Le Corsaire rouge/Chapitre XXXII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 442-453).

CHAPITRE XXXII.


« C’est lui ! il a encore cette empreinte que la sage nature amuse sur son front, pour qu’elle servît aujourd’hui à le faire reconnaître. »
Shakspeare.


Ce lendemain arriva, et il éclaira une scène bien différente de celles que nous avons décrites. Le Dauphin et le Dard voguaient de conserve, vergue à vergue, le Dard portant de nouveau le pavillon d’Angleterre, tandis que le Dauphin n’en avait aucun. Les avaries causées par l’ouragan et par le combat avaient été assez bien réparées pour que les deux vaisseaux pussent paraître à des yeux ordinaires, également prêts à affronter les dangers de l’océan et ceux de la guerre. Une longue raie bleue de vapeurs, qui s’étendait au nord, annonçait le voisinage de la terre ; et trois ou quatre légers bâtimens côtiers du pays, qui naviguaient à peu de distance, attestaient qu’il n’y avait rien d’hostile dans les projets actuels des flibustiers.

Quels étaient ces projets ? C’était encore un secret enseveli dans le sein du Corsaire. Le doute, la surprise, la méfiance, se peignaient tour à tour sur les traits non seulement de ses prisonniers, mais même des gens de son équipage. Pendant toute la longue nuit qui avait succédé aux événemens de la journée importante qui venait de s’écouler, on l’avait vu arpenter la poupe dans un morne silence. Le peu de mots qu’il avait proférés n’étaient que pour diriger les mouvemens du vaisseaux et lorsque quelqu’un se hasardait, dans un autre motif, à s’approcher de lui, un geste auquel personne n’osait désobéir lui assurait la solitude qu’il désirait. Une ou deux fois le jeune Roderick se glissa à ses côtés ; mais il faisait si peu de bruit, retenait avec tant de soin son haleine, qu’on eût dit quelque ange gardien qui veillait sur l’objet de ses soins.

Cependant lorsque le soleil se leva brillant et radieux du sein des eaux de l’Orient, un coup de canon fut tiré pour appeler un bâtiment côtier, et l’amener à bord du Dauphin ; et alors tout parut faire croire que le rideau allait se lever sur la dernière scène du drame. Après avoir fait ranger l’équipage sur le pont, le Corsaire, ayant auprès de lui sur la poupe les principaux de ses prisonniers, parla aux premiers en ces termes :

— La même fortune nous a unis depuis bien des années, et nous sommes depuis long-temps soumis aux mêmes lois. Si j’ai été prompt à punir, j’ai toujours été prêt à obéir. Vous ne pouvez m’accuser d’injustice. Mais le pacte est rompu à présent ; je reprends ma parole et je vous rends la vôtre. — Pas un mot ! pas un murmure ! Notre association cesse et nos lois n’existent plus. Telles étaient nos conventions. Je vous donne votre liberté, et ce que je demande en retour est peu de chose. Pour que vous n’ayez aucun sujet de vous plaindre ; je vous abandonne mes trésors. Voyez, ajouta-t-il en se levant, cette enseigne sanglante avec laquelle il avait si souvent bravé le pouvoir des nations, pour laisser voir des monceaux de ce métal qui gouverne depuis si long-temps le monde ; voyez ! tout cela était à moi ; c’est maintenant à vous. Ces richesses seront transportées à bord de ce bâtiment côtier ; là vous les partagerez entre vous comme vous le jugerez convenable ; je vous en laisse les maîtres. Allez ; la terre est proche. Dispersez-vous, dans votre intérêt même. N’hésitez pas ; car sans moi, vous savez bien que ce croiseur royal serait bientôt maître de vous. Le vaisseau m’appartient déjà ; de tout le reste, je ne vous demande que ces prisonniers pour ma part. Adieu !

Une muette stupeur suivit cette allocution inattendue. Il y eut bien un instant quelques dispositions à la révolte ; mais le Corsaire avait trop bien pris ses mesures pour que la résistance fût possible. Le Dard était droit par le travers de leur vaisseau, tous les canonniers à leur poste et mèche allumée. Surpris, n’étant pas préparés, sans chef pour les conduire, toute opposition aurait été de la folie. À peine furent-ils revenus de leur étonnement, que chaque flibustier courut rassembler ses effets personnels et les transporter à bord du bâtiment côtier. Lorsque tous, à l’exception de l’équipage d’une seule chaloupe, eurent quitté le Dauphin, l’or qui leur avait été promis leur fut envoyé, et alors le bâtiment encombré s’éloigna précipitamment pour chercher l’abri de quelque crique secrète. Pendant cette scène le Corsaire avait gardé un silence de mort. Il se retourna alors vers Wilder, et, faisant un effort pour commander à ses sentimens, il lui dit :

— Maintenant il faut aussi nous séparer. Je recommande mes blessés à vos soins ; il a fallu les laisser auprès de vos chirurgiens. Je sais que vous n’abuserez pas de ma confiance.

— Ma parole est garante de leur sûreté, répondit le jeune de Lacey.

— Je vous crois. — Madame, ajouta-t-il en s’approchant de la plus âgée des deux dames, avec un mélange singulier d’amitié et d’incertitude, si un homme proscrit et coupable peut encore vous adresser la parole, accordez-moi une faveur.

— Laquelle ? une mère n’a rien à refuser à celui qui a épargné son fils.

— Eh bien ! lorsque vous prierez le Ciel pour ce fils, n’oubliez pas qu’il est quelqu’un à qui vos prières peuvent êtres aussi utiles ! Mais c’est assez. Maintenant, ajouta-t-il en regardant autour de lui d’un air qui annonçait qu’il était déterminé à triompher de la lutte qui se livrait dans son cœur, quelque effort qu’il dût lui en coûter, et, en jetant un coup d’œil de regret sur ces ponts déserts qui, si récemment encore, étaient bruyans et animés, maintenant, oui, maintenant, il faut nous séparer ! La barque nous attend.

Wilder eut bientôt conduit sa mère et Gertrude dans la pinasse ; mais il restait encore sur le tillac.

— Et vous, dit-il au Corsaire, que deviendrez-vous ?

— Je serai bientôt… oublié. — Adieu !

Le Corsaire lui fit signe de s’éloigner, et le jeune homme, après lui avoir serré la main, monta sur la barque. Lorsque Wilder se retrouva sur son vaisseau, dont la mort de Bignall lui avait laissé le commandement, il donna aussitôt l’ordre de déployer les voiles, et de gouverner vers le port le plus voisin de son pays. Tant qu’il fut possible de distinguer les mouvemens de l’homme qui restait sur le tillac du Dauphin, aucun regard ne put se détacher du vaisseau qui était toujours immobile à la même place, comme s’il y eût été mis par quelque fée comme un modèle parfait de construction. Une forme humaine marchait légèrement sur la poupe, et auprès d’elle on en voyait une autre qui semblait comme l’ombre en raccourci de la première. À la fin la distance absorba ces images indistinctes, et l’œil chercha en vain à apercevoir ce qui se passait dans l’intérieur du vaisseau.

Mais les doutes furent bientôt éclaircis ; un trait de flamme partit tout à coup du tillac, s’élançant fièrement de voile en voile. Un épais nuage de fumée sortit des flancs du vaisseau, puis le bruit terrible de l’artillerie se fit entendre. Alors succéda le spectacle terrible, et pourtant attrayant, d’un vaisseau qui brûle en pleine mer. Tout fut terminé par un immense dais de fumée qui s’éleva majestueusement vers le ciel, et par une explosion qui, malgré l’éloignement, fit trembler les voiles du Dard, comme si les vents alizés abandonnaient leur direction éternelle. Lorsque le nuage eut quitté l’Océan, on ne vit au-dessous qu’un espace vide, et personne n’aurait pu reconnaître la place où cette merveille de l’art avait flotté si récemment. Quelques matelots grimpés au haut des mâts, et à l’aide de lunettes, crurent bien distinguer une espèce de tache sur la mer ; mais était-ce une chaloupe, ou quelques débris du vaisseau, c’est ce qu’on ne sut jamais.

Depuis ce temps l’histoire du redoutable Corsaire Rouge se perdit par degrés dans les incidens plus nouveaux de ces mers fécondes en souvenirs ; mais long-temps près, le marinier, pour abréger les longs quarts de la nuit, racontait encore des entreprises d’une audace incroyable qu’on disait avoir été exécutées sous ses auspices. La rumeur publique ne manquait pas de les embellir et de les dénaturer, jusqu’à ce que le caractère, et le nom même du Corsaire, fût confondu avec ceux des auteurs d’atrocités semblables. Il se passait aussi des scènes d’un intérêt plus noble et plus relevé sur le continent occidental, bien propres à effacer le souvenir d’une légende qui, aux yeux de bien des personnes, passait pour bizarre et improbable. Les colonies anglaises de l’Amérique septentrionale s’étaient révoltées contre la métropole, et, après une longue guerre, la question allait se décider en leur faveur, Newport, où se passe la première scène de cette histoire, avait été occupé successivement par les troupes du roi et par celles de ce monarque qui avait envoyé l’élite de ses chevaliers pour aider à dépouiller son rival de ses vastes possessions.

Ce beau port avait reçu des flottes ennemies, et les paisibles maisons de campagne avaient souvent retenti des cris de joie et de débauche des jeunes officiers. Plus de vingt ans s’étaient écoulés après les événemens rapportés dans ce volume, lorsque Newport célébra dans ses murs un nouveau jour de fête et de nouvelles réjouissances. Les forces combinées des alliés avaient forcé le chef le plus entreprenant des troupes anglaises à se rendre, lui et son armée. On croyait que la lutte était terminée, et les dignes habitans avaient, suivant leur usage, manifesté leur joie par les démonstrations les plus positives. Néanmoins les réjouissances cessèrent avec le jour, et, lorsque la nuit commença à venir, la petite ville reprit sa tranquillité toute provinciale. Une belle frégate, qui était à l’endroit même où le vaisseau du Corsaire a été vu pour la première fois, avait déjà baissé les nombreux étendards dont elle avait orné ses mâts pour célébrer la fête. Un pavillon de couleurs diverses, et portant une constellation d’étoiles nouvelles et brillantes, flottait seul à son pic. Précisément dans cet instant un autre croiseur, mais beaucoup moins grand, entra dans la rade, portant aussi les couleurs des nouveaux états. Ayant la marée contraire, et abandonné par la brise, il jeta bientôt l’ancre dans le détroit, entre Connecticut et Rhodes, et l’on vit une barque conduite par six rameurs vigoureux, se diriger vers le port intérieur. Lorsqu’elle s’approcha d’un quai retiré et solitaire, celui qui s’y trouvait seul pour observer ses mouvemens put distinguer qu’elle contenait une litière fermée par des rideaux, et une seule femme. Avant que la curiosité, qu’un pareil spectacle était de nature à exciter dans l’âme d’un spectateur tel que celui dont nous parlons, eût le temps de s’épuiser en conjectures, les rames furent jetées dans la barque qui avait touché les piliers, les matelots prirent la litière, et, accompagnés de la dame, ils vinrent s’arrêter devant lui.

— Dites-moi, je vous prie, dit une voix qui peignait la douleur et la résignation, le capitaine de marine, Henry de Lacey, a-t-il une résidence dans la ville de Newport ?

— Oui, il en a une, répondit le vieillard à qui la dame s’était adressée, il en a une, et on pourrait même dire qu’il en à deux, puisque cette frégate n’est pas moins à lui que la maison sur la colline ici tout près.

— Vous êtes trop âgé pour nous accompagner jusque-là, mais si quelqu’un de vos petits enfans, ou quelque garçon de votre connaissance pouvait nous y conduire, voilà de quoi le payer de sa peine.

— Le Seigneur vous conserve, mylady ! reprit l’autre en jetant un regard oblique sur la dame, comme pour s’assurer qu’elle avait droit à ce titre, et en mettant soigneusement dans sa poche la petite pièce d’argent qu’elle lui offrait. Tout vieux que je suis, et quoique un peu cassé par suite d’aventures et de malheurs de tout genre, tant sur mer que sur terre, je n’en serai pas moins charmé de faire quelque chose pour une personne de votre condition. Suivez-moi, et vous verrez que votre pilote connaît bien la route.

Tout en disant ces mots, le vieillard prit les devans, et les matelots le suivirent, la dame marchant toujours à côté de la litière, l’air triste, abattu et en silence.

— Si vous avez besoin de vous rafraîchir, dit leur guide en se tournant pour leur montrer une maison, voilà une auberge bien connue, et qui, dans son temps, était fort fréquentée des marins. Le voisin Joram et l’Ancre Dérapée ont eu leur réputation, tout comme le plus grand guerrier de la terre, et quoique l’honnête Joë ait été moissonné par la récolte générale, la maison n’en est pas moins solide que le premier jour où il y est entré. Il a fait une bonne fin, et il est bon pour le pauvre pécheur d’avoir de pareils exemples devant les yeux.

Quelques sons bas et étouffés sortirent de la litière ; mais quoique le guide s’arrêtât pour écouter, ils ne furent suivis d’aucun autre indice qui pût lui révéler quelle était la personne qui s’y trouvait.

— Le malade souffre, reprit-il ; mais les peines du corps et les afflictions de la chair doivent avoir leur cours. J’ai vécu pour voir sept cruelles et sanglantes guerres, dont j’espère humblement que celle qui est déchaînée aujourd’hui sera la dernière. Quant aux aventures prodigieuses dont j’ai été témoin, et aux dangers personnels que j’ai courus, jamais yeux n’ont vu, jamais langue n’a redit rien de pareil.

— Le temps vous a traité avec bien de la rigueur, mon ami, dit la dame d’une voix douce : cet or peut ajouter quelques jours plus tranquilles à ceux qui sont déjà passés.

Le vieux boiteux, car l’âge n’était pas la seule infirmité de leur conducteur, reçut le présent avec reconnaissance, trop occupé à en calculer la valeur pour s’occuper plus long-temps de la conversation. Ce fut donc au milieu d’un profond silence que les étrangers arrivèrent à la porte de la maison qu’ils cherchaient.

Il faisait nuit alors, le léger crépuscule de la saison ayant disparu pendant que les porteurs de la litière gravissaient la colline. Le guide frappa plusieurs coups à la porte, et on lui dit alors qu’il pouvait se retirer.

— Je connais mon monde, répondit-il, et je sais fort bien que le marin prudent ne renvoie le pilote que lorsque le vaisseau est bien amarré. Peut-être la vieille dame de Lacey est-elle sortie, peut-être le capitaine lui-même…

— Il suffit ; voilà quelqu’un qui répondra à toutes nos questions.

En effet, la porte venait de s’ouvrir, et un homme parut sur le seuil, une lumière à la main. Ce n’était pas que son aspect fût des plus encourageans. Un certain air qu’il est aussi difficile d’affecter que de prendre, annonçait en lui un fils de l’océan, tandis qu’une jambe de bois, qui servait à soutenir une partie d’un corps robuste et vigoureux, prouvait que ce n’était pas sans payer de sa personne qu’il avait acquis l’expérience de son pénible état. Il y avait dans sa figure, tandis qu’il levait la lumière en l’air pour examiner le groupe qui était en dehors, quelque chose de dogmatique, de renfrogné, et même d’un peu fier : cependant il ne fut pas long à reconnaître le vieux boiteux, et il lui demanda sans cérémonie le motif de ce qu’il appelait une pareille bourrasque nocturne.

— C’est un marin blessé, répondit la dame d’une voix si plaintive et si tremblante qu’elle adoucit à l’instant le cœur du cerbère maritime, qui vient demander l’hospitalité à un de ses frères. Nous voudrions parler au capitaine Henry de Lacey.

— Alors vous avez jeté la sonde au bon endroit, madame, reprit le vieux matelot, comme maître Paul, que voici, vous le dira au nom de son père, non moins qu’en celui de la chère dame sa mère, sans oublier la vieille madame la grand-mère, qui n’est pas non plus un poisson d’eau douce, celle-là.

— Ils seront charmés de vous recevoir, dit un beau jeune homme d’environ dix-sept ans, dont le costume annonçait qu’il commençait déjà son éducation de marin, et qui regardait avec curiosité par-dessus l’épaule du vieux matelot ; je vais aller prévenir mon père ; et vous, Richard, préparez sans délai un appartement convenable pour nos hôtes.

Cet ordre, donné avec l’assurance de quelqu’un qui était habitué à agir par lui-même et à parler d’un ton d’autorité, fut exécuté à l’instant. L’appartement choisi par Richard était le parloir ordinaire de la maison. En quelques instans la litière y fut déposée, les porteurs se retirèrent, et la dame resta seule avec le matelot qui n’avait pas hésité à leur faire un accueil si cordial. Celui-ci s’occupa à préparer des lumières et à faire un bon feu de bois, ayant soin de ne laisser aucun vide dans la conversation, pour faire paraître moins long le temps qui dut s’écouler avant l’arrivée de ses maîtres.

Bientôt une porte du fond s’ouvrit, et le jeune homme que nous avons déjà nommé entra suivi des trois principaux habitans de la maison.

Le premier était un homme de moyen âge, portant le petit uniforme de capitaine de marine des nouveaux états. Son regard était calme et sa démarche encore ferme, quoique le temps et les fatigues eussent commencé à parsemer sa tête de cheveux gris. Il portait un bras en écharpe, preuve qu’il avait servi tout récemment ; sur l’autre s’appuyait une dame dont les joues fraîches et vermeilles et l’œil vif et brillant lui donnaient encore des droits incontestables à la beauté. Derrière eux venait une autre dame dont la démarche était plus chancelante, mais dont les traits calmes et doux annonçaient un soir paisible après un long jour d’orage. Tous les trois saluèrent poliment la dame étrangère, en ayant la délicatesse de ne pas se presser de lui demander le motif de sa visite. Cette réserve était nécessaire, car à l’agitation extraordinaire qu’elle éprouvait, et qui la faisait trembler de tous ses membres, il était évident qu’elle avait besoin d’un peu de temps pour se remettre et pour rassembler ses pensées.

Elle pleura long-temps et avec amertume, comme si elle eût été seule, et elle n’essaya de parler que lorsqu’un plus long silence eût pu paraître équivoque. Alors essuyant ses larmes, et levant un front qui portait l’empreinte de la souffrance aussi bien que de la douleur, elle parla pour la première fois à ses hôtes interdits.

— Cette visite doit vous paraître bien étrange, dit-elle ; mais quelqu’un dont la volonté a toujours fait ma loi, a voulu être amené ici.

— Et pourquoi ? demanda le capitaine avec douceur, remarquant que la voix lui manquait déjà.

— Pour mourir !

À cette réponse prononcée d’une voix défaillante, tous ses auditeurs tressaillirent. Le capitaine se leva, et s’approchant de la litière, il en tira doucement le rideau, montrant à tous ceux qui étaient dans la salle les traits de la personne qui y était renfermée. Un rayon d’intelligence parut animer le regard qui répondit au sien, quoique la pâleur de la mort ne fût que trop visiblement empreinte sur la figure du blessé. Son œil seul semblait encore tenir à terre ; car tandis que tous ses organes semblaient déjà froids ét glacés, son regard conservait encore quelque force, quelque sentiment et même une sorte de feu.

— Est-il quelque chose que nous puissions faire pour vous procurer quelque soulagement ? demanda le capitaine de Lacey après une pause longue et solennelle, pendant laquelle tous ceux qui entouraient la litière contemplèrent tristement le lugubre spectacle du flambeau de la vie qui s’éteint.

Le sourire du mourant était effrayant, quoiqu’il s’y mêlât une expression singulière de tendresse et de douleur. Il ne répondit pas, mais ses yeux parcoururent successivement toutes les figures, jusqu’à ce qu’ils restassent fixes, comme par une espèce de charme, sur la plus âgée des deux dames. Ils y rencontrèrent un regard non moins fixe, non moins animé ; et la sympathie puissante qui existait entre eux deux était si évidente, qu’elle ne put échapper à l’observation du capitaine et de sa femme.

— Ma mère, dit le premier avec l’accent d’une tendre inquiétude, ma mère, qu’avez-vous ?

— Henry ! Gertrude ! s’écria la mère respectable en étendant les bras vers ses enfans, comme pour leur demander de la soutenir, mes enfans, les portes de votre maison ont été ouvertes à une personne qui a droit d’y entrer. Oh ! c’est dans ces momens terribles, lorsque les passions sont éteintes et que notre faiblesse paraît dans tout son jour, c’est dans ces momens d’agonie et de souffrance que la nature se fait entendre avec tant de force, qu’il est impossible de méconnaître sa voix. Elle me parle par cette bouche presque éteinte, par ces traits presque défigurés, sur lesquels il ne reste qu’un dernier air de famille !

— De famille ! s’écria le capitaine de Lacey : notre hôte nous est-il allié…

— C’est mon frère ! répondit la dame en laissant retomber sa tête sur son sein, comme si cette parenté ne lui causait pas moins de peine que de plaisir.

L’étranger, trop accablé lui-même pour parler, fit un signe d’assentiment, mais sans détourner un seul instant les yeux qui semblaient devoir rester fixés à la même place, tant qu’il lui resterait un souffle de vie.

— Votre frère ! s’écria son fils avec une surprise qui n’avait rien d’affecté. Je savais que vous aviez eu un frère, mais je croyais que vous l’aviez perdu de bonne heure.

— Je le crus long-temps moi-même, quoique souvent d’affreux pressentimens du contraire soient venus m’assiéger. Mais à présent ces joues creuses, ce visage, éteint me parlent un langage qu’il m’est impossible de ne pas entendre. La pauvreté et l’infortune ont séparés pendant la vie, et je suppose que l’erreur qui roi abusait nous était commune.

Le malade blessé essaya de faire un signe de tête pour exprimer qu’elle ne se trompait pas.

— Il n’est plus possible d’en douter ! Henry, l’étranger est ton oncle, mon frère, autrefois mon pupille !

— J’aurais voulu le voir dans des circonstances plus heureuses, répondit l’officier avec la franchise d’un marin ; mais, en tout temps, votre frère est le bienvenu dans cette maison. La pauvreté du moins ne vous séparera plus.

— Regardez, Henry ! Gertrude ! ajouta la mère en portant la main sur sa figure tandis qu’elle parlait. Ces traits ne vous sont pas inconnus. Ne vous rappellent-ils pas quelqu’un que vous avez redouté, que vous avez aimé ?

Ses enfans restèrent muets de surprise, et tous deux regardèrent si long-temps le blessé que leur vue finit par se troubler. Alors se fit entendre une voix basse, mais distincte, qui les fit tressaillir, et tous leurs doutes se dissipèrent à l’instant.

— Wilder, dit le blessé en réunissant le peu de forces qui semblaient lui rester, je suis venu vous demander le dernier service.

— Le capitaine Heidegger ! s’écria l’officier.

— Le Corsaire Rouge ! murmura la jeune Mrs de Lacey reculant involontairement d’un pas d’un air d’effroi.

— Le Corsaire Rouge ! répéta son fils, se rapprochant au contraire de la litière, par un mouvement de curiosité irrésistible.

— Le voilà enfin coffré ! dit effrontément Richard en s’avançant vers le groupe, sans abandonner les poucettes dont il avait toujours fait mine de se servir pour avoir un prétexte de rester dans l’appartement.

— J’ai caché pendant long-temps ma honte et mon repentir, dit le mourant lorsque la première surprise fut un peu calmée, mais cette guerre m’a fait sortir de ma retraite. Notre pays avait besoin de nous deux, et tous deux nous l’avons servi. Vous avez pu lui offrir ouvertement votre bras ; mais une cause si sainte ne devait pas être souillée par un nom comme le mien. Puisse le peu que j’ai fait de bien ne pas être oublié lorsque le monde parlera de mes méfaits ! — Ma sœur ! mon amie ! pardon[1] !

— Puisse le Dieu de miséricorde, en voyant son repentir, lui pardonner sa vie orageuse ! s’écria Mrs de Lacey en se jetant à genoux, les yeux baignés de larmes, et en levant ses mains vers le ciel. — Ô mon frère ! mon frère ! vous connaissez le saint mystère de notre rédemption, et il n’est pas besoin de vous rappeler sur quel appui vous devez mettre vos espérances de pardon !

— Si je n’eusse jamais oublié ces principes, mon nom pourrait encore être prononcé avec honneur ; mais, Wilder ! ajouta-t-il avec une énergie effrayante, Wilder !

Tous les yeux se tournèrent avidement sur lui. Sa main tenait un rouleau qui lui avait servi comme d’oreiller. Faisant un effort surnaturel, et se soulevant sur la litière, il le déploya tout à coup, et l’on vit flotter ce pavillon de l’indépendance, où brillaient les couleurs nationales sur un champ bleu, parsemé d’étoiles, tandis qu’un rayon de triomphe éclairait jusqu’aux moindres traits de sa figure comme aux plus beaux jours de son orgueil !

— Wilder ! répéta-t-il avec un sourire convulsif, nous triomphons !

À ces mots il retomba sans mouvement, l’expression du triomphe s’éteignant dans celle de la mort, comme un nuage obscurcit la brillante clarté du soleil[2].


fin du corsaire rouge.

  1. L’auteur n’a pas cru devoir dire, mais nous supposons que la dame qui paraît dans cette dernière scène n’est autre que celle qui, sous le nom de Roderick, a partagé, vingt ans auparavant, la fortune du Corsaire. Éd.
  2. Marin avant d’être auteur, c’est avec un véritable amour que Cooper peint les scènes nautiques ; c’est avec le même charme qu’il entraîne son lecteur avec lui sur l’immense océan, après l’avoir guidé à travers ces steppes ou prairies des culture des déserts américains appelés si poétiquement par M. de Châteaubriand, Arabie verte. Ce charme, cet entraînement, cet intérêt sont si forts, qu’on se croit naturellement initié à ces termes techniques de la mer dont un lecteur de sang-froid pourrait trouver que M. Cooper abuse dans ce dernier ouvrage. En relisant le Corsaire Rouge, nous avons été plus d’une fois tentés d’expliquer par des notes certains de ces termes avec lesquels nous sommes peu familiers ; mais ces notes, pour être complètes, seraient trop nombreuses, et devraient être trop souvent répétées, car la mémoire sert mal dans une langue qu’on entend parler pour la première fois. Notre tâche consiste pour ainsi dire, dans ce commentaire, à éclaircir pour le lecteur les passages auxquels une allusion locale, ou une citation littéraire donnerait en français une étrangeté un peu obscure. Ici les compatriotes de l’auteur ne sont guère plus avancés que nous ; il faut se résigner à consulter soi-même son glossaire, et excuser le Traducteur comme l’Éditeur s’ils n’ont pas toujours trouvé l’équivalent de telle ou telle expression de la marine américaine, qui peut-être n’existe pas même dans l’anglais des marins d’Angleterre. — Éd.