Le Corsaire rouge/Chapitre XXXI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 429-442).

CHAPITRE XXXI.


« Emmenez-les ; l’univers tout entier ne les sauverait pas. »
ShakspeareCymbeline.


L’ouragan qui avait menacé d’engloutir le vaisseau n’avait été ni plus terrible ni plus imprévu que la scène que nous venons de rapporter ; et le riant aspect du ciel tranquille et du brillant soleil de la mer des Caraïbes formait un contraste frappant avec les horreurs qui suivirent le combat. Le moment de confusion occasionné par la chute de Scipion cessa bientôt, et Wilder put contempler les nobles débris du Dard, si complètement mutilé, et tous ces cadavres épars, triste résultat de la lutte affreuse qui s’était engagée. Le vaisseau a été suffisamment décrit ; mais quelques mots sur l’état actuel des acteurs pourront servir à jeter du jour sur les événemens qui vont suivre.

À quelques pas de l’endroit où Wilder se trouvait lui-même, il vit debout le Corsaire immobile. Ce ne fut pourtant qu’au second coup d’œil qu’il reconnut, sous le casque d’abordage dont nous avons parlé, et qui lui donnait un air farouche, ses traits ordinairement doux et tranquilles. En promenant ses regards sur cette taille hardie où tout respirait l’orgueil du triomphe, Wilder eut peine à ne pas s’imaginer que le Corsaire était grandi tout à coup d’une manière aussi soudaine qu’inexplicable. Une main reposait sur la poignée d’un yatagan dont les gouttes rougeâtres qui coulaient de la lame courbée attestaient qu’il avait rendu de funestes services dans la mêlée, tandis que son pied était placé et semblait peser avec une force surnaturelle sur cet emblème national qu’il avait eu le farouche plaisir d’abattre lui-même. Près de lui, et presque sous son bras, était Roderick, incliné, n’ayant point d’armes, les vêtemens couverts de sang, l’œil fixe et hagard, et la figure aussi pâle que ceux en qui le principe de la vie venait de s’éteindre.

On voyait çà et là les prisonniers blessés, l’air morne, mais non abattu, tandis qu’un grand nombre de leurs ennemis, à peine plus malheureux, étaient étendus dans leur sang sur le pont, avec une expression de férocité sur la figure, qui indiquait clairement qu’au milieu de leurs souffrances ils n’avaient qu’une seule pensée, celle de la vengeance. Ceux des deux partis qui n’avaient point été blessés ou qui ne l’avaient été que légèrement, s’occupaient déjà de ce qui les intéressait le plus, les uns cherchant à piller, les autres à se cacher.

Mais telle était la discipline établie par le chef des flibustiers, tel était le respect pour sa puissance absolue, que pas une goutte de sang n’avait été répandue, pas un coup n’avait été donné depuis le moment où sa voix redoutable s’était fait entendre. Néanmoins il y avait eu assez de carnage pour assouvir leurs plus avides désirs, s’ils n’avaient eu soif que de sang. Wilder éprouvait de cuisantes douleurs à mesure que les traits inanimés d’un ami dévoué ou d’un fidèle serviteur se présentaient à sa vue les uns après les autres ; mais le couple plus sensible fut lorsque ses yeux tombèrent sur la figure toujours sévère et menaçante de son vieux commandant.

— Capitaine Heidegger, dit-il en s’efforçant de montrer l’assurance qui était nécessaire dans un pareil moment, la fortune s’est déclarée pour vous : je demande merci pour ceux qui ont survécu.

— Et merci sera accordée à ceux qui peuvent y avoir des droits : je souhaite qu’il puisse se trouver que tous soient compris dans cette promesse.

La voix du Corsaire était solennelle, et semblait exprimer plus que le sens littéral des paroles. Cependant Wilder aurait pu réfléchir long-temps à cette réponse équivoque sans la comprendre, si l’approche d’une partie de l’équipage ennemi, dans lequel il reconnut à l’instant les mutins qui s’étaient montrés le plus dans l’insurrection dont il avait manqué de devenir la victime à bord du Dauphin, ne lui eût expliqué que trop clairement ce que leur chef avait voulu faire entendue.

— Nous réclamons l’exécution de nos anciennes lois ! dit le chef de la bande en s’adressant à son capitaine d’un ton fier et décidé que l’ardeur du combat pouvait expliquer, sinon excuser entièrement.

— Que voulez-vous ?

— La vie des traîtres ! fut la morne réponse.

— Vous connaissez les réglemens de notre service. S’il en est qui soient en notre pouvoir, qu’ils subissent leur sort.

S’il avait pu rester quelques doutes dans l’esprit de Wilder sur les intentions de ceux qui venaient d’une manière aussi terrible demander justice, ils se seraient évanouis au moment même, lorsqu’au milieu d’un affreux silence il se vit traîner avec ses deux compagnons devant le chef, ou plutôt le despote. Quoique l’amour de la vie dominât dans son cœur, cet amour même, dans une pareille extrémité, ne se manifesta par aucune prière, par aucune démarche humiliante. Il n’eut pas même un instant l’idée de recourir à quelque subterfuge qui eût été indigne de sa profession et de son caractère. Ses regards étaient fixés sur celui dont le pouvoir seul pouvait le sauver. Il surprit l’expression prononcée, mais rapide, de regret qui adoucit les traits rigides du Corsaire ; puis, presque au même instant, ses traits reprirent leur calme et leur impassibilité. Il vit aussitôt que les devoirs du chef étouffaient les sentimens de l’homme, et il ne lui en fallut pas davantage pour lui apprendre qu’il n’avait rien à espérer. Dédaignant de s’abaisser à des remontrances inutiles, il resta à la place où ses accusateurs l’avaient placé debout, immobile et silencieux.

— Que voulez-vous ? demanda enfin le Corsaire d’une voix que même ses nerfs de fer avaient peine à rendre aussi ferme qu’à l’ordinaire. — Que demandez-vous ?

— Leur mort !

— Je vous comprends. — Allez, ils sont à votre merci !

Malgré les horreurs de la scène qui venait de se passer, malgré l’état d’exaltation et d’effervescence qui l’avait soutenu pendant le combat, le ton grave et solennel avec lequel son juge prononça une sentence qui le livrait à une mort brusque et ignominieuse, fit frissonner notre aventurier au point de le rendre presque insensible. Tout son sang se glaça dans ses veines, et le choc qu’il ressentit manqua de bouleverser sa raison ; mais ce fut l’affaire d’une seconde, et, la secousse une fois passée, il se montra aussi fier, aussi intrépide que jamais, ne laissant échapper aucun signe de faiblesse que l’œil des hommes pût découvrir.

— Pour moi, je ne demande rien, dit-il avec une fermeté admirable ; je sais que vos lois, ces lois que vous avez faites vous-même, me condamnent à un affreux destin ; mais pour mes compagnons qui n’ont agi que par ignorance, et qui ne sont coupables que de m’être restés fidèles, je réclame, que dis-je, j’implore votre merci ; ils ne savaient ce qu’ils faisaient, et…

— Parlez à ces hommes ! dit le Corsaire en montrant du doigt, sans tourner les yeux, la troupe farouche qui l’entourait ; — ils sont vos juges, c’est à eux à prononcer.

Un dégoût violent et presque insurmontable se manifesta dans les manières de Wilder ; mais, faisant un violent effort sur lui-même, il le dompta, et se tournant du côté de l’équipage :

— Eh bien ! dit-il, j’en appellerai même à eux. — Vous êtes hommes, vous êtes marins…

— À bas ! s’écria la voix rauque de Nightingale. — Il veut prêcher ! qu’il soit hissé au bout de la vergue !

Le son prolongé et retentissant du sifflet que l’impitoyable contre-maître fit entendre par dérision, comme pour appeler l’équipage à la manœuvre, fut suivi de cris prolongés, et plus de vingt voix où se confondaient les accens de presque autant de peuples différens, de manière à former une affreuse discordance, répétèrent en même temps :

— À bas ! à bas ! tous les trois à la vergue !

Wilder jeta un dernier regard sur le Corsaire ; mais il ne put rencontrer ses yeux, que celui-ci avait détournés à dessein. Alors, la tête brûlante, il se sentit rudement transporté du gaillard d’arrière au milieu et dans la partie moins privilégiée du vaisseau. La violence du passage, la disposition des cordes passées précipitamment dans les poulies, et tous les apprêts terribles d’une exécution navale, ne parurent que l’affaire d’un moment à celui qui touchait de si près au néant.

— Un pavillon jaune pour signal du châtiment ! s’écria le capitaine vindicatif du gaillard d’avant ; que ce brave monsieur parte pour sa dernière expédition sous l’enseigne qu’il mérite !

— Un pavillon jaune ! un pavillon jaune ! répétèrent une vingtaine de frénétiques. Descendons l’étendard du Corsaire, et arborons les couleurs du grand prevôt ! Un pavillon jaune ! un pavillon jaune !

Les éclats de rire grossiers, les railleries insultantes, avec lesquels cette burlesque proposition fut reçue, remuèrent la bile de Fid, qui jusque-là s’était soumis en silence au traitement qu’on lui faisait éprouver, par la raison qu’il pensait que c’était à son maître qu’il devait laisser le soin de dire ce qu’il jugerait convenable.

— Arrêtez, vils scélérats ! s’écria-t-il vivement, la prudence et la modération cédant à l’influence d’une vertueuse indignation ; — coupe jarrets infâmes, gauches coquins que vous êtes ! Oui, vous êtes des coquins, et je vous le prouverai à votre barbe, puisque vous êtes à la solde du diable ; et vous êtes de gauches coquins encore, comme on peut le voir à la manière dont vous avez tourné cette corde autour de mon cou. Ce nœud coulera bien, n’est-ce pas ? Allez, allez, vous saurez tous un jour comment on pend décemment un homme ; oui, oui, vous le saurez, scélérats ! Je vous réponds que vous l’apprendrez avec le temps.

— Enlevons-le, s’écria une voix, puis deux, puis trois successivement ; — dépêchons, et qu’il prenne le chemin du Ciel !

Heureusement de nouveaux cris partis de l’une des écoutilles suspendirent l’exécution.

— Un prêtre ! un prêtre ! criait une autre bande de misérables, il va leur faire dire leurs prières avant qu’ils commencent leur danse.

Le rire féroce avec lequel les flibustiers accueillirent cette proposition dérisoire fut comprimé aussi subitement que si celui qu’ils bravaient avec tant d’impiété leur eût répondu du haut de son trône de miséricorde, lorsqu’une voix sonore et menaçante fit retentir ces mots au milieu d’eux :

— De par le Ciel ! si un regard, un geste trop outrageant est adressé à un prisonnier à bord de ce vaisseau, le coupable ferait mieux d’envier le sort que vous préparez à ces misérables, que d’affronter ma colère ! Éloignez-vous, je vous l’ordonne, et faites place à l’aumônier.

Toutes les mains hardiment levées se baissèrent à l’instant toutes les lèvres profanes se fermèrent, laissant le saint ministre, objet de leurs sarcasmes et de leurs outrages, s’approcher lentement du lieu fatal.

— Voyez, dit le Corsaire d’une voix plus calme, mais toujours impérieuse ; vous êtes le ministre de Dieu, et votre devoir est la charité : si vous avez des consolations qui puissent adoucir les derniers momens de vos semblables, hâtez-vous de les prodiguer.

— Quel crime ont-ils commis ? demanda le ministre lorsqu’il lui fut permis de parler.

— Qu’importe ? il vous suffit de savoir que leur heure est arrivée. Si vous voulez élever la voix pour prier, ne craignez rien Ces sons inaccoutumés seront écoutés avec respect, même ici. Oui, et ces mécréans qui vous entourent si hardiment, se jetteront à genoux dans un morne silence, comme s’ils étaient touchés de vos saintes paroles. D’un geste, je saurai bien faire taire l’incrédulité et prévenir les railleries. Parlez sans crainte.

— Fléau des mers ! dit en commençant l’aumônier dont les traits pâles et glacés d’horreur brillaient en ce moment d’une sainte indignation ; violateur effronté des droits de l’homme ! contempteur audacieux des ordres de votre créateur ! une rétribution terrible vengera ce crime ! N’est ce pas assez d’avoir aujourd’hui frappé déjà tant de victimes ? êtes-vous encore altéré de sang ? Tremblez ! le moment arrivera où, dans la justice du Tout-Puissant, ces crimes retomberont sur votre tête !

— Regardez ! dit le Corsaire en souriant, quoique à travers ce sourire on pût distinguer quelque chose de hagard dans l’expression de sa figure ; voilà les preuves de la manière dont le Ciel protége le bon droit.

— Quoique sa justice terrible se cache pendant quelque temps dans les profondeurs d’une sagesse impénétrable, ne te trompe pas ! l’heure n’est pas éloignée où elle saura t’atteindre, et…

L’aumônier ne put continuer ; sa voix expira sur ses lèvres, car ses yeux venaient de tomber sur le cadavre inanimé de Bignall, qui n’était qu’à demi caché sous le pavillon que le Corsaire lui-même avait jeté sur le corps. Alors rassemblant toute son énergie, il ajouta, dans le langage simple et expressif qui convenait à son ministère : — On me dit que votre cœur n’est pas tout-à-fait fermé à tout sentiment d’humanité ; que de meilleurs principes y ont germé autrefois ; que la semence existe encore, et il serait possible…

— Paix ! vous parlez en vain. Remplissez votre devoir envers ces hommes, ou taisez-vous.

— Leur destin est-il irrévocable ?

— Oui !

— Qui l’a dit ? demanda une voix basse qui, frappant l’oreille du Corsaire, parut faire glisser un frisson mortel jusque dans les replis les plus secrets de son être. Mais ce mouvement de faiblesse cessa avec la surprise qui l’avait occasionné, et il répondit avec calme et presque au même instant :

— La loi !

— La loi ! répéta la gouvernante. Comment ceux qui bouleversent tout, qui méprisent toutes les institutions humaines, peuvent-ils parler de la loi. Dites, si vous le voulez, que c’est une implacable, une affreuse vengeance, mais ne profanez pas le saint nom de la loi. Je m’écarte de l’objet qui m’amène : on m’a parlé de l’horrible scène qui se prépare, et je viens vous offrir la rançon des coupables. Fixez-la vous-même ; qu’elle soit digne de celui que nous rachetons. Un père reconnaissant donnera volontiers toute sa fortune pour celui qui a sauvé son enfant.

— Si l’or peut racheter leur vie, interrompit le Corsaire avec la rapidité de la pensée, il y en a ici par monceaux, et tout prêts à donner. Qu’en disent nos gens ? Veulent-ils accepter une rançon ?

Une courte pause suivit ; puis un murmure bas et sinistre s’éleva dans une foule, indiquant la répugnance qu’elle éprouvait à renoncer à la vengeance. Le Corsaire jeta un regard méprisant sur les figures atroces qui l’environnaient, ses lèvres remuèrent fortement ; mais, comme s’il dédaignait de s’interposer davantage, il n’articula rien ; puis se tournant vers le prêtre, il dit avec le sang-froid étonnant qui le caractérisait :

— N’oubliez pas vos saintes fonctions : les momens sont précieux.

Après avoir dit ces mots, il se retirait à l’écart, à l’exemple de la gouvernante qui avait baissé son voile pour ne point voir un spectacle aussi révoltant, lorsque Wilder lui adressa la parole :

— Je vous remercie du fond du cœur de ce que vous étiez prêt à faire pour moi, lui dit-il ; mais si vous voulez que rien ne trouble mes derniers momens, que je reçoive encore de vous une promesse solennelle avant de mourir.

— Laquelle ?

— Promettez que les personnes qui sont venues avec moi dans votre vaisseau pourront le quitter, sans qu’il leur soit fait aucun mal.

— Promettez, Walter, dit une voix solennelle du milieu de la foule.

— Je le promets.

— Je ne demande rien de plus. — Maintenant, digne ministre du Ciel, remplissez les devoirs de votre saint ministère près de mes compagnons. Leur ignorance a besoin d’être éclairée. Quant à moi, si je quittais la scène brillante du monde sans penser avec la plus vive reconnaissance à l’Être qui, comme je l’espère humblement, m’appelle à un héritage mille fois plus précieux, mon aveuglement serait volontaire et mon crime sans rémission. Mais ces malheureux pourront trouver quelque consolation dans vos prières.

Au milieu d’un silence profond et presque effrayant, l’aumônier s’approcha des deux matelots. Le peu d’importance dont ils étaient auprès de Wilder avait été cause qu’ils n’avaient point été observés pendant la plus grande partie de la scène précédente, et des changemens matériels s’étaient effectués, sans qu’on y eût fait attention, dans leur position respective. Fid était assis sur le pont, son collet déboutonné, le cou entouré de la corde fatale, soutenant la tête du nègre, presque insensible, qu’il avait placée sur ses genoux avec une tendresse et une attention particulière.

— Cet homme du moins trompera la malice de ses ennemis, dit le prêtre en prenant la main raboteuse du nègre entre les siennes ; le terme de son humiliation et de ses souffrances approche ; il sera bientôt hors de l’atteinte de l’injustice des hommes. Ami, quel est le nom de votre compagnon ?

— Il importe peu que vous héliez de telle ou telle manière un homme qui se meurt, répondit Richard en secouant tristement la tête. Il a été couché sur les registres du vaisseau sous le nom de Scipion l’Africain, venant, comme vous savez, de la côte de Guinée. Appelez-le donc Scipion si vous voulez, et il vous comprendra bien.

— A-t-il reçu le baptême ? Est-il chrétien ?

— S’il ne l’est point, je ne sais pas qui diable le serait ! reprit Richard avec une aigreur qui pouvait paraître un peu hors de saison. L’homme qui sert son pays, qui est bon camarade, et qui n’a pas d’infirmité naturelle, je l’appelle un saint, en tant qu’il s’agit simplement de religion. Eh ! Guinée, mon brave, donne une poignée de main à l’aumônier, si tu t’appelles chrétien. Un cabestan ne roule pas un câble plus promptement que le poignet de ce nègre ne l’aurait fait il y a seulement une heure ; et à présent vous voyez à quoi un géant peut être réduit !

— Son dernier moment approche en effet. Offrirai-je une prière pour le salut de l’âme qui va s’envoler ?

— Je n’en sais rien, je n’en sais rien, répondit Fid, avalant ses paroles, et prononçant un hem ! sonore et vigoureux, comme aux plus beaux jours de sa jeunesse. Lorsqu’il reste si peu de temps à un pauvre diable pour dire ce qu’il a sur son cœur, le mieux est peut-être de le laisser parler, s’il peut en venir à bout. Il peut lui venir à l’esprit quelque chose qu’il serait bien aise d’envoyer à ses amis d’Afrique ; auquel cas il nous faudrait chercher un messager convenable. Ah ! qu’y a-t-il, mon brave ? Vous voyez qu’il cherche déjà à débrouiller quelques-unes de ses idées.

— Maître Fid, lui prendre le collier, dit le nègre en s’efforçant d’articuler.

— Oui, oui, dit Richard en s’éclaircissant de nouveau la gorge, et en regardant fièrement à droite et à gauche, comme s’il cherchait quelque objet sur lequel il pût exercer sa vengeance. Oui, oui, Guinée, mettez-vous l’esprit en repos sur ce point, et, pour ce qui est de cela, sur tous les autres. Vous aurez un tombeau ni plus ni moins profond que la mer, et un enterrement chrétien, mon garçon, si ce ministre que voici veut faire sa besogne. Tous les petits messages que vous pourriez avoir pour vos amis seront mis sur le livre de loch, et des mesures sont prises pour qu’ils parviennent à leurs oreilles. Vous avez eu bien des temps orageux, Guinée ; et quelques ouragans ont sifflé sur votre tête, que peut-être vous auriez évités, si votre couleur avait été d’une nuance ou deux moins foncée. Quant à cela, il se peut que je vous aie moi-même mené un peu trop par la bride, camarade, lorsque j’étais par trop porté à me glorifier de ma couleur, ce que je prie le Seigneur de me pardonner d’aussi bon cœur que je suis sûr que vous le pardonnerez à Fid.

Le nègre fit un effort inutile pour se soulever, et sa main cherchait celle de son compagnon, tandis qu’il disait :

— Monsieur Fid demander pardon à pauvre noir ! Maître en haut pardonner tout, monsieur Richard ; lui plus penser à rien.

— S’il est vrai, ce sera ce que j’appelle une chose diablement généreuse, répondit Richard dont la conscience et les sentimens se trouvaient remués d’une manière qui ne lui était pas ordinaire. Il y a l’affaire de m’avoir tiré si courageusement du fond de l’eau, qui n’a jamais été, non plus, convenablement réglée entre nous ; et une foule d’autres petits services de même genre, dont, voyez-vous, je ne suis pas fâché de vous remercier, pendant qu’il en est temps encore. Car, qui sait si jamais nos noms seront encore portés sur les registres du même vaisseau ?

Un faible signe que son compagnon essaya de faire fut cause que le vieux matelot s’arrêta pour essayer de l’interpréter de son mieux. Grâce à la connaissance qu’il avait du caractère de l’individu, il paraît qu’il y réussit sans peine, car il ajouta presque aussitôt, comme s’il lui répondait :

— Eh bien ! en bien, c’est possible qu’ils le soient. Je suppose en effet que là-haut ils casent les gens à peu près dans le même ordre qu’ils se trouvent ici-bas ; de sorte qu’après tout, nous pourrions être à portée de nous héler l’un l’autre. Notre ordre de départ est signé à tous deux, quoiqu’il paraisse que vous deviez filer votre câble avant que ces coquins soient prêts à me hisser là-haut, et que par conséquent vous aurez sur moi l’avantage du vent. Je ne dirai pas grand chose sur les signaux qu’il pourra être nécessaire de faire pour nous reconnaître par là-bas, attendu que je suis bien sûr que vous n’oublierez pas monsieur Harry, à cause du petit avantage que vous avez de partir le premier ; et comme je suis bien décidé à suivre d’aussi près que possible son sillage, j’aurai le double avantage de savoir que je suis dans la bonne route, et de vous rencontrer…

— Ce sont des pensées coupables et non moins contraires à votre bonheur futur qu’à celui de votre malheureux ami, interrompit l’aumônier. Il doit placer sa confiance dans un être bien différent dans tous ses attributs de votre officier, qu’il ne s’agit ici de suivre ni d’imiter ; mettez votre confiance en un autre…

— … Si je le fais, puissé-je…

— Paix ! dit Wilder : le nègre voudrait me parler.

Scipion avait tourné les yeux du côté de son officier, et il faisait de nouveau un faible effort pour étendre la main. Wilder lui ayant avancé la sienne, le nègre réussit à la porter à ses lèvres, puis il raidit, par un mouvement convulsif, ce bras d’Hercule, qu’il avait employé si récemment et avec tant de succès pour la défense de son maître, et il retomba presque aussitôt lourdement, quoique son œil éteint cherchât encore la figure de celui qu’il avait si long-temps aimé, et qui, au milieu de toutes ses souffrances, ne lui avait jamais refusé un regard de bienveillance ou de compassion. De sourds murmures suivirent cette scène, puis des plaintes moins déguisées leur succédèrent, jusqu’à ce que plusieurs exprimassent à haute voix leur mécontentement que la vengeance fût différée si long-temps.

— Il faut en finir avec eux, s’écria une voix de mauvais présage. — À la mer le cadavre, et à la vergue le vivant !

— Oui dà, s’écria Fid d’un ton si énergique que même le plus audacieux de la troupe en fut un moment frappé ; qui oserait jeter un marin dans la mer avant que ses paupières soient encore fermées, lorsque ses dernières paroles retentissent encore aux oreilles de ses camarades ? Ah ! vous croyez nous garrotter si facilement, gauches de maladroits que vous êtes ! Tenez, voilà pour vos nœuds et pour vos liens tout à la fois !

En disant ces mots, le vieux matelot rassemblant toutes ses forces, rompit les cordes avec lesquelles on lui avait attaché les coudes, et il appliqua le corps du nègre contre le sien avec tant de rapidité et d’adresse que ses paroles n’en éprouvèrent pas d’interruption. — Où est celui, dans toute votre troupe de fainéans, qui pourrait se comparer à mon Scipion pour la force ou pour l’agilité ? En est-il un parmi vous tous qui donnerait ses rations pour qu’un camarade malade fît un meilleur repas, ou qui ferait une double corvée pour épargner le bras débile d’un ami ? Et maintenant tirez la corde, et remerciez le ciel de ce que les honnêtes gens sont à la place que vous devriez occuper, pendards que vous êtes.

— Finissons-en ! cria Nighthingale en accompagnant sa voix d’un coup aigu de son sifflet ; qu’ils prennent leur passe-port pour le ciel !

— Arrêtez ! s’écria l’aumônier saisissant heureusement la corde avant qu’elle eût accompli son fatal office ; au nom de celui dont le plus endurci de vous tous peut avoir besoin un jour d’implorer la merci, accordez encore une seule minute. Que veulent dire ces mots ? mes yeux ne me trompent-ils pas ? Arche de Lynn-Haven.

— Oui, oui, dit Richard, desserrant un peu la corde afin de parler plus librement, et transportant de sa boîte à sa bouche ce qui lui restait de tabac à mâcher : vous qui êtes un savant fieffé, il n’est pas étonnant que vous les ayez déchiffrés si aisément, quoiqu’ils aient été tracés par une main qui n’était pas très forte sur l’écriture.

— Mais d’où viennent ces mots ? et pourquoi ont-ils été tracés de cette manière en caractères indélébiles sur votre peau ? — Patience, hommes, monstres ! démons ! voudriez-vous envier à un homme qui va mourir même une minute de ce temps précieux qui nous devient si cher à nous tous, au moment où la vie va nous quitter ?

— Accordez encore une minute ! dit une voix sourde par derrière.

— D’où viennent ces mots, vous dis-je ? répéta l’aumônier.

— Ce n’est ni plus ni moins que la manière dont fut couchée sur le livre de loch une certaine circonstance qui maintenant ne sert plus à rien, attendu que ceux qu’elle concernait principalement vont partir pour leur dernière croisière. Le nègre a parlé du collier, mais alors il pensait que je pourrais rester au port, tandis qu’il naviguerait entre le ciel et la terre, pour chercher son dernier ancrage.

— Que dois-je croire ? s’écria la voix tremblante et étouffée de Mrs Wyllys. Ô Merton ! pourquoi ces questions ? mon désespoir était-il donc prophétique ? la nature fait-elle connaître si mystérieusement ses droits ?

— Calmez-vous, ma chère dame ; prenons garde de nous laisser abuser par de simples apparences. Arche de Lynn-Haven était le nom d’une propriété dans les îles appartenant à un de mes meilleurs amis, et ce fut là que je reçus et que je mis à bord d’un vaisseau le précieux dépôt que vous confiâtes à mes soins, mais…

— Parlez, s’écria la dame en s’élançant vers Wilder dans une sorte de frénésie ; et, saisissant la corde qui, un instant auparavant, avait été serrée fortement autour de son cou, elle la détacha avec une adresse presque surnaturelle. Ce n’était donc pas le nom d’un vaisseau.

— D’un vaisseau ! non certainement. Mais pourquoi ces craintes, ces espérances ?

— Le collier ! le collier ! que parliez-vous de collier ?

— Oh ! ce n’est pas qu’il puisse servir à grand-chose à présent, répondit Fid qui suivit avec beaucoup de sang-froid l’exemple de Wilder, en profitant de ce que ses bras étaient libres pour ôter la corde qui lui ôtait la respiration, sans faire attention à un mouvement que plusieurs de ses bourreaux firent pour l’en empêcher, mais qui fut réprimé par un regard de leur chef ; — je vais commencer par me débarrasser de cette corde, parce qu’il n’est ni sûr ni décent, pour un ignorant comme moi, de s’embarquer sur une mer inconnue avant son officier. Le collier n’était tout bonnement que celui d’un chien, et on peut le voir sur le bras de Guinée, qui était, sous bien des rapports, un homme dont on pourrait chercher long-temps le pareil inutilement.

— Lisez, dit la gouvernante dont les yeux se couvraient d’un nuage ; lisez, ajouta-t-elle en montrant d’une main tremblante au ministre l’inscription qui était tracée sur la plaque.

— Grand Dieu ! qu’est-ce que je vois ! « Neptune, appartenant à Paul de Lacey ! »

Un cri perçant s’échappa des lèvres de la gouvernante ; ses mains s’élevèrent un instant vers le ciel, comme pour y porter le tribut de reconnaissance qui oppressait son cœur : puis, revenant à elle, elle pressa tendrement Wilder contre son sein, tandis qu’elle s’écriait avec l’accent irrésistible de la nature :

— Mon enfant ! mon enfant ! vous ne voudriez pas, vous n’oseriez pas arracher à une mère si long-temps malheureuse son unique enfant. Rendez-moi mon fils, mon noble fils ! et je fatiguerai le ciel de mes prières pour vous. Vous êtes braves, et vous ne sauriez être sourds à la voix de la pitié ; vous êtes des hommes qui avez toujours vécu en présence de la majesté de Dieu, et il est impossible que vous ne reconnaissiez pas ici sa main. Donnez-moi mon enfant, et je vous abandonne tout le reste. Il est d’une race qui s’est illustrée sur les mers, et il n’est point de marin qui ne doive s’intéresser à lui. La veuve de de Lacey, la fille de ―, implore votre pitié. Leur sang réuni coule dans ses veines, et vous ne le verserez pas ! Une mère s’incline devant vous dans la poussière pour vous demander la grâce de son fils. Oh ! rendez-moi mon enfant ! mon enfant !

Lorsque les derniers accens de la suppliante se furent dissipés dans les airs, il régna sur le vaisseau un silence qu’on aurait pu comparer au calme religieux qui s’empare de l’âme du pécheur lorsqu’elle s’ouvre à de meilleurs sentimens. Les flibustiers farouches se regardèrent les uns les autres d’un air indécis, la nature se manifestant jusque sur leurs traits durs et insensibles. Cependant le désir de la vengeance était trop fortement enraciné dans leurs cœurs pour en sortir au premier mot, et le résultat aurait été douteux, si un homme n’avait tout à coup reparu au milieu d’eux, qui n’avait jamais donné un ordre en vain, et qui savait calmer ou exciter leur fureur à volonté. Pendant une demi-minute, il regarda autour de lui, le cercle s’élargissant de plus en plus devant un regard qui avait une expression telle que ceux qui étaient depuis le plus long-temps sous ses ordres ne lui en avaient jamais vu de semblable. Ses traits étaient aussi pâles que ceux de la mère au désespoir. Trois fois ses lèvres s’ouvrirent, sans qu’il sortît aucun son de sa bouche. Enfin la foule attentive et respirant à peine, entendit une voix où au ton du commandement se mêlait une émotion profonde.

— Dispersez-vous ! dit-il en faisant de la main un geste auquel on ne pouvait se méprendre ; vous connaissez ma justice, mais vous savez aussi que je veux être obéi. Demain vous apprendrez mes volontés !