-vous.

La nuit était superbe ; il faisait un clair de lune admirable ; un complet silence de la nature régnait, au milieu duquel retentissait par intervalles le cliquetis du sabre de l’officier battant ses jambes, s’ourlant à son pas régulier et cadencé.

Tout en cheminant, le capitaine avait allumé sa pipe, qu’à présent il fumait gaillardement, remis tout-à-fait de son émotion du matin, calme comme un jour de bataille ; et il marchait, filant rondement, sous bois, au moment où la demie de onze heures sonnait au clocher, là-bas.

Il s’étonnait même d’être si calme ; à l’émotion, en effet, avait succédé la curiosité, et il hâtait le pas, comme pressé de voir, une fois, face à face, ce coquin de diable dont on parlait tant et auquel il ne croyait point.

Enfin, il arrive à la clairière et ne voit d’abord personne.

— Je suis le premier au rendez-vous, pense-t-il ; — et il se prépare à attendre.

Mais aussitôt une idée lui traverse la cervelle :

— Aurais-je été mystifié ? se demanda-t-il ; ce vaurien de soldat se serait-il moqué de moi ? suis-je ici pour poser inutilement comme un imbécile ?

Soudain, il ressent une violente commotion, sa pipe se casse net entre ses dents, tandis qu’un coup de tonnerre sec éclate en plein ciel, et, à quelques pas de lui, l’officier aperçoit son fantassin qui venait d’arriver, lui aussi, et qui disparaissait dans un gouffre de feu tout à coup entr’ouvert, s’écriant d’une voix plaintive comme quelqu’un qui souffre horriblement, et avec un ton de reproche :

— Capitaine, capitaine, vous avez manqué à la parole jurée, vous m’avez trahi, et je paie pour vous. Adieu ! vous disparaîtrez comme moi.


Le soldat de Fontainebleau (légende). — L’officier aperçut son fantassin qui disparaissait dans un gouffre de feu tout à coup entrouvert.

Puis, plus rien. La forêt redevint silencieuse et sans autre lumière que celle de l’astre des nuits.

Le capitaine, fort ému cette fois, rentra chez lui en toute hâte et narra l’événement à sa femme ; celle-ci lui avoua alors qu’elle avait eu la précaution de coudre une médaille de la sainte Vierge dans la doublure de sa tunique.

La légende ajoute que personne ne revit plus le soldat, lequel, du reste, étant en congé de réforme, ne fut porté au corps ni déserteur ni disparu, et que le capitaine, par qui l’aventure fut connue, disparut lui-même à son tour pendant la guerre de 1870-1871.

Il est facile de voir, quand on est pénétré des enseignements de l’Église, les points erronés qui montrent la fausseté de cette légende. D’abord, le diable emportant le soldat vivant au fond des enfers est absolument inadmissible. Ensuite, la présence d’une médaille de la Vierge sur le lieu même où le démon opérait ses maléfices était de nature non-seulement à protéger le capitaine, mais encore à rendre l’esprit malin totalement impuissant ; j’aurai à citer plus loin un fait qui m’est personnel et qui montre bien que le Maudit est réduit à enrager sans pouvoir nuire quand il a devant lui quelqu’un qui porte un objet bénit. Enfin, on ne sait si le capitaine se convertit en non, et l’affirmative est probable ; mais sa persistance folle dans l’incrédulité ne suffirait pas à justifier sa propre disparition plus tard. Il va sans dire que, si je me trompe, je soumets humblement mon jugement à la lumière infaillible qui de Rome éclaire le monde entier.

La seconde légende contemporaine que j’ai promise à mes lecteurs est celle de la salle de police du fort de Vincennes. Ici encore nous nous trouvons en présence de faits, qui, s’ils sont vrais, — et cela est possible, ont du moins fort mal interprétés. Le public ne connaît guère la série d’incidents dont il s’agit ; il en a peut-être entendu parler vaguement ; mais ce que je vais rappeler est cité couramment, en médecine, comme un cas des plus curieux d’hallucination obsédante.

Voici les faits :

Un matin, le sous-officier de garde pour la police du fort, en ouvrant la salle de punition où la veille un soldat avait été enfermé, aperçoit, à sa grande stupéfaction, le soldat pendu, au moyen de sa ceinture, à un très fort clou enfoncé dans le mur, près de la meurtrière donnant sur le chemin de ronde ; ce clou avait dû servir jadis de support à quelque lourde planche.

Il s’approche et est encore plus stupéfait de voir, gravés dans le plâtre de la muraille, à hauteur d’homme et à côté du cadavre pendu, ces mots : « Je me pends sur l’ordre du diable, que je viens de voir. »

On pense le bruit que fit l’aventure dans le quartier. Unanimement, officiers, sous-officiers et soldats, tous traitèrent le malheureux suicidé d’halluciné et de fou. Puis, une heure après, personne n’y pensa plus.

Le soir même, était mis à la salle de police un nouveau soldat, que le lendemain on trouvait aussi pendu, comme le premier.

Cette fois, par exemple, c’était trop fort ; et voilà vraiment une singulière, mais une bien bizarre coïncidence, se disait-on à la ronde. Pourtant, tout arrive ici-bas… Néanmoins, une certaine émotion régnait parmi la garnison de Vincennes ; si bien, que le premier soldat qui fut puni refusa d’entrer dans la prison, et qu’on dut employer la force pour l’y enfermer.

Le lendemain encore, on trouvait notre homme pendu de la même façon que les deux précédents ; et cependant, à onze heures du soir, pendant une ronde, le caporal du poste était entré dans la salle de police et avait vu de ses yeux le soldat placidement endormi sur la planche du lit de camp et ronflant comme un sonneur.

Pour le coup, ce fut alors toute une affaire. Il y avait évidemment un charme, disait-on ; il était impossible que de robustes et solides gaillards comme nos militaires fussent ou devinssent subitement hallucinés, à la vue ou par la contemplation d’un clou ; l’événement était incompréhensible, il fallait en finir.

On commença par enlever le clou. Puis, avec l’autorisation du colonel, le sous-lieutenant de la compagnie du premier suicidé déclara qu’il coucherait, lui, tout seul, dans la salle de police, et qu’il se chargeait de recevoir le diable et de lui dire deux mots.

À dix heures du soir, en effet, on disposait un petit lit pour l’officier, qui, armé de son sabre et un pistolet d’arçon à son côté, se coucha tout habillé, prêt à sauter debout à la première alerte. Pour plus de sûreté, on laissa la porte de la salle de police non fermée à clef, de façon à ce que l’officier pût appeler au secours ou s’enfuir en n’importe quel cas.

À minuit, personne encore ne dormait dans le quartier ; le poste de police se tenait prêt à marcher au premier appel ; et à toutes les fenêtres on apercevait, malgré l’obscurité profonde, des têtes d’hommes étagées les unes sur les autres, regardant anxieusement à travers les ténèbres.

Tout à coup, des cris violents s’entendirent dans l’intérieur de la prison, dont la meurtrière s’illumina subitement comme en une série d’éclairs ; puis, résonnèrent des coups de sabre, le vacarme d’une lutte, dominé par la détonation du pistolet.

Bien entendu, on n’avait pas attendu la fin de ce tapage extraordinaire pour accourir. En un clin d’œil, tout le quartier fut dans la cour, se précipitant afin d’ouvrir la porte, par laquelle on s’étonnait de ne pas voir fuir le sous-lieutenant.

La stupeur fut générale, quand on s’aperçut qu’elle était solidement barricadée à l’intérieur ; mais comment, par qui et par quoi ?

Cependant, tous les bruits maintenant avaient cessé dans la salle de police, et un silence, plus effrayant peut-être et complet, leur succédait.

Sans perdre un instant, en se mit en devoir d’enfoncer la porte qui offrit une résistance inexplicable ; on dut y aller à coups de hache. Enfin, brisée, en morceaux, elle céda ou plutôt tomba par fragments.

On put alors, à la lueur des lanternes, examiner l’intérieur, qui offrait un étrange et lugubre spectacle. Le lit de camp énorme, solidement construit et puissamment scellé dans le mur, était arraché de ses attaches de fer ; et c’était lui qui, mis en travers, barricadait hermétiquement la porte. Or, il était matériellement impossible qu’un homme seul eût fait cela ; cet acte était, de toute évidence, au-dessus des forces humaines et aurait demandé, pour être exécuté, plusieurs heures à deux ou trois maçons armés de leurs outils professionnels.

Contre le mur du fond, le sous-lieutenant était debout, acculé, tenant de la main droite son sabre, dont la pointe appuyait par terre et servait de point d’appui au corps, et de la main gauche le pistolet déchargé pendant au bout du bras.

D’après cette attitude, on voyait que l’officier avait dû se défendre et n’avait pas été surpris par derrière. La figure de l’infortuné était méconnaissable, livide par plaques et tuméfiée ; la langue pendait hors de la bouche ; les yeux sortaient des orbites, d’où s’écoulaient encore, goutte à goutte, des pleurs ; et, autour du cou, un énorme bourrelet gonflé, ecchymosé, montrait les traces de deux mains d’une vigueur invraisemblable, qui l’avaient entouré, serré progressivement, puis, dans une dernière étreinte, étranglé tout-à-coup.


La salle de police de Vincennes (légende). — Le sous lieutenant, visiblement étranglé, était debout contre le mur, tenant d’une main son sabre, dont la pointe appuyait par terre, et de l’autre main son pistolet déchargé.

Telle est, non pas l’histoire, mais la légende de la salle de police du fort de Vincennes. Rien n’est plus facile que de démêler le vrai du faux, dans tout ce récit ; mais il faut, pour cela, s’éclairer de la lumière de l’Église. Le fait des suicides consécutifs des trois soldats se classe, sans grande difficulté, dans la catégorie des hallucinations de caractère obsédant, avec contagion (je parlerai des hallucinations dans la VIe partie de cet ouvrage), et il ne s’est passé rien autre. Mais cette série de suicides par imitation étant extraordinaire, — je ne dis pas : surnaturelle, — le besoin de broder, qui est une faiblesse des foules, s’en est mêlé et a transformé l’histoire vraie en légende fantaisiste. Seulement, il est arrivé ce qui se produit chaque fois que le mensonge entre en jeu : il laisse toujours percer le bout de l’oreille.

Comment pourrait-on admettre une seconde que Dieu, qui est infiniment juste et bon, eût laissé assassiner par le Maudit trois créatures innocentes, trois pauvres soldats, qui, ici, ne sont nullement représentés comme impies, alors que ce même Dieu, dans sa miséricorde suprême, interdit au démon de tuer personnellement les fanatiques égarés, coupables d’avoir fait pacte avec l’enfer, alors qu’il suffit d’invoquer la Vierge ou les saints pour être délivré des attaques les plus furieuses de Satan ?

À l’histoire vraie, qui consiste uniquement en trois suicides par imitation, accomplis en pleine hallucination obsédante, c’est-à-dire l’individu ne jouissant plus de sa raison, à cette histoire la légende a ajouté l’épisode, encore plus tragique que le reste, de l’officier étranglé par les mains mêmes du diable. Cet épisode final, complètement inventé et dont les médecins ne parlent pas, était nécessaire à la foule superstitieuse pour donner un caractère surnaturel aux trois suicides de soldats.

Enfin, l’histoire dit tout simplement que, pour rassurer la garnison parmi laquelle la terreur était répandue, on fit démolir la salle de police, par crainte de voir d’autres soldats s’halluciner encore et se suicider, et qu’on en construisit une autre ailleurs. La légende a transformé également la conclusion de cette triste affaire : on a prétendu que, découverte de la dernière heure, il fut constaté que l’ancienne prison s’élevait sur l’emplacement d’une chapelle où des sacrilèges avaient été commis autrefois. J’avoue que je ne vois pas bien le diable vengeant des sacrilèges ! et cela en pendant et étranglant des militaires innocents !


Par ce qui précède, le lecteur se dira que, examinateur scrupuleux et impartial, je n’accepte pas, les yeux fermés, tout ce qui se dit et se raconte ; le lecteur sera dans le vrai. Il faut, en effet, m’accepter les légendes où le surnaturel joue un rôle qu’avec les plus extrêmes réserves ; et, dès l’instant qu’une légende est, ne serait-ce que sur un seul point, même insignifiant d’apparence, en contradiction avec la doctrine de l’Église, rejetez cette légende impitoyablement, car elle est à coup sûr fallacieuse et erronée.

Je vais en avoir fini avec les obsédés qui ont commis le crime de souscrire un pacte à Satan, et montrer, par une histoire vraie, que Dieu vient au secours de ces malheureux, même les plus coupables, dès qu’ils ont le repentir de leur faute et qu’ils font appel à sa miséricorde. Ceci, qui n’est pas une légende fabriquée par des imaginations ignorantes, prouvera, en outre, que le diable ne tue pas les gens aussi facilement que beaucoup le croient, à tort, et quelque envie que l’éternel ennemi de l’humanité puisse avoir de détruire les créatures de Dieu.

