Le Diable au XIXe siècle/XXII

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 631-687).

CHAPITRE XXII

L’Hystérie et les hystériques.




Le lecteur chrétien sait, maintenant, à quoi s’en tenir en ce qui concerne le spiritisme et ne se laissera plus duper, d’un côté par les charlatans, de l’autre côté par le démon. Il comprend aussi combien se livrer à ce genre d’exercices est dangereux au point de vue moral et spirituel, et combien l’Église a raison de s’élever contre ces pratiques ; il se rappellera, en effet, que les pseudo-spirites ouvrent la voie aux Vocates Procédants, que des Vocates Procédants aux Vocates Élus, il n’y a qu’un pas vers l’enfer, et que ce pas est vite franchi. Il faut quelques secondes à peine sur cette pente pour se damner et perdre son âme, peut-être à jamais, si la miséricorde divine infinie n’intervient pas au moment suprême ; enfin, il aura toujours présent à la mémoire le petit tableau suivant qui lui résume la progression des phénomènes obtenus :

Pseudo-Spirites : Jongleries pures et attrape-nigauds.

Vocates Procédants : Rien du tout d’abord ; puis, le diable se mettant en frais, quelques effets d’apparence rassurante : coups frappés, écritures, etc., etc. ; puis, dans une deuxième période, aux phénomènes précédents se joignent des lumières vues dans l’obscurité, des mains invisibles, quelquefois des éclats insolites de voix ; dès lors, le diable est là, représenté par un ou plusieurs de ses acolytes, il n’y a plus à en douter ; enfin, des gestes et de la pantomime, le diable passe aux actes ; ce sont des objets qui se trouvent ou tombent sans qu’on les attende ; un secours porté dans telle ou telle occasion, et aussitôt alors et par une maladresse dont est coutumier l’esprit maudit, à cause de son empressement à -vouloir définitivement enlever et saisir l’âme qu’il convoite, comme s’il trouvait que cela tarde trop, arrivent des brutalités inattendues, l’offre d’un pacte, qui d’ordinaire surprend, épouvante, mais auquel échappe bien rarement celui qui dans son antichrétienne obstination a poussé les choses jusque-là. Alors, il fait partie des Vocates Élus.

Lecteur catholique, fuyez le spiritisme, et craignez-le comme l’enfer lui-même, dont il provient.

Mais il me faut, il en est temps, quitter ce spiritisme, sur lequel il y aurait encore beaucoup à dire si l’on voulait entrer dans tous les détails. Cela est malheureusement impossible dans une publication comme celle-ci, forcément limitée ; et j’ai besoin, continuant ma route d’enquête, de démasquer le diable dans d’autres de ses opérations.

À ce point de vue, hystériques et démoniaques vont me fournir des sujets inépuisables d’observations et de découvertes, au double flambeau de la religion et de la science, celle-ci si lumineuse, quand elle s’appuie sur celle-là.

Mais, pour en arriver aux démoniaques proprement dits, pour que le lecteur puisse bien comprendre ce que je lui dirai de ce qui les différencie très nettement et les sépare d’avec les hystériques, pour que je puisse lui raconter avec fruit ce que j’ai vu et observé chez les lucifériens, il me faut tout d’abord lui faire toucher du doigt ce que c’est que l’hystérie.

Un grand problème se dresse en effet, tout d’abord, au seuil de cette question, problème dont la solution apparaît différente et entièrement opposée suivant l’opinion que l’on se fait. Pour les uns, il y a des hystériques seulement et pas de démoniaques ; l’obsession et la possession, si nettement définies et reconnues par l’Église, ne sont pour eux que leurre et erreur. Pour les autres, dans l’hystérie il y a une limite où se termine le naturel et où le supranaturel commence, supranaturel qui pour eux est bien près du merveilleux simplement, c’est-à-dire de l’ordre de choses que la science arrivera à expliquer un jour.

Des deux opinions, on le voit, l’une nie carrément l’intervention diabolique, elle est intransigeante sur ce point ; l’autre, opportuniste, admet la possibilité, à un moment donné, de l’intervention du surnaturel, au sujet duquel, d’ailleurs, elle évite de s’expliquer nettement ; à l’Église qui lui dit « possession », la première répond « hystérie » ; et la seconde dit : « peut-être bien que si, peut-être bien aussi que non. »

Eh bien, elles se trompent toutes deux.

Comme nous allons le voir, hystérie et obsession ou possession, peuvent, il est vrai, se rencontrer ensemble chez le même individu ; un boiteux peut être ma fois et par hasard bossu ; mais ce n’est pas là la règle, bien au contraire.

L’hystérie est une maladie médicale, qui relève de la médecine et de la médecine seule ; la possession est un état spécial qui n’a rien à voir avec la maladie et relève de l’Église, et de l’Église seulement ; et jamais, au grand jamais, l’hystérique ne deviendra ou ne sera possédé, parce que hystérique ; pas plus que le possédé n’est un hystérique, en quoi que ce soit. Il y a là, entre les deux, un abîme, une différence nette et caractéristique, au sujet de laquelle aucune confusion ne peut être établie, si ce n’est par ceux qui ont intérêt à l’établir par haine de l’Église et pour essayer de la surprendre en défaut.

Enfin, — tandis que dans la possession, tout est supranaturel et inexplicable autrement que par l’intervention du Maudit, tandis que tout renverse les lois ordinaires de la nature, — dans l’hystérie, au contraire, tout est naturel, physiologique, tout s’explique simplement, disons-le, par un seul mot que nous expliquerons : inhibition ; et il n’y a pas dans cette maladie, ordinaire et banale, rien qui s’approche du surnaturel ou le côtoie seulement.

Un premier fait va l’établir immédiatement.

L’hystérie se diagnostique et se soigne médicalement. Grâce aux remèdes, à l’hygiène peut-être plus encore, elle s’améliore quelquefois, mais ne guérit, absolument, jamais ; c’est une folie circulaire du système nerveux et principalement du grand sympathique, qui revient par périodes, puis disparaît, mais pour un temps seulement ; c’est une maladie, en un mot. Il en est tout autrement de la possession : celle-ci ne cède jamais aux remèdes, qui sont sur elle sans action ; mais en revanche elle disparaît totalement, dans la grande majorité des cas, sous l’influence de l’exorcisme, et dès qu’il plaît à Dieu. En tous cas, lorsque le possédé est délivré, il l’est bien ; et, — tandis que l’hystérique, même dans ses périodes de calme, porte sur sa figure et dans son habitus le cachet indélébile de la maladie qui le tient, dont l’état anormal habituel de son système nerveux est la cause, traîne en un mot sa vie durant, — le possédé, au contraire, dès sa délivrance, se retrouve du jour au lendemain dans son état normal.

Le possédé n’était donc pas un hystérique, et réciproquement.

Voilà une première différence très nette, il me semble ; l’argument est topique, et je crois difficilement qu’on le puisse réfuter.

Mais, quelque décisif et victorieux qu’il soit, il mc plaît de ne pas m’en contenter ; je ne veux pas qu’on puisse dire de lui : testis unus. Je prétends maintenant suivre savants et médecins sceptiques sur leur propre terrain, les y battre et démontrer, par l’observation absolument scientifique des faits, d’un côté la maladie, de l’autre la possession.

La question est trop grave pour que le lecteur ne m’accorde pas toute son attention. Qu’il ne s’effraie pas, je serai clair, d’une clarté absolue.


Étudions l’hystérie, celle qu’on a appelée la grande névrose, d’abord. Voici comment il faut la comprendre. Quelques mots expliquant le fonctionnement du système nerveux seront nécessaires pour cela.

Je peux, si je veux, prendre ma plume et écrire, puis la reposer sur mon encrier, mais je peux aussi ne pas le faire ; je peux me lever, marcher, courir, mais je peux aussi rester assis, ou m’arrêter ; tous ces actes sont des mouvements sur lesquels j’ai une autorité absolue, directe et immédiate, que j’exécute aux moyens de muscles, appelés muscles à fibres striées, d’une structure anatomique spéciale, définie et très connue.

Mais, si je puis accomplir ces actes, il en est d’autres que je ne puis ni accomplir ni empêcher de mon plein gré, à l’état normal. Ces actes de la deuxième catégorie sont, pour n’en citer que quelques-uns, les battements de mon cœur, la digestion de mon estomac et les mouvements péristaltiques de cet organe ; les secrétions de mes glandes, etc., etc…, toutes choses dont les agents de mouvement sont aussi des muscles, mais d’une structure autre que les précédents, à fibres lisses, d’une structure anatomique spéciale donc aussi, mais mal définie et peu connue.

Ces deux ordres de phénomènes que je viens de signaler, sont les deux caractéristiques principales de la vie qui se manifeste donc : 1° par les fonctions de la vie de relations ; 2° par celles de la vie végétative.

À ces deux ordres de fonctions, dont les agents sont, nous l’avons vu, deux systèmes de muscles différents, correspondent aussi deux systèmes nerveux différents : l’un, qui règle la vie de relations, le système nerveux cérébro-spinal, composé d’un ensemble complet, le cerveau, la moelle épinière et les nerfs ; l’autre, qui règle la vie végétative, le système nerveux du grand sympathique, composé de parties mal connues encore et insuffisamment précisées quant à leur structure et à leur action.

La science a profondément pénétré dans la connaissance du système nerveux cérébro-spinal et a fait dans ce domaine des acquisitions définitives.

Dans l’ordre anatomique, on y a notamment découvert les départements moteurs.

On a reconnu que le cerveau et son prolongement, la moelle épinière, sont composés de deux substances, l’une grise, l’autre blanche, diversement disposées par rapport l’une à l’autre suivant les régions, mais dont la caractéristique principale est, pour la substance grise, d’être l’organe actif ; et pour la substance blanche, l’organe passif ; en d’autres termes, la substance grise est une pile électrique, dont la substance blanche est le conducteur.

Deux structures différentes correspondent à ces deux fonctions. La substance grise se compose d’amas de cellules appelées pyramidales gigantesques, à cause de leur forme bien caractéristique ; la substance blanche, au contraire, de fibres longues, de fils en un mot, destinés, par les nerfs qui la continuent et se rendent dans tous les muscles, à transmettre l’ordre élaboré dans la substance grise aux muscles chargés de l’exécuter.

Des organes spéciaux, de terminaison des nerfs dans les muscles ou dans la peau, permettent aux premiers et à cette dernière de recevoir les impressions centrales ou de renvoyer au centre les sensations périphériques, de façon à ce que le circuit soit complet dans le domaine de la vie de relations.

On a été plus avant dans ces découvertes. On a trouvé dans le cerveau des zones particulières de localisations de telle ou telle fonction. On a vu, par exemple, que, à telle partie de telle circonvolution cérébrale, correspond l’origine de tel ou tel mouvement du bras ou de la jambe, pour préciser ; si bien que, si ce point, gros comme une tête d’épingle, vient à être malade ou blessé, aussitôt la fonction correspondante disparaît, ainsi que la possibilité d’exécuter le mouvement dépendant du groupe de cellules de la région ; ce groupe de cellules est en définitive l’aboutissant des ficelles motrices du bras et de la jambe, comme aussi le point de départ du mouvement de ces ficelles, chez le pantin humain. On a enfin reconnu que ces ficelles s’entrecroisent, et que le cerveau droit commande au côté gauche du corps, et réciproquement.

Puis, on s’est livré à une dissection physiologique, plus curieuse peut-être encore, et d’une finesse vraiment admirable. On a étudié et l’on a trouvé, jusqu’à un certain point, le fonctionnement de ce cerveau moteur, tel que je viens de le décrire ; et je vais faire comprendre, par un mot le plus banal du monde, ce fonctionnement.

L’exemple montrera comment le cerveau acquiert une idée et la transforme en un mouvement.

Voyons le chemin que suit l’idée et le travail cérébral qui va se faire pour en arriver à l’acte, au mouvement.

Nous allons prendre le mot cloche, si vous le voulez bien.

Voici une cloche, par exemple. L’enfant voit pour la première fois une cloche : instantanément, il acquiert une notion visuelle ; une image s’est empreinte sur sa rétine, qui l’a transmise au centre cérébral auquel elle est plus spécialement destinée. Mais cette notion est banale et ne lui dit rien.

Plus tard, l’enfant entend sonner une cloche, qu’il ne voit pas ; il acquiert alors une notion acoustique : un son a frappé son tympan, qui l’a aussi transmis au centre cérébral de destination ; mais cette deuxième notion est encore quelconque, c’est un son. Puis, un jour, il voit remuer une cloche et entend le son qu’elle rend ; aussitôt quelque chose se passe en lui d’inexplicable, son moi se manifeste, un jugement se fait de la réunion des deux sensations ; il sait, il a conscience que ceci fait cela, les deux notions visuelle et acoustique, jusqu’alors séparées et indifférentes, se sont rejointes et fondues, tellement que maintenant, quand il entendra sonner, cérébralement il se représentera la cloche, dont il verra et évoquera l’image, et quand il verra une cloche, cérébralement il s’en figurera et en entendra le son.

Mais jusqu’ici il n’aura pas encore le mot. Pour lui, la cloche sera ding-ding ou dong-dong ; mais elle ne sera pas encore la cloche.

Pour cette nouvelle acquisition qui complétera le cycle total de l’idée, il sera nécessaire que le père ou la mère prononcent fréquemment le mot « cloche » à l’ouïe du son ou à la vue de l’objet, en attirant dessus son attention. L’enfant le répétera d’abord, en bégayant, c’est-à-dire en boitant de la langue ; il dira cosse, closse, coche, jusqu’à ce que l’imitation complète, l’habitude aidant, lui fasse prononcer cloche, lorsque ses muscles gesticulateurs du langage articulé seront dressés.

Alors il aura non seulement le mot, mais l’accent, c’est-à-dire la façon de le prononcer. Dès lors aussi le cercle sera complet, et son esprit se promènera sans peine du mot à la chose et de la chose au mot. L’idée s’affinera, se perfectionnera, se complétera plus tard, en différenciant entre elles les cloches différentes et les différents sons.

Ce que je viens d’exposer est si vrai, le cerveau est tellement habitué à cette forme d’acquisition, que, toute la vie, la trace en reste chez l’homme dans le phénomène de la mémoire. C’est ainsi que, pour débiter ou raconter quelque chose, les uns, tandis qu’ils parlent, se figurent cérébralement voir et lire la feuille de papier sur laquelle ce qu’ils disent serait écrit ; les autres, au contraire, entendent cérébralement, pendant qu’ils parlent, prononcer et souffler en quelque sorte à leurs oreilles les mots et les tirades qu’ils vont débiter.

De là, deux manières chez l’orateur : le premier est un visuel, et le second un auditif.

Cette expérience est des plus simples à pratiquer, et chacun peut, très facilement, la répéter sur soi. Imaginez-vous que vous « récitez » quelque chose, et tout de suite, en parlant, vous verrez ou vous entendrez cérébralement, vous serez un visuel ou un auditif ; et, j’ajoute qu’il vous sera absolument impossible de vous rappeler quelque chose, sans invoquer la vue cérébrale ou l’ouïe cérébrale.

À cet égard il n’y a pas d’indifférents.

N’est-ce pas que ce sont là d’admirables et très précises choses, et qu’il n’est que juste de rendre à notre science française ce qui lui est légitimement dû, c’est-à-dire une part prépondérante dans ce mouvement en avant de connaissances et d’exploration dans l’œuvre du Créateur ? Mais combien aussi n’est-il pas surprenant et pénible de constater qu’un grand nombre de savants, frappés véritablement d’une inconcevable obnubilation intellectuelle, s’obstinent, comme hallucinés par l’esprit des ténèbres, à se baser sur de si remarquables et si géniales découvertes pour en tirer des conclusions absolument fausses ?

De ce que, en effet, les circonvolutions cérébrales frontales ascendantes et pariétales descendantes sont le siège de localisations de certains mouvements, ils en ont immédiatement conclu que les cellules qui les composent corticalement sécrètent ce mouvement par une action physique ou chimique, et que l’âme, par conséquent, n’existe pas, n’est que la résultante d’actions naturelles du jeu des organes matériels et de leur vie.

Et quel bel argument pour le matérialisme contemporain ! Tel un singe, tournant autour d’un piano depuis des siècles fermé, et dont la vue l’obsède (cerveau et moelle épinière) ; l’ouvre tout à coup et à force de peine ; puis, découvre les touches (circonvolutions cérébrales et zones grises motrices) et les essaie l’une après l’autre, constatant que cela remue au moyen de leviers de communications (substance blanche et nerfs), et que cela sonne (mouvement résultant) ; puis, s’émerveille de ce qu’il a découvert, et s’écrie : « Ce piano s’est créé tout seul, il est là de toute éternité, et les touches sécrètent le son que j’entends. »

Voilà réduits à leur plus simple expression la théorie et l’argument des libres-penseurs, qu’on pourrait, en le voit, appeler plus expressément et sans crainte de se tromper : des imbéciles-penseurs.

