Le Corsaire rouge/Chapitre XXX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 415-429).

CHAPITRE XXX.


« Amenez-moi ce scélérat face à face ; placez-le à portée de mon épée : s’il m’échappe que le ciel lui pardonne aussi. »
ShakspeareMacbeth.


— Vous m’apportez la soumission du pirate ? il accepte mes offres avec reconnaissance ? s’écria le commandant du Dard, sans douter un instant du succès de la négociation, dès que son ambassadeur eut placé le pied sur son bord.

— Je n’apporte qu’un refus, capitaine.

— Lui avez-vous montré l’état de mes forces ? demanda Bignall, qui ne s’attendait pas à cette réponse. Vous n’avez sûrement pas oublié, monsieur Arche, de lui montrer une pièce si importante ?

— Je n’ai rien oublié de ce que pouvait inspirer l’intérêt le plus vif à sa sûreté, capitaine Bignall. Et cependant le chef de ce bâtiment refuse d’accepter vos conditions.

— Peut-être s’imagine-t-il, monsieur, qu’il existe quelque défaut dans les agrès du Dard, répondit vivement le vieux marin en serrant les lèvres d’un air de fierté offensée. Il se flatte peut-être de nous échapper en forçant de voiles sur son bâtiment léger ?

— A-t-il l’air de vouloir fuir ? demanda Wilder en étendant un bras vers les mâts presque nus et le vaisseau immobile du Corsaire. Tout ce que j’ai pu obtenir, c’est l’assurance qu’il ne commencera pas le combat.

— De par le ciel ! c’est un jeune homme plein de sentimens, et il mérite des éloges pour sa modération ! Il ne fera point avancer son équipage de pillards en désordre sous les canons d’un vaisseau de guerre anglais, parce qu’il doit quelque respect au pavillon de son maître ! Écoutez, monsieur Arche, nous nous souviendrons de cette circonstance quand son procès lui sera fait et que nous serons interrogés. Envoyez nos gens à leurs canons, monsieur, et faites virer le vaisseau pour mettre fin tout d’un coup à cette fanfaronnade, et nous le verrons bientôt nous envoyer une barque pour examiner nos commissions.

— Capitaine Bignall, dit Wilder en l’emmenant un peu plus loin des oreilles de son compagnon, je puis m’attribuer quelque peu de mérite pour les services que j’ai rendus sous vos propres yeux et en obéissant à vos ordres. Si ma conduite précédente peut me permettre d’oser donner un avis à un homme qui a votre expérience, ce serait d’attendre quelques instans.

— Attendre ! Henri Arche hésite-t-il quand son devoir lui prescrit d’attaquer les ennemis de son roi, les ennemis du genre humain ?

— Vous m’avez mal compris, monsieur. Si j’hésite, c’est pour mettre à l’abri de toute tache le pavillon sous lequel nous voguons, et non dans le dessein d’éviter le combat. Notre ennemi, mon ennemi, sait qu’il n’a maintenant rien autre chose à attendre de moi pour la générosité qu’il m’a montrée, que des égards s’il devient notre prisonnier. Ce que je vous demande, capitaine Bignall, c’est le temps nécessaire pour mettre le Dard en état de soutenir un combat qui nécessitera l’emploi de toutes ses forces, et pour assurer une victoire qui sera chèrement vendue.

— Mais s’il nous échappait ?…

— Je vous réponds qu’il ne l’essaiera pas. Non-seulement je connais l’homme, mais je sais combien ses moyens de résistance sont formidables. Une petite demi-heure suffira pour nous préparer à l’attaque, et ce délaine sera un objet de reproche ni pour notre courage ni pour notre prudence.

Le vétéran donna son consentement avec une sorte de regret, et non sans murmurer quelques mots sur la honte à laquelle s’exposait un vaisseau de guerre anglais en ne se présentant pas sur-le-champ bord à bord du plus hardi pirate qui fût sur la surface des mers, et en ne le faisant pas sauter en l’air par une seule bordée. Wilder, qui était accoutumé aux honnêtes bravades de profession qui servaient souvent d’accompagnement au courage réellement ferme et mâle des marins de ce siècle, le laissa se plaindre tant qu’il le voulut, et s’occupa des soins qu’il savait être de la plus grande importance, et des devoirs dont il était plus spécialement chargé, attendu le grade qu’il occupait.

L’ordre de se préparer au combat fut donné à l’équipage, et cet ordre fut reçu avec cette ardeur empressée que montrent les marins lorsque quelque changement important a lieu dans leur profession. Du reste, il y avait peu de chose à faire, car la plupart des arrangemens préalables avaient été laissés dans le même état que lors de la première rencontre des deux vaisseaux. Après que toutes ces dispositions eurent été prises, que les canonniers eurent été placés près de leurs pièces d’artillerie, les officiers à leurs batteries respectives, et les matelots chargés des voiles sur les bras, le navire fut remis en mouvement.

Pendant ce court intervalle, le vaisseau du Corsaire était à la distance d’un demi-mille, dans un état de repos complet, ne paraissant faire aucune attention aux dispositions hostiles du croiseur royal. Quand pourtant on vit le Dard céder à la brise et augmenter graduellement la vitesse de sa marche, son brion, en fendant les ondes, soulevant de petites vagues d’écume, la proue du Dauphin s’écarta de la direction du vent, sa voile de hune fut déployée, et il se mit à son tour en marche. Le Dard arbora alors de nouveau sur son pic le grand pavillon qui avait été abaissé pendant la conférence, et qui avait flotté en triomphe au milieu des hasards et des périls de mille combats ; mais aucun emblème semblable ne se montra sur le bord de son adversaire.

De cette manière les deux vaisseaux prirent de l’air, suivant l’expression nautique, se surveillant l’un l’autre avec autant de vigilance que s’ils eussent été deux monstres rivaux du grand abîme, chacun cherchant à cacher à son antagoniste l’évolution qu’il avait dessein de faire. L’air sérieux et attentif de Wilder n’avait pas manqué d’avoir de l’influence sur le vieux marin qui commandait le Dard ; et, en ce moment, il était aussi disposé que son lieutenant à ne rien précipiter et à ne commencer le combat qu’avec toutes les précautions convenables.

Le ciel avait jusqu’alors été sans nuages pendant toute la journée, et jamais une voûte d’un plus bel azur ne s’était montrée sur la surface des eaux, que celle qui couvrait depuis plusieurs heures les têtes de nos aventuriers ; mais, comme si la nature avait horreur de leurs projets sanguinaires, une masse de vapeurs, noire et menaçante, joignit l’Océan au firmament du côté opposé à celui d’où le vent avait soufflé constamment. Ces signes bien connus et de mauvais augure n’échappèrent pas à la vigilance des marins qui gouvernaient les deux vaisseaux ennemis ; mais le danger paraissait encore trop éloigné pour nuire à l’intérêt que leur inspirait le combat qui allait avoir lieu.

— Nous avons un ouragan qui se prépare à l’ouest, dit le prudent et expérimenté Bignall à son lieutenant, en lui montrant les symptômes fâcheux que nous venons de décrire ; mais nous pouvons frotter le pirate et remettre tout en ordre avant que la tempête puisse arriver jusqu’à nous contre cette bonne brise.

Wilder fit un signe d’approbation, car en ce moment la fierté de sa profession se faisait aussi sentir à son cœur, et une rivalité généreuse prenait l’ascendant sur des sentimens qui étaient peut-être étrangers à ses devoirs, mais qui n’en étaient pas moins naturels à un homme doué d’un caractère si doux.

— Le Corsaire couche même ses petits mâts, s’écria-t-il ; il paraît se méfier beaucoup du temps.

— Nous ne suivrons pas son exemple, dit Bignall, et il regrettera de ne pas les avoir debout quand nous le tiendrons une fois sous le feu de nos batteries. Par notre roi George ! il monte un bâtiment qui marche bien. Faites déployer la grande voile, monsieur, sans quoi la nuit viendra avant que nous soyons droit par le travers de ce drôle.

On exécuta cet ordre, et le Dard, cédant à une nouvelle et puissante impulsion, redoubla de vitesse comme un être animé qu’excite la crainte ou l’espérance. Il avait alors gagné une position sur la hanche du vent de son ennemi, sans que celui-ci eût fait le moindre effort pour l’empêcher d’obtenir un avantage si important. Au contraire, tandis que le Dard continuait à porter la même quantité de voiles, le Dauphin ne cessait pas de diminuer le nombre de ses voiles les plus hautes, cherchant à alléger le poids du haut de ses grands mâts, pour mieux assurer la sûreté du corps du navire. Cependant Bignall trouvait la distance qui les séparait encore trop considérable pour commencer le combat, tandis que la facilité avec laquelle avançait son ennemi menaçait de retarder trop long-temps ce moment important, ou de l’obliger à porter tant de voiles, qu’elles pourraient devenir embarrassantes quand on se trouverait enveloppé dans un nuage de fumée, et pressé par les difficultés d’un combat.

— Nous le piquerons d’honneur, monsieur, puisque vous croyez qu’il est homme de cœur, dit Bignall à son fidèle coadjuteur. Faites-lui tirer un coup de canon sous le vent, et montrez-lui une autre enseigne de son maître.

L’explosion produite par la pièce d’artillerie et la vue de trois autres pavillons anglais qui furent rapidement arborés sur différentes parties du Dard, ne parurent pas avoir produit la plus légère sensation à bord de leur ennemi, en apparence insensible. Le Dauphin continua à marcher, tantôt se levant avec grâce pour pincer le vent, tantôt se détournant de sa course pour se mettre sous le vent ; comme on voit le marsouin changer de direction pour respirer la brise, tandis qu’il se joue nonchalamment sur la surface de la mer.

— Il ne se laissera émouvoir par aucun des moyens ordinaires d’une guerre légitime, dit Wilder en voyant avec quelle indifférence ce défi avait été reçu.

— Essayez de lui envoyer un boulet.

Un coup de canon chargé à boulet fut tiré du flanc du navire le plus voisin du Dauphin, qui s’éloignait toujours. On vit le messager de fer bondir sur la surface de l’océan, passer légèrement d’une vague à une autre, faire rejaillir l’eau de la mer sur le vaisseau ennemi en passant par-dessus, et tomber dans les flots de l’autre côté, sans lui avoir fait aucun mal. Deux autres boulets le suivirent sans obtenir du Corsaire aucun signal, aucune marque d’attention.

— Que veut dire ceci ? s’écria Bignall trompé dans son attente ; a-t-il un charme pour son navire, pour que nos boulets ne servent qu’à jeter quelques gouttes d’eau sur son bord ? Maître Fid, ne pouvez-vous rien faire pour l’honneur des honnêtes marins et pour celui du pavillon ? Faites-nous entendre votre ancienne favorite ; je me rappelle le temps où ses paroles ne se perdaient pas en l’air.

— Oui, oui, répondit l’accommodant Richard, qui, dans les tours soudains de sa fortune, se trouvait alors chargé de servir une pièce d’artillerie pour laquelle il avait conçu depuis long-temps une affection particulière, je l’ai baptisée d’après Mrs Whiffle, votre honneur, et par la raison qu’elles ont la parole aussi ronflante l’une que l’autre. Rangez-vous de côté, vous autres, et laissez la bavarde Catherine placer son mot dans la conversation.

Richard, qui, tout en parlant ainsi, avait pris son point de mire avec beaucoup de sang-froid, approcha de sa propre main la mèche de la lumière, et avec une adresse tout-à-fait remarquable il envoya ce qu’il appela hardiment un vrai marche-droit, à travers l’océan, dans la direction de ceux qui étaient naguère ses compagnons. Comme c’est l’ordinaire, quelques instans d’incertitude suivirent l’explosion, et alors les fragmens arrachés qu’on vît jaillir en l’air annoncèrent que le boulet avait traversé les paviers du Dauphin. L’effet qui en résulta sur le navire du Corsaire fut soudain et presque magique. Une longue bande de toile blanche, qui avait été étendue avec beaucoup d’art depuis la proue jusqu’à la poupe, disparut aussi vite qu’un oiseau fermerait ses ailes, laissant en sa place une large ceinture d’un rouge de sang, hérissée de l’artillerie du vaisseau. En même temps un pavillon de la même couleur sinistre s’éleva de sa poupe, et, après avoir été agité un instant d’un air sombre et menaçant, fut placé au bout du pic.

— Maintenant je le reconnais, le coquin ! s’écria Bignall. Et voyez ! il a jeté bas son masque, et il montre cette franche couleur de sang qui lui a fait donner son nom. À vos canons, mes amis ! le pirate commence à prendre la chose au sérieux.

Il parlait encore quand une nappe de feu brilla sur toute cette ligne rouge qui était si propre à inspirer la terreur à des matelots superstitieux, et l’on y entendit succéder l’explosion simultanée d’une douzaine de grosses pièces d’artillerie. Ce passage subit de l’inattention et de l’indifférence à cet acte d’hostilité audacieux et déterminé, fit une forte impression sur les cœurs les plus braves qui se trouvassent à bord du croiseur du roi. Pendant l’intervalle momentané d’attente, chacun resta immobile, prêtant la plus profonde attention, et l’on entendit siffler la grêle de fer qui arrivait à travers les airs. L’instant d’après, le craquement des bois percés, les cris de quelques blessés, le bruit des planches arrachées, et les fragmens de bois et de cordages sautant dans les airs, proclamèrent avec quelle dextérité cette bordée fatale avait été dirigée. Mais la surprise et la confusion qui la suivirent ne durèrent qu’un instant. Les Anglais poussèrent de grands cris, reprirent tout leur courage, et, revenant promptement à eux, répondirent vigoureusement à cette attaque.

Il s’ensuivit la canonnade habituelle et régulière d’un combat naval. Désirant également en accélérer la fin, les deux vaisseaux s’approchaient insensiblement l’un de l’autre, et au bout de quelques instans, les deux nuages de fumée blanche qui s’élevaient autour des mâts de chaque navire, n’en formèrent plus qu’un seul indiquant le lieu solitaire d’un combat acharné, au milieu d’une scène de tranquillité parfaite. Les décharges d’artillerie étaient chaudes et se succédaient sans interruption. Mais tandis que les deux partis ennemis montraient un zèle égal pour se détruire l’un l’autre, une différence remarquable signalait le caractère particulier de chaque équipage. De grandes acclamations d’encouragement accompagnaient chaque bordée lâchée par le croiseur du roi, tandis qu’à bord du Corsaire l’œuvre meurtrière s’accomplissait au milieu d’un silence désespéré.

Le bruit et l’agitation de cette scène firent bientôt bouillir, dans les veines du vieux Bignall, ce sang que l’âge commençait à y faire circuler plus lentement.

— Le drôle n’a pas oublié son métier, s’écria-t-il, quand les preuves de l’habileté de son ennemi se manifestèrent évidemment par les voiles déchirées, les cordages rompus, les vergues brisées et les mâts chancelans de son propre vaisseau. S’il avait dans sa poche une commission du roi, on pourrait le nommer un héros.

Les circonstances étaient trop urgentes pour perdre le temps en vains discours. Wilder ne répondit qu’en encourageant ses marins à s’acquitter de leur tâche laborieuse et sanguinaire. Les deux vaisseaux suivaient alors le cours du vent, en décrivant deux lignes parallèles, lançant à chaque instant des volumes de flammes qu’on voyait briller à travers des nuages épais de fumée. On ne pouvait distinguer que les mâts de chaque navire, et encore n’étaient-ils visibles que pendant quelques instans bien courts. Plusieurs minutes, qui ne semblaient aux combat tans qu’un instant indivisible, s’étaient ainsi passées, quand l’équipage du Dard s’aperçut que ce vaisseau n’obéissait plus à la manœuvre aussi promptement que les circonstances l’exigeaient. Cette nouvelle importante fut annoncée sur-le-champ par le maître à Wilder, et par celui-ci au capitaine. Une conférence rapide sur la cause de cet événement inattendu en fut le résultat immédiat et naturel.

— Voyez, dit Wilder, les voiles battent déjà contre les mâts, comme des haillons qui y seraient suspendus. Les explosions de l’artillerie ont abattu le vent.

— Écoutez ! s’écria Bignall, dont l’expérience était plus consommée, l’artillerie du ciel gronde encore plus haut que la nôtre ; la tempête que j’attendais est déjà arrivée. — Bâbord la barre, monsieur, et placez le vaisseau hors de la fumée. — Bâbord la barre sur-le-champ, monsieur ; bâbord la barre, vous dis-je.

Mais le mouvement ralenti du navire ne répondait pas à l’impatience de celui qui donnait cet ordre et de ceux qui l’exécutaient, et il ne se prêtait pas à la manœuvre avec la rapidité qu’exigeait le besoin du moment. Cependant, tandis que Bignall, les officiers que leur devoir retenait près de sa personne, et les voiliers étaient ainsi occupés, les marins qui étaient aux batteries continuaient leur feu meurtrier. Le bruit du canon se faisait entendre sans interruption et était presque étourdissant, quoiqu’il y eût des momens où la voix sinistre du tonnerre retentissait de manière à rendre toute méprise impossible. Les yeux ne pouvaient pourtant prêter aucun secours à l’oreille pour aider les marins à juger de ce qu’ils devaient faire. Les mâts, les voiles et le corps du bâtiment étaient également enveloppés de colonnes mouvantes de fumée qui couvraient le ciel, l’air, la mer et les deux navires, d’un manteau blanc semblable au plus épais brouillard. Ce n’était même que par instans qu’on apercevait, à travers quelque trouée, les individus occupés au service des batteries.

— Je n’ai jamais vu une fumée si épaisse s’accumuler sur le pont d’un navire, dit Bignall avec une inquiétude que toute sa prudence ne pouvait entièrement dissimuler. Tenez la barre à bâbord, monsieur ; maintenez-l’y bien. — De par le Ciel, monsieur Wilder, les drôles savent qu’il y va de leur vie dans cette affaire.

— La journée est à nous ! s’écria le second lieutenant près d’une batterie, en essuyant le sang d’une blessure qu’un éclat de bois lui avait faite au visage, et trop occupé du service dont il était chargé pour avoir fait attention à l’état du Ciel ; il n’a pas tiré un seul coup de canon depuis près d’une minute.

— De par le Ciel, les coquins en ont assez ! s’écria Bignall avec transport. Allons, mes amis, trois acclamations en honneur de la vict…

— Un instant, monsieur ! s’écria Wilder d’un ton assez décidé pour interrompre son commandant dans son triomphe prématuré ; sur ma parole, notre besogne n’est pas encore terminée. Je crois, à la vérité, que ses bouches à feu gardent le silence : mais voyez, la fumée commence à se dissiper ; dans quelques minutes, si nous cessons notre feu, nous pourrons distinguer ce qui se passe sur son bord.

Une grande exclamation poussée par ceux qui servaient les batteries l’interrompit à son tour, et il s’éleva un cri général que les pirates prenaient la fuite. Mais les transports occasionnés par un incident qui semblait prouver la supériorité du Dard se calmèrent bientôt, et d’une manière terrible. Un éclair vif et brillant pénétra à travers les vapeurs épaisses encore suspendues sur le vaisseau d’une manière extraordinaire, et fut suivi d’un roulement de tonnerre, auprès duquel l’explosion simultanée de cinquante pièces de canon n’eût été presque rien.

— Rappelez nos gens des batteries ! s’écria Bignall, de ce ton retenu dont le calme forcé et peu naturel ne fait qu’une plus forte impression ; rappelez-les sur-le-champ, monsieur, et faites carguer les voiles !

Wilder, plus surpris de l’arrivée subite et de la violence de la tempête que d’un langage auquel il était habitué depuis longtemps, ne tarda pas un instant à donner un ordre qui semblait si urgent. Les marins quittèrent leurs batteries connue des athlètes sortant de l’arène, les uns faibles et couverts de sang, les autres fiers et courroucés, tous plus ou moins animés par la scène active dans laquelle ils venaient de jouer leur rôle. Un grand nombre s’élancèrent sur Les cordages qu’ils connaissaient si bien, et quelques-uns, en montant dans le nuage encore suspendu au-dessus du vaisseau, échappèrent aux regards au milieu des agrès.

— Ferai-je ferler les voiles ou prendre des ris ? demanda Wilder le porte-voix en main, prêt à donner l’ordre nécessaire.

— Un instant, monsieur ; dans une minute nous y verrons mieux.

Le lieutenant attendit, car il voyait déjà que le voile qui leur cachait leur situation réelle était sur le point de se soulever. La fumée qui était restée si long-temps sur le pont, comme pressée par le poids de l’atmosphère, commençait alors à s’élever, et on la vit former des guirlandes le long des mâts, et s’éloigner ensuite, chassée par un vent impétueux. Il fut alors possible de voir tout autour du vaisseau.