Cette histoire est rapportée par plusieurs auteurs ecclésiastiques ; c’est dire qu’elle est d’une certitude absolue.

Un prêtre, se laissant aller au plus criminel des entraînements, avait, dans l’espoir d’obtenir des biens terrestres qu’il convoitait, profané une hostie par lui consacrée. Satan lui apparut et lui proposa un pacte ; ce prêtre indigne l’accepta. Il vécut ainsi quelques années, ayant obtenu ce qu’il désirait et se croyant heureux.

Or, un jour qu’il se promenait sur le bord de la mer, le diable se montra à lui tout à coup dans les airs, portant entre ses mains une énorme colonne ; c’était une colonne qu’il venait d’arracher à un édifice public de Rome et qu’il avait transportée de la sorte, à l’effet d’écraser, du moins voulait-il tenter de le faire, le misérable apostat et sacrilège ; car celui-ci lui avait donné son âme, et, dans le pacte, il était stipulé que Satan aurait tout loisir de le prendre pour son royaume à tel jour. On était donc au jour fixé.

À la vue de son terrible créancier, le prêtre criminel fut épouvanté ; il comprit toute l’horreur de son forfait, et, se jetant à genoux, il s’écria :

— Ô mon Dieu, je suis le dernier des misérables, mais ayez pitié de moi ! Reprenez-moi cette fortune que je ne possède que par le plus affreux des crimes ! que je finisse mes jours dans la plus noire misère, dans les pires douleurs corporelles, dans la honte et le délaissement de tous les hommes ! Et vous, ô bon saint Pierre, mon patron, intercédez pour moi ; obtenez que j’endure sur terre toutes les souffrances de l’enfer, dont hélas ! je suis digne. Sauvez-moi, ô saint Pierre ! surtout, sauvez mon âme !

Aussitôt, l’apôtre invoqué parut, et, à trois reprises, il jeta le diable et sa colonne dans la mer ; car le Maudit persistait à vouloir écraser le malheureux, en prétendent qu’il lui appartenait.


Miraculeuse intervention de saint Pierre, venant au secours d’un prêtre coupable, mais repentant, que le diable voulait écraser.

Le diable fut à tel point vexé de cette défaite, qu’il brisa de colère sa colonne et s’enfuit le plus vite qu’il put.

Des fragments de cette colonne sont conservés dans une église de Prague.

Que l’on ne vienne donc plus nous dire que Satan a le pouvoir de vie et de mort sur les hommes. L’Église déclare le contraire et le prouve par l’intervention miraculeuse des saints, qui, dans le cas de contrition parfaite, et lorsqu’un obsédé rompt son pacte par un acte de libre arbitre, peuvent défendre contre la rage infernale le pécheur repentant.


Pour terminer sur la question de l’obsession, il me reste à citer deux faits, dont le dernier m’est strictement personnel ; dans l’autre, je n’ai pas été acteur, mais témoin. En outre, cette double narration m’amènera à relater encore une histoire de pacte, qui n’est peut-être pas une légende. Nous passerons ensuite au chapitre consacré à la possession.

Le Menzaleh, paquebot des Messageries Maritimes, était entré en armement à la Ciotat, et j’avais été désigné comme médecin de ce navire. Le Menzaleh devait, une fois armé, rejoindre la station de Yokohama pour remplacer le Tibre, arrivé à la fin de son temps et qui avait à rentrer en France afin de changer ses chaudières.

Mais auparavant le Menzaleh devait aller à Londres « faire le plein », c’est-à-dire chercher un chargement complet pour les principales escales de son voyage, mais surtout pour Yokohama directement.

Nous partîmes de Marseille, — il m’en souvient bien, — un dimanche matin, une heure avant le courrier de Chine, qui, lui, nous suivait, mais prenant à la sortie du port la direction de Naples, tandis que nous allions dans celle de Gibraltar.

Il faut huit jours environ pour aller de Marseille directement à Londres, sans faire, bien entendu, escale nulle part.

Nous passâmes de nuit le détroit, sans nous y arrêter. J’avais donné des ordres pour qu’on m’éveillât dès que nous serions en vue, à toute portée, et je montai aussitôt sur la passerelle, ou se trouvaient l’officier de quart et le commandant.

Il était une heure du matin ; il faisait un temps superbe, mais noir comme un four éteint. Néanmoins, la masse imposante du colossal rocher sortait peu à peu, grossissait, se détachant des ténèbres ; mais il nous fallait nos jumelles pour la distinguer nettement.

Déjà nous étions au pied, et maintenant l’immense muraille de rocs cyclopéens du versant de la Méditerranée nous surplombait, se profilant sur le ciel bleu-noir de la nuit.

Je m’écarquillais les yeux à souder cette énormité noire, cherchant une fissure, un filet, un soupçon de lumière, une flammèche, une étincelle, quelque indice enfin, ne fût-ce qu’une fumée légère, qui trahit pour moi, initié, l’infernal travail qui s’effectuait dans les flancs de la masse granitique.

Rien, absolument rien.

Mais voici que nous doublions la Pointe-d’Europe, et un cordon de lumière à présent courait devant nos yeux, à mi-hauteur du roc, nous signalant la ville bâtie en éventail.

Et toujours, je regardais, mes jumelles invinciblement tournées, fixées, pour ainsi dire, sur Gibraltar. Nous passions au large, afin d’éviter les bancs du détroit, celui de la Perle, entre parenthèses.

Déjà nous relevions Tarifa, puis Algésiras, puis Ceuta, dont les feux multicolores piquaient là-bas le noir de la nuit ; et je quittais comme à regret ce Gibraltar, à travers le roc duquel je voyais, moi, et où je revivais pour un instant les scènes du fer et du feu que j’ai racontées, lorsque tout à coup je me sentis frapper sur l’épaule les petits coups secs que je connaissais si bien.

Aussitôt, et sans même me retourner, je braquai, plus attentivement que jamais, mes jumelles sur Gibraltar, maintenant à tribord par l’arrière de nous, et tout de suite, au sommet de la tour sur laquelle par hasard je tombai, j’aperçus deux grands yeux ouverts, glauques, qui fixaient le navire. J’eus un léger frisson.

— Ah ! ça, par exemple, c’est drôle ! entendis-je dire derrière moi.

C’était l’officier de quart, qui, à travers le taximètre, relevait Gibraltar, et qui, lui aussi, à travers ses jumelles, apercevait la particularité.

— Voyez donc, commandant, fit il ; sur Saint-Georges on dirait deux feux verts conjugués et à éclats.

Le commandant regarda à son tour.

— Tiens, oui, ma foi, dit-il aussi…

Puis, en riant :

— Ça fait l’effet de deux yeux de diable, qui clignent, au milieu de la nuit !

— C’est vrai, murmura l’officier de quart… C’est bien un nom à leur donner, si c’était par hasard des feux fixes établis nouvellement. — Après quoi : 45° de l’arrière de tribord, fit-il, continuant à prendre son relèvement.

Les deux officiers avaient repris maintenant leur promenade sur la passerelle, ne pensant déjà plus aux yeux du diable, et le commandant, au bout d’un instant, descendait pour aller se coucher, après avoir rectifié la route et inscrit de nouveaux ordres sur son cahier. Moi, je ne perdais pas de vue Saint-Georges, qui insensiblement disparaissait avec la lueur étrange des deux yeux.

En passant devant moi, le commandant me dit :

— Bonne nuit, docteur…

Et, comme je ne répondais pas :

— Eh bien, quoi donc ? ajouta-t-il ; qu’avez-vous ?… Vous paraissez pétrifié…

— Ah ! pardon, commandant… Non, je ne suis pas pétrifié ; mais je pense à ce que vous venez de dire tout à l’heure… Ces yeux de diable… Si pourtant vous aviez touché de près à la vérité !… Qu’est-ce que vous croyez de cela ? interrogeai-je.

Alors, le commandant, un instant arrêté, me dit :

— Ah !… Eh bien, voulez-vous mon opinion bien nette, bien intime et bien réfléchie et cet égard ?

— Oui, répondis-je, attendant une déclaration sérieuse.

— Eh bien, je m’en f…iche !

Et il descendit, en éclatant de rire, l’échelle-arrière de la passerelle et me souhaitant de nouveau bonne nuit.

Voilà, pensai-je, comment dans la vie on passe cent fois à côté du diable ; on le voit, on le relève (pour parler marine), et l’on ne se doute même pas de sa présence.

À ce moment, l’officier de quart s’approchait de moi, pour me dire, lui aussi, en riant :

— Dites donc, docteur, vous savez, je double l’opinion du commandant ; je m’en contref…iche !

Le lendemain, en effet, en parcourant le livre de loch, ce livre où, après chaque quart, l’officier inscrit scrupuleusement tous les incidents, même les plus minimes, qui se sont produits pendant ses quatre heures de passerelle, je trouvai banalement ces mots :

« À une heure, 17 minutes, 8 secondes, relevé Gibraltar par 45° tribord arrière, passé à 2 milles du feu. »

Et c’est tout.

Cependant, un incident personnel devait me prouver, la nuit suivante, que le feu que nous venions de constater sur Saint-Georges n’était pas un indice naturel.

C’est avec cet incident, cas d’une obsession à laquelle j’ai été moi-même en butte, que je terminerai ce chapitre. Ainsi que je l’ai expliqué déjà, je ne m’astreins pas à l’ordre chronologique : je préfère classer par catégories les faits que j’ai à relater ; ce qui est, au point de vue de l’étude, un procédé d’une meilleure méthode ; en suivant strictement l’ordre des dates, je n’aboutirais, dans certains cas, qu’à faire paraître mon récit diffus, et je tiens au contraire à ce que tout ce que je raconte demeure d’une façon bien claire dans l’esprit du lecteur, sans qu’il ait besoin, à la fin de mon ouvrage, de récapituler et de se livrer à un pénible classement ; d’autant plus que bien des lecteurs, opérant alors, risqueraient de commettre des erreurs, et de prendre, par exemple, des faits d’obsession simple pour des faits de possession. Je crois ma méthode bonne, et je la suis ; c’est ainsi, du reste, qu’on procède dans toute étude scientifique.

Je reviens à mes officiers incrédules, qui ne sont pas rares dans la marine, et je fais ressortir, à ce propos, que l’observation m’a fait constater que l’on trouve, en général, une foi beaucoup plus intense dans la classe subalterne. Souvent, après ma visite réglementaire, il m’est arrivé de causer avec les matelots du bord ; j’ai remarqué chez eux un fond de religiosité très intelligente ; grand nombre de ces braves gens sont pieux même. Tout aumônier de la marine le dira. Ils croient, ils ne sont pas à ergoter tout le temps avec des si et des car, des pourtant et des pour quoi à n’en plus finir ; et ainsi, tout simplement, comme de braves gens qu’ils sont, je le répète, ils font leur salut ; ce qui est la meilleure preuve qu’ils ne sont pas des imbéciles.

Le lendemain du jour où je fus en butte à l’obsession dont je réserve le récit pour tout à l’heure, le maître d’équipage du Menzaleh, un breton, bon chrétien de vieille roche et qui était plein de bon sens, me raconta une histoire de pacte qu’il tenait pour authentique, d’après la parole de plusieurs personnes du pays, mais dont malheureusement il ne connaissait pas la fin.


Cette curieuse histoire mérite d’être rapportée. Bon nombre de marins français la connaissent ; on se la redit de l’un à l’autre, au gaillard d’avant. Je vais donc la consigner dans cet ouvrage, en laissant la parole à mon vieux breton.

— Connaissez-vous, me dit-il, l’aventure du Saint-Maman, qui fit en sept jours la traversée de Terre-Neuve à Saint-Brieuc ?…

Oui, répéta-t-il, sept jours du banc de Terre-Neuve à Saint-Brieuc !… C’est une belle tournée, n’est-ce pas ?… La corvette la Diligente, notre plus fine voilière, ne l’aurait pas faite en sept semaines, surtout si, comme le Saint-Marcan, elle avait eu à lutter contre une mer affreuse et une brise carabinée de vent d’est… Et pourtant le Saint-Marcan n’est pas taillé pour la marche !… C’est un gros brick bien solide, peu coquet, étalant un gros arrière aux formes massives ; jamais il n’avait dépassé six nœuds, son journal en fait foi.

Il fut beaucoup parlé, dans Saint-Brieuc, de cette merveilleuse traversée. Quelques-uns l’admirèrent ; beaucoup en furent surpris ; d’aucuns, et c’étaient les plus vieux, gardaient à cet égard un silence significatif, ou hochaient la tête d’un air mystérieux.

Mais pourquoi le capitaine Jean Jouin n’aimait-il pas qu’on entamât un sujet de conversation si flatteur pour lui ? Aux félicitations, il se taisait ; aux questions, il répondait avec brusquerie, en envoyant promener les questionneurs. D’où lui venait donc cette tristesse inusitée ? Quelle était la cause de cette réserve taciturne ? N’avait-il pas bien vendu son beau chargement de morue ? Et la vie ne s’annonçait-elle pas à lui sous les plus heureux auspices ?…

… La saison de pêche tirait vers sa fin. Déjà bon nombre de navires bien chargés avaient quitté le banc de Terre-Neuve ; les plus tardifs se préparaient à débanquer à leur tour, et le Saint-Marcan n’avait pas encore salé un seul baril de morue.

C’était un sort ; rien ne lui réussissait. Depuis qu’il était sur le fond, il n’avait pas perdu un instant ; ses flottes bien allongées attestaient sa vigilance ; ses chaloupes n’étaient point paresseuses ; et, tandis que les navires qui l’entouraient faisaient une pêche abondante, lui, il ne prenait pas un morillon.

Il avait beau virer de bord, changer la panne, quitter un mouillage pour un autre ; le malheur lui donnait la chasse et le poisson semblait le fuir.

Et pourtant ses ains étaient bien aqués ; chaque jour ses boëtes étaient soigneusement rafraîchies. Le saleur jurait ses grands dieux que le navire était charmé ; l’équipage ne jurait plus, il faisait des vœux ; le capitaine Jean Jouin, l’esprit fort de Saint-Brieuc, m’envoyait pas une chaloupe sans faire un signe de croix. Peine inutile ; il eut la douleur de voir le dernier de ses compagnons pousser le hourrah de départ et faire voile pour la France, sans qu’il eût, lui, pu saler encore un baril.

Et voyez comme cela se rencontrait mal pour le pauvre Jean Jouin ; c’était son premier voyage de capitaine ; sa réputation en dépendait, et il avait en perspective un superbe mariage.

— Tonnerre de Brest ! s’écriait-il, quand la chaloupe ramenait à bord des lignes toujours désertes ; mille tonnerres ! pour un rien, je vendrais mon âme !…

L’extrême bonheur touche souvent à l’extrême infortune. C’est vieux, mais c’est juste. Jean Jouin l’éprouva. Il y avait dix jours que la dernière voile avait disparu à l’orient, quand la chance tourna.

Alors, les chaloupes tiraient à couler bas ; le pont du Saint-Marcan ployait sous le poids du poisson ; le saleur ne pouvait suffire à sa tâche ; les tonneliers se multipliaient ; on travaillait le jour, on travaillait la nuit. La joie reparut à bord : la saison ne serait pas perdue. On était en retard ; mais qu’importe ! on serait favorisé pour le retour… Les marins sont si confiants ! Si l’espérance était bannie de la terre, on la retrouverait à bord d’un navire.

En huit jours, le bâtiment avait son plein. Il appareille le soir même. Jamais hourrahs ne furent poussés avec plus d’allégresse. La mer en frémit, et la corvette de station chercha pendant deux jours, croyant avoir entendu quelque coup de canon de détresse.

Le lendemain matin, ils avaient débanqué.

Le temps se soutint beau toute la journée ; le soir, il mollit ; la nuit, calme plat. Ils espérèrent.

Le deuxième jour, une faible brise d’est s’éleva ; c’était le vent debout. Ils jurèrent.

Peu à peu, la brise fraîchit, l’horizon prit une apparence menaçante de gros nuages gris, poussés avec rapidité, obscurcirent le ciel ; la mer grossit. Le Saint-Marcan fatiguait : ils mirent à la cape.

Plus de doute, c’était un coup de vent.

La première journée, ils avaient prié ; la seconde, ils avaient blasphémé ; la troisième, ils se reprirent à implorer le ciel, mais ce n’était plus avec la ferveur des âmes pieuses. Ils avaient une manière d’invoquer le patron du navire qui ressemblait plus à une mise en demeure qu’à une supplique ; saint Marcan fit la sourde oreille, et leurs invocations peu respectueuses furent emportées par la tempête.

Ils étaient donc dans cette cruelle position, et rien n’annonçait la fin du mauvais temps. La nuit était venue, jetant à travers l’ouragan les teintes lugubres de son obscurité ; le ciel, devenu invisible, était voilé par une brume épaisse, qui, chargée d’eau salée, brûlait leurs yeux appesantis par la fatigue ; l’océan, déployant ses énormes lames, tourmentait, roulait, ballottait dans tous les sens le bâtiment. Livré sans défense à sa fureur, à moitié désemparé, le brick offrait un spectacle de désolation affreux ; l’équipage, entièrement démoralisé, s’était groupé auprès de la dunette, et, dans un engourdissement apathique, attendait.

Mais qui pourrait peindre le désespoir de Jean Jouin ? Depuis le commencement de la tourmente, ses yeux ne s’étaient pas fermés ; il n’avait pas mangé, il n’en avait pas eu l’idée. Debout près du gouvernail, serrant fortement dans ses doigts contractés la corde dont le bout entourait son corps, ses regards n’avaient pas quitté l’horizon ; aucun ordre n’était sorti de sa bouche.

Chaque fois que maître Calé venait lui annoncer quelque nouvelle avarie :

— C’est bon, disait-il.

Et il retombait dans son morne silence.

C’est qu’aussi ce retard l’accablait. Il songeait qu’il arriverait longtemps après les autres, que sa cargaison n’aurait aucune valeur, qu’il perdrait son commandement, et que, sans commandement, adieu le mariage rêvé !…

Donc, il faisait nuit, et la tempête était dans toute sa force, quand Jacques Grou, le tonnelier, mettant une chique neuve en sa bouche, s’approcha de maître Calé qui se tenait à côté du capitaine.

— Eh bien, maître, lui dit-il en serrant précieusement sa boite à tabac, que pensez-vous de ce temps-là ?

— Je pense, répondit l’autre, que c’est un chien de temps, et l’on y voit clair comme dans la conscience d’un corsaire.

— Et ça n’est pas encore fini, savez-vous ; le mauvais temps a pris avec la lune, il finira avec elle.

— Que le diable t’emporte ! fit Jean Jouin, qui écoutait.

— Merci, capitaine !… Seulement, ce n’est pas bien de parler du diable, lorsqu’on ne sait pas qui est-ce qui peut vous entendre.

— Surtout, il est dangereux d’en parler, quand on entend cette musique-là, murmura le saleur.

— Oh ! oui, ajouta Jacques Grou ; dire qu’à tout moment on peut masquer son perroquet de fougue !… Oh ! voyez donc là-haut, capitaine…

Jean Jouin dirigea les yeux vers l’endroit que lui montrait le tonnelier ; une légère flamme bleuâtre voltigeait autour du mat et des vergues et se jouait au travers des cordages.

— Le feu Saint-Elme ! fit-il.

Et il retomba dans sa mélancolie, sinistre.

— Le feu du diable ! grondèrent les deux matelots.

— Bon Dieu du ciel ! reprit aussitôt Jacques Grou, nous sommes flambés !…

La chute du petit mât de hune l’interrompit.

Ils se regardèrent, en guignant du coin de l’œil le capitaine, qui demeurait immobile.

— Il faut qu’il ait l’âme chevillée dans le ventre, dit le saleur, à voix basse.

Et vraiment le malheureux brick offrait un aspect lamentable. Les mâts de hune, pendant sous le vent, et retenus par quelques manœuvres, suivaient les mouvements du roulis et frappaient les flancs du navire avec une force qui faisaient craquer la membrure. Il fallait toute la solidité de sa construction bretonne pour qu’il pût résister à d’aussi terribles secousses ; et pourrait-il résister longtemps ?

La tempête semblait redoubler de violence ; le vent rugissait avec force ; la mer déchaînée envahissait de toutes parts et battait en brèche le pont. Les matelots, réveillés par l’imminence du danger, étaient accourus et tenaient leurs yeux inquiets fixés sur le capitaine.

— Grand saint Jacques ! s’écria tout à coup le tonnelier Grou, si nous nous tirons de là, je fais vœu…

— Grand saint Nicolas ! dit à son tour le saleur…

— Grand saint diable ! interrompit Jean Jouin, si tu veux me donner la remorque, je l’accepte et je t’envoie un grelin !…

En entendant ces paroles, les autres le regardèrent, stupéfaits.

— Navire ! cria une voix… Navire derrière nous !

Toutes les têtes se tournèrent vers le point indiqué ; toutes restèrent immobiles, le regard dirigé vers l’objet effrayant qui s’avançait dans le lointain, se rapprochant d’eux à grande vitesse.

Malgré l’obscurité, malgré l’épaisseur de la brume, on voyait, distinctement, un beau navire courant toutes voiles dehors. Mais, ce qu’on ne pouvait concevoir, ce qui fit dresser les cheveux sur la tête des plus hardis, il courait contre le vent et la mer, brassé carré, les bonnettes tribord et bâbord.

Une lueur vague, qui flottait autour de lui, rendait visibles toutes les parties d’une mature élancée et d’un gréement en bon état. Ses voiles, gracieusement arrondies, semblaient céder à l’impulsion d’une brise favorable, qui ne soufflait que pour lui. Sa guibre sculptée ne refoulait pas devant lui avec force la mer furieuse, et les flots déchaînés n’allaient pas en grondant tournoyer autour de son gouvernail, insensible à la tourmente qui faisait rage, mais seulement à peu de distance tout autour.

Droit, tranquille, majestueux, il glissait rapidement sur la cime des vagues, qui semblaient le respecter et ne garder aucune trace de son passage.

Quand il fut à bonne portée de vue, quand tous les détails s’aperçurent, on constata que le fantastique navire avait un équipage digne de lui : les matelots étaient des squelettes, le capitaine paraissait être un démon.

Bientôt, le bâtiment mystérieux passa bord à bord du Saint-Marcan. Alors, une voix stridente, éclatant au milieu du fracas de la tempête qui n’avait pas cessé, fit entendre ces mots :

— Amarre à bord !

Et le bout d’un grelin tomba sur le pont du Saint-Marcan.

— Tourne à la bitte ! cria Jean Jouin, désengourdi, l’air radieux.

Mais pas un de ses matelots ne bougea ; tous étaient frappés de stupeur.

— Quand ce serait Lui ! fit Jouin.

Et il s’élança, pour saisir l’amarre. Ce furent ses dernières paroles. Il était maintenant immobile, une main appuyée sur la bitte, et l’autre tenant le bout du cordage qu’il venait de fixer solidement.

Puis, le vaisseau infernal, continuant à voguer dans le calme, malgré la tourmente de tous les éléments conjurés, entraîna à sa suite le Saint-Marcan. Jean Jouin était remorqué par le diable.


Le vaisseau infernal, continuant à voguer dans le calme malgré la tourmente de tous les éléments conjurés, entraînait a sa suite le Saint-Marcan ; le capitaine Jean Jouin était remorqué par le diable.

Qui pourrait savoir ce qui se passa, en cette nuit terrible, entre le capitaine et l’autre ? Jean Jouin n’en a jamais rien dit ; et ses matelots s’étaient réfugiés à fond de cale…

Le soleil venait de se lever, à Saint-Brieuc ; la mer commençait à monter, lorsque le sémaphore signala un navire en vue.

Le vent était bon : il terrissait rapidement ; à ses mâts de perroquet à flèches, on reconnut le Saint-Marcan, capitaine Jean Jouin.

Dès qu’il fut dans le port, le pont fut encombré d’une foule de curieux : les uns félicitaient le capitaine d’être arrivé premier ; les autres le louaient du bon état de son navire (car toutes ses avaries avaient disparu, on n’a jamais su comment) ; tous s’enquéraient des bâtiments qu’il avait laissés derrière lui.

À toutes ces questions, Jean Jouin répondit par une autre : il demanda le quantième du mois.

Il y avait juste sept jours qu’il avait débanqué !…

Que conclure de ce récit ?… Est-il véridique ? ou appartient-il, au contraire, au domaine de la légende ?… Il s’agit là, je le répète, d’une histoire à laquelle grand nombre de marins français, excellents catholiques, croient.

En somme, tout esprit non prévenu n’y trouvera rien d’invraisemblable. Dans ce cas du capitaine Jean Jouin, l’obsession tenace, persistante, est caractéristique. L’homme, qui faisait le libre-penseur sceptique, qui posait pour l’incrédule absolu, avait, en réalité, des tendances à l’impiété fort prononcées ; ce qui est fréquent dans le monde des fanfarons de scepticisme. Des revers soudains viennent-ils à les accabler, ils s’adressent d’abord, quelquefois, à Dieu, mais sans conviction, et ne tardent pas à recourir au diable, pour qui ils sont mûrs.

Toutefois, cet épisode, bien que n’ayant (il me semble) rien de contraire à ce qui est admis par l’Église, ne repose que sur une sorte de tradition, transmise de l’un à l’autre par nos vieux loups de mer, et qui n’a, que je sache, reçu la consécration d’aucun théologien. À son égard, nous devons donc être très circonspects. Le lecteur comprend à merveille, du reste, que je n’ai nullement la prétention de lui imposer la moindre croyance à des faits, sur lesquels Rome, c’est-à-dire la suprême autorité compétente, ne s’est pas prononcée.

Je raconte ce que j’ai vu, j’y ajoute ce qui m’a été dit par des personnes n’ayant aucun intérêt à me tromper. En un mot, je catalogue et classe ce que j’ai recueilli. Il est impossible que je ne rencontre pas des incrédules. Néanmoins, j’estime que, dès l’instant qu’un fait cité de bonne foi n’est pas en contradiction avec ce que l’Église enseigne, il est téméraire de le nier uniquement par l’effet d’un parti pris. Qu’on le déclare sujet à réserve, je l’admets et ne m’en offense pas : mais la réserve doit être impartiale.

Nier des faits surnaturels, par la seule raison qu’on n’a pas été soi-même témoin, est peu digne d’un catholique. C’est, en outre, s’exposer à recevoir plus tard un démenti par les événements, si de nouveaux témoignages, qui n’avaient pas osé d’abord se produire, viennent un jour s’ajouter au premier.

Ainsi, sur la question des choses que j’ai constatées dans les arrière-loges et les triangles palladiques, il est évident que chacun a le droit de réserver son jugement définitif ; mais il est évident aussi, — et je préviens expressément les incrédules à ce sujet, — que le doute, par défaut de constatation personnelle, n’autorise pas la négation, surtout lorsqu’on n’oppose point au narrateur un contre-témoignage émanant d’un catholique.

Si à un chrétien qui a exposé sa vie pour surprendre les secrets des ennemis de l’Église, et qui arrache les masques sans pitié, on ne trouve à opposer que les négations intéressées de ces mêmes ennemis de l’Église, la réfutation est sans valeur pour les vrais catholiques ; elle n’est même plus une réfutation, elle constitue une attaque injurieuse et illégitime contre l’homme qui s’est dévoué. Bien plus, elle se retourne immédiatement contre le douteur qui s’abaisse à ramasser de pareilles armes dans la boue de l’impiété sectaire et qui s’en sert pour combattre le chrétien, par le seul motif que celui-ci a le malheur de n’être pas sympathique à l’autre.

Enfin, les catholiques ne doivent jamais perdre de vue que les francs-maçons ont toujours nié, même l’évidence, et qu’ils nient aujourd’hui la pratique de l’occultisme luciférien dans leur secte, au même titre qu’ils niaient, il n’y a pas longtemps encore, leur rôle politique clandestin, comme ils ont toujours nié leurs assassinats les plus avérés, niant quand même, cyniquement, lorsque le sang de leurs victimes crie contre eux.


Pour moi, lorsqu’un récit m’est fait de bonne foi et que celui qui m’écrit ou me parle jouit de son bon sens, je l’accepte de prime abord, sans autre réserve que l’examen du cas au point de vue de l’enseignement de l’Église ; et si un théologien me dit : « Ce fait est inadmissible, pour telle ou telle raison », alors je considère que mon narrateur, tout en étant de bonne foi, s’est trompé. Mais mon premier mouvement est toujours de croire à la sincérité de quiconque combat avec énergie le diable, père du mensonge. Celui donc qui attaque le diable, c’est-à-dire le mensonge, est à mes yeux logiquement un homme loyal ; il peut commettre une erreur, avoir mal interprété tel ou tel détail, sans que cela infirme en rien sa loyauté ; s’il se trompe par malheur, du moins ne cherche-t-il pas à me tromper, et le jugement infaillible de Rome est là pour rectifier lorsqu’il s’agit de faits graves sujets à réserve et affirmés par un honnête homme.

On me dira que je suis trop crédule, que je suis naïf de croire à l’aventure du capitaine Jean Jouin, à moi racontée par un brave matelot, excellent chrétien, me répétant une histoire traditionnelle dans la marine et qui n’a jamais été démentie ; il y a même des gens, je le sais, qui diront que je suis de mauvaise foi en l’introduisant dans mon ouvrage. Je laisse les arguments de cette espèce à ceux qui, ayant l’habitude de mentir, sont tout de suite portés à voir partout des menteurs.

Ne voyant, moi, rien d’invraisemblable dans l’épisode du Saint-Marcan remorqué par le diable, je le maintiens dans les cas d’obsession suivie de pacte, sauf à me soumettre humblement à l’avis de l’Église, si dans cette histoire elle ne voyait qu’une légende à laisser de côté.

Mais voici un fait, dont personnellement je suis sûr, que j’affirme avoir vu, — ou, sinon, il faudrait que je fusse fou, — et qui, dans mon voyage à bord du Menzaleh, s’est produit au moment de notre arrêt à Londres.

Ce que j’ai vu s’est passé dans une maison du Golden-Square, local maçonnique ouvert aux occultistes parfaits initiés, mais où les francs-maçons non lucifériens sont également reçus.

J’assistai à une tenue ordinaire de triangle, qui devait être suivie d’une séance d’évocations. Dans l’intervalle, l’atelier se mit en récréation, et quelques-uns d’entre nous se rendirent, pour passer un moment, à la réunion des frères de la maçonnerie vulgaire, lesquels dépendaient du Suprême Conseil d’Angleterre (rite écossais). Bien entendu, pour nous y rendre, nous laissâmes nos insignes palladiques dans la salle du triangle, ces insignes ne devant être portés qu’au sein des assemblées de parfaits initiés.

Quand je revins avec cinq ou six de mes collègues, l’un d’eux, sans y prendre garde, ni moi non plus d’abord, revêtit mon cordon, et moi le sien. Puis, la séance d’évocations commença. Je m’aperçus alors de l’erreur commise, en tâtant la pointe de mon cordon ; je n’y sentis pas ma précieuse médaille. Regardant plus attentivement mes deux voisins, je vis que celui de droite, le F∴ James Power, portait mes insignes, lesquels se ressemblent tous entre adeptes de même grade ; mais, par l’usage, on distingue néanmoins chacun le sien. Je n’avais aucune raison plausible de le lui réclamer à ce moment, et je ne pouvais que le lui reprendre, par un échange, à la sortie.

Or, après quelques préliminaires anodins, mon voisin de gauche, sous je ne me rappelle plus quel prétexte, réclama l’honneur d’évoquer Zaren, « daimon vengeur ». Il avait droit à opérer. On lui fit place, et il se mit à l’œuvre, au milieu de la salle.

Il agit selon le rite, n’oublia aucune des formules de la liturgie satanique, et Zaren parut.

Ce diable-là se montra instantanément sous la forme d’un animal métallique, un dragon à trois têtes, en acier. Il avait un aspect hideux, effrayant.

Mais, à peine fut-il là, que, poussant des grondements sourds, il se précipita, furieux, de mon côté, vers mon voisin Power, comme s’il voulait le dévorer. L’évocateur reculait, lui, au fur et à mesure que l’affreuse bête avançait.

Power, de crier :

— Ce n’est pas Zaren, c’est un maleach !

En même temps, mon voisin, qui tenait à la main son pentagramme, le retournait vivement, ainsi qu’on fait lorsqu’on a affaire à un esprit contraire, c’est-à-dire qu’il présentait deux pointes, au lieu d’une, au dragon d’acier. D’autre part, il faisait un pas en avant contre le monstre, et, rapide comme la pensée, il saisit la baguette dont l’évocateur venait de se servir.

Alors, se passa une scène bizarre.

Le dragon reculait en grognant, et Power marchait résolument contre lui. En vain, le diable soi-disant vengeur faisait-il mine de reprendre l’offensive ; Power lui tenait tête victorieusement.

Moi, je comprenais à merveille ce qui avait lieu. C’était bien un démon qui était là ; sans doute, c’était le Zaren évoqué ; mais ce n’était certes ni la baguette magique ni le pentagramme retourné qui protégeaient mon collègue palladiste. Il était, j’en suis convaincu encore, protégé à son insu par la médaille de saint Benoît cousue dans le cordon qu’il avait revêtu par erreur.

James Power, agitant de plus belle ses ustensiles, triomphait en voyant reculer le dragon d’acier, qui renversait tout dans sa marche en arrière.

— Le maleach est impuissant ! s’écriait-il, le maleach est vaincu !


James Power, agitant de plus belle sa baguette magique et présentant le pentagramme au dragon d’acier, triomphait en voyant celui-ci reculer.
— Le maleach est impuissant ! s’écriait-il ; le maleach est vaincu !

Finalement, Zaren s’évanouit, tout d’un coup, comme il était apparu, mais en laissant après lui une fumée tellement puante qu’il fallut ouvrir de suite toutes les fenêtres ; sinon, je crois, les assistants auraient été, sinon asphyxiés, du moins malades à vomir.

À la sortie, je ne manquai pas de reprendre à Power mon cordon, et je m’en retournai, réfléchissant profondément à ce qui venait d’arriver.

C’est un fait, auquel les fervents catholiques croient avec raison : quand l’Église a béni et indulgencié une médaille, Dieu récompense souvent, par des marques d’une protection spéciale, celui qui la porte avec dévotion, et quelquefois même une médaille de la Vierge Marie ou d’un saint a sauvé d’un grand péril telle personne qui l’avait sur elle, sans s’en douter, grâce au pieux subterfuge d’une parente profondément croyante.

D’autre part, l’exemple que je viens de citer démontre une fois de plus que l’aventure du soldat de Fontainebleau est une légende inadmissible ; car, s’il s’agissait là d’une histoire vraie, la médaille que portait le capitaine aurait provoqué la défaite du démon. Le diable, vaincu par les saints, l’est à plus forte raison par la Mère de Dieu.

Cela, les bons catholiques le comprennent ; les indifférents, les sceptiques, les esprits forts et les chrétiens superficiels, qui sont à mettre dans le même panier, en rient et traitent de « billevesées du moyen-âge » les miracles divins et les prestiges diaboliques ; quant aux palladistes, vous ne leur arracherez pas de la tête l’idée folle que, dans un cas d’obsession tel que celui de James Power, c’est la vertu du pentagramme qui a triomphé d’un maleach.


J’en arrive, pour terminer ce chapitre, à l’obsession personnelle à laquelle j’ai été en butte, fait qui se place chronologiquement à la première nuit écoulée après le passage du Menzaleh devant Gibraltar.

Ici, c’est une sorte de confession que je fais à mes lecteurs, et j’ai besoin de toute leur indulgence.

Ils verront comment le démon s’y prit pour m’attaquer. Ah ! il faut reconnaître qu’il m’enveloppa habilement. Il procéda contre moi par l’obsession scientifique. Un moment, toutes idées se brouillèrent dans ma pauvre cervelle humaine ; et, quand je réagis, il était temps. Mais aussi, comme mon histoire, dans cet épisode, prouve que le diable, alors même qu’il croit toucher à la victoire, n’est qu’un agent passif des impénétrables desseins de Dieu ! L’esprit mauvais pensait me tenir, cette fois ; il se manifesta, croyant frapper un coup décisif, et ce fut son apparition qui chasse de mon raisonnement bouleversé l’erreur qu’il s’efforçait d’introduire en mon âme.

Donc, nous avions passé Gibraltar ; nous voguions maintenant sur l’Atlantique, et nous devions, par conséquent, arriver à Londres quelques jours après, — exactement, le mardi de la semaine suivante à deux heures après midi, — et cela sans plus voir de terre, c’est-à-dire en ne relevant plus que le feu de Finistère à toute portée.

Six jours de monotonie et d’ennui entre ciel et terre. Notez que nous n’avions pas de passagers et que par conséquent les heures se seraient écoulées terriblement assommantes pour moi si je n’avais en, toujours en prévision de ces cas, une provision de travail sur la planche ; et ici le mot « planche » est le vrai, étant donnée la planche à glissière qui sert de table et de bureau dans nos cabines.

Je mis donc rapidement en ordre et classai à leur fiche, dans mon livre de bord particulier, les incidents de cette rapide traversée de Marseille à Gibraltar ; je glissai le livre dans mon chiffonnier fermé à clef sous mon linge, et je pensai à autre chose.

Tous ces évènements que je documentais alors, tous ces spectacles, coupés pour ainsi dire, auxquels j’assistais pendant cette période, n’avaient pas encore en effet à cette époque le puissant intérêt de suite et de rattachement les uns aux autres que je leur ai reconnu depuis. Alors, je savais déjà quelque chose de ce monde du diable ; je ne doutais pas de son existence réelle, du culte qui lui était rendu, ni de sa direction effective de la maçonnerie universelle ; mais, comme l’étudiant en médecine au début de ses études, qui sait qu’il abordera une science vaste qui va dévoiler à son intelligence des choses extraordinaires, incompréhensibles, dont il ne saisira la clef que dès qu’il sera vraiment initié et au courant de tout, et qui étudie, documente, enregistre des faits, pour plus tard débrouiller ce chaos au fur et à mesure qu’il avancera dans la science, de même, moi, j’enregistrais purement et simplement les faits, avec leurs dates, aussi minutieux fussent-ils et aussi indifférents en apparence tout au moins, sachant que j’aurais occasion de revoir tout cela encore au cours de mes voyages, de m’assurer de nouveau que j’avais bien vu, de me contrôler pour ainsi dire moi-même, de rectifier et de classer enfin à leur véritable place, avec leur vrai sens, leur portée réelle, les faits disparates à un premier examen superficiel.

Mais ce travail considérable, auquel il m’a fallu me livrer depuis et de l’importance duquel le lecteur se doute bien, je n’aurais évidemment pas pu l’aborder avec fruit à ce moment ; aussi, pour ne pas m’y casser la tête, pour éviter d’en être à mon insu trop préoccupé, pour ne penser au diable en un mot qu’au moment surtout où j’allais me présenter aux réunions occultes de ses adorateurs, et pour bien me borner au rôle de simple enregistreur et me distraire scientifiquement, j’avais entrepris une étude géographique et anthropologique sur le Japon et les Japonais, de façon à arriver déjà préparé, théoriquement au moins, dans ce pays où je devais passer une très longue station.

Et ce n’était pas là une petite affaire, je vous prie de le croire.

Je m’étais fait, avant le départ, toute une bibliothèque à ce sujet, allemande, anglaise, italienne et française ; et bien que je possède les trois premières langues assez couramment pour suivre une conversation, lire des lettres, vivre en un mot dans le pays en homme conscient et pas trop ahuri, je ne les possède pas assez pour comprendre les écrits scientifiques un peu ardus ; d’où, nécessité de l’emploi du dictionnaire. Je m’étais donc créé là un jeu de casse-tête japonais, c’est le cas de le dire, qui m’occupait et m’empêchait de penser au diable et à sa maçonnerie. Je ne voulais pas me créer à cet égard une sorte d’obsession, qui eût pu m’influencer en quoi que ce fût, me faire voir à côté et adultérer à un moment donné l’indépendance de mon esprit, la justesse de mon raisonnement.

Je m’étais promis d’observer en médecin, c’est-à-dire sans haine, sans zèle et sans crainte, et de ne me laisser préoccuper, déconcerter, intimider par rien : confiant du côté de Dieu, en règle et tranquille aussi avec ma conscience ; la prière et le travail m’ont soutenu pendant onze années d’enfer, et jamais ni mes camarades du bord, ni les nombreux passagers laïques et ecclésiastiques avec lesquels j’ai été en rapport, ne se sont douté de ce que je faisais, — mon confesseur, bien entendu, excepté.

Pour en revenir au Menzaleh mon livre du diable fermé, je m’étais remis au Japon, et j’allais, on va le voir, peu à peu m’abstraire dans cette étude.

Je m’étais enfermé pour cela dans ma cabine, dans le calme et le silence ; je n’entendais, tamisé par les cloisons étanches et les boiseries, que le toc-toc doux et monotone de la machine qui ronflait dans les profondeurs du bâtiment ; bruit doux, incitant au travail et à la rêverie.

J’en étais à cette époque aux généralités, et je cherchais à pénétrer le secret de ce pays, nouveau pour moi.

Un singulier rapprochement se faisait en mon esprit, précisément entre Yokohama où j’allais et Gibraltar devant lequel je venais de passer : tous deux nés dans le cataclysme que l’on sait ; tous deux sur la même latitude, qui est, au surplus, celle de Charleston (il suffit de jeter un coup d’œil sur une carte pour constater cette singularité de situation identique, par rapport à l’équateur, de Charleston, Yokohama et Gibraltar) ; tous deux mystérieux dans leurs origines humaines ; et, par un plus singulier rapprochement encore, servant tous deux de limite d’habitat septentrional à une seule et même race de singes, le macaque, macacus speciosus à Yokohama et innuus à Gibraltar. Et du singe, je passais à l’homme, me demandant si-je ne trouverais pas les mêmes analogies ou les mêmes rapprochements ? cette idée me venant comme cela, sans pensée irréligieuse, mais uniquement pour examiner et même trouver en défaut messieurs les darwinistes.

Et d’ailleurs, ces mots « homme » et « singe » n’ont-ils pas été rapprochés volontairement par ces pseudo-savants, vrais sectaires ? et toute une science, l’anthropologie, ne s’est-elle pas fondée pour fausser l’intelligence de la jeunesse et lui faire croire que l’homme descend du singe ?

Ici, au lieu de suivre le fil de mes études et de mes réflexions, le lecteur me permettra de lui exposer rapidement un coin de cette science anthropologique, qui touche de si près au diable par ce côté surtout, et qui en est en tous cas directement inspirée, on va le voir.

Croire et chercher à démontrer, contrairement à la doctrine de l’Église, à la révélation, que l’homme descend du singe, est un singe transformé, est une des formes les plus bizarres de l’obsession irréligieuse, et mal heureusement une des plus spécieuses que le diable ait de nos jours inventées, et, en apparence du moins, une des plus attirantes pour un médecin chercheur.

Nous avons, à l’égard de la création, un dogme catholique, une révélation. Nous savons à n’en pas douter que Dieu créa l’homme, qu’il le créa à son image, qu’il le créa donc à l’image de Dieu, ainsi que le dit la Bible, et que cette création fut séparée des autres, fut un acte spécial de la divinité.

Pourquoi donc, puisque cela est vrai, créer une science qui torture les textes, force les analogies, dénature l’anatomie, pour insinuer quoi ? que l’Évangile ment.

Pourquoi s’abrutir le cerveau en des chinoiseries scientifiques ? pourquoi, avec Ch. Martins et Durand (de Gros), chercher comment, le mode suivant lequel une nageoire se transforme en membres coudés dans le même sens, comme chez la tortue ; puis, dans des sens opposés comme chez l’homme, la façon dont elle se segmente en colonnes longitudinales qui s’épaississent et s’atrophient pour former la jambe du chien, du sanglier, du cheval ou du gorille ? Pourquoi, comme Agassiz, se plaire à montrer sur un tableau à ses auditeurs de New-York, « comment en contournant ceci et en allongeant cela », on arrive à faire un poisson, un reptile, un mammifère, un singe, un homme ? Pourquoi enfin s’appuyer sur deux hypothèses absolument indémontrées encore : « la nature ne fait pas de sauts » et « la lutte pour la vie », pour démontrer, avec Lamark et Darwin, quoi ? que l’homme est le résultat d’une transformation lente de la matière préexistante, et non le résultat d’une création spéciale de Dieu ? Et ne sent-on pas l’inanité pratique et le danger de telles études qui aboutissent droit au matérialisme et à l’enfer ?

C’est là, je le répète, une des formes les plus curieuses, et les plus intéressantes à étudier, de l’obsession scientifique : elle rentre directement dans cette partie de mon exposé ; elle a été cause que j’ai été moi-même obsédé ; il me faut donc en parler ici.

J’essaierai d’être rapide et clair comme pour l’hystérie. Ma méthode consiste à exposer la théorie de l’adversaire, à montrer comment il s’y prend pour séduire, et ainsi je fais ressortir tout le danger du piège. Comme le protestantisme, dont elle est fille (parce que tous les initiateurs célèbres de cette science ont été et sont des protestants), l’anthropologie est un genre de folie scientifique ; comme le protestantisme, elle est une manie raisonnante, en définitive, une obsession satanique.

Voici comment s’exprime l’anthropologie, et comment le diable, père de toute fausse science, essaie de démontrer à l’homme qu’il est fils de rien du tout, créé au hasard du chaos et de l’espace, perfectionné du singe en définitive, descendant de tout, sauf de Dieu.

« Lorsque le naturaliste détache son regard des faits de détail et embrasse l’ensemble du règne animal, il est frappé du petit nombre de moyens mis en œuvre pour obtenir les formes les plus diverses. Il remarque que, d’une manière générale, il y a progression continue des organismes les plus simples aux organismes les plus complexes. Son impression se traduit par des périphrases telles que : « l’harmonie générale », « le plan suivi par la nature », « l’unité de type, de composition ou de conformité organique ». Il compare la suite des êtres connus à une échelle, à une chaîne ou à un arbre aux branches très ramifiées. Sa pensée intime, formulée ou non, c’est qu’il y a succession, gradation, entre les divers types d’animaux, comme si quelque force d’organisation s’était ingéniée à modifier et compliquer sans cesse pour porter en une continuité ininterrompue les espèces à l’infini. »

C’est cette doctrine que Cuvier a combattue en soutenant, au contraire, celle des créations successives.

« Quel que soit le secret de l’origine des êtres, dit l’anthropologiste, il est certain que les choses se présentent comme s’ils dérivaient les uns des autres. Bien des lacunes existent entre eux ; mais le nombre en diminue de jour en jour par des découvertes imprévues au fond de l’Océan, dans le sein de la terre, en des coins jusqu’ici inexplorés du globe. »

Tel est, on le voit, le plan général de la création des espèces animées, comme le comprend et l’enseigne l’anthropologie, qui peut se résumer en deux mots : « Continuité et transformisme ».

À cette doctrine vient s’ajouter celle de Satan qui l’agrandit tout d’abord et la généralise plus encore.

« Le Dieu des chrétiens, créateur de toutes choses, n’existe pas », dit l’esprit du mal, lorsqu’il veut s’attirer des âmes en fomentant les divers systèmes matérialistes.

« Il peut y avoir un être suprême, divisé en deux principes surnaturels ; mais, au sens vrai du mot, il n’y a pas eu de création, et Adonaï est un imposteur. Il y a eu, de tout temps, une certaine quantité de matière préexistante et une certaine quantité de force.

« À un moment donné de l’évolution des siècles, de l’espace et du temps, sous certaines conditions absolument physiques et chimiques, d’essence absolue et primordiales aussi, la force a agi sur la matière pour la transformer.

« Parmi d’autres choses, et pour n’envisager que notre système planétaire, le soleil s’est créé, c’est-à-dire le feu, c’est-à-dire une simple transformation du mouvement qui est la vraie force initiale préexistante, et maintenant le soleil met à la surface de la terre, sous forme de lumière et de chaleur, deux forces vives, lesquelles y sont emmagasinées, sous forme de force latente, par les plantes, lesquelles, à leur tour mangées par les animaux, sont par eux retransformées en forces vives de mouvements. Les animaux, enfin, en mourant, restituent à la terre toute cette force redevenue latente ; et la terre, cette matière éternelle, transformable, mais indestructible, devient le réservoir de cette force, transformable aussi, mais éternelle et indestructible aussi, le mouvement. »

Voilà donc, expliquée par le diable et professée par les savants irréligieux, l’idée générale qu’il se faut faire de notre monde actuel, hypothèse chimique, physique et mécanique ; en tous cas, hypothèse simplement, même si on laisse de côté l’enseignement de l’Église. Et ici nous remarquerons, une fois de plus, combien la pseudo-science, si intraitable quand il s’agit de dogmes religieux catholiques seulement (car des autres elle s’accommode), devient gobeuse et naïvement gobeuse des hypothèses matérialistes et négatives de Dieu, quelque énormes et quelque saugrenues qu’elles soient.

Mais allons plus loin dans cette étude. Comment l’homme est-il né ? Ce n’est pas bien malin à dire, allez, et le diable n’y va pas par quatre chemins. « Créé par Dieu ? Allons donc ! pure hypothèse que Dieu, vous dis-je ! invention des prêtres que le nommé Dieu !… Comment l’homme est venu ? voilà la question. »

Un beau jour, ou une belle nuit, car à cet égard la science matérialiste est muette, la matière s’est animée. Le protoplasma s’est organisé, une cellule est née. Un prolongement, paf ! voilà une patte ; un autre, voilà une queue ; c’est l’animal. Supprimez le prolongement, paf ! plus d’animal, mais bien l’homme. Vous voyez combien tout cela est simple, exempt d’hypothèses surtout, n’est-ce pas ? et combien Dieu n’a rien à voir en tout cela ?

Et notez qu’en habile menteur, Satan se sert de certaines apparences pour bâtir son système et perdre les âmes par l’incrédulité. En effet, tous les jours, nous voyons se dérouler sous nos yeux le mécanisme de cette création ; tous les jours, nous voyons, sous le microscope, des cellules vivantes de nos tissus émettre des prolongements, se segmenter, se subdiviser, se rassembler, de façon à former de nouveaux tissus ; tous les jours, nous surprenons sur le vif un des arcanes de l’œuvre si admirablement mystérieuse du… allons, bon ! j’allais dire : du Créateur ; tandis que c’est le hasard qu’il faut dire, selon les pseudo-savants que Satan obsède.

Car, n’est-ce pas ? c’est le hasard physico-chimique qui produit tout cela, et ce n’est pas une hypothèse que le hasard ? c’est quelque chose de tangible qui existe, tandis que Dieu… allons donc !…

Et dire qu’il y a des gens qui avalent comme du lait ces théories abracadabrantes !

Eh bien, oui, parfaitement, il existe une matière, il existe une force ; tout cela s’amalgame, se transforme, sous l’influence physique et chimique ambiante ; je vois la cellule, j’aperçois son mouvement amiboïde, je constate son dédoublement ; mais, au nom de votre diable, prouvez-moi donc que c’est le hasard, le nommé hasard, qui fait tout cela !… Comment ne vous apercevez-vous donc pas qu’en affirmant de telles choses, vous émettez la pire des hypothèses, dont vous êtes incapable et dont vous serez toujours incapable de démontrer la réalité ?…

Ainsi donc, voilà l’univers et voilà l’homme, au dire du diable. Mais cela ne suffit encore pas. Il faut, en effet, non seulement démontrer que l’homme n’est pas la créature de Dieu, mais encore que, provenant de la cellule protoplasmique matérielle préexistante, il est arrivé à l’état d’homme, après avoir passé par toute une série de transformations animales, qu’il n’est en somme qu’un échelon, le premier, si l’on veut, de la série des animaux.

Deux classifications principales pour démontrer cela sont en présence, dans lesquelles la distance qui sépare l’homme de ses plus proches voisins zoologiques est estimée différemment. Dans l’une, l’homme forme un ordre à part, au même titre que le singe ou le carnassier ; dans l’autre, il ne forme qu’une famille dans l’ordre des primates, les diverses divisions des singes venant ensuite :

Ainsi :

Premier système. Premier ordre : l’homme ; deuxième ordre : les singes ; troisième ordre : les chauves-souris ; quatrième ordre : les chiens, les ours, etc., etc…

Second système. Premier ordre : les primates. Première famille : l’homme ; deuxième famille : les singes supérieurs ou anthropoïdes (gorille, chimpanzé, orang, gibbon) ; troisième famille : les singes de l’ancien continent ou pithéciens (semno-pithéques, guenon, magot, cynocéphales ; rappelons-nous qu’il y a des magots à Gibraltar et Yokohama, et voyez le rapprochement) ; quatrième famille : les singes du nouveau continent ou cébiens (hurleurs, atèle, sajou, ouistiti) ; cinquième famille : les lémuriens (maki, galéopithèque).

Deuxième ordre : les chéiroptères ou chauves-souris. Troisième ordre : les carnassiers. Première famille : les plantigrades ; deuxième famille : les digitigrades, etc., etc., etc… Voilà donc les animaux qui descendent les uns des autres et se transforment !…

« Remarquons en effet, disent ces obsédés, que les lémuriens ou singes inférieurs forment la transition des singes ordinaires aux divers genres disséminés dans les ordres suivants ; que dans la famille des anthropoïdes, le gibbon établit le passage aux pithéciens, et que parmi les cébiens quelques-uns jouent le même rôle à l’égard des lémuriens. Ces formes intermédiaires comblent donc toutes les lacunes du premier ordre, on le voit, et cela entre bien, concorde bien avec la théorie du transformisme. »

Jusque-là, la science anthropologique triomphe : elle me montre très nettement, ou du moins suivant une hypothèse que je peux considérer comme tenant debout en apparence, sinon comme acceptable, que le Créateur…, pardon, le hasard, au lieu de créer séparément chaque espèce animale l’une après l’autre, a créé pour l’animalité la vie, en disant : « Va et développe-toi en une succession ininterrompue de siècles et de formes, suivant des lois, des règles, un ordre, que j’ai de toute éternité prévus, établis, ordonnés. » Et déjà, même dans cette hypothèse faite pour séduire ceux qui oublient la Bible, on ne peut manquer de s’étonner que le hasard soit si intelligent !

Malheureusement, pour les anthropologistes, cette belle théorie craque au plus beau moment. Au moment même où, après avoir soigneusement étudié dans tous ses détails cet enchaînement de hasards que j’expose ici à grands traits, au moment où la conviction obsidionale du diable commence à me pénétrer, lorsque j’oublie l’Écriture Sainte, au moment où je me dis : « Parbleu ! c’est évident, Dieu n’a rien créé du tout ; il y a là une chaîne sans fin qui a existé de tout temps » ; au moment enfin où, superbe dans mon orgueil imbécile qui me pousse à vouloir en remontrer à l’Église, je me crois victorieux du dogme, et où je compte les maillons de cette chaîne qui me passent entre les doigts, crac ! le dernier maillon cède, casse, et tout s’écroule ; l’animal intermédiaire entre l’anthropoïde et l’homme m’échappe, envolé, disparu, introuvable… et mon homme, mon homme de Dieu, me reste seul, là-bas sur une toute autre rive, riant en son for intérieur ou pleurant de mes efforts désespérés à chercher ce pont, ce gué, ce passage, cet intermédiaire entre le singe et lui. L’homme, — matérialistes, vous aurez beau dire et beau faire, — est le seul et unique de son espèce ; cela crève tellement les yeux, qu’il n’y a pas à barguigner, fût-on le diable, et que, devant cet axiome éclatant, il n’y a plus, messire Satan, qu’à mettre votre queue entre vos jambes et vous en aller marmiteux et déconfit !

Cependant, on n’en veut pas avoir le démenti, quand on perd de vue la Bible, la révélation ; au lieu de s’incliner devant l’évidence et de se dire : « la fameuse chaîne n’est qu’une ficelle », on argumente, on ergote, on se débat contre le formidable de l’œuvre incompréhensible ; et c’est alors qu’on se montre, non plus homme de Dieu, mais vrai singe de Satan.

Ah oui ! comme je le disais à propos de l’hystérie ; tout va bien, tant qu’on s’en tient à la sphère animale ; mais, dès qu’on arrive dans la sphère intellectuelle, spirituelle, religieuse, dans le domaine de cette âme que l’on veut nier, toutes les fausses théories s’évanouissent, comme bulles de savon qui crèvent au souffle de l’enfant. On sent qu’il y a là quelque chose que le Créateur a gardé pour lui comme un secret dans l’origine de cet homme pour lequel il s’est incarné, qu’il a élevé jusqu’à lui en le rédimant, et qu’il n’a pas voulu, par conséquent, quelque semblable aux animaux que l’apparence le fasse, le créer semblable aux animaux.

Mais je n’ai encore jusqu’ici montré que le plan général de la création, telle que l’explique le diable : puisqu’il ne veut pas être convaincu de son erreur, ou mieux, puisque n’étant pas sa propre dupe il cherche de parti-pris à duper les hommes, moins avisés naturellement que lui, il me faut maintenant montrer par quelques détails comment il s’y prend pour expliquer cette séparation absolue entre les animaux et l’homme, ou plutôt pour démontrer qu’elle n’existe pas.

Tout d’abord, lui qui traite les vérités bibliques d’hypothèses inadmissibles, et qui, comme par un soufflet qu’il se donne inconscient sur sa propre joue, accumule hypothèses sur hypothèses, comment procède-t-il dans son enseignement ?

Il lance pour commencer, comme ballons d’essais, quelques fous scientifiques qui créent de toutes pièces l’échelon intermédiaire introuvable, l’anthropopithèque, le singe-homme ou précurseur de l’homme. Partant d’une hypothèse, ces fous hypothèsent encore plus, et voici ce qu’ils imaginent : un petit canevas de roman créatif, mais peu récréatif, on va voir.

Au commencement de la période appelée laurentienne par les géologues, et de la rencontre fortuite, dans des conditions qui ne se sont peut-être présentées qu’à cette époque, de quelques éléments de carbone, d’oxygène, d’hydrogène et d’azote, se formèrent les premiers grumeaux albuminoïdes. À leurs dépens, et par voie de génération spontanée, surgirent les premières cellules animées connues. Ces cellules, dès lors, se segmentent, se multiplient, se disposent en organes, et arrivent, par une série de transformations que M. Hœckel, se croyant infaillible, fixe à neuf, à donner naissance à quelques vertébrés tout à fait primitifs, dans le genre de l’amphioxus lanceolatus. La séparation des sexes y est dessinée ; la moelle épinière et la chorda dorsalis y sont visibles. Au dixième degré, le cerveau et le crâne apparaissent, comme dans les lamproies. Au onzième, se montrent les membres et les mâchoires, comme dans les squales ; la terre, en ce moment, n’en est encore qu’à sa période silurienne. Au seizième degré, l’adaptation à la vie terrestre est terminée. Au dix-septième, qui répond à la phase jurassique de l’histoire du globe, la généalogie de l’homme s’élève au kanguroo, parmi les marsupiaux. Au dix-huitième, il devient lémurien ; l’âge tertiaire commence. Au dix-neuvième, il devient catarrhinien, c’est-à-dire un singe à queue, un pithécien. Au vingtième, le voilà anthropoïde, durant toute la période miocène environ. Au vingt-et-unième, c’est l’homme-singe, il n’a encore ni le langage ni le cerveau correspondant. Au vingt-deuxième, enfin, l’homme apparaît tel que nous le connaissons… Et voilà ! Enfoncé, le système de la création de Dieu !

Cependant, le pontife matérialiste n’est pas au bout de ses doctes explications. Satan a encore quelques bonnes folies à introduire dans son cerveau obsédé.

Hœckel ne se bornera pas là, et il nous donnera l’endroit où se sont opérées toutes ces transformations, ou plutôt les endroits, en des continents auxquels il donne le nom de Lemurie, aujourd’hui submergés, et qui s’étendaient de Gibraltar au Japon, en passant par Madagascar, Ceylan, les îles de la Sonde. C’est au fond des océans qu’il faut aller fouiller pour trouver les preuves de ce que les bons matérialistes ont rêvé !

Que le lecteur se rappelle ce que je lui ai dit de ces divers pays en leur état actuel, des révolutions dont ils ont été le théâtre. Là, apparaissent les indices probables d’un monde qui, ayant hautement renié Dieu pour adorer publiquement Satan, a été englouti dans une heure de châtiment terrible ; mais rien ne révèle dans ces bas-fonds la preuve de l’existence d’un anthropopithèque ou de tout autre échelon intermédiaire entre le singe et l’homme.

Ainsi donc, on le voit, au dire de l’anthropologie, tout concorde, la physique, la chimie, l’histoire naturelle et la géographie, pour détruire la conception de la création telle que l’enseigne l’Église ; telle qu’elle vient d’Adonaï, ajoute Satan à demi-voix.

Il n’y a pas jusqu’à l’embryogénie matérialiste qui ne vienne y apporter sa note, en nous montrant l’embryon passant successivement par toutes les mêmes phases, protoplasmiques, aquatiques, acéphales et acérébrales, puis définitivement fixes, dans sa vie intra-utérine, par lesquelles l’homme d’Hœckel a passé au cours de ses diverses transformations terrestres. Ce que nous voyons sous le champ du microscope pour la cellule, nous le retrouvons chez l’homme tout entier à sa période de formation. Hœckel dixit.

Nous voilà donc bien et dûment, n’est-ce pas ? essences de singe ; les vingt-deux phases ou périodes d’Hœckel nous le démontrent victorieusement. Quel dommage seulement que Hœckel ait oublié le vingt-troisième degré, celui dans lequel se manifestent les Bossuet et les Léon XIII !

C’est, en effet, là, la pierre d’achoppement de tout le système diabolique. Toute l’argumentation repose sur l’anatomie et les analogies, qu’elle fournit, entre l’homme et les animaux, comme nous allons le voir. Mais là elle s’arrête, et, après avoir buté une première fois sur l’échelon intermédiaire qui lui manque entre l’homme et le singe, elle tamponne et déraille sur l’homme intelligent, l’homo sapiens, celui qui pense et qui croit à Dieu.

Voici comment procède l’anthropologie, pour en arriver à sa démonstration ; pour elle, la question se pose en ces termes : « Quelle est la valeur des caractères qui séparent l’homme des singes et en particulier des anthropoïdes ? leurs différences répondent-elles à la distance qui sépare deux familles ou deux ordres ? »

C’est ce que l’on appelle l’anthropologie zoologique.

Elle étudie tout d’abord l’anatomie, pièces par pièces, morceaux par morceaux, os par os, et la porte toute son attention à démontrer que tel os du bœuf, du singe et de l’homme sont entièrement semblables, que le crâne, l’angle facial, la situation et la direction du trou occipital, la forme du sphénoïde, l’horizontalité du regard, la dentition, les membres, le bassin, les conditions d’équilibre du tronc, la musculature, etc., etc., des animaux sont semblables ou ne diffèrent que très peu sensiblement des choses identiques que l’on trouve chez l’homme ; et de cet ensemble elle conclut aussitôt à la descendance de celui-ci de l’animal.

Pourquoi pas, dirai-je, et par les mêmes raisons, à la descendance de l’animal de l’homme ? Pourquoi, puisqu’elle est en opposition avec la Bible, qui dit que l’homme a été le dernier créé, est le dernier venu, accepte-t-elle cela, et ne démontre-t-elle pas, au contraire, — cela est dans la même manière de fausse logique, les mêmes raisons méritant pour ou contre, — que l’homme a été créé d’abord, ou a existé d’abord, et que les animaux descendent de lui ? Puisque tout dégénère, dit-elle, et se transforme, pourquoi n’y aurait-il pas eu un hasard créateur rétrograde au lieu de progressif ? L’une ou l’autre opinion se peuvent soutenir, quand on se base uniquement sur ce qu’on appelle des preuves anatomiques.

Il n’y a, au surplus, pas besoin d’être grand clerc pour tout cela. Il y a longtemps que le premier ou le dernier imbécile venu, en suçant un os de côtelette, ou en rongeant une vertèbre de mouton, un coccyx de poule, s’est aperçu de cette ressemblance ; mais, je le répète, je me demande en quoi, lorsque l’anthropologie m’aura scientifiquement démontré cette ressemblance, m’aura-t-elle en même temps montré la descendance directe ? L’unité de plan, oui ; et, ce faisant, elle m’aura fourni une fois de plus son contrôle scientifique à un axiome depuis longtemps formulé par l’Église et devenu article de foi. Aura-t-elle fait quelque chose de plus ? Cela ne m’apparaît pas nettement.

Tant que le diable reste sur le terrain anatomique, il se donne des airs de triomphe ; et aux documents anatomiques qu’il accumule devant moi, s’il ne peut me prouver ce qu’il avance, je n’ai à lui opposer, pour le moment, que ce mot bien connu : « Tu es le père du mensonge ». Il récuse, d’ailleurs, le témoin que je lui présente, l’Église catholique ; il ricane, quand je lui parle foi. En cela, en tant que diable, il est dans son rôle.

Laissons-lui ce court instant de triomphe fictif ; la roche tarpéienne, pour lui aussi, est proche du Capitole, et, ici encore, ce système nerveux, ce cerveau que nous avons étudié à propos de l’hystérie, va lui servir de marchepied pour se précipiter lui-même dans l’imbécillité qui est un de ses domaines.

Voici comment l’anthropologie résume la première partie de son argumentation ; voici comment sur un os, trois muscles, un nerf et deux angles, elle échafaude sa théorie :

« Il faut donc reconnaître que l’homme ne présente pas de différence radicale avec ses plus proches voisins, les singes anthropoïdes. Anatomiquement, ce sont les mêmes organes construits et disposés de la même façon, et ne s’écartant que par des nuances secondaires ; les pieds, les mains, la colonne vertébrale, le thorax, le bassin, les organes des sens, tout est configuré de même. »

Puis, serrant de plus près la question, la démonstration de ce qui est son vrai but, c’est-à-dire la descendance directe de l’homme du singe, elle se livre au petit casse-tête suivant :

Quel que soit son passé, l’homme se présente à nous actuellement comme formant un groupe zoologique nettement défini et circonscrit, auquel il convient de donner un titre dans la classification. Quel sera-t-il ?

À l’occasion de chaque caractère anatomique que nous avons étudié, nous avons été conduit à admettre l’existence de types particuliers à chaque division ou subdivision zoologique. D’abord, un type général propre à tous les mammifères, c’est-à-dire un ensemble de caractères communs tout à la fois à l’homme et aux quadrupèdes, qui les réunit en les distinguant collectivement d’avec les oiseaux et les reptiles, comme s’ils avaient été tous fondus dans un même moule et que la diversité soit survenue après. Puis, un type commun à tous les singes et dans lequel l’homme rentre infiniment plus qu’il ne rentre dans celui des carnassiers et des ruminants. Enfin, dans ce groupe des singes, une suite de sous-types dissemblables : d’abord, celui des lémuriens, peu homogène, mal délimité et donnant la main d’une part à certains chéiroptères et insectivores, et de l’autre à quelques espèces des cébiens ou singes du nouveau continent, c’est-à-dire au second type, bien mieux arrêté et déjà plus perfectionné ; puis, un troisième type, celui des pithéciens ou singes de l’ancien continent, se détachant nettement du second et dans lequel les traits particuliers de ressemblance avec l’homme s’accusent davantage.

Jusque-là, les trois types simiens se succèdent régulièrement en formant une gradation continue. Mais, après le troisième, un saut s’opère : les pithéciens ont moins de ressemblance avec les anthropoïdes qu’ils n’en ont avec les cébiens. Le type général des anthropoïdes est, en effet, tout différent et très accusé ; mais c’est avec celui des hommes qu’il présente le plus d’analogie ; tel caractère, semblable chez les singes des trois groupes inférieurs et chez les quadrupèdes, est différent chez l’anthropoïde et y revêt la physionomie qu’il présente chez l’homme. En un mot, le type des caractères change, en passant des pithéciens aux anthropoïdes ; leur degré ou leur quantité seule varie, en passant des anthropoïdes aux hommes.

Les différences réelles entre ces derniers se réduisent, en effet, à deux, de valeur inégale : 1° l’homme ne se tient que debout ; l’anthropoïde se tient tantôt debout et tantôt à quatre pattes, et dans ce cas, il se sert de ses membres antérieurs comme de mains, ainsi que nous le ferions dans cette attitude, et non comme de pieds ; les variations dans leur squelette respectif, leurs muscles, leurs viscères et la direction du regard en dépendent ; 2° le cerveau de l’homme est cinq fois plus gros ; le développement de ses facultés intellectuelles, de sa faculté du langage et de son angle facial en sont la conséquence.

À part ces deux points et tout ce qui en ressort, on ne découvre entre l’homme et les anthropoïdes que des ressemblances, et la question suivante s’impose : « Parmi les quatre genres dont les anthropoïdes se composent, en est-il un qui soit plus voisin de l’homme ? »

Le gibbon doit être mis de côté. Par ses circonvolutions cérébrales et l’ensemble de sa colonne vertébrale, il est réellement supérieur ; mais, par les proportions de ses membres, l’étroitesse de son bassin, la disposition de ses muscles, ses traces de callosités aux fesses et ses allures du vivant, il établit la transition aux pithéciens.

L’orang occupe une place également défavorable par quelques caractères anatomiques qui lui sont propres, par les proportions de son squelette, par ses mains et ses pieds défectueux ; mais il se relève par ses circonvolutions cérébrales, son angle facial, par le nombre de ses côtes, enfin par ses dents.

Le chimpanzé a pour lui la richesse de ses circonvolutions cérébrales, la proportion de son squelette, la disposition de son fémur et la physionomie générale de son crâne.

Le gorille, enfin, a en sa faveur le volume du cerveau, la direction de son regard, sa taille, les proportions générales de ses membres, la disposition de ses muscles, de sa main, de son pied, de son bassin ; mais il a treize paires de côtes, une colonne vertébrale défectueuse, des sacs laryngers, un diastème et des canines fort longues.

Ainsi donc : 1° un type général commun à tous les mammifères ; 2° un sous-type général commun à tous les singes proprement dits, à l’anthropoïde et à l’homme ; 3° un type particulier commun à ces deux derniers ; 4° le type humain. Tels sont les éléments sur lesquels doit se baser la disposition hiérarchique des divisions zoologiques ; et puisque les anthropoïdes sont anatomiquement plus rapprochés de l’homme que des singes suivants, il en faut conclure que l’homme descend des anthropoïdes, dont il n’est qu’un échelon, qu’un perfectionnement.

J’ai tenu à donner au lecteur, dans leurs grandes lignes tout au moins, et malgré leur aridité, les principales données sur lesquelles la science dite anthropologique s’appuie pour démontrer la descendance de l’homme du singe. Beaucoup ont entendu parler de cela ; mais peu connaissaient et la voie et les moyens employés pour y arriver. Maintenant, ils sont fixés et voient clair dans cette forme d’obsession irréligieuse scientifique, la pire de toutes, parce qu’elle est spécieuse, excitant la curiosité, poussant à une étude compliquée où l’on peut se fourvoyer, et qu’elle sert admirablement le diable en ce sens qu’elle permet au sectaire de se parer, de se targuer d’une fausse science, d’une apparence d’esprit-fort bien au-dessus de ce que Satan appelle « les sornettes enseignées par la religion » ou des vieilles histoires des temps passés ; elle lui permet le développement de l’incommensurable orgueil, une des principales caractéristiques du Maudit, qui a la prétention, mais la prétention seule, de poser des conditions, des lois et des bornes à Dieu.

Mais, sans sortir de cette anatomie, et puisque l’anthropologie matérialiste s’y cantonne avec entêtement, puisqu’elle brandit cette mâchoire… d’âne, dont elle se fait une arme contre l’Église, prenons, nous aussi, cette mâchoire, et ouvrons le chapitre des seulement.

L’homme descend du singe, dirai-je, et supposons un instant que cela soit vrai… Seulement… Seulement quoi ?…

Eh bien ! mais, comme seigneur vient de dominus, en changeant domi en sei et nus en gneur.

Vous avez pu le remarquer, en effet ; dans cette longue énumération des qualités ou des caractéristiques anatomiques qui rapprochent le singe de l’homme, tout était absolument pareil, semblable,… sauf ce qui ne l’était pas ; tout se ressemble… sauf ce qui diffère.

Ainsi, tenez, parmi nos vieux frères les singes, c’est le chimpanzé, n’est-ce pas ? qui se rapproche le plus de nous ; et, ma foi, en ce qui me concerne, j’en suis bien aise ; j’aime assez le chimpanzé… Pas vous ? parce que vous n’en avez jamais vu… ni moi non plus, d’ailleurs, ni non plus les anthropologistes les plus convaincus.

Alors, comment ont-ils pu trouver et démontrer ?… Ah ! voilà le seulement… Le malheur est que le chimpanzé est le plus rare des singes ; et, tandis que le premier échelon, l’intermédiaire direct, vous savez bien, l’homme-singe, l’anthropopithèque, manque absolument et s’obstine à ne pas répondre aux appels désespérés dont l’anthropologie fait retentir les échos des quatre coins de l’univers, d’autre part, le second échelon, le chimpanzé, est des plus rares et des plus discrets ; il est presque impossible de s’en procurer des spécimens.

Voici d’ailleurs ce qu’il en est des anthropoïdes. Le genre gorille se borne à une seule espèce certaine jusqu’à ce jour, le gorilla Savagii, dont les mœurs ont été décrites par F. du Chaillu (Voyages et aventures dans l’Afrique équatoriale). L’orang, ou simia ou satyrus, comprend deux espèces : le rufus ou roux de Bornéo, et le bicolor de Sumatra. Le gibbon, ou hylobates, a de nombreuses espèces, dont une dizaine d’étudiées ; le plus grand est le siamang, ou hylobates syndactylus. Enfin, du chimpanzé, ou troglodite, on ne sait pas grand chose, si ce n’est qu’il en existe un noir ou niger, ou troglodites Aubryi, dont un unique échantillon est parvenu en France, puis, croit-on, un calvus ou chauve, ou koola kamba, un Schweinfurtii, des rives du Haut-Nil, blanc, et le Livingstonii ou soko, des bords du lac Bengwelo. Somme toute, notre frère le plus direct ne nous est guère connu que par les racontars des voyageurs, qui l’ont rencontré fuyant à toutes jambes devant eux.

Bizarre, n’est-ce pas ? cette antipathie entre frères !… L’échelon direct, l’aîné, nous tire une révérence définitive, personne ne l’a jamais connu ni même vu, pas même à l’état de fossile ; le cadet nous fuit dès que nous l’approchons, et pour l’apercevoir, il nous faut prendre une longue-vue… Franchement, ce n’est pas de chance pour le pauvre homme, d’être ainsi réduit à des conjectures sur cette précieuse parenté avec le singe, d’être incapable de retrouver bien et dûment les papiers de sa propre famille ! Triste et pénible situation, en vérité !…

Néanmoins, pour tout dire, l’anthropologie a pu saisir un spécimen du frère cadet, un seul et unique spécimen, vous entendez ; et, au lieu d’une reconnaissance aimable, tout un drame de famille s’est déroulé entre la science matérialiste et lui.

Elle l’a tué, écorché, dépecé, séché, puis monté en squelette, pour en tirer les caractéristiques qui suivent :

Prenons le crâne seulement, et établissons les comparaisons avec celui de l’homme. Nous trouvons : angle facial (méthode de Cloquet), homme, 72 ; chimpanzé, 26 ; renard, 22,5 ; sanglier, 10.

Il y a donc, on le voit, à cet égard, une distance colossale entre l’homme et le singe, plus colossale encore qu’entre celui-ci et les autres animaux, et nous constatons que l’homme se détache ainsi de la façon la plus remarquable de tout le reste des mammifères, y compris les anthropoïdes.

Comparons maintenant les rapports du crâne et de la face. Ce rapport, chez l’homme, est comme 1 est à l, et, chez le chimpanzé, comme 4 est à 1, d’après Cuvier. La capacité crânienne est de 1,500 centimètres cubes, chez l’homme, et de 400, chez le chimpanzé.

Ici encore, cette capacité, qui est de 105 chez le chien terre-neuve et s’accroît progressivement dans la série animale et graduellement, s’ac croit tout à coup et d’une façon prodigieuse chez l’homme ; et en tenant compte de la masse relative du corps, cette différence est plus considérable encore.

Par ce court aperçu sur quelques caractères, seulement du crâne, on peut juger du reste ; et voilà pourtant le singe dont on veut nous faire descendre !…

Ces divergences sont absolument capitales, rien n’est plus frappant ! Partout et toujours, il y a un saut énorme, et hors de toutes proportions, dès qu’on arrive à l’homme ; et, même anatomiquement, il ressemble au singe comme une cuillère ressemble à une fourchette. L’homme et le singe sont deux créatures, comme la fourchette et la cuillère sont deux ustensiles ; mais toute la ressemblance s’arrête là.

Que sera-ce donc, si nous voulons maintenant aborder la question des fonctions générales et manifestations psychiques ?

Sans parler de la durée de la vie, plus que triplée chez l’homme par rapport au singe, nous pouvons constater que l’homme habite toutes les régions du globe et se plie à tous les climats, à toutes les conditions de l’existence ; les pôles et l’équateur, les hautes montagnes et les profondes vallées, les déserts arides et les marécages insalubres, rien ne le rebute. Les Esquimaux se montrent jusqu’au 80e degré de latitude ; des populations vivent et prospèrent jusqu’à 4 et 5,000 mètres d’altitude et au-delà, dans les Andes et l’Himalaya ; on s’étonne de trouver des tribus indigènes sur ces vastes espaces où Livingstone voyageait avec de l’eau jusqu’à la ceinture ; 47 degrés au-dessus de zéro observés à l’ombre au Sénégal, et 56 degrés au-dessous constatés aux pôles, sont des extrêmes, c’est-à-dire un écart de 103 degrés, dans lesquels l’homme peut vivre et prospérer. Il n’en est pas de même des animaux, moins encore des singes, et moins encore du chimpanzé, dont l’aire d’habitat est seulement la côte occidentale d’Afrique, sur une longueur d’environ 15 degrés de chaque côté de l’équateur.

L’homme fait cuire ses aliments, il asservit toutes les autres espèces ; nu et sans armes naturelles, il doit tout à son industrie. Jamais singe, jamais chimpanzé, jamais anthropoïde quelconque n’a su se tailler un bâton, utiliser une pièce, faire du feu, ni se construire un abri.

Les sauvages les plus inférieurs, connus, ont des notions de dessin ; ils savent faire pour le moins une croix ou un rond, en imitation des objets qu’ils ont sous les yeux.

Toutes les races humaines possèdent le langage articulé. Dans toutes les races humaines, il existe les sentiments de coquetterie, et toutes ont la notion du nombre. L’homme a enfin, comme une de ses principales caractéristiques, la religiosité, la notion du devoir, une morale, la conscience du moi, de la personnalité ; et, pour en revenir à la médecine, si l’hystérie, cette maladie du système nerveux, lui est commune avec les animaux, c’est parce que, nous le savons, elle est une maladie du système nerveux animal, ganglionnaire, de la vie végétative ; l’homme a, par contre, seul, un privilège, triste privilège, il est vrai, mais qui prouve bien que seul il a un cerveau pensant, une âme, le privilège de la folie. D’autre part, il partage avec les animaux la possibilité de la possession diabolique ; ce qui prouve bien que cette dernière n’est une maladie ni du cerveau ni de la masse ganglionnaire, mais bien un état, une façon d’être, tout simplement, les symptômes et les crises dans l’hystérie, la folie et la possession étant, au surplus, d’une dissemblance absolue.

Les précédents exposés sur l’hystérie, la folie, et ce que je dirai encore plus loin au sujet de cette dernière maladie permettront au lecteur de comprendre bien ce que je ne fais qu’exposer ici en deux mots.

On le voit, l’anthropologie, et toute science irréligieuse est donc en général une forme d’obsession. Elle repose, en effet, sur l’orgueil, la révolte contre le dogme, l’erreur manifeste, la singerie et la méconnaissance de Dieu. Il n’était pas inutile, après l’avoir dit, de l’avoir prouvé et d’avoir montré, par l’exemple de l’anthropologie bien examinée et prise en flagrant délit de mensonge, que toutes les sciences anticatholiques ont les caractéristiques principales de Satan.

L’étude de l’anthropologie, même en s’y livrant avec les meilleures intentions du monde, ouvre si bien la voie à l’obsession diabolique, que j’en fus moi-même victime, ce soir-là, dans ma cabine, à bord du Menzaleh.

La comparaison entre les singes de Gibraltar et ceux du Japon, qui sont les mêmes, m’avait amené à me plonger, une fois de plus, dans l’examen des systèmes de Hœckel, Darwin et autres docteurs anticatholiques. J’avais repris mes livres, je lisais ; la plume à la main, je consignais sur le papier mes notes, mes observations, les arguments à opposer à ces faux savants dont le vrai but est de détruire la foi. Je discutais en quelque sorte avec eux.

Pour mieux terrasser l’ennemi, je le poursuivais jusqu’au fond de son abîme d’imposture. J’étais descendu, — le mot est juste, — dans cet enfer scientifique, tellement qu’à un moment donné je n’avais plus en mon cœur que mes croyances d’enfant pour me détendre et que mon cerveau en vint à ne plus être éclairé un instant, une seconde, que par ces fausses lumières que le père du mensonge nomme la vraie science, la science raisonnée, mirage trompeur aux reflets troublants.

Pardon, ô mon Dieu !

Le doute, l’affreux doute jaillit. Ah ! ce n’est pas du doute qu’on peut dire que c’est un éclair déchirant un voile de nuages épais et les dissipant pour faire paraître le jour. Bien au contraire, le doute provoque l’obscurité ; le soleil divin de la foi illuminait votre raison, et si le doute hélas ! surgit, c’est l’éteignoir qui se pose sur votre intelligence.

Alors, l’esprit est brusquement envahi par les ténèbres du démon ; vous sentez l’éteignoir sur vous, mais vous ne soupçonnez pas qui le tient, cet éteignoir maudit. Vous voulez raisonner le surnaturel, et vous ne comprenez point qu’étant maintenant un aveugle la notion du vrai vous fait défaut ; le surnaturel s’est dérobé devant vos yeux clos ; et bientôt vous cessez d’y croire, car ce n’est plus que le naturel que vous cherchez, et encore vous cherchez à tâtons, vous exposant à toutes les plus funestes méprises.

Et alors, vous lançant sans flambeau dans une analyse fatalement fausse, tâtant dans les ténèbres les apparences simiesques de l’homme ou les apparences humaines du chimpanzé, impressionné malgré vous par le raisonnement artificieux de ces docteurs incrédules que vous êtes venus combattre dans ces bas-fonds, raisonnement qui à présent, comme une pieuvre, vous enlace de ces subtilités menteuses et déroutantes, vous vous dites, en cette seconde de bouleversement cérébral :

— L’erreur serait-elle dans la Bible ?

Oh ! pardon, mon Dieu ! pardon ! pardon !

… Soudain, je me sentis frapper doucement sur l’épaule. Je me retournai et restai bouche bée.

Nous n’avions pas de passagers à bord. Ce ne pouvait être donc qu’un de mes camarades ; mais je m’étais retiré seul pour veiller dans ma cabine, fermée avec soin au verrou.

Et pourtant, quelqu’un était auprès de moi.

Il me contemplait, avec un sourire étrange sur les lèvres. Je le regardais, stupéfait. C’était Athoïm-Olélath, le chef du laboratoire de Gibraltar.


Me sentant doucement frapper sur l’épaule, je me retournai et restai bouche bée… Nous n’avions aucun passager à bord ; j’avais fermé avec soin ma cabine ; et pourtant quelqu’un était auprès de moi… C’était Athoïm-Olélath, le chef du laboratoire de Gibraltar…

Lentement, sa main quitta mon épaule. Il recule d’un pas, plongea ses yeux dans les miens ; puis, sa bouche laissa tomber ces paroles :

— Marche, marche vers la lumière. Hœckel et Darwin ne l’ont pas eue encore ; mais ils se sont acheminés, eux et leurs disciples, dans la voie qui conduit à l’ineffable clarté. L’erreur est dans la Bible ; l’erreur est aussi dans le matérialisme athée. Toutefois, la tradition biblique, c’est le piétinement sur place dans la boue du mensonge ; le matérialisme, qui foule aux pieds la superstition et s’en dégage par la science, c’est, malgré son erreur quant à la divinité, c’est l’envolée courageuse vers les sphères supérieures et infinies, où règne l’Être Suprême, le dieu vrai et raisonnable, le seul digne de ton amour et de ton adoration… Dieu est éternel, et il est dans tout. La nature est donc éternelle ; elle a existé de tout temps, elle existera toujours. Dieu existe, mais comme âme de la nature. Il n’y a pas en création, mais génération, transformation, organisation. Dans la divinité, comme dans tous les éléments de l’univers, il y a deux principes contraires, d’où résulte l’équilibre des forces éternelles : l’un tend à détruire, c’est le mal et le mensonge ; l’autre conserve et améliore sans cesse, c’est le bien et la vérité. Au vrai, raisonnable et seul Dieu-Bon, très haut le plus haut, architecte de la nature, à lui sont dus tes hommages… L’athéisme est une transition salutaire ; le dieu que l’athée nie, ou, pour mieux dire, qu’il combat et chasse des âmes par sa négation, c’est le dieu barbare et imposteur, ennemi de l’humanité ; l’athée, en repoussant dans l’ombre le dieu-mauvais, mais ne connaissant point encore l’Autre, poursuit, avec vaillance et raisonnement scientifique, sa route, en avant, toujours en avant. Il cherche, il cherche sans se lasser, et, puisqu’il cherche, il trouvera… Te voici maintenant engagé au sein de l’énigme. Tu es comme le voyageur, que la locomotive, symbole du progrès, entraîne pendant quelques instants sous le tunnel obscur. Le doute est le tunnel, à l’issue duquel tu trouveras une lumière plus éblouissante que celle que tu viens de quitter !…

Ayant dit ces mots, il disparut.

Et je me jetai à genoux, murmurant à mon Dieu, au Dieu de mon enfance et de toute ma vie, une prière improvisée, une action de grâce, un acte de foi, d’espérance et d’amour ; et mes yeux étaient inondés de larmes.

— Ô mon Dieu ! m’écriai-je enfin, vous avez permis cette obsession, pour raffermir plus que jamais ma croyance en vous !… Merci ! merci !… Je comprends à présent le pourquoi de tous ces systèmes matérialistes, soi-disant scientifiques, et vraiment imaginés, inspirés par Satan. C’est lui qui les fomente ; la négation du surnaturel est une de ses manœuvres ; c’est vous qu’il veut, avant tout, chasser des âmes. Un de ses démons vient de me le dire : le matérialisme athée n’est qu’une transition, un tunnel par lequel on quitte votre domaine pour entrer dans le royaume de l’enfer !…

Maintenant, que les incrédules disent que ceci est une hallucination ou une invention audacieuse ; peu m’importe. J’ai vu.

  1. Satan, ici, n’est pas un nom propre ; il désigne toute la milice infernale, la classe entière des esprits rebelles aussi bien que le chef de leur rébellion.