Mille fois imbécile, en effet, celui qui ne sent pas que, à côté de tous les mots que tout à l’heure ma plume traçait pour expliquer les opérations cérébrales, le mot âme venait de lui-même se placer, et qu’il m’a fallu un réel effort volontaire de style pour l’esquiver et lui échapper, vainement d’ailleurs ; l’âme éclate, elle s’impose, elle fait à travers toute cette trame anatomique et resplendit pour en faire comprendre et la vie et la splendeur.

Qu’est-ce que cette mémoire ? Qu’est-ce que ce jugement, surtout, qui permet de comprendre, de faire naître une idée de la comparaison de deux sensations, si ce n’est l’âme divine, qui se sert d’organes matériels pour faire agir la matière, et la diriger ?

Et qui ne sent aussi que tout ce mouvement, toute cette action, toute cette vie de relations est volontairement et judicieusement réglée par le cerveau, intermédiaire et organe de l’âme, laquelle compare, juge et dirige ; et que, si une lésion de l’organe supprime la fonction, une lésion de l’aime, un trouble seulement psychique, sans lésion, sans maladie, sans maladie anatomique, la supprime aussi ou bien la laisse, mais alors sans direction, sans contrôle, sans justification ; et que, si, une fois la matière détruite, l’homme disparaît matériellement, il peut disparaître aussi intellectuellement, comme dans la folie, par exemple, où il n’y a pas la plus légère altération dans la matière, et où, néanmoins l’homme n’existe plus, où il ne subsiste qu’un animal qui vit et végète, anatomiquement seulement, dans un corps d’où l’âme est absente, momentanément ou à jamais ?

Il est juste aussi de dire que les prétendus libres-penseurs ont montré eux-mêmes, par la continuation de leurs recherches, que ce matérialisme qu’ils affichent si haut et affectent de clamer si fort, est tout simplement de l’anticatholicisme, de l’irréligion voulue, et qu’au demeurant, dans le fond de leur âme et conscience, quelque boueux que soit ce fond, il y reste une parcelle propre, et que de leurs vaines déclarations ils ne croient pas un traître mot.

Il y a, en effet, dans ce piano humain sur lequel tape aujourd’hui à tour de bras, histoire de faire grand bruit, le singe dont je parlais tout à l’heure, tout un côté mystérieux, tout un coin inexploré, que le facteur divin ne veut pas encore, paraît-il, que l’on découvre ; peut-être un jour seulement, dans les temps à venir, il permettra d’en analyser une corde, si toutefois cela lui plaît ; et ce coin inexploré, c’est le cerveau antérieur, ce quelque chose de derrière le front, où d’instinct l’homme sent que, sous les touches au moyen desquelles se révèle plus directement la pensée, l’âme siège, l’âme, ce cerveau pensant qui le fait homme, de singe qu’il veut être, et bien qu’il en ait.

Ce coin, la science, se targuant de scepticisme, essaie, depuis des siècles, de lever le rideau qui le cache, et depuis des siècles, aussi, elle s’y brûle les doigts. L’acharnement qu’elle y met prouve, à lui seul, qu’elle n’est pas tant que cela sa propre dupe, et qu’elle est loin d’être satisfaite de sa théorie de l’homme mécanique et de sa vie, résultante du jeu de ses organes, eux-mêmes résultants de conditions chimiques et physiques réalisées aux hasards de l’aventure, de l’espace et du temps.

Je viens de résumer, d’une façon aussi claire et aussi précise que possible, les premières connaissances qui nous sont nécessaires pour comprendre l’hystérie, la folie et la possession ; et j’ai donné la solution de la première portion du problème, l’explication de la vie de relations : un cerveau, intermédiaire et agent de l’âme, qui, par sa substance grise, active, commande ; dont les ordres sont transmis par des nerfs et exécutés par des muscles ; tout cela, dirigé, ordonné, discipliné et soumis à une volonté, émanation de l’âme, qui, lorsqu’elle disparaît, réalise l’homme matériel, la brute, vivante encore, mais inconsciente et incoordonnée.

Il me faut maintenant, et de la même façon, expliquer et exposer la vie végétative, par laquelle j’arriverai directement à l’hystérie.


Ici nous pénétrons en plein inconnu : tandis que la physiologie et l’anatomie du système nerveux cérèbro-spinal ou de la vie de relations sont bien connues, il n’en est plus de même pour celles du système nerveux de la vie végétative ou grand sympathique.

Dans ce domaine, plus de cerveau, plus de moelle, mais seulement de petits amas de substance grise nerveuse, connus sous le nom de ganglions, disséminés au centre même des tissus qu’ils innervent, mais sans qu’on sache rien de leur structure précise ni de leur disposition. Tels sont, par exemple, dans le cœur, les ganglions connus sous les noms de ganglions de Ludwig, de Remack et de Eider.

Ces ganglions, composés de substance grise, sont évidemment des centres actifs et moteurs, puisque tel paraît être le rôle de cette substance ; mais comment agissent-ils ? Tel est le problème. Comment transmettent-ils leurs ordres aux tissus ? Autre problème. Sont-ce de petits cerveaux, répandus partout et qui ne possèdent que la faculté motrice ? ou sont-ce simplement des centres de décharge, des accumulateurs de volonté ? Sont-ils directement en rapport avec les centres cérébrospinaux et subissent-ils leur influence ? ou bien sont-ils autonomes et indépendants ? Toute une série d’x se dresse là, auxquels la science moderne n’a pas encore pu répondre d’une manière satisfaisante.

Tout ce que l’on sait, c’est qu’ils ont une action sur les organes de la vie végétative, et qu’ils président dans une certaine mesure à leurs mouvements et à leurs fonctions.

Mais, — tandis que le cerveau pensant coordonne d’une façon très nette et dirige toute la sphère de relations, tandis qu’il en surveille les actes et les mouvements de telle sorte que ces actes et ces mouvements sont calmes, réfléchis, ont une cause et une raison, — d’autre part, toute la sphère végétative paraît échapper à cette action cérébro-spinale centrale, qui n’agit sur elle que d’une façon médiate et indéterminée. Le cœur bat, l’estomac digère, indépendamment du cerveau, indépendamment de ses ordres et de sa volonté, et nous avons affaire ici véritablement à l’homme des prétendus libres-penseurs, à l’homme purement végétatif, à la bête dont les fonctions sont à la merci des conditions physiques, chimiques ou pathologiques du milieu ambiant, sans que le cerveau ait à intervenir et, dans le libre arbitre de l’âme, commander à la fonction physiologique ou à la maladie, en disant : oui ou non.

Il y a donc, on le voit très nettement, deux choses en nous : l’homme, l’âme, d’abord ; puis la bête, le cerveau et les ganglions sympathiques.

Les mêmes conditions et dissemblances que nous venons de rencontrer dans l’anatomie et la physiologie des deux systèmes nerveux, nous allons les rencontrer dans leur pathologie, c’est-à-dire dans leurs maladies.

Tandis que, en effet, les maladies du cerveau et de la moelle sont bien connues dans leurs causes comme dans leurs effets ; tandis que l’on sait parfaitement qu’à la lésion de telle ou telle zone, de tel département nerveux, de tel territoire médullaire nettement délimité, correspond telle ou telle maladie : à l’hémorrhagie territoriale du cerveau, par exemple, l’apoplexie mortelle ou la paralysie hémiplégique avec ou sans hémianesthésie, suivant la branche de la sylvienne atteinte dans les ventricules ou dans la capsule interne ou externe ; à la sclérose médullaire primitive ou consécutive, telle celle du faisceau pyramidal descendant, et suivant la zone malade, l’hémichorée post-hémiplégique, la contracture inguérissable, l’athétose ou des autres formes de tabes ; à celle des cornes antérieures de la moelle, l’ataxie ; tandis que l’on sait aussi que toutes ces formes, en apparence si diverses, des maladies médullaires procédant au fond de la même lésion, sclérose conjonctive étouffant l’élément noble, ne varient dans leur expression phénoménale que suivent la zone atteinte et sont en définitive inguérissables, c’est-à-dire évoluent fatalement ; par contre, des maladies du système nerveux du grand sympathique on ne connaît encore rien.

Pas de lésions appréciables dans ce département nerveux, et pas de maladies précises, à symptomatologie nette et arrêtée, dans ce domaine non plus, où tout semble devoir se passer avec calme et tranquillité, deux qualités qui sont bien la caractéristique et l’apanage de la vie végétative et bestiale.

Mais voilà que tout à coup, au milieu de cette animalité végétative, et cela à l’insu même du sujet, inconsciemment et sans que le cerveau y prenne la moindre part causale, une tempête éclate soudaine et inattendue dans ce même domaine médullaire et organique jusque-là indifférent et passif. L’estomac ne digère plus ou digère trop, il ne mange plus et pourtant il rend ; le cœur devient arythmique ; les secrétions se suppriment ou surabondent jusqu’à l’incontinence ; tout s’arrête brusquement, puis repart comme au pas de course, dans un désordre inexprimable et complet ; la vie végétative se bouleverse entièrement : des fonctions se suppriment momentanément, pendant que d’autres se créent ; des phénomènes extraordinaires se montrent, qui paraissent renverser toutes les lois de la nature ; des maladies en apparence formidables paraissent subitement éclater, qui tout à coup avortent ou disparaissent ; et tout cela pendant que, au milieu de ce déchaînement de la vie animale, le sujet qui en est le théâtre reste calme, sans fièvre, sans altération de la nutrition et de la vie, qui suivent leur cours normal, comme un petit ruisseau son cours tranquille au milieu et entre des torrents déchaînés.

Et, chose plus singulière encore, renversante, c’est que ce système nerveux maintenant en délire, qu’aucun cerveau n’est là pour pondérer et qui ne semble pas en relation avec le cerveau, va, tout à coup aussi, entraîner dans l’orbite folle de son incohérence le système nerveux cérébro-spinal tout entier.

Dorénavant, tout sera annihilé. Le cerveau pensant qui commande obéira ; système musculaire, système osseux, intelligence, conscience, tout sera annihilé et aux ordres de ces quelques ganglions animaux ; la vie intelligente sera suspendue, et pour un instant, l’homme s’échappant à lui-même, descendra au rang de bête inconsciente.

Une maladie, la seule connue, du système sympathique vient d’éclater : c’est l’hystérie, que nous venons de dessiner à grands traits, et dans l’étude de laquelle il nous faut entrer maintenant.

Résumons tout d’abord, en un petit tableau très succinct, ce que nous venons d’exposer :

Chez l’homme, deux ordres de manifestations vitales : 1° celles de la vie de relations, soumises à l’empire de la volonté et dirigées par le cerveau et la moelle épinière ; 2° celles de la vie végétative, inconscientes à l’état normal, automatiques et en apparence dirigées par des amas de substance nerveuse, disséminés dans les tissus des organes. Ces deux ordres de manifestations évoluant synchroniquement, mais en quelque sorte indépendamment les unes des autres ; puis, tout à coup, sous l’empire d’une maladie du deuxième système, toute la sphère vitale bouleversée et soumise à l’action incohérente du grand sympathique en quelque sorte atteint de folie. Telle est la façon dont, dans son ensemble, il faut comprendre l’hystérie.

Voyons-la se produire maintenant, étudions-la, et nous verrons bien que nous avons affaire là à une maladie, naturelle, malgré ses apparences extraordinaires, et dans laquelle le supranaturel n’intervient aucunement.

L’hystérie est la folie de la vie végétative. Étudions-la.


Nous voici en présence de deux enfants, un petit garçon et une petite fille ; car l’hystérie est une maladie propre aux deux sexes, on le sait. Suivons-les, si vous le voulez bien, dans leur développement, et surveillons-en les péripéties diverses.

Un mot d’abord sur le père, la mère et les ascendants : des névropathes toujours, très souvent des alcoolisés ; en tous cas, des déshérités de la vie, des tarés intellectuels et matériels, congénitaux ou acquis ; de telle sorte que la descendance se ressentira fatalement, à un degré quelconque, des mécomptes intellectuels ou physiques des ataves.

Chez l’enfant, ainsi prédispose, le surmenage intellectuel ou le vice précoce, le surmenage physique, l’énervement, résultats communs d’une éducation morale et hygiénique mauvaise, par trop de sollicitude méticuleuse, de bien-être, en par trop d’abandon, de laisser-aller, par pauvreté.

Dans ce milieu, le système nerveux évolue, inapte encore à se conduire lui-même, mais prêt à subir admirablement les impressions internes ou extérieures ; et, sans tarder, éclatent les premiers symptômes caractéristiques de son instabilité et de son état précaire : inaptitude au travail, difficulté de l’assimilation intellectuelle, à côté d’envolées subites inexplicables, suivies d’affaissement, migraines, douleurs diverses, tics ; telle est la première symptomatologie, l’expression phénoménale du futur hystérique. En même temps, le caractère se ressent de l’incertitude de l’élément nerveux. L’enfant ne sera pas comme ses camarades. La gaité franche et turbulente de son âge sera remplacée chez lui, ainsi que le chagrin, par des alternatives de bouderie et d’éréthisme hilarant, des bouffées de rires comme des bouffées de pleurs, subintrantes, ou saccadées, mais toujours incontinentes, sans rime ni raison ; à une affectivité sans borne ni cause, succédera une horreur aussi inconsidérée. Tout cela évoluera sans règle fixe, sans pondération, mais comme dans un perpétuel à peu prés.

Le physique naturellement suivra le moral ; l’enfant graine-d’hystérique poussera mal et encore à côté. Aux couleurs disparues ont succédé un teint pâle, avec des alternatives de rougeur et de décoloration, toutes deux outrées ; la peau s’est amincie comme chez le vieux, tandis que la partie supérieure du crâne s’est outre mesure développée au détriment de la face et des mâchoires ; le nez s’est effilé, et les oreilles se sont écartées de la tête, de chaque côté du front bombé, au-dessous duquel, profonds dans l’orbite, scintillent maladivement les deux yeux, aux sclérotiques bleues. L’arbrisseau tout entier est chétif, malingre, rabougri, tout en étant démesurément grandi, et noueux aux articulations, tout en restant droit. Singulier contraste, vivant paradoxe, qui prélude par là à la folie névrosique de plus tard.

Dès lors, en effet, le terrain est préparé, l’éducation a ensemencé et les premiers bourgeons paraissent ; la maladie installée va faire soudainement irruption.

Jusqu’ici toute la symptomatologie s’est bornée à une impressivité extraordinaire de la sphère sensitive, et aucun phénomène ne s’est encore produit qui puisse permettre de dire : « Ah ! voilà de l’hystérie ! » C’est plutôt un état de nervosisme général exagéré, lorsque tout à coup, et sans cause appréciable ou raisonnable, la première crise se produit.

Fruste encore, et rapide, fugace, elle est la silhouette, le fantôme seulement de la névrose, qui pour la première fois se montre avec une certaine évidence. Mais aussitôt la première crise d’entrée en matière passée, tout rentrera dans l’ordre instable, au moins pendant un certain temps.

Mais voici que le grand sympathique va entrer décidément en jeu, et aussitôt les principales fonctions de la vie végétative vont être atteintes. Un beau jour, et à propos de rien, l’estomac se détraque fonctionnellement ; il devient grognon, refuse toute nourriture, se contracte, se rétracte, ou bien s’enfle de gaz comme une outre pour s’affaisser aussitôt, ou bien encore, atteint de pics ou de boulimie, avalera de tout, outre mesure, aliments aussi bien qu’objets divers ; transformé en bazar hétéroclite, il fera tout de travers son choix parmi les choses qui l’encombrent, rejetant les aliments qu’il devrait digérer, pour conserver les objets nuisibles qu’on sera obligé d’expulser de force de son contenant. Le pain sera pour lui une chose devenue insupportable ; la présence d’une simple mie le fera tordre, comme brûlé par l’acide le plus violent, tandis que les choux, les coquilles d’amandes, tous les détritus en un mot indigestes, passeront comme lettres à la poste. L’intestin, bien entendu, suivra les mêmes errements ; puis, c’est le cœur, comme ivre, qui battra la chamade sans rime ni raison, occasionnant de violentes douleurs et des palpitations ; le foie, les reins, les glandes diverses, se mettront aussi de la partie, pour sécréter ou se tarir à tort et à travers.

Dès lors, c’est fait ; toute la sphère végétative du grand sympathique est prise, et l’incohérence fonctionnelle commence de ce côté : l’hystérie est faite.

Voici que tout d’un coup, en effet, la première crise sérieuse et caractéristique a lieu. On ne peut plus s’y tromper, et d’un seul coup, sans transition aucune, le système nerveux cérébro-spinal que nous connaissons bien maintenant et dont nous pouvons montrer les modifications et les comprendre, ce système nerveux cérébro-spinal, qui devrait commander à tout l’organisme, tout pondérer, étant ordinairement hors des atteintes du grand sympathique, est subitement englobé dans la danse macabre, est atteint de folie à son tour, et, pendant les crises et même dans leurs intervalles, va être à son tour déséquilibré. Alors, l’hystérie bat son plein. La crise que nous allons décrire va nous montrer cela bien.

Voici, en effet, les caractères et l’expression phénoménale de la crise hystérique :

Quelques heures avant qu’elle n’éclate, le malade se sent dans un état tout particulier : il a des vertiges, des éblouissements ; il lui semble que sa tête est vide et que l’intérieur résonne et vibre ; les oreilles bruissent et bourdonnent ; puis, des bouffées alternatives froides et chaudes, montent à la face, laquelle se couvre de sueurs perlées et mates, tandis qu’elle se congestionne vivement ou pâlit ; les mains aussi deviennent mates, et la peau s’horripile. Alors un sentiment de constriction naît aux tempes ; il semble que le front s’étreint d’une barre, tandis qu’un peu de céphalalgie diffuse se produit ; des bluettes, du scotome scintillant même, alternent, suivies de pandiculations, de bâillements, de pleurs. Au milieu de ces différents prodromes qui accusent l’attaque imminente, l’intelligence reste encore nette et lucide, sans la plus légère obnubilation. Puis, tout à coup, après une attente plus ou moins longue, brusquement l’attaque a lieu.

Une contrariété légère, un choc qui passerait absolument inaperçu dans la vie ordinaire, suffisent à la provoquer.

Alors, sans transition et coup sur coup, subintrantes les unes aux autres, les manifestations vont se dérouler.

C’est d’abord la boule, cette constriction particulière avec pinçure qui part de l’épigastre pour remonter jusqu’au larynx, pendant que se produit de l’étouffement et un sentiment comme de strangulation ; une giclée de salive liquide et très claire emplit la bouche en un seul jet ; puis, la bouche se dessèche aussitôt ; alors, immédiatement et sans transition, le malade a perdu connaissance. Si rien ne le retient, il tombe de tout son long sur le sol, et là, la convulsion va se produire aussitôt.

Il y a deux ordres de convulsions qui se suivent toujours et classiquement de la même façon. Les premières sont plutôt des contractures. Etendu sur le dos, on voit le malade serrer les poings, les pouces en dehors, raidir les bras en croix, tourner la tête sur une épaule ou sur l’autre, serrer les jambes, puis soulever lentement le milieu du corps, de façon à former un arc de cercle, dont la corde est le sol et les deux extrémités la tête et les pieds.

Tous ces mouvements sont lents, pénibles, douloureux ; c’est une contracture, une crampe générale, une raideur de tous les muscles du corps, qui constitue la phase dite de convulsions toniques. On dirait que le malade s’étend, s’étire à la fois avec une grande lenteur et une extrême énergie. À cette période, qui dure plus ou moins longtemps, en général quelques minutes, avec de très légères secousses du corps en totalité, succèdent immédiatement et sans transition les convulsions cloniques.

Celles-là affectent toutes sortes de formes et consistent en une série de mouvements, de gestes et d’actes désordonnés et en apparence tout au moins sans cohérence. Violemment tendu, l’arc nerveux et musculaire se détend brusquement, imprimant des vibrations d’amplitude et de vigueur différentes à la corde qui le sous-tendait. C’est ainsi qu’il faut comprendre le but et la cause des convulsions cloniques.

Alors, le malade se roule par terre, frappant alternativement le sol avec les différentes parties du corps ; il se contorsionne de diverses façons, jetant de côté et d’autre ses bras et ses jambes, comme une tortue mise sur le dos et qui s’essaie à se redresser ; et c’est peut-être là qu’il faut en effet chercher la cause réelle des convulsions cloniques : un essai de l’hystérique, dont la crise de contracture, de congestion, de rigidité, de crampe, est terminée, de se ressaisir et de revenir à lui, mais inefficacement encore.

Ici encore interviennent ce que l’on appelle les attitudes passionnelles, c’est-à-dire exprimant des passions, mais mal esquissées encore à ce point de la maladie, et que nous allons retrouver tout à l’heure mieux dessinées et plus caractéristiques. Ces attitudes varient. On y rencontre d’abord la projection en avant du bassin (avec mouvement de casserole) qui est typique pathognomonique de l’affection qui nous occupe, et si expressive, — faussement expressive, disons-le bien vite, — qu’elle a été prise longtemps pour la caractéristique même de la maladie, que l’on considérait comme une maladie satyriasique, à cause de ce mouvement du bassin et des hanches, véritable danse du ventre, érotique en apparence.

Rappeler aujourd’hui cette idée ancienne et absolument erronée, c’est en montrer le peu de valeur et la classer définitivement dans les erreurs absolues. L’hystérie, le fait est démontré avec une rigueur scientifique absolue, et qui ne laisse place à aucun doute, est une maladie spéciale du système nerveux, et non du tempérament, dans le sens où ce mot se prenait jadis.

Après le mouvement de casserole, se rencontre la crucifixation. Cette convulsion clonique est banale. Jetez par terre une personne quelconque en état de relâchement complet, ou même un cadavre non encore rigide, et, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, les bras seront projetés en l’air, écartés du corps, et la tête sera lancée sur une des épaules, sur laquelle elle semblera reposer. Je le répète, ce fait dont on a voulu faire une attitude est un résultat naturel du décubitus agité, une pose des plus ordinaires de la vie usuelle, où quantité de gens dorment ainsi, les bras en l’air ou en croix. Cette forme de décubitus est, en effet, une de celles qui reposent le mieux.

Je m’arrête ici dans cet exposé de ce que l’on a voulu appeler les attitudes passionnelles au cours de la crise. On le voit, ce sont tout au plus des ébauches d’attitudes, des esquisses, et rien de plus.

Pendant cette période, tout s’est détendu chez le malade ; aux contractures a succédé la flaccidité des muscles ; la respiration jusqu’alors hoqueteuse arrêtée fréquemment en inspiration et la cage thoracique pleine d’air pour l’immobiliser et en faire un point d’appui résistant, la respiration, dis-je, devient suspirieuse et s’arrête au contraire en expiration, décongestionnant la face et les veines du cou jusqu’alors gonflées, bleuies ; le masque devient flasque, pâle, blafard ; et le globe de l’œil, jusqu’alors aussi en état de convulsion supérieure et de strabisme interne ou externe convergent, divergent ou opposé, redevient veule, au regard atone ; aux grimaces succède l’air hébété.

Tout, en un mot, annonce, indique la détente. Et la voilà bien, qui se produit rapidement, complète, totale ; et sa caractéristique est que la boule a disparu. Le malade, en effet, ne porte plus à chaque instant la main machinalement à la gorge, comme pour en arracher cette maudite boule, remontée de l’estomac, et qui l’étouffe (boule qui n’est évidemment pas autre chose qu’une névrose momentanée et légère d’une des branches du phrénique). Alors aussi, aux mouvements incohérents succède le calme ; l’hystérique est étendu sur le sol, sans force, flaccide en totalité, pendant que de grosses larmes lui coulent des yeux, inondant sa figure, ou qu’une émission d’urines, d’une abondance quelquefois extraordinaire, a lieu sans qu’il en ait conscience.

Telle est la fin de l’attaque d’hystérie, de la crise à laquelle succède de l’abattement, du sommeil, une sorte d’hébétude qui se prolonge plus ou moins longtemps.

Disons, dès à présent, que la crise ne se reproduira plus qu’à un intervalle long, ou bien qu’elle peut se reproduire immédiatement et qu’on peut assister au spectacle, chez le même malade, d’une série de crises subintrantes les unes aux autres et qui se répètent avec les mêmes caractères. Cette sorte d’état dure quelquefois une heure ou deux.

Je viens de décrire au lecteur, en un tableau abrégé, mais d’une scrupuleuse exactitude scientifique, l’étiologie, c’est-à-dire les origines et la symptomatologie de l’hystérie. Il a pu suivre un malade depuis le début de l’affection jusqu’à la crise qui la caractérise et permet d’asseoir d’une façon définitive le diagnostic jusqu’ici réservé.

Jusqu’à présent aussi, avec moi, le lecteur trouvera qu’il n’y a rien de bien surnaturel dans tout cela, et qu’il est matériellement impossible de confondre un bon hystérique, bien et dûment hystérique, avec un possédé, et que ce n’est pas parce que l’hystérique fait quelques mouvements incohérents et des contorsions, qu’il viendra à l’idée de personne, sauf à des malintentionnés ou de parfaits ignorants, de le confondre avec un possédé.

Tout à l’heure, en parlant de la folie, dont il sera bon aussi de faire le diagnostic différentiel, parce que là encore l’opinion publique est pleine à cet égard d’idées fausses, absurdes, qu’il faut redresser à tout prix ; en parlant de la folie, dis-je, je montrerai là où elle se rapproche et là où elle s’écarte de l’hystérie et de la possession.

Hystérie, folie, possession, le lecteur aura en sous les yeux les trois x du problème ; il saura à quoi s’en tenir et ne se paiera plus de mots au hasard ; et une fois de plus il aura vu la science des incroyants ne faire qu’expliquer ce que la religion a dit et découvert depuis des siècles.

Mais il me faut continuer cette étude préliminaire, et encore une fois je demande pardon au lecteur d’entrer dans ces détails techniques ; mais ils lui sont absolument indispensables, s’il veut comprendre quelque chose et faire œuvre d’intelligence catholique au milieu du fatras de pseudo-science matérialiste sous lequel on cherche à étouffer sa foi. C’est donc un petit effort d’attention que je lui demande encore ; il ne me le refusera certainement pas.


Voilà donc notre hystérique fait. Cela a commencé, on le voit, par une sorte d’apprentissage ; puis, la névrose a fait ses premiers essais, ses débuts en quelque sorte sur la scène de la vie. D’abord, des prolégomènes vagues ; puis, des phénomènes, des altérations dans la sphère végétative seule ; enfin, l’extension des symptômes à la sphère des relations.

Dans la crise classique que j’ai décrite, et à laquelle nous venons d’assister, la symptomatologie sympathique ouvre toujours la scène, et ce n’est qu’à sa suite que le système nerveux cérébro-spinal et les départements auxquels il commande entrent en jeu.

Mais, peu à peu, la névrose s’installe définitivement ; elle fait sien ce corps humain, cette économie, et va, ne s’arrêtant plus aux bagatelles de la porte, aux manifestations de la première époque, se montrer, avec une expression phénoménale un peu différente et plus compliquée.

Alors plus de crises ou presque pas, un état de malaise continu du grand sympathique caractérisé par tout un ensemble de névralgies, de douleurs, de troubles de fonctions (maux de tête, pleurodynies, gastralgies ou entéralgies diverses) etc., etc. ; et sur ce fond, qui n’est en réalité composé que de douleurs et non de lésions, va évoluer tout un état de choses particulier.

Tout à coup, en effet, un des bras {par exemple) de l’hystérique va devenir le siège d’une contracture localisée de certains musclés, mettons le biceps, et les muscles de l’avant-bras fléchisseur, ainsi que ceux des doigts ; et tout l’ensemble du système préhensif supérieur, épaule, bras, avant-bras et mains, va être midi, contracturé, et dans un état d’impossibilité fonctionnelle ; il restera raidi, étendu ou contracturé, et si solidement, si énergiquement, que nulle puissance humaine ne parviendra à le faire plier, sans briser les os et amener les plus graves lésions. Cet état absolument involontaire et que le malade ne peut empêcher de se produire volontairement, a une durée irrégulière, de quelques minutes à des mois et des années, et disparaît aussi brusquement qu’il est venu.

Au lieu du bras, ce peut être la jambe ou toute autre partie du corps ; dans ces différents cas, les troubles fonctionnels varieront bien entendu avec la partie lésée.

À cette période, l’hystérie peut prendre les apparences de toutes les maladies des régions sur lesquelles elle se porte, c’est-à-dire desquelles le système nerveux est par elle faussé dans son action ; car n’oublions pas que nous avons affaire ici à des images de maladies, à une mise en scène qui en reproduit nécessairement, avec une remarquable précision imitative, tous les symptômes (puisque la maladie n’est en définitive qu’une physiologie exagérée ou diminuée et que c’est le système nerveux qui préside à cette physiologie), mais que nous n’avons pas affaire à une maladie réelle de la région, et qu’il ne se produit jamais de lésions anatomiques.

La preuve en est que, aussi brusquement qu’il est apparu, le trouble fonctionnel disparaît, quelle qu’ait été sa durée, et cela sans laisser de traces appréciables à sa suite.

Cette période de l’hystérie est la période cataleptique, laquelle au bout d’un certain temps se confond, s’amalgame avec sa précédente, de façon à ce que tantôt il y a crise et catalepsie consécutives, tantôt crise seulement, et tantôt catalepsie seulement sans crise ; l’accès de catalepsie arrivant tandis que le sujet malade en a conscience, garde son entière lucidité d’esprit, ne perd à aucun moment connaissance et assiste à ce qui se passe dans son bras ou sa jambe, mais sans pouvoir l’empêcher ; absolument comme une crampe qui arrive et qu’il faut laisser passer.

C’est alors que se produisent souvent des erreurs de diagnostic, regrettables chez des médecins peu au courant et non prévenus.

Voici par exemple un homme qui tout à coup, au milieu de la santé la plus parfaite, se met à vomir des flots de sang ; il sue, maigrit et tousse ; ses joues se creusent ; sa voix devient rauque, aphone complètement même ; l’auscultation enfin, chose plus curieuse encore, donne à l’oreille tous les signes stéthoscopiques de la phthisie à ses différentes époques : craquements secs, puis humides, sibilants, sous-crépitants, bruits caverneux, etc., etc…, pour les énumérer à vol d’oiseau. Tout y est en un mot, toute la symptomatologie de la phthisie pulmonaire, de la tuberculose au grand complet, sauf la maladie elle-même. C’est une phthisie nerveuse hystérique, une fausse phthisie qui guérira seule et subitement.

Chez la femme, des phénomènes plus curieux encore se manifestent de fausse parturition par exemple, mais sur lesquels nous n’avons pas à insister ; il serait sans intérêt de les décrire, maintenant que nous pouvons nous en faire une idée très nette par ce que nous savons de l’hystérie.

Il y a dans cet ordre de faits, on le comprend, une cause de méprises fréquentes et d’erreurs de diagnostic, dont il faut se méfier, et qu’il convient de contrôler toujours avec la plus scrupuleuse attention. Il suffit de les avoir signalés. Ce n’est pas un cours de médecine que je fais ici.


Pendant ce temps, l’hystérie suit son cours régulier et normal ; et au fur et à mesure qu’elle s’implante davantage, qu’elle entre plus avant dans l’économie, d’autres phénomènes vont se présenter et se dérouler.

Jusqu’à présent, nous les avons vu se dérouler presque exclusivement dans le domaine de relations et le domaine végétatif ; ils vont maintenant atteindre le cerveau lui-même et y produire des désordres momentanés.

Là encore, la névrose procédera par petits à-coups. Douleurs d’abord, éréthisme cérébral, puis phénomènes fonctionnels.

Le lecteur se rappelle ce que je lui ai dit de l’acquisition du mot cloche et des associations de sensations qui se produisaient ; eh bien, un des rôles de l’hystérie cérébrale va être de dissocier tout cela.

Des phénomènes principaux se produiront, montrant des atteintes partielles du cerveau ; puis, un autre phénomène suivra, montrant que le cerveau tout entier est atteint. Les deux premiers sont des dissociations fonctionnelles. C’est ainsi que tout à coup l’hystérique verra dans son cerveau une cloche, mais il ne pourra en prononcer le nom, c’est l’aphasie ; ou bien, prononçant le nom, il lui sera impossible de voir l’objet dans sa pensée, c’est la cécité verbale ; ou enfin il ne pourra, quoi qu’il fasse, s’en figurer le son, c’est la cécité acoustique ; en un mot, l’idée et la fonction seront dissociées en leurs éléments primitifs, dont un ou deux manqueront à l’appel cérébral lorsque le cerveau en aura besoin et fera tous ses efforts pour les évoquer et former le cycle complet de l’idée. Je n’insiste pas. L’autre phénomène, dont les deux premiers n’ont été que les prémices, les précurseurs, est l’obnubilation totale momentanée du cerveau : le somnambulisme.

Ainsi donc : prodromes, crise classique, phénomènes de catalepsie, puis somnambulisme, telles sont les étapes successives, les transformations par lesquelles passe une hystérie ; et jusqu’à présent encore nous ne trouvons là rien de surnaturel, rien de diabolique surtout.

Le somnambulisme va nous montrer maintenant ses secrets, curieux mais mon mystérieux, on va le voir.

L’hystérie touche ici de près à une des fonctions de l’âme : elle annihile la personnalité, supprime la volonté comme le fait l’ivresse momentanément, en altérant le fonctionnement de l’organe, de la cellule nerveuse, qui sert à rendre tangibles et à transmettre les manifestations de ce coin du moi. L’homme à l’état de somnambulisme n’est plus conscient, il n’est plus lui, il n’est plus responsable, il est une machine animée mais irréfléchie, dont la volonté, la libre disposition de lui-même a sombré à son insu pour un certain temps.

Le somnambulisme est un état de sommeil, mais non, comme on le croit à tort et ainsi que le mot semble l’indiquer, un état de sommeil physiologique au cours duquel le malade dort, comme dort un homme au cours de la nuit par exemple. Le somnambule ne dort pas ; ses yeux sont grands ouverts ; il va, il vient, il marche, mais il n’en a pas conscience ; il pense, il agit, mais sans conscience aussi ; c’est un automate qui veille et dont le moi est endormi.

Comme la catalepsie, le somnambulisme hystérique peut survenir et survient en général tout à coup accompagné des autres symptômes, ou seul, comme manifestation isolée de l’hystérie. Brusquement, en ce cas, le cerveau de l’hystérique s’obnubile, la volonté se suspend et l’état inconscient arrive en quelques secondes à peine, tandis que toute la machine humaine, cerveau et corps, vont continuer à fonctionner automatiquement : alors il se passe ce qui a lieu dans le rêve ; le cerveau trottant tout seul sans frein, ni bat, sans contrepoids, se promène, et le corps suit sans avoir conscience du temps, de l’espace, de la gravité ou de la légèreté de l’acte impulsif commis, sans se rendre compte du danger couru ou à courir ; l’acte se commet tel qu’il est commandé et pensé par le cerveau.

Quel est le mécanisme de cette obnubilation momentanée, de même que quelle est la cause de tous les phénomènes que nous venons de passer en revue ? La est encore le mystère ; c’est une armoire en bois naturel et sans le plus léger secret, mais dont la science n’a pas encore trouvé la clef.

On comprend, maintenant, si les phénomènes de catalepsie et de somnambulisme se mélangent chez l’hystérique au même moment, combien la crise sera curieuse, et combien les actes et les mouvements qui se commettront ou s’exécuteront paraîtront singuliers.

À une rigidité et à une augmentation singulière de forces, qui paraîtront et seront en réalité extraordinaires, correspondront des actes en apparence extraordinaires aussi : des équilibres sur des toits, des murs, à des hauteurs vertigineuses, impossibles sans le concours de cet état spécial ; des tenues d’attitudes bizarres qui semblent défier la fatigue humaine et les lois naturelles ; des actes passionnels enfin, admirablement exécutés, de colère, de plaisir, de haine, de crainte, de désir, d’érotisme même (bien que ces derniers tout à fait, je ne saurais trop le répéter, à titre absolument exceptionnel) se dérouleront ; tout un drame ou une comédie, en un mot, où tout sera vrai, sauf la passion qui fera absolument défaut. Le malade, en effet, se réveillera tout à coup, sans le moindre souvenir et au milieu même de l’acte qu’il commet.

Inhibition, phénomènes d’inhibition, tels sont les mots que prononce la science ; arrêt ou phénomènes de modification spéciale, voilà en effet comment il faut comprendre, en l’état actuel des recherches tout au moins, la série de ce qui s’observe dans l’hystérie. C’est un arrêt, une modification, en exagération ou en diminution, des phénomènes vitaux ordinaires, avec inconscience et non participation volontaire du sujet.

Chez l’hystérique, le drame se déroule en général silencieux ; il est bien rare que la parole intervienne autrement que par interjections ou cris ou monosyllabes ; encore est-ce l’exception.

On le voit donc, très nettement, l’hystérie est une maladie, rien autre chose qu’une maladie très régulière dans son cours ; et l’on peut dire que tout irréguliers, intermittents, inattendus, incohérents que soient ou que paraissent les symptômes qui se présentent, ils ont un ordre, une suite ; la maladie court son chemin avec une très régulière et très normale irrégularité.


Mais il y a encore dans l’hystérie un autre symptôme dont je n’ai pas encore parlé, que j’ai, à dessein, tiré hors de pair, pour le mettre bien en vue en lui consacrant d’ores et déjà quelques lignes. De même que dans ce que je viens de décrire, le lecteur a reconnu, en même temps que l’hystérie, l’hypnotisme, et qu’il a pu se dire : « Tiens, mais l’hystérie n’est que de l’hypnotisme naturel, non provoqué, inconscient, ou l’hypnotisme n’est que l’hystérie provoquée », et, ce pensant, il aura été absolument dans le vrai ; de même, ce que je vais lui démontrer maintenant en quelques lignes le fera penser immédiatement à l’envoûtement et à sa réalisation, et là encore il aura raison. J’aurai à développer cela dans un chapitre particulier, à la VIIe partie de cet ouvrage.

Ces symptômes auxquels je fais d’abord allusion sont les altérations, les troubles fonctionnels de la sensibilité.

Voici ce qu’il faut entendre par là :

La crise d’hystérie s’accompagne toujours ou presque toujours d’une perversion de la sensibilité, caractérisée surtout par ce que l’on appelle l’hémianesthésie, c’est-à-dire l’abolition absolue, complète de la sensibilité dans une des moitiés du corps.

On peut, en effet, brûler, couper, déchirer, tenailler cette moitié sans que le malade sente la moindre des choses, pas le plus léger contact ou chatouillement ; mais, par contre, l’autre moitié du corps est absolument hypéresthésiée, c’est-à-dire que la sensibilité y est développée à un tel point, que le plus petit attouchement, le passage d’une simple et délicate barbe de plume sur l’épiderme détermine des douleurs atroces, déchirantes, qui font pousser des hurlements au malade. On dirait que la sensibilité entière la plus exquise du reste du corps insensible s’est réfugiée dans la moitié restée sensible en s’y est déversée brusquement.

Quelquefois, ce phénomène de l’hémianesthésie ne se produit pas chez l’hystérique dans sa totalité et du premier coup ; il y a d’abord des zones disséminées de perte de sensibilité sur le corps, des plaques d’anesthésie plus ou moins larges et plus ou moins confluentes, mais toujours d’un seul côté, bien entendu ; le phénomène si connu du doigt mort est, si l’on peut ainsi s’exprimer, l’embryon de la chose ; généralisez-la maintenant, et vous aurez l’hémianesthésie totale des hystériques, telle que je viens de vous le décrire.

Mais, et c’est ici ou j’appelle l’attention du lecteur, ce qu’il y a de remarquable, c’est que l’hémianesthésie occupe très exactement et très mathématiquement la moitié du corps et qu’elle ne déborde jamais ; elle suit une ligne géométriquement droite ; enfin, elle peut se transférer, c’est-à-dire changer de côté brusquement.

Je signale seulement ce fait pour l’instant, mais sans y insister ; nous le retrouverons à propos de l’hypnotisme, et nous le verrons être « la clef de l’envoûtement ».

J’en ai fini avec cette question de l’hystérie proprement dite, et j’ai cru devoir la traiter aussi complètement que possible, dans ses grandes lignes tout au moins ; je le répète, son importance est capitale pour qui veut maintenant, se reportant en arrière au début de mes révélations, se cendre un compte exact de ce que je lui ai dépeint des pourritures, des tortures, des scènes d’abiose, de fakirisme, où des femmes se brûlent par morceaux, où des hommes se laissent pourrir en détail, etc., etc. ; il fera la part de l’hystérie possible, et il verra que peut-être le démon, lorsqu’il s’en sert, aide ainsi parfois aux pratiques cruelles de son culte.

Mais ici encore le lecteur évitera de tomber dans l’erreur et de mettre tout sur le compte de l’hystérie. Qu’il réserve son jugement un instant ; car aussi bien, tout à l’heure, je lui donnerai, à propos de la possession, des moyens certains de faire la différence et d’établir nettement les limites.

Cette étude de l’hystérie se justifie donc et n’aura pas été inutile, je crois. Un petit tableau la rappellera au lecteur :

Hystérie. — Prédisposition atavique, — premiers symptômes du jeune âge, — crise, — manifestations de la jeunesse, — entrée en jeu du système nerveux cérébro-spinal, — manifestations de l’âge mûr, — contractures, — imitation de maladies, — hémianesthésie, — phénomènes cérébraux, — catalepsie, — somnambulisme.


Puisque à propos de l’hystérie je suis accidentellement revenu à cette Inde si curieuse, si suggestive, et qui a été en quelque sorte le point de départ dans mon enquête, je vais y rester un instant et montrer, à propos précisément de l’hystérie dont nous nous occupons en ce moment, combien ici encore tout diffère, tout s’agrandit, tout se monstrualise, dans ce pays de Satan, à côté duquel comme étendue de territoire, comme population, comme nature, nous autres les Européens qui nous croyons d’une telle importance, nous ne sommes que pygmées et qu’avortons.

L’hystérie là-bas est monumentale, comme le reste ; elle est grandiose et saisit tout un peuple au grand air et au plein soleil ; elle se caractérise par des actes d’une sublime horreur, alors que chez nous au contraire elle est l’apanage de quelques névroses seulement, hommes ou femmes qui la couvent à l’abri des murs, en serre chaude, sous une cloche à melon, avec des symptômes ridicules, une grimace, au lieu d’un coup de dent. Dans l’Inde, c’est la grande furie hystérique, l’épidémie de toute une race, la forêt qui couvre l’espace et vit ; chez nous, c’est rien, moins que rien, une maladie de quatre sous, la fleurette qui pousse et meurt au coin d’un vieux mur. Arrière nos hospices où se contorsionnent quelques bonnes d’enfants en rupture d’anse du panier, soigneusement triées sur le volet pour de soi-disant études scientifiques, et place aux palais gigantesques, aux cérémonies énormes où deux millions d’hommes sont saisis par la névrose au même instant !

Tenez, regardez en plein Paris cet homme ou cette femme atteints de la crise. Quelques grimaces, les yeux blancs roulés en boule de loto, et c’est fini ; mais franchissez les murs, allez seulement jusqu’à Constantinople, et les derviches tourneurs vont vous montrer déjà un spectacle bien autrement intéressant, une forme bien autrement curieuse de l’hystérie.

Mais il me faut tout d’abord, pour l’intelligence de ces faits, parler de ce que l’on appelle l’hypnotisme et la suggestion.

Nous savons déjà, en partie, tout au moins, ce que sont ces deux choses. Prenons en effet l’hystérie, telle que nous la connaissons avec toutes ses phases, et supposons que, au lieu de survenir naturellement chez un sujet, elles soient occasionnées par une cause prise dans le sujet ou en dehors de lui ; et nous avons alors l’hypnotisme, qui n’est donc que l’hystérie artificiellement provoquée d’une façon ou d’une autre.

Chez tous les névropathes, d’abord, puis chez tout le monde, hommes ou femmes, enfants ou vieillards, chez les animaux même, on peut provoquer des crises, déterminer la catalepsie ou le somnambulisme. Cela est scientifiquement, expérimentalement démontré. On amène ces états par des moyens différents, extérieurs au sujet ; c’est ce que l’on appelle pratiquer l’hypnotisme, lequel s’appellera auto-suggestion, si le sujet arrive à s’hystériser de lui-même par le seul effet de sa volonté, et suggestion tout simplement, si l’état hystérique est provoqué par le fait qu’un autre que le sujet aura commandé ou suggéré à celui-ci d’y tomber.

Le lecteur qui a bien voulu me suivre depuis le début de cette étude a maintenant la clef de tout le passé et un avant-goût de l’avenir. Point n’est besoin de lui faire à présent l’historique embrouillé de toutes ces questions. Il comprend Braid, qui hystérisait ses sujets par la fixité du regard, la vue de près et la contemplation d’objets lumineux, tels par exemple une lumière intense, un objet en métal, la surface de l’eau brillante dans une assiette, etc. ; il sait que ses successeurs ont eu tort de croire à un fluide, et que ce qu’ils attribuaient à l’action du fluide dit magnétique était simplement produit par l’effet moral des passes auxquelles ils se livraient, c’est-à-dire des gestes qu’ils exécutaient devant la figure du sujet, et par de l’auto-suggestion de la part de ce dernier ; il a maintenant aussi une idée nette, appuyée sur une base scientifique, précise et indiscutable, de ce que c’est que l’hypnotisme et la suggestion pratiquée à notre époque.

Braidisme, magnétisme, hypnotisme, ne sont que les trois phases historiques des différents procédés dont on s’est servi pour amener, chez des hystériques avérés ou chez des névropathes prédisposés, la succession des phénomènes et des états que nous avons décrits à propos de l’hystérie.

Et on le voit, donc il n’y a ni fluide quelconque, ni magnétisme, ni moyen surnaturel quelconque, ni intervention merveilleuse en quoi que ce soit, dans les phénomènes si curieux, mais si naturels, que nous offre et qu’étudie la science moderne. Tout est terre à terre dans cette voie.

Prenez un hystérique ou un névropathe ; qu’il s’habitue lui-même à cet exercice, et il s’auto-suggestionnera ; habituez-le, et à votre instigation les phases de sa maladie se créeront et se dérouleront comme vous le voudrez et dans l’ordre qu’il vous plaira. Rien de plus simple et de plus compréhensible, et le lecteur a bien saisi. L’hystérie, et l’hystérie seule, est la cause et la clef de tout cela.

Mais il me faut serrer la question de plus près, et à présent que nous sommes campés en anatomie et physiologie et que nous sommes entièrement dégagés du merveilleux, il nous faut avancer sur le terrain purement scientifique et montrer le tableau de l’hypnotisme. Nous verrons où cela nous conduira.

Sans vouloir entrer dans l’étude approfondie des zones ou des points dits hystérogènes, je me contenterai de les signaler, en disant qu’il y a chez les hystériques des endroits du corps, variables et différents suivant les sujets, sur lesquels un choc ou une pression détermine immédiatement l’état hystérique dans une de ses formes. C’est ainsi que la pression du vertex au sommet de la tête provoque la catalepsie ou le somnambulisme, celle du globe oculaire la crise de sommeil ou l’obnubilation cérébrale que nous connaissons.

On voit combien cela est simple : un hystérique se cogne quelque part ou serre par exemple son coude au corps, il bute du pied, et immédiatement la névrose est éveillée et entre en action. Peu à peu, par l’habitude et l’exercice consciemment exécuté, le malade arrive à s’éveiller par le seul effet de sa volonté ou encore par la simple suggestion d’autrui ; l’exercice peut même avoir à un tel point dressé le sujet, que la suggestion agit sur lui, non plus immédiatement, mais à temps fixé et plus ou moins éloigné.

Examinons maintenant quels sont les phénomènes que l’on peut provoquer par suggestion ? À cette question il y a une seule réponse à faire : tous les naturels. On peut, en effet, provoquer chez le sujet tous les phénomènes naturels, les activer ou les retarder. On peut avoir une action même sur les fonctions et les organes de la vie de relations, sur lesquels le sujet lui-même, nous le savons, est sans action en temps ordinaire et dans l’intervalle de ses crises.

Que l’hystérique se soit hypnotisé de lui-même ou qu’il ait été suggestionné, voici dans quelle sphère d’action vont se dérouler les faits :

Il y a d’abord inhibition, c’est-à-dire perte de la volonté, de la conscience ; le malade est en état de crise, il est devenu une machine ; puis arrive la catalepsie, par elle le malade devient, en tant que pantin, en tant que système musculaire, une cire molle. Toutes les attitudes prises, tous les mouvements communiqués s’exécuteront automatiquement, sans arrêt ni fatigue ; la contracture ou la détente s’opéreront à l’insu du sujet. Mais, tandis que par l’état cataleptique le mannequin seul est tenu, l’état somnambulique survient, par lequel l’homme pensant peut être dominé, ainsi que son âme elle-même.

Un auteur catholique dont l’autorité est incontestable et la science considérable, M. l’abbé Élie Méric, docteur en théologie, professeur à la Sorbonne, a admirablement décrit ces différentes phrases dans un volume intitulé le Merveilleux et la Science.

Voici ce que dit le savant professeur :

« On plonge un sujet dans le sommeil par les procédés les plus simples, les plus faciles, les plus divers, et cet homme est à vous, comme l’argile est au potier qui la pétrit ; il est à vous comme l’esclave antique appartenait à son maître, avec un caractère aggravant d’infamie, car l’esclave antique, après avoir livré ses pieds et ses mains aux chaînes, gardait avec l’honneur et la dignité de son âme, la fière indépendance de sa pensée ; la créature hypnotisée livre à la fois son corps et son âme, elle perd la défense suprême des âmes libres, elle abandonne sa volonté ; elle est à vous comme les animaux domestiques employés à votre service, avec cette différence que l’animal résiste quelquefois et que la personne hypnotisée ne résiste jamais.

« Par la léthargie et la catalepsie qui marquent les premières étapes de l’hypnotisme, on s’empare du corps inerte, insensible, inconscient d’un homme ou d’une femme ; par le somnambulisme qui le termine, on s’empare de son âme, on la domine, on la dirige, on la fait agir comme on subjugue, on dirige et l’on meut le corps lui-même, dans la flaccidité de la léthargie. On s’empare de l’imagination, et, par des hallucinations positives, négatives, mixtes, on trouble absolument et profondément ses rapports avec le monde extérieur. À son réveil, les yeux ouverts, marchant et agissant comme vous et moi, cette femme hypnotisée ne verra pas ce que je vois, n’entendra pas ce que j’entends, et elle verra ce qui n’est pas, et tout cela avec une conviction qui défie les négations, avec l’énergie du désespoir.

« On s’empare de la sensibilité générale de cette femme et de tous ses organes, et par une parole impérieuse ou caressante, l’hypnotiseur lui fait éprouver des sentiments et des sensations, comme si elle était affectée en réalité par les objets dont il évoque le souvenir. On peut ainsi lui donner les terreurs et l’effroi de la mort, l’ivresse et l’extase de la joie, les fureurs de la colère, les feux dévorants de l’envie, de la jalousie, de la haine, les sensations d’un délicieux breuvage et d’un poison détestable, d’une odeur infecte et d’un parfum suave ; une parole y suffit, la réalité n’existe pas.

« On s’empare, enfin, de sa volonté, en la dirige et son but, comme le tireur bande son arc et lance un trait. On lui commande, pendant son sommeil, de faire les actes les plus graves, elle obéira, sans jamais reculer, ni devant le crime, ni devant l’infamie : on lui commandera le vol, la calomnie, l’assassinat, le suicide même, elle accomplira l’ordre donné avec l’inflexibilité tranquille et l’implacable fermeté d’un automate. À son réveil elle a tout oublié, elle ne sait plus rien ; elle pense, elle parle, elle agit, comme vous et moi ; après un mois, deux mois, au jour, à l’heure indiquée ou marquée par celui qui l’a endormie, cette femme est prise, soudain, d’une invincible obsession, d’une tentation plus forte que sa volonté, elle succombe, elle commet le crime ordonné. Le vrai coupable n’est pas là, et si, au moment de la suggestion, il a pris la précaution de défendre à cette femme hypnotisée de révéler jamais le nom de l’hypnotiseur qui n’a pas reculé devant la honte d’abuser de son sommeil et de lui commander un acte odieux contre la propriété, l’honneur, la vie même de son prochain, la justice des hommes sera en défaut, le secret ne sera jamais révélé, le vrai coupable est assuré de l’impunité. »

Ainsi s’exprime M. l’abbé Méric. Il est difficile d’être plus clair, plus précis et plus complet. Dans ces quelques lignes, l’hypnotisme et la suggestion sont peints de main de maître, et nous qui connaissons l’hystérie, qui savons à quoi nous en tenir, nous savons maintenant ce qu’il faut entendre par ces mots : sommeil, catalepsie, somnambulisme, s’emparer de la sensibilité de quelqu’un, suggestion. L’hystérie nous a donné la clef, et la clef naturelle, de tout cela. Rien donc encore de merveilleux ni de supranaturel, et il paraîtra difficile, à moins d’être de mauvaise foi, de considérer un hystérique comme un possédé, et réciproquement aussi, comme nous le verrons plus tard.


Mais allons jusqu’au bout. Tout en appartenant au domaine du naturel, les phénomènes de l’hystérie provoquée (hypnotisme) sortent assez souvent de l’ordinaire ; en dehors du monde médical, les effets de la suggestion surprennent, paraissent étonnants, et bien des personnes crieraient encore à la supercherie, comme on l’a fait au début, si les faits n’étaient pas tous les jours officiellement et publiquement constatés par des savants, par de très nombreux docteurs, dont plusieurs jouissent d’une notoriété universelle.

Pourtant les phénomènes de l’hypnotisme vont plus loin encore que ceux dont le public d’Europe se montre si surpris. L’allusion que j’ai faite tout à l’heure à l’hystérie aux Indes va me permettre, dans un instant, de ramener le lecteur au point de départ de mon enquête et de lui montrer, en bien peu de pages, — par l’exposé de faits ayant bien plus que ceux constatés à la Salpêtrière le cachet de la plus rigoureuse authenticité, — que des choses d’une étrangeté inouïe, stupéfiante, sont possibles dans l’hystérie provoquée, dans la suggestion et l’auto-suggestion, sans pour cela que le surnaturel ait à s’y mêler.

J’irai donc, ainsi que je viens de le dire, jusqu’au bout de l’extraordinaire en matière d’hypnotisme, et pourtant en demeurant toujours strictement renfermé dans le domaine du naturel.

Un petit arrêt indispensable d’abord, pour traiter la question des formes frustes ; et j’arrive à l’hystérie en Afrique et en Asie. Cette rapide étude est nécessaire, pour que mon lecteur possède bien à fond le sujet, pour qu’il puisse comprendre très nettement et démontrer à son tour triomphalement l’opposition absolue qui existe entre les hystériques et les démoniaques.

Examinons donc les formes frustes ou larvées de la névrose, par lesquelles elle semble confiner et côtoyer la folie ; parlons, enfin, des formes généralisées ou pour ainsi dire épidémiques. Nous aurons ainsi parcouru tous les échelons de cette échelle pathologique si bizarre en sa structure, et nous serons allés du simple geste impulsif étriqué à la plus grandiose des folies humaines, du modeste tic habituel de l’épicier du coin au char de Djagghernaath de l’Inde, c’est-à-dire à l’hystérie d’un peuple tout entier.

On désigne sous le nom de formes frustes d’une maladie, celles qui ne paraissent avoir avec elle qu’un rapport très éloigné au premier aspect et en différer même totalement. Il est des maladies, — l’ataxie locomotrice, par exemple, pour en prendre une dans le domaine nerveux de la vie de relations, — qui ne se manifestent tout d’abord que par des symptômes, pour le diagnostic desquels il faut une très grande sûreté de jugement et une très grande connaissance des cas. C’est ainsi qu’un ataxique aura, pendant dix, quinze, vingt ans avant sa maladie, des crises gastriques qui seront prises par des médecins inhabiles pour des symptômes de gastrites ou de gastralgies ; mais un homme intelligent et expérimenté y reconnaîtra, du premier coup d’œil, à certains caractères de ces crises, un début éloigné, une forme fruste, larvée encore, de l’ataxie locomotrice, laquelle éclatera plus tard suivant sa forme classique, ou qui pourra ne pas éclater aussi, bien entendu, mais qui n’en existera pas moins en puissance chez le sujet. Eh bien, il en est de même pour l’hystérie. Mais ici un moyen de contrôle et de diagnostic des plus simples va nous permettre de cantonner dans son domaine tout ce qui lui appartient légitimement ; et ce moyen, c’est l’inconscience.

L’inconscience est, le lecteur ne l’a pas oublié, une des caractéristiques principales de l’hystérie. Dans la grande névrose, le malade est automatique et agit pour ainsi dire mécaniquement.

Une grande partie de nos actes inconscients, automatiques, ressortissent donc, on peut l’affirmer sans crainte de se tromper beaucoup, de l’hystérie, en sont les formes frustes, larvées, la menue monnaie quotidienne, si l’on peut s’exprimer ainsi.

Il ne s’ensuit pas que l’homme qui les possède doive fatalement devenir un jour un hystérique classique ; mais il y a cent à parier et à gagner contre un qu’il est un prédisposé, un sujet en puissance, en possibilité, en instance même de dérangement fonctionnel du système nerveux du grand sympathique.

Au nombre de ces formes frustes, il faut ranger d’abord les tics, et principalement ceux que l’on a appelés les « tics coordonnés », qui sont du domaine de la vie ordinaire et que tout le monde reconnaîtra.

Ces tics-là, une quantité innombrable de gens en effet les ont plus ou moins, et ils les désignent à l’attention curieuse du public, intéressée des médecins.

Mais ici encore il faut distinguer : tant que le tic sert seulement à accompagner une pensée, à compléter une idée, à accroitre la force d’un argument (comme le tic d’un orateur qui fait toujours le même geste, dans le feu de son discours), il est voulu, il a sa raison d’être et masque seulement quelquefois la timidité ; mais dès qu’il devient irrésistible et surtout inconscient, dès lors il entre dans la symptomatologie de la névrose, et le tic est alors une des formes frustes de l’hystérie.

Passons en revue ces tics : ils nous reposeront un instant des questions ardues que nous venons de parcourir. C’est l’humanité grimaçante que nous allons kaleïdoscoper.

Parmi les tics, voici d’abord le « cligneur » qui semble toujours avoir un œil rempli de sable qu’il s’occupe à chasser en clignant ; puis le « fronceur », qui fait le lapin avec son nez ; « le secoueur de tête », qui dit constamment oui ou non d’un air moqueur ou goguenard ; puis, viennent le « renifleur », le « souffleur » qui semblent procéder du marsouin ou du phoque.

La bouche, à son tour, va nous fournir des variétés. D’abord, le « mâchonneur », qui toujours mâche à vide sans rime ni raison (je ne parle pas, bien entendu, du vieillard édenté) ; le « téteur de langue », qui pousse sa langue de côté entre ses grosses molaires et la suce doucement, la mâchonne, comme s’il tétait ; le « nettoyeur de vestibule », qui la passe constamment entre ses joues, ses dents et ses lèvres surtout, comme s’il nettoyait ces parties. Puis, viennent les « siffleurs », les « postillonneurs », ceux qui postillonnent sans que ce soit l’effet d’un défaut de dentition, les « pschutteurs », enfin les « claqueurs de langue », les « grinceurs de dents », les « crachotteurs ». D’autres encore se passent incessamment la langue sur les lèvres, entre elles, comme pour les humecter doucement, à petits coups rapides, sans compter les « mordilleurs de lèvres ».

Si au « secoueur de tête », vous prêtez les différentes attitudes qu’il peut prendre, si vous y ajoutez l’homme à l’oreille, à la peau du front, à la mèche de cheveux mobiles, vous aurez l’ensemble à peu près de tous les tics céphaliques qui peuvent se trouver, seuls ou associés, chez le même individu.

Certaines gens dansent en marchant ou quand ils sont au repos ; d’autres sautent ; d’autres enfin se balancent, c’est le « tic de l’ours » ; il y en a enfin qui tremblent sans s’arrêter.

Les jambes possèdent peu de tics coordonnés, et, à proprement parler, il n’y a guère que celui qui consiste, étant assis, à remuer constamment, comme en une vibration perpétuelle, les jambes sur la pointe des pieds, les talons en l’air, ou encore, celui qui consiste, les genoux étant à côté, à les choquer l’un contre l’autre ; ou lorsqu’ils sont croisés, à lancer indéfiniment et par petites secousses la pointe du pied en avant ; les autres mouvements incohérents des jambes ne sont pas des tics hystériques, mais bien du domaine des différentes maladies de la moelle épinière.

Les tics du bras, les tics du geste sont, eux aussi, infinis.

Je signalerai d’abord l’élévation d’une ou simultanément des deux épaules, le geste de hausser les épaules comme pour se moquer de quelqu’un ; ce tic s’accompagne souvent d’un autre, qui consiste en une contorsion du bras, comme si quelque chose gênait dans la marche, ou dans un lancé du bras, accompagné du « coup de la manchette ». Quelques-uns serrent constamment leurs bras au corps, comme s’ils avaient froid.

Puis, vient la série des gestes que l’homme affligé de tics exécute sur lui-même ou à l’occasion de lui-même. Dans cet ordre d’idées, présentons les « gratteurs » ; légion sont ceux qui se grattent la tête, le nez, l’oreille, le lobule particulièrement, le front, l’œil, le coin externe surtout, y compris celui qui pince sa manche sur l’avant-bras et frotte comme s’il grattait d’un petit mouvement lent et continu. Après les gratteurs, nous avons les « coiffeurs », les « friseurs » : cheveux, barbiche, moustaches, sourcils, cils même, tout en un mot ce qui est poil sur la tête ou la face est tourné, tiraillé, frisé, coiffé, crêpé, lustré, en un geste de réflexion, lentement ou rapidement exécuté ; dans cette catégorie il faut aussi ranger le « mangeur de moustaches », celui qui, après les avoir soigneusement épilées et consciencieusement tiraillées ou tordues, en introduit les extrémités, les pointes, entre ses dents, et les mordille jusqu’à les couper.

Le « rongeur d’ongles ou de petites peaux des doigts » est aussi légion, en y ajoutant ceux qui passent leur vie à se nettoyer le nez, ainsi que les « téteurs de pouce. »

Une masse de gens sont gesticulateurs dans le vide, c’est-à-dire exécutent de petits gestes qui n’ont ni rime, ni raison. De ce nombre sont ceux qui se passent rapidement la main devant le front, la joue ou le nez, comme s’ils voulaient chasser des mouches ; ceux qui mettent la main à une certaine distance de leur bouche, comme pour ne pas cracher sur les passants ; ceux enfin qui se les frottent constamment d’un air satisfait, ravi, enchanté.

Les « digitaux » aussi sont nombreux, c’est-à-dire ceux qui remuent, par tic nerveux, les doigts de différentes façons. Les uns serrent le poing, les autres semblent rouler de la mie de pain ; d’autres enfin se grattent la pulpe des doigts avec l’ongle. Ces différents tics s’exécutent à une ou à deux mains.

Un mot des « calligraphes ». Il est des gens qui ne peuvent écrire sans faire des gestes incohérents, absolument comme s’ils s’appliquaient ou calligraphiaient. Ce sont des ronds, des festons, des astragales décrites pendant tout le temps que dure la lettre qu’ils écrivent. On s’approche, on regarde, il n’y a rien qu’une petite écriture quelquefois très serrée, monotone, et des plus correctes.

Et maintenant, il me faut, pour terminer, faire une mention toute spéciale de ceux dont le tic prend pour victime autrui.

Vous les connaissez bien, ceux qui, pendant tout le cours de la conversation qu’ils ont avec vous, vous touchent, vous pelotent, vous énervent. Citer leurs spécialités, c’est les indiquer suffisamment. Qui de nous n’en est journellement victime ? Parmi eux signalons : les « brosseurs », les « épousseteurs », les « arracheurs de boutons ou de fils », enfin les « tapeurs sur le bras ou l’épaule », dont le tic se répète jusqu’à contusion.

Loin d’être inoffensifs et amusants, ou simplement agaçants comme les premiers, les « peloteurs » sont nocifs et constituent un véritable fléau. Cependant, on ne peut leur en vouloir ; ils ne sont pas coupables, mais inconscients, impulsifs, irrésistibles et sans défense eux-mêmes contre la névrose fruste dont ils sont victimes.

Nous venons de passer en revue toute une catégorie d’hystériques inconscients ; car il est évident qu’il ne faut classer dans cette liste que ceux qui sont absolument indemnes de toute tare anatomique, telles que lésion de dentition, malformation des os de la face ou de la langue, maladies osseuses ou nerveuses médullaires, auxquelles ils doivent les irrégularités fonctionnelles que nous avons vues. Ceux-là ne sont pas des hystériques, mais des estropiés, dont la fonction n’est plus intègre par altération de son organe actif. Mais aussi ceux-là sont, disons-le tout de suite, infime minorité à côté de ceux qui, indemnes absolument au point de vue anatomique, doivent leur tic inconscient et irrésistiblement impulsif (alors que les précédents ont au contraire conscience de leur infirmité) à un trouble du système sympathique réagissant sur le cérébro-spinal, à une hystérie, par conséquent, diminuée à ses débuts, fruste ou larvée, mais à une hystérie dont nous pouvons, à l’aide des premières données que nous avons sous les yeux, comprendre maintenant et la cause et la genèse et la marche.

Mais ce n’est pas encore tout ; et, dans le domaine des formes frustes de l’hystérie, il nous faut relever d’autres particularités encore.

Nous venons de voir la forme fruste du geste ; un mot maintenant de la forme fruste de la pensée.

Certaines personnes lisent ; tout à coup, au beau milieu d’une page, instantanément, leur raison s’obnubile ; il y a inhibition subite, leur lecture continue, mais sans la participation de la pensée, en inconscience absolue à présent. Quelques secondes à peine se passent, et le retour de la conscience a lieu ; le malade secoue légèrement la tête, cligne deux ou trois fois des yeux, et revient à lui. Il en est de même dans la conversation : une absence cérébrale momentanée rompt le fil, repris sans apparence de cessation quelques secondes après.

Et que dire maintenant des actes ?… N’en citons qu’un, il est classique : celui de ce président d’assises, qui, au milieu d’une séance des plus solennelles de la cour qu’il présidait, se lève de son siège, va dans un coin de l’hémicycle, et gravement urine, puis revient à sa place, inconscient de l’acte énorme qu’il vient de commettre aux yeux de tous.

Ainsi donc, formes frustes de la pensée, du geste, de l’acte, telles sont les principales caractéristiques de l’hystérie larvée, où domine l’inconscience absolue, comme critérium ; et ce sont là bien des manières d’être de l’hystérie qui n’ont rien à voir ni avec la folie ni avec la possession et que l’on ne peut confondre avec elles. Car, si nous voulons les résumer, les analyser rapidement, qu’y trouvons-nous ? la folie ? non ; la possession ? pas davantage ; mais l’hystérie tout entière et classique, comme nous allons voir.

Classons-les, en effet, dans leur ordre véritable et pathognomonique.

Qu’est-ce que c’est que cette absence momentanée du moi, cette lecture ou cette conversation une seconde à peine interrompues, si ce n’est la première phase de l’hystérie classique : l’inhibition, l’obnubilation ?

Que sont en effet ces tics, ces contractures simples ou associées, passionnelles à attitudes ou non, si ce n’est la seconde phase de l’hystérie classique, la catalepsie ?

Que sont enfin ces actes, inconscients malgré leur énormité, si ce n’est la troisième phase de l’hystérie, le somnambulisme ?

Auto-suggestion, zone hystérogène inconsciemment mise en éveil, telle est leur genèse et leur cause. Quelque merveilleux que cet ensemble apparaisse, il est naturel, archinaturel ; c’est la dissection, la dissociation, le morcellement de la grande névrose ; et le rapprochement de tous ces morceaux, leur mosaïque, la reconstitue dans son intégrité.

Inconscience, c’est-à-dire inhibition, telle en est la formule, l’explication ; et une dissection plus minutieuse irait plus loin ; elle ferait même retrouver, dans chacune des formes en apparence peut-être seulement fruste et larvée, la névrose tout entière, classique, telle que nous la connaissons bien à présent.

Mais cette étude nous entraînerait trop loin. Ici encore, je donne une clef à mes lecteurs, un moyen pour eux d’approfondir.

On le voit donc, l’hystérie est innombrable, essentiellement protéiforme, changeante et diverse ; c’est un arc-en-ciel, physiologique ou pathologique, d’exagérations en deçà ou au delà ; et c’est précisément cette quantité considérable de cas, cette incontinence d’hystérie se glissant partout, qui a permis de douter des cas de possession et de les ranger dans l’hystérie, à la suite d’erreurs inconscientes ou voulues.

Mais, dans ces derniers cas, comme nous allons le voir, l’Église nous est le critérium.

Ainsi donc, une maladie existe, qui s’appelle l’hystérie. Elle est caractérisée par une altération — exagération ou diminution — des fonctions de la vie végétative qui sont sous la dépendance du système nerveux du grand sympathique ; à un moment donné de son évolution, l’hystérie agit sur le système nerveux cérèbro-spinal ou de relations, originellement indemne. Inhibition, sommeil, catalepsie, somnambulisme, tels sont les symptômes, les diverses phases de son expression phénoménale, produits ou résultats de troubles fonctionnels mélangés dans les deux systèmes nerveux. Enfin, ces phénomènes, qui se déroulent naturellement en général, peuvent aussi être provoqués, dans l’hypnotisme ou hystérie artificielle, par auto-suggestion du sujet sur lui-même, ou par suggestion de quelqu’un sur lui.

En dehors des crises, en dehors des phases qui peuvent survenir, mais aussi ne pas survenir, le malade est calme, vit comme tout le monde, jouit d’une santé parfaite.

Mais quelque chose qu’il faut maintenant mettre en relief et qui est curieux (j’en ai déjà dit un mot plus haut), c’est ce fait, que l’hystérie, discrète et rare relativement dans nos pays civilisés d’Europe, y est en quelque sorte à l’état sporadique. Bien que l’on puisse hardiment affirmer que rien n’est plus innombrable, incalculable que la quantité toujours croissante d’hystériques faits ou en puissance, ayant donc eu ou pouvant avoir des crises et être hypnotisés, il est rare d’assister dans nos pays à des phénomènes extraordinaires ; il n’en est pas de même ailleurs. Il semble que plus on se rapproche de l’état de barbarie, et plus la névrose ait d’action et de violence.

Depuis la bamboula du nègre, jusqu’à la cérémonie du char de Djagghernaath de l’Indien, en passant par les derviches tourneurs et hurleurs, il va nous être facile de trouver maintenant l’hystérie dans sa plus violente expansion, de montrer son action, son intervention, et d’expliquer par elle bien des faits qui ont paru et paraissent encore supranaturels à quelques-uns. Prenons la bamboula du nègre, tout d’abord.

Nous voici, par exemple, au Dahomey. La nuit est venue, après une journée torride ; le soleil, le travail et l’alcool, ont surexcité, chacun de son côté, le système nerveux du nègre de la côte : au lieu de se livrer au repos dont il aurait grand besoin, il va encore se surexciter davantage par des fêtes où la danse et l’alcool rempliront les rôles principaux.

Voici tout le village silencieusement accroupi en rond, hors des cases, sur la plage. Un millier de personnes environ sont là. Tout est calme d’abord ; là-bas, seulement, la mer s’entend, dont le bruissement monotone et triste remplit l’esprit d’une vague langueur. Toutes ces faces noires aux dents blanches, aux yeux brillants dans l’obscurité, reflètent encore la fatigue et l’abêtissement. Quelques monosyllabes gutturaux éclatent de-ci de-là dans la masse grouillent silencieusement, et dans un coin de laquelle un remous s’est fait, occasionné par de nouveaux arrivants, retardataires qui viennent, eux aussi, s’asseoir dans l’immense rond.

Le silence pèse épais dans l’air plus lourd et plus épais encore ; personne ne remue plus. Soudain, quelque chose a retenti : c’est le son de l’ogidigbo, le tambour en usage dans les réjouissances publiques ; un petit coup sec et sonore vibrant à travers l’espace aussitôt éteint, et cela a suffi. Immédiatement, les visages, jusque-là veules, s’éclairent de petits sourires falots ; encore un coup, et un frémissement spécial a traversé d’un charme particulier les corps de tous ces nègres ; encore un autre coup, et l’homme est transfiguré. Trois sons en tout ; il n’en a pas fallu davantage. Maintenant, il n’y a plus de fatigue, plus de chaleur, plus d’esclaves ; il n’y a plus que des nègres, pris d’une envie frénétique de danser.


La bamboula hystérique des nègres. — Le tronc des danseurs ruisselle de sueur, les respirations sifflent, les yeux sortent des orbites…

C’est un effet d’hystérie ; une phase somnambulique s’est déclarée chez tous ; l’inhibition a eu pour cause les trois coups d’ogidigbo.

À présent, hommes et femmes à tour de rôle vont se lever et entrer dans le cercle, debout, immobiles, catalepsiés, les yeux fixes, levés au ciel. Ils commencent par exécuter une série de mouvements lascifs, que l’ogidigbo accompagne doucement et faiblement d’abord ; mais voilà que l’instrument bat plus vite, et le danseur inconscient suit le rythme indique. Alors, il creuse plus profondément ses reins, rejetant la tête en arrière, tandis qu’il bat des ailes avec ses deux mains repliées, ses deux bras frappant alternativement ses flancs, et qu’il sautille tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre : mais le mouvement s’est accéléré ; des voix humaines aussitôt se mêlent au son du tambour, chantant à l’unisson en onomatopées bizarres ; danse et chant en même temps.

« Ebo, ojagbo, gbo… Ke mi ki… o agbo, ho, gba, gbo… » Telles sont les syllabes qui sortent de mille gosiers à la fois, sourdes en commençant, puis plus sonores, plus claires, montant au ciel en un vacarme assourdissant, un gigantesque coassement de grenouilles humaines, et dont la cadence et le ton vont toujours crescendo ; alors, le mouvement s’accélère encore ; les indifférents ou les calmes ont pris part à la danse, et c’est un remous général, qui ne tarde pas à devenir tourbillon vertigineux.

Tout tourne dès lors sans s’arrêter ; le tambour, lui-même hypnotisé, a peine à les suivre et frappe plus de cent-vingt coups à la minute sur son instrument.

Le tronc des danseurs ruisselle de sueur, les respirations sifflent, les yeux sortent des orbites, les corps se sont rapprochés, et la multitude frénétiquement dansante ne fait qu’un tout rond, qui tourne, qui tourne comme un tonton, comme une toupie au ronflement gigantesque dominé par le bruit du tambour, le bruissement de la mer et la clameur rauque de toutes les poitrines glapissant à l’unisson : « Gbo, ojagbo, gbo… Ké mi ki… o agbo, bo, gba, gbo, gbo. »

L’hystérie est complète et a traversé ses trois phases classiques : inhibition, catalepsie, somnambulisme.

Voici, enfin, la crise qui arrive, énorme, comme chez les brutes. La danse a tout à coup cessé, comme par enchantement ; le tambour lui aussi s’est tu presque et ne frappe guère plus que par intervalles. Tous les nègres sont tombés par terre et se roulent pris de convulsions : maintenant ils ne crient plus, ils râlent ; ils ne se meuvent plus, ils se contorsionnent, jusqu’à épuisement, quelques-uns jusqu’à la mort.


Ces mêmes choses, nous allons les retrouver en Turquie, avec les derviches tourneurs et hurleurs, et ici encore nous rencontrerons la névrose que nous connaissons bien.

Nous sommes à Péra, dans un faubourg misérable de Kassim-Pacha, planté tout le long d’une colline ombragée et dégringolant jusqu’à la Corne d’Or. Au milieu d’un jardin en friche, le teckké ou mosquée des derviches s’isole, croulant, minable et délabré, formé de quelques galeries en bois. L’intérieur est des plus simples : une salle carrée, blanchie au lait de chaux, dominée sur trois côtés par des tribunes, et dans le milieu, un espace réservé, couvert d’un parquet luisant, protégé par une balustrade. Au fond, en face la porte, la niche d’un mihrab s’encadre de quelques versets du Coran.

De nombreux fidèles attendent déjà, accroupis sur des nattes, et parmi eux des officiers turcs qui égrènent leur chapelet d’ambre jaune.

Les derviches sont entrés à la file, une vingtaine, les pieds nus, la tête basse, les mains croisées sur la poitrine, vêtus d’un ample manteau noir ou bleu sombre, coiffés d’un haut bonnet de feutre brun ressemblant à un pot de fleurs renversé.

Après de longues psalmodies récitées en chœur, ils ont fait trois fois le tour de la salle, marchant à pas saccadés, se retournant et se saluant l’un l’autre, en inclinations profondes, puis baisant au passage la main de leur cheik, un grand vieillard, à barbe blanche, digne et majestueux, qui se tient debout, impassible, surveillant la cérémonie.

Une musique très lente, douce et monotone, a retenti soudain, jouée par un orchestre de flûtes et de tambourins, installée dans les tribunes. Attention, la crise va commencer.

Un instant, comme les nègres de tantôt, les derviches sont restés immobiles, fixes, au port d’armes, obnubilés ; l’inhibition s’est faite, c’est la première phase ; au tour de la catalepsie à présent. Un petit coup de tamtam : avec des gestes hiératiques, raides, automatiques, les derviches dépouillent leurs manteaux et apparaissent en simples robes de laine blanche, et les voilà commençant à tourner, les bras catalepsiés en croix, le buste immobile, et pivotant sur leurs talons.

Peu à peu, la voix des flûtes monte, aiguë, au milieu d’une pluie de petites notes perlées ; le grondement des tambourins s’y mêle maintenant, éclatant en coups précipités ; et le somnambulisme chez les derviches suit aussi et remplace l’état cataleptique. Plus de raideur, dès lors ; suivant la cadence, le mouvement de la valse s’accélère, devient vertigineux et fou : les têtes s’inclinent mollement sur les épaules, les yeux se ferment à demi comme noyés d’extase ; les corps se distinguent à peine dans le tourbillonnement des jupes qui se gonflent, s’étalent, s’arrondissent, légères et papillottantes. Et la valse continue toujours ; elle s’accélère encore ; les secondes succèdent aux secondes, les minutes aux minutes ; un quart d’heure, une demi-heure, trois quarts d’heures s’écoulent, et les derviches tournent toujours. La nausée vient avec le vertige chez ceux qui regardent ce tourbillon.

À présent, on ne distingue plus rien ; c’est une énorme masse molle et moite qui flotte, danse et tourbillonne ; une heure s’est passée, et les derviches tournent toujours.

Mais voici venir la fin de la crise. Un petit coup de tam-tam, et tout brusquement s’arrête, tous les derviches s’abattent, prosternés sur le sol. Quelques secondes à peine pour reprendre entièrement connaissance, et rechaussant ses babouches, chacun d’eux s’en va, l’air gourd, un peu étonné, comme s’il ne se souvenait de rien de ce qui vient d’avoir lieu.

Chez les hurleurs, c’est à peu de chose près la même crise.

La scène se passe aussi à Kassim-Pacha, un peu plus loin, dans un petit couvent en planches, d’aspect plus misérable encore que le premier. La cérémonie vient de commencer ; regardons.

Au fond d’une longue salle, une quinzaine d’hommes debout, serrés coude à coude, se balancent, d’un mouvement rythmique, comme des ours en cage, et crient faiblement : « Allah ! Allah ! » Le large turban rouge oscille aux secousses de leurstétes, comme d’énormes citrouilles au bout d’un bâton. Planté devant eux, un vieux cheik barbu, maigre et pâte, les excite de la voix et du geste, et frappe du pied énergiquement pour accentuer la cadence, très vénérable et très décoratif, tout de pourpre habillé, turban, robe et manteau. Attention ; un coup sec, frappé par le vieux dans ses mains, va déterminer la crise. Toujours l’obnubilation, l’inhibition d’abord ; puis la contracture cataleptique du larynx.

Sous cette influence, peu à peu l’invocation, répétée à l’infini, devient une sorte cri inarticulé et sauvage, un râle sourd, un aboiement rauque qui n’a plus rien d’humain ; les faces se congestionnent, ruisselantes de sueur, hideuses et bestiales ; les épaules se projettent en soubresauts frénétiques et saccadés. L’exaltation arrive à son paroxysme ; c’est le somnambulisme qui va commencer.

Ici se dessine une des caractéristiques de l’hystérie, que nous retrouverons à son apogée tout à l’heure, dans l’Inde, à la fête de Diagghernaath : c’est l’imitation, à laquelle les sujets sont impuissants à résister.

Dans la salle, en effet, plusieurs assistants se lèvent et viennent prendre place au milieu des hurleurs, passant, eux aussi, en quelques secondes par les trois phases de la névrose pour en arriver sans interruption au somnambulisme. Les voilà donc, qui eux aussi crient, s’agitent, puis vocifèrent à tue-tête le nom d’Allah !

Mais la scène de somnambulisme continue. On vient de dérouler aux pieds du cheik des peaux de mouton teintes en rouge ; et, par groupes de quatre ou cinq, inconscients, insensibles, somnambulisés, les fidèles, hommes, enfants, vieillards, s’allongent sur le dos, sur le flanc ou sur le ventre, tandis que le vieux impassible monte sur eux et les piétine doucement.

Alors, les uns après les autres aussi, ils se relèvent, et le cheik s’approche de chacun d’eux à part, pour exécuter sur sa tête des passes mystérieuses et bizarres et enfin les réveiller en leur soufflant sur les yeux.

N’est-ce pas là, depuis le commencement, depuis le coup de tamtam déterminatif de la crise, jusqu’au souffle sur les yeux de la fin, c’est-à-dire déterminatif du réveil, une scène complète d’hypnotisme, telle qu’elle se pratique en Europe dans nos hôpitaux ?

L’incident suivant va bien montrer la toute-puissance de la contagion de la névrose, et aussi sa précocité. Voici qu’on vient de descendre des loges grillées qui entourent la salle, et où se cachent les femmes, une petite fille de deux ans, raidie, catalepsiée, que l’on couche par terre et sur le frêle corps de laquelle le vieux cheik se met à piétiner incontinent, et pourtant sans l’écraser, sans la tuer. La pauvre enfant pousse des hurlements épouvantables, mais ce sont des hurlements du genre de ceux des derviches ; puis, elle se lève, lorsque le cheik a fini, se laisse souiller à son tour sur les yeux, et enfin se sauve à toutes jambes, elle qui sait à peine marcher.


Les derviches hurleurs. — La petite fille a deux ans à peine ; raidie, catalepsiée, on la couche par terre, et le vieux cheik piétine son corps, sans l’écraser, au milieu des hurlements des derviches.


Arrivons-en maintenant aux fêtes indiennes de Djagghernaath, et nous aurons passé en revue toute la gamme hystérique depuis ses manifestations les plus simples jusqu’à celles incroyables et qui côtoyent, sans y tomber cependant, le surnaturel ; et là, puisque nous avons vu l’hystérie chez les enfants de deux ans, nous y ajouterons l’hystérie chez les animaux. Ce sera complet ; nous pourrons alors aborder avec fruit l’étude de la possession, des démoniaques, après en avoir, en quelques mots, séparé les fous ; car nous savons qu’il est aussi des ignorants et des gens de mauvaise foi qui prétendent que les possédés sont des personnes atteintes de folie.

Nous voici dans l’Inde, ou, pour mieux préciser, dans la province de Orissa, présidence du Bengale, à 480 kilomètres de ce Calcutta satanique dont j’ai déjà donné des aperçus au lecteur. Le bâtiment longe la côte du golfe de Bengale ; nous approchons de Djagghernaath, et à toute vue déjà nous apercevons ses tours massives surmontées de pyramides de soixante-dix mètres de haut, en granit rouge. C’est bien là le premier aspect du plus célèbre des établissements de la religion païenne de l’Inde.

Au fur et à mesure que nous approchons, la vue se dégage ; et, à peine à terre, nous saisissons les proportions colossales de l’ensemble.

Le temple principal, qui a, avec sa pyramide, environ cent-vingt-mètres d’élévation au-dessus du niveau de la mer, est construit au centre de neuf avenues d’arbres, dont chacune est constituée par des arbres spéciaux, et les mêmes pour chaque avenue.

Autour du temple, un espace de cinquante kilomètres est rempli de statues gigantesques, représentant des animaux fabuleux. Tout cet ensemble est consacré à Vichnou, dont la statue invraisemblablement formidable occupe tout le temple et la pagode, et y est adorée sous le nom de Djagghernaath ; d’où en prononçant à l’anglaise : Djegghernaouth, c’est-à-dire le nom de la ville.

Cent mille habitants sont massés autour de l’édifice, et tout à l’heure plus d’un million de gens, hommes et femmes, atteints subitement de crise hystérique, vont s’y catalepsier, s’y somnambuliser.

Djagghernaath est une des incarnations de Vichnou. Je passe la légende du dieu, confuse et bête comme toutes celles des religions païennes.

La fête a lieu au mois de juin, en pleine chaleur et saison des pluies, pendant la mousson de Surouà.

Depuis un mois, de tous les coins de l’Inde, de Ceylan, de Golconde, d’Aoude, de plus loin encore, d’Arabie, de Perse, du Thibet, de la Chine, de partout où se prononce avec vénération le nom de Bouddha, de tous ces pays dont la superficie totale occupe plus d’un tiers du monde continental, des gens sont venus qui campent en plein air.

De quinze cent mille à deux millions d’êtres humains sont là, nus pour la plupart, grouillant en une étrange promiscuité des sexes, dans la boue à la couleur rouge de sang et parmi la vermine noire. Une vapeur se dégage comme un brouillard dans l’air humide, emportant au loin la fumée puante, le suint humain. Toute cette tourbe campe, formant des cercles concentriques autour du colossal temple de granit, dans les profondeurs sombres duquel l’idole et ses deux acolytes-sont cachés encore mystérieusement à tous les yeux. Et, du soir au matin, tout cela bruisse, frôle, piétine, cause, prie, vocifére et danse, en un brouhaha assourdissant, tandis que les peaux, jaunes, blanches, grises ou noires, des gens qui vont et viennent, comme une fourmilière en agitation perpétuelle, piquent d’un carrelage de damier mouvant le rouge sanglant et immobile du sol argileux.

Puis, à un moment donné et comme à un signal, tout cela s’arrête, après un gigantesque remous, une ondulation, une vague vivante de plusieurs centaines de lieues d’étendue ; et une fantastique acclamation, poussée par ces millions de poitrines, couvre en ce moment les bruits de la terre et là-bas le sourd roulement des flots de l’Océan indien.

Un bonze, à la face grippée jaune, dans sa jaune tunique, vient d’apparaître en haut, émergeant d’un des pylônes des portiques, avec sa mythra sur la tête ; peu après, on l’aperçoit perché sur la ligne architecturale du faîte de la corniche, gros, dodu, en boule, immobile. Alors, tout le monde, le cou tendu, regarde et écoute, de loin comme de près, par continuité, aussi bien les plus rapprochés qui voient et entendent que ceux là-bas qui ne voient ni n’entendent, hors de portée de la vue et de la voix.

Le bonze ouvre les bras, et sa bouche clame essoufflée ; il scande ses phrases d’un geste de doigts agités, comme s’il jouait du fifre ; il expectore, en un hurlement de poussah, des préceptes bouddhiques qui varient suivant le temps et l’heure du jour. Puis aussitôt, il disparaît après l’acclamation, et le brouhaha recommence.

Déjà, dans l’énorme foule, des symptômes d’hystérie se manifestent, isolément d’abord, et de-ci de-là quelques forcenés préludent à la folie de plus tard.

En même temps qu’ils ont prié pendant quelques jours, les yeux obstinément fixés sur la flèche de la pagode, sans boire ni manger, l’obnubilation cérébrale, l’inhibition est survenue chez eux ; l’hystérie va commencer à se dérouler.

Les voici bientôt en état de catalepsie absolue, et toujours ils continuent à prier. Depuis trois semaines, maintenant, immobiles, debout dans la même attitude, sans un geste, sans une contraction musculaire, jour et nuit, sans un tressaillement ni un clignement des paupières de leurs yeux tout grands ouverts.

Isolés, lorsque la foule entière est accroupie sur les talons pendant le jour, et lorsque tout le monde dort étendu dans la nuit, leurs silhouettes se détachent en longues enfilades, comme des cariatides minuscules, comme des piquets, jalonnant l’immensité de la plaine.

Un mois presque s’est écoulé, et ils n’ont ni bu ni mangé, ni dormi, ni veillé ; ils sont restés ainsi en catalepsie, les pieds rivés au sol, rigides, cloués. Au fur et à mesure que l’époque de la fête approche, au jour le jour aussi, le nombre augmente sans cesse de ces catalepsiés. Enfin, ils sont par groupes, serrés, compacts, ou disposés en cercles, comme un paysage disséminé de la Belle-au-bois-dormant.

Puis, ainsi que le sang qui se prend et se coagule, la grande majorité de la foule a suivi le mouvement, ou plutôt l’immobilité ; et rien n’est plus étrange que d’avoir sous les yeux ce second spectacle du silence et de la mort apparente, de la rigidité, là où naguère sur des centaines de kilomètres s’étendaient le bruit, le grouillement et la vie.

Certains d’entre eux ont la catalepsie plus fantaisiste : soit que par hasard quelqu’un les ait au passage frôlés et déplacés, soit qu’habitués à ce genre d’exercice ils aient pris d’eux-mêmes et inconsciemment la position extraordinaire, on les aperçoit debout sur un seul pied, ou sur une seule main, la tête en bas, presque au ras du sol, dans l’attitude des clowns qui culbutent, mais immobiles toujours, et incassables, impliables, rigides comme des barres de fer.

Ce spectacle laisse une inoubliable impression. Un instant, un vent de folie, d’insenséisme, vous traverse la tête ; le monde vous apparaît de travers ; on voit double ; la nausée vous prend, et l’on se demande si, soi-même aussi, on ne va pas se catalepsier, devenir fou. Lorsque cette hallucination vous prend, il faut se méfier, se coucher tout de suite par terre, les yeux fermés, puis se faire reconduire sans regarder derrière soi ; sans quoi l’on serait pris ; c’est contagieux, irrésistible. Ce qui prouve bien encore, une fois de plus, qu’il n’y a rien là de surnaturel, mais que les forces seules de la nature, exagérées évidemment, sont en jeu.

Et pendant tout ce temps, de quinze jours à un mois, qu’il pleuve à torrents comme il sait pleuvoir en ces pays, qu’il se déchaîne des orages, un ouragan épouvantable, à travers les éléments déchaînés comme sous l’ardent et implacable soleil des insolations qui tuent instantanément, la catalepsie imperturbable continue son œuvre, le système nerveux déroule sa névrose, inconscient des hommes et des éléments ; et, dans ce milieu d’hypnose, les animaux, eux-mêmes pris, sont hystérisés.

Les chiens, les chats, les chacals, les loups, l’oiseau même qui passe, vautours, gyps ou corneilles mantelées qui pullulent en ces contrées, tout semble hésiter au passage à travers ou au-dessus de la foule ; le bœuf s’alanguit, puis s’arrête ; le chien déjà se contorsionne ; l’oiseau sent son vol s’alourdir, son cou se tend, ses yeux louchent en avant, son bec crispé se ferme, et il s’accule sur une pierre ou une branche, que spasmodiquement il étreint de ses griffes.

Le vent de la névrose souffle ; de lui-même le mimosa-pudica, la sensitive, ferment leurs feuilles comme en sommeil. Rien ne résiste, le coup d’hypnose empoigne tout et tous ; la nature entière est prise sans défense, pour peu qu’elle ait quelque chose qui ressemble à un système nerveux.

Il y a loin de là, certes, à nos mesquines crises européennes, à notre hystérie de famille ; et comme ce qui nous parait chez nous si énorme devient petit par la comparaison !… Qui donc maintenant sera tenté de considérer comme possédé un malheureux Parisien qui aura eu quelques accès d’hystérie ? et comme on va bien saisir tout à l’heure la différence entre ce qui n’est au fond que jonglerie du système nerveux humain en délire, et les faits, plus modestes en apparence dans leur expression phénoménale, où il n’y a que peu ou pas de système nerveux en jeu, mais où en revanche le diable se met de la partie, c’est-à-dire l’opposition qui existe entre l’hystérique d’un côté et le démoniaque de l’autre.

Mais voici le grand jour venu. C’est aujourd’hui que la vraie fête, le Rath-Jatra va se célébrer.

Somme toute, elle est bien simple et consiste tout bonnement en la sortie de chars surmontés par les trois idoles : Djagghernaath et ses deux acolytes, Bala-Rama et Sita, la sœur de Vichnou. Mais on va voir comment, l’hystérie aidant, la chose devient monstrueuse.

La cérémonie commence à midi. Sur l’immense étendue des plaines de terre et de la mer, pas une tache d’ombre ; le soleil presque perpendiculaire n’en fait pas ; les gens ont les pieds dans le petit rond qu’ils forment sous eux. Il règne un silence profond. C’est encore la catalepsie.

Mais voici que tout à coup les portes du temple se sont ouvertes comme d’elles-mêmes, poussées par les mains invisibles de gens cachés derrière ; et, à travers l’obscurité profonde et le froid de caverne, le soleil entre à torrents, en une grande coulée de lumière et de chaleur. Aussitôt les profondeurs se sont illuminées ; une lueur bleuâtre, tremblotante, y scintille à présent, faisant danser les arêtes des objets qu’elle irise ; la coulée d’air, qui s’est formée du chaud au froid, se colore et se voit.

À travers ce nimbe transparent, maintenant l’idole apparaît, le dieu pour lequel près de deux millions d’hommes sont accourus.

L’idole, grossièrement taillée, est en bois, peint en rouge, tandis que le visage l’est en noir ; les sept bras du monstre divinisé sont dorés ; la bouche est ouverte et couleur de sang ; des pierres précieuses figurent les yeux. Couverte de vêtements somptueux, la statue est assise sur un trône, entre les deux autres, peintes en jaune et en blanc.

Déjà tout est prêt : les idoles ne sont plus sur les piédestaux monumentaux qui les supportent d’habitude ; mais elles ont été hissées sur trois chars énormes, hors de toutes proportions, composés de solides madriers cloués, enchevêtrés, peints en vert, et ornés d’arabesques étincelantes de toute nature. Les planchers reposent sur des roues monumentales aussi hautes chacune de plus de cinq mètres de diamètre et dont la jante qui roule sur le sol forme un rouleau de deux mètres cinquante de largeur. La force de ces roues et leur solidité sont à toute épreuve ; comme les boules avec lesquelles on joue chez nous, elles sont piquées d’une cuirasse continue de clous de fer.

Le char de Djagghernaath a quarante-cinq pieds de hauteur totale ; celui de Bala-Rama, quarante-quatre ; et celui de Sita, quarante-deux. Le poids de cet ensemble est incalculable, et il faut des milliers de gens pour le traîner. Aussi, en vue de cela, de tous côtés de l’énorme timon pendent des sangles, des chaînes, des cordes, auxquelles qui veut peut s’atteler.

Aussitôt que les portes du temple se sont ouvertes brusquement, comme si ce moment purement psychologique était un signal réel et tangible, aussitôt, dis-je, une formidable auto-suggestion a empoigné la foule. Instantanément, à la catalepsie succéda le somnambulisme.

Dans une énorme poussée, ainsi qu’une gigantesque lame de houle venue du pôle à travers les océans jusqu’au fond du golfe des Indes, l’immense cohue des pèlerins fait irruption à l’intérieur. Une poussée d’un million d’hommes !… Rien ne résiste, les piliers de pierre craquent, et comme l’écume frangée de la lame, d’écume humaine des premiers rangs vient s’aplatir et s’écraser dessus. Des cris éclatent, sinistres, sortis de poitrines qui crèvent en un hoquet suprême d’agonie. Du somnambulisme à la mort, il n’y a eu pour eux qu’un pas en avant ; le coin de pierre des blocs granitiques aigus est entré, s’est incrusté en eux, leur écrasant le cœur ; et dans la poussée qui continue plus forte, l’aplatissement complet du cadavre sur le mur a lieu. En quelques secousses, l’homme vivant n’est plus qu’un cadavre d’abord, qu’une bouillie informe ensuite, sur laquelle l’homme qui suit vient s’écraser à son tour. Le sang gicle et cascade en gouttelettes qui s’esclaffent aux murs, coulent le long des arêtes et perlent aux angles. La vie se rue à la mort dans un étouffement.

Cependant, la vague humaine a épuisé son effort, comme la vague marine ; un mouvement de reflux se produit, suivi d’une accalmie.

Un des bonzes réfugié sur le socle de pierre des idoles en profite ; il donne le signal, en faisant le simulacre de pousser de l’épaule l’un des chars.

Aussitôt, des grappes d’hommes robustes s’attèlent au timon, se pendent aux courroies, aux chaînes, aux énormes câbles disposés exprès pour cet office, et en avant !… Les trois chars balancent un instant leurs idoles, qui semblent ainsi hésiter à sortir ; puis, le mouvement se dessine ; enfin les voilà ébranlés. Ils s’engagent sous la voûte et la porte, et le premier d’entre eux, celui de Djagghernaath, apparaît au dehors, dans le flamboiement du plein soleil, avec un bruit de craquement d’ais assourdissant.

Alors, dès que l’idole est aperçue de la multitude restée au dehors, un cri épouvantable retentit, qui la salue, cri fait de l’acclamation de plus d’un million de poitrines, mélangé de sifflements stridents. Le bruit du haro dure quelquefois plusieurs minutes et paraît interminable à qui l’entend et qui attend.

Mais déjà le Djagghernaath est hors de l’édifice ; maintenant il miroite à la lumière éclatante de l’astre du jour ; l’idole à des irradiements infinis, et ces innombrables rayons en auréole qui l’entourent, scintillent, comme s’ils en émanaient, éblouissent, hypnotisent, font loucher et achèvent de somnambuliser.

Aussi, c’est une gigantesque folie d’hypnose que ce peuple sue. Il n’y a plus rien de conscient ; la névrose a touché chacun de son aile et emporte la foule en un effacement dans l’inconnu.

Le char continue à marcher, et les deux autres derrière lui se profilent ; les trois sommets vont cahotants, et les têtes des divinités païennes branlottent brusquement ou se balancent comme en un remous ; et toujours un scintillement obsédant en émane, un arc-en-ciel qui rend fou à le regarder.

Jusqu’alors calme, le somnambulisme de la foule va entrer sous la période délirante. De tous côtés, maintenant, elle se rue, et devant les chars qui ont décrit une courbe, elle forme deux haies sur des kilomètres et des kilomètres détendue, au milieu desquelles ils passent, lentement, pesamment. Et, de tous côtés sur le passage, sous les roues pleuvent l’or et l’argent, les rameaux verts, les noix de coco, tout ce que la foule tient dans ses millions de mains. Mais bientôt les mains sont vides ; plus rien à lancer, dansons donc ; et une farandole insensée se déroule de chaque côté du chemin.

Mais il y a mieux encore : le dieu aime le sang ; offrons-lui-en. Alors commence la grande scène des auto-mutilations.

Des groupes se forment comme dans les foires, où l’enjeu est un morceau de vie, du sang. Les uns se roulent sur des clous et des verres cassés répandussur le sol ; ils s’y frottent la figure et la langue. D’autres se font attacher à l’extrémité de balanciers, au moyen de deux crochets de fer qu’on leur enfonce dans les omoplates, et, enlevés à cinq ou six mètres de haut, tournent avec une rapidité vertigineuse, en lançant des fleurs et des feuilles autour d’eux dans des petites pluies de fines gouttelettes de sang. D’autres encore se traversent avec des tiges de fer différentes parties du corps, les bras, les jambes, la poitrine même, et se mutilent de mille façons pour arriver à ce que le total de leurs blessures arrive au chiffre de cent-vingt par personne, chiffre fatidique et consacré. Ne citons que pour mémoire ceux qui se contentent de se percer ou de se couper la langue, le nez ou l’oreille ; ceux-là constituent un menu fretin sans importance. Nul n’est indemne ; l’hypnose mutilante continue sans arrêter un instant.

Et, pendant ce temps, les trois chars suivent et processent toujours.

Cependant la crise va bientôt toucher à sa fin, et la détente suivra, après un paroxysme indescriptible.

À l’annihilation hystérique, à l’obnubilation, à l’hypnose encore un peu consciente, à la nirvana, c’est-à-dire à l’absorption par la névrose, va succéder la nirvana définitive par la mort, et des scènes de sauvagerie sans nom vont se dérouler, une hystéro-catalépsie destructive, une somnambulie-suicide va terminer la crise et être la période de la fin.

Regardez. Les uns s’accrochent par les épaules aux crocs de fer dont, les jantes des roues sont garnies ; ils vont se faire, à chaque tour, fracasser bras et jambes, et ils mourront en trois ou quatre évolutions, sans avoir repris connaissance et en un délire inconscient. Les autres vont faire mieux : isolément d’abord, et les uns après les autres, les voici d’abord qui vont se faire écraser, mais avec des raffinements. Celui-ci se couche sur le passage de la roue en engageant seulement la tête ; crac ! la roue passe, c’est fait. Cet autre s’étend tout du long, le visage contre terre, les pieds dirigés vers le char, mais de façon à n’être écrasé que d’une moitié du corps. Cet autre enfin, debout, attend la roue qu’il voit venir bien en face ; elle le culbute, et encore une fois, crac ! un tour, c’est fini ; quelques lambeaux humains montent encore en cercle de l’autre côté, avec la jante à laquelle ils sont collés, puis disparaissent sans plus laisser de traces ; d’un seul coup, le sable a pompé le sang, et du corps de l’homme pulvérisé, derrière elle, il ne reste rien qu’un sillon rouge dans le sol, dont c’est la couleur naturelle qui se confond avec le sang.

Maintenant, les isolés sont devenus foule, et c’est un tapis humain qui s’allonge et se recouche sans cesse sous les roues…


La procession sanglante de Djagghernaath. — Le char de l’idole s’avance ; les uns s’accrochent par les épaules aux crocs dont les jantes des roues sont garnies ; d’autres se mutilent d’autres se font écraser une jambe, un bras ou la tête, par le char.

Pouah !… ce souvenir écœurant est ineffaçable… En vain j’essaie de l’expulser de mon esprit… Là-bas, sous l’étouffée humaine dans le temple, les cadavres en bouillie et en putrilage déjà sous la chaleur restent collés aux murs, reconnaissables encore ; mais ici, sous l’écrasement de la roue, il ne reste plus rien de ce qui fut un homme.

Tantôt, lorsque la cérémonie sera finie et la foule en route dans le lointain, aux derniers rayons obliques et brûlants encore du soleil couchant, les chacals viendront flairer les places, les hyènes gratteront du pied et de la langue humeront la terre saturée de détritus promptement putréfiés, et demain, de la scène il ne restera plus trace ; seuls, des essaims de mouches noires, les mouches des cernes, voleront alourdies par l’effluve puante, transportant de tous côtés les bacilles épidémiques avec la poussière de leurs ailes qu’elles iront secouer et brosser çà et là.

Et tout cela, c’est l’hystérie, et l’hystérie seule qui en est la cause, la grande névrose naturelle qui est le summum de l’extraordinaire, mais qui ne parait merveilleuse que lorsqu’on ne sait pas se l’expliquer.


Ainsi, nous venons d’explorer à fond l’hystérie ; nous en avons vu jusqu’à ses phénomènes les plus monstrueux, qui, aux yeux du vulgaire, ont longtemps passé, et qui passent encore, aux yeux de bien des gens, pour des phénomènes surnaturels. Mais mon lecteur, désormais, ne s’y trompera plus, s’il est de ceux dont le jugement a quelquefois hésité. Je lui ai donné la clef de l’hystérie, depuis la simple contracture passagère jusqu’au suicide somnambulique ; il sait, à ne pas se méprendre, en quoi consiste l’hypnose et la suggestion.

Je le répète donc, ces données et cet aperçu, cette étude d’ensemble qui n’a pas encore été faite, du moins à ma connaissance, sur la grande névrose, lui étaient absolument indispensables pour comprendre et séparer tout cas naturel, même extraordinaire, des manifestations sataniques résultant de l’intervention directe du diable, c’est-à-dire pour établir nettement dans son esprit la différence absolue qui existe entre les hystériques et les démoniaques.

Il sait à présent jusqu’à quelle extrême limite va le naturel ; il sent que l’hystérie ne peut raisonnablement être confondue avec la possession, à laquelle nous arrivons, que nous allons étudier minutieusement de même, dans un instant — tout en réservant, ainsi que je l’ai annoncé en donnant le plan de mon ouvrage, un chapitre spécial relatif à la possession à l’état latent, dont le type le plus caractéristique que j’aie rencontré est Mlle  Walder, dite Sophia-Sapho.

S’il y a dans tout ce que nous venons de voir quelque chose ne provenant pas de la nature, telle que Dieu l’a créée, c’est cet affreux détraquement, cette effroyable maladie de l’hystérie elle-même. L’Écriture Sainte nous enseigne, en effet, que Satan a le pouvoir de causer des maladies. Or, qui peut avoir imaginé un tel bouleversement des organes, qui peut avoir suscité, déchaîné un pareil fléau, si ce n’est le grand ennemi de l’humanité ?

Dieu avait créé l’humanité parfaitement saine. Dans la vie de nos premiers parents au paradis terrestre, les maladies n’existaient pas, ne pouvaient se produire. Une des conséquences de la faute d’Adam et Ève fut de les livrer, ainsi que leur descendance, aux maux corporels ; Satan, qui n’avait eu jusqu’alors que le droit de tentation, à lui laissé par Dieu pour mettre l’humanité naissante à l’épreuve, Satan eut, dès le péché originel, la permission de troubler, de faire souffrir le misérable corps humain, cette enveloppe matérielle de l’âme qui avait un moment oublié les devoirs de sa céleste origine. Aussi, Satan, qui déteste au plus haut point l’homme que Dieu avait créé à son image, l’homme que Dieu a destiné à ce ciel d’où lui, archange déchu, a été à jamais banni, l’homme en qui Dieu, dans son infinie miséricorde pour sa créature, avait, preuve suprême d’un éternel amour, résolu de s’incarner, par un ineffable mystère de tendresse toute-puissante, aussi Satan, dis-je, ne s’est-il point fait faute d’exercer sa rage infernale contre l’humanité.

Donc, les maladies sont le fait de la haine du diable ; la religion nous le dit, et nous devons le croire. De tout temps, les saints, c’est-à-dire les hommes les plus dignes de Dieu, ceux qui savent marcher et se maintenir dans les voies de la perfection, ont chassé les démons pour expulser les maladies ; aujourd’hui encore, on fait des neuvaines, on brûle des cierges devant les autels de la Vierge et des saints, pour obtenir sa propre guérison ou celle d’une personne chère. Ce sont là des pratiques de piété recommandées par l’Église ; car le malade est une personne sur qui Dieu, soit dans un but d’épreuve, soit par punition, a laissé au diable la faculté d’exercer sa malice haineuse.

Pour subir la peine des péchés, il peut donc arriver que l’on ait à souffrir en ce monde, par les maladies : c’est alors une heureuse fortune pour le pécheur qui, tout en ayant failli, n’a point cependant sombré dans l’abîme de l’incrédulité, qui a su sauvegarder sa foi ; il prend ainsi ses douleurs en patience, il les accepte avec joie même ; il fait, selon le terme naïf et populaire, son purgatoire sur terre.

Mais, si Satan, auteur du mal sous toutes ses formes, est ainsi le fomentateur des maladies, si particulièrement l’affreuse hystérie est en quelque sorte surnaturelle dans son origine générale, il n’en est pas moins vrai que cette maladie, comme les autres, est naturelle dans ses faits, dans ses résultats, dans ses conséquences, dans toutes ses manifestations.

Où le surnaturel entre carrément en jeu, c’est lorsque l’individu, hystérique ou non, accomplit des actes qui sortent du domaine humain.

Ainsi, lorsque le derviche, pivotant sur lui-même, tourne pendant quatre, cinq, dix heures ; lorsque l’indien fanatique fait broyer sa tête sous la roue du char de Djagghernaath ; lorsque le fakir s’hypnotise sans le concours d’aucun hypnotiseur et entre en catalepsie totale, en abiose même, c’est là à la rigueur l’extrême limite du naturel, c’est là une chose humainement possible, la science le démontre et le prouve, sans avoir besoin de chercher à se mettre en contradiction avec la religion.

Mais, si le derviche, en tournant, cesse de toucher terre et s’élève dans l’espace, s’il y plane manifestement, sans appui, sans soutien, comme si son corps matériel avait perdu tout poids et était devenu aérien, comme il est arrivé à Simon le Mage de le faire, comme le fait de nos jours la Ingersoll (de Saint-Louis, aux États-Unis) ; si l’indien bouddhiste, après avoir en sa tête broyée, se relève, va se promener et continue à vivre, ne serait-ce qu’un mois ou deux ; si le fakir est hypnotisé par une idole de bois ou de métal, que les personnes assistant à cette scène entendent tout à coup parler, idole dont les yeux d’émeraude s’animent et inondent le fakir d’une lumière verte que son corps garde par une imprégnation réelle et persistante, après que les yeux de l’idole se sont éteints ; voilà tout autant de faits qui relèvent absolument du surnaturel.

En deux mots, l’hypnotisée peut atteindre à l’extraordinaire, mais ne le franchit pas. Elle exécute tout ce que dit le savant abbé Méric, dans son remarquable ouvrage dont j’ai cité un extrait ; c’est déjà beaucoup, mais c’est tout. Que l’hypnotiseur lui donne à boire de l’eau pure en lui déclarant que c’est de l’absinthe, et elle trouvera à cette eau le goût d’absinthe ; bien plus, elle sera ivre réellement, sans aucune simulation ; mais cette eau pure qu’elle tient dans un verre et qu’elle va boire, elle ne pourrait la changer réellement en absinthe, quelque insistance que mettrait l’hypnotiseur à lui en donner l’ordre. Elle paraîtra supprimer en elle toutes les lois de l’équilibre et marchera au bord d’un toit, penchée vers la rue, et sans tomber ; mais elle ne se fluidifiera pas, elle ne passera pas au travers d’un mur. Enfin, durant toute la crise, comme avant et après, elle ne cessera pas d’être en chair et en os ; il lui sera impossible de s’évaporer, de disparaître instantanément, à Paris par exemple, pour réapparaître et se reconstituer, instantanément aussi, à Shang-Haï ou à Montevideo.


Ces observations faites, je termine ce chapitre par les quelques remarques que j’ai promises relativement à la folie, et nous aborderons immédiatement l’étude des démoniaques.

Si, de parti-pris, on a voulu confondre hystériques et démoniaques, si on le veut encore, dans un but anticatholique et pour faire obstacle à ce qui est de foi dans l’enseignement de l’Église, combien plus facilement d’aucuns ne se gênent guère pour arguer que le démoniaque, le possédé est un simple fou.

Eh bien, il y a là encore tout un diagnostic différentiel à faire et à établir, à la suite duquel il ne sera pas possible de confondre l’un avec l’autre, les premiers avec les seconds.

Je vais donc, et en quelques mots rapides, dire au lecteur ce qu’il y a lieu de penser sur ce point et comment il faut scientifiquement comprendre et interpréter la folie.

Je serai très court et très clair :

Il y a, tout d’abord, une grosse erreur à détruire, qui a cours très communément dans le public.

Pour les trois quarts des gens, en effet, le fou est un monsieur qui se livre à toutes espèces d’extravagances, d’incohérences, qui crie, pleure, rit, saute, bondit, casse, brise, jette, et cela alternativement, sans s’arrêter un seul instant, autrement que sous l’empire de l’extrême fatigue, brisé et écumant.

Or, c’est là une grossière erreur. Le fou qui a un délire général, complet, c’est-à-dire qui, à cause des diverses et multiples hallucinations de la vue et de l’ouïe dont il est assailli sans cesser un instant, et qui se démène aussi sans cesser un instant pour leur répondre, ce fou-là n’existe pas. L’agité, même, est le plus exceptionnel des fous ; en tous cas, l’agitation de celui-ci n’est encore pas générale, elle sera localisée, partielle et appropriée à l’hallucination, de laquelle il est pris à l’instant et pour toujours.

L’agité commet un acte, mais un seul à la fois : il tue pour se défendre, ou se tue aussi pour se défendre, dans les deux cas pour échapper à son hallucination, toujours la même, qui le poursuit.

Le fou est en général un monomane, inoffensif, calme et tranquille et circulaire ; c’est-à-dire à actes se reproduisant toujours les mêmes, par intervalles, avec de très longs temps de repos, de calme et comme de guérison. Je ne saurais trop le répéter, rien n’est calme comme un fou. On peut causer avec lui des journées entières, toujours il vous suivra ou vous précèdera dans la conversation, avec une netteté profonde et un bon sens, une suite frappante dans les idées ; ni il n’incohère, ni il ne divague. C’est au point que, non prévenu, vous le prenez en commisération ; avec lui, vous le plaignez ; avec lui, vous vous étonnez de sa séquestration ; lorsque tout à coup, à l’improviste, il vous échappe et s’échappe à lui-même ; en plein bon sens, sa monomanie le saisit ; alors il chevauche sur son dada ; dès qu’il l’a califourché, il est sorti ; ou, si vous préférez une autre comparaison populaire, le train vient de dérailler subitement. Et aussitôt vous assistez à une série de secousses, de chocs, de tamponnements, de mouvements de lacets, lorsque, soudain, la locomotive retrouve le rail qu’elle avait quitté ; il y a là une aiguille, toujours la même pour le même fou, qui permet au train de remonter sur la voie de fer qu’il avait momentanément abandonnée. L’aiguille est à fonctionnement doux, huileux ; du déraillement au retour à la voie normale, il n’y a aucune transition brusque, comme il n’y en avait pas eu pour la quitter ; tout cela s’est fait avec calme ; cela a été chez vous de la surprise ; chez le fou, de l’inconscience ; remis en selle de sa raison, il ne se rappelle rien du fossé qu’il vient de dévaler tout à l’heure ; déjà il a repris son chemin, en apparence sain d’esprit.

Ainsi donc, le fou n’incohère, ne divague, qu’à l’occasion de sa monomanie, à l’occasion de l’hallucination qu’elle lui suggère et au moment où cette hallucination vient à se créer. Le reste du temps, il ressemble au commun des mortels, dont il paraît un des plus sensés.

Le fou vrai est, par conséquent, un sage à sa manière ; il est calme ; il suit, avec une logique parfaite, l’idée extravagante dont il est convaincu ; son cerveau le conseille mal par intervalles et lui procure des hallucinations sur un seul point, rarement sur plusieurs ; et, comme le jugement est perdu pour lui (c’est la perte du jugement qui constitue la folie), il obéit en ce point à son impulsion, mettant d’accord par un acte juste la pensée et l’impulsion fausses qui le hantent. Il n’est donc, en réalité, pas insensé d’une façon absolue ; il a simplement perdu la notion des rapports normaux de l’acte avec la pensée, sur le point singulier et précis de son hallucination.

Et la preuve, c’est que les fous furieux les plus dangereux sont doux comme des agneaux, lorsqu’ils ont affaire à des personnes qui les traitent avec douceur en toute occasion, et surtout qui ne les contredisent pas. Cela se voit couramment dans les hospices d’aliénés : les fous, rebelles envers les gardiens qui les ont une seule fois brutalisés, sont d’une docilité étonnante dans leurs rapports avec ces anges humains, qui sont les sœurs de charité, dont ils subissent au plus haut degré la douce influence. Ne vous contentez point de ne pas contredire un fou, abondez dans son sens ; vous ferez de lui ce que vous voudrez : ce ne sera pas le moyen de l’amener à la guérison (si elle est possible), je ne le conteste pas ; mais ce qui est certain, c’est que dès lors vous le conduirez par le bout du nez comme un enfant.

Quoi qu’il en soit, le fou n’est fou que parce qu’il obéit à une suggestion cérébrale que rien ne justifie. Il tue parce qu’il se croit menacé dans son existence, parce qu’il s’hallucine persécuté et pour échapper à cette persécution. Mais l’idée seule chez lui est folle et incohérente ; l’acte lui-même, ce qu’on voit, est au contraire calme, et ne diffère en rien de celui que commet l’homme sain d’esprit, par exemple, qui tue, ou bien le criminel.

De même que d’un coup net et sec, après s’être approché d’elle en silence pour la surprendre, l’assassin frappera sa victime, de même fera le fou, tout à son aise et à sa pensée, mais sans extravagance visible ; il ne bondira pas, ne sautera pas, n’écumera pas pour frapper ou avant de frapper.

Au contraire, le possédé qui est toujours traité avec douceur, pour qui l’on prie et que l’on plaint, aura des accès de fureur, si on le touche avec un objet béni même à son insu ; car ce n’est pas lui qui agit, ni sa nature humaine.

La folie est donc une chose relative, contingente, et qui ne se voit qu’au manque de justification de l’acte commis, qu’à son énormité, qu’à son incohérence relative en l’absence de motif et de cause, puisque celle-ci ne réside que dans une hallucination particulière au fou, mais qui ne se traduit nullement par la façon particulière dont l’acte est commis, exécuté ; car sa façon d’agir est celle de tout le monde, de l’homme le plus calme et le plus sensé.

J’ajoute, comme dernière preuve à l’appui de ce que j’avance, que le fou est — ceci est un fait d’observation, — toujours un isolé. Il ne s’unit pas à d’autres fous on à des sages, il est solitaire, il ne complote pas. C’est un impulsif et non un réfléchi.