En place de ce soleil glorieux et de ce firmament brillant et azuré qui s’offrait aux regards une demi-heure auparavant ; le ciel était couvert d’un immense voile noir. La mer réfléchissait cette couleur sinistre et paraissait sombre et courroucée. Les vagues avaient perdu leur mouvement régulier, et elles avaient une oscillation incertaine, comme si elles eussent attendu l’impulsion de cette force qui devait leur donner leur direction et une nouvelle violence. Les éclairs qui fendaient les nuages ne se suivaient pas rapidement, mais ils arrivaient avec majesté, et brillaient d’un éclat éblouissant ; ils étaient accompagnés de ce terrible tonnerre des tropiques qu’on peut sans profanation se représenter comme la voix de celui qui a créé l’univers, parlant aux créatures qu’il a tirées du néant. De tous côtés on voyait l’apparence d’une lutte sérieuse et formidable entre les élémens. Le navire du Corsaire voguait légèrement devant une brise descendue des nuages ; ses voiles étaient carguées, et son équipage s’occupait avec autant de calme que d’activité à réparer les avaries qu’il avait souffertes pendant le combat.

Il n’y avait pas un moment à perdre pour imiter l’exemple des prudens flibustiers. La proue du Dard fut à la hâte et heureusement tournée dans une direction contraire à la brise, et tandis qu’il commençait à marcher du même côté que le Dauphin, on essaya de rattacher aux vergnes ses voiles déchirées et presque hors de service. Mais un temps précieux avait été perdu pendant qu’on était enseveli dans un nuage de fumée, et il était impossible de le regagner. La mer changea de couleur, et au lieu d’un vert foncé prit un blanc étincelant. Enfin, on entendit les sifflemens de l’ouragan qui arrivait à travers les ondes avec une violence irrésistible.

— Dépêchez-vous ; camarades ! cria Bignall lui-même, dans la situation dangereuse où se trouvait son vaisseau ; pliez les voiles, pliez-les toutes ; ne laissez pas au vent un seul chiffon ! — De par le ciel ! monsieur Wilder, ce vent-là n’est pas un jeu ; encouragez nos gens à l’ouvrage ; parlez-leur, monsieur, parlez-leur.

— Ferlez les voiles ! cria Wilder. — S’il est trop tard coupez-les. — Servez-vous du couteau et des dents. — Descendez tous ! — Vite ! descendez ! — Il y va de la vie !

Il y avait dans la voix du lieutenant quelque chose qui semblait comme surnaturel à l’équipage. Il avait si récemment vu une calamité semblable à celle qui le menaçait de nouveau, que ce souvenir donnait peut-être à son ton un accent d’horreur. On vit descendre rapidement une vingtaine de matelots, à travers une atmosphère si épaisse qu’elle semblait être sensible au toucher. On aurait dit une troupe d’oiseaux volant à tire d’ailes pour arriver à leur nid. Leur précipitation n’était pourtant pas inutile. Privés de tous leurs agrès, et chancelant déjà sous de nombreuses blessures, les mâts les plus hauts, se trouvant trop chargés, cédèrent à la fureur de l’ouragan, tombèrent tour à tour, et il ne resta debout que les trois grands mâts, mais nus et presque inutiles. Presque tous ceux qui étaient montés sur les agrès descendirent sur le tillac assez à temps pour se mettre en sûreté ; mais il s’en trouva quelques-uns trop opiniâtres, ou encore trop échauffés par le combat pour écouter les avis salutaires de leur lieutenant. On vit ces victimes de leur obstination flotter un instant sur la surface des ondes, s’accrochant aux fragments rompus des mâts, tandis que le Dard, entouré d’un nuage d’écume, et poussé par un vent impétueux, s’éloignait avec une rapidité qui fit bientôt perdre de vue leurs personnes et leurs misères.

— C’est la main de Dieu ! s’écria le vieux Bignall d’une voix rauque ; tandis que ses yeux se contractaient en cherchant à voir encore les malheureux naufragés. — Faites-y bien attention, Henry Arche, je soutiendrai toujours que ce ne sont pas les canons du pirate qui nous ont réduits dans cet état déplorable.

Peu disposé à chercher la misérable consolation à laquelle son commandant se livrait, Wilder déploya tous ses moyens pour remédier, autant que les circonstances le permettaient, à des avaries qu’il sentait pourtant être irréparables en ce moment. Au milieu du sifflement du vent, des coups redoublés du tonnerre, d’une, atmosphère tantôt illuminée par la lueur sinistre des éclairs ; tantôt obscurcie par un nuage de sombres vapeurs, et ayant partout sous les yeux les preuves terribles et sanglantes du combat qui venait d’avoir lieu, l’équipage du croiseur anglais se montra fidèle à lui-même et à son ancienne réputation. Parmi le tumulte de la tempête, on entendait s’élever les voix de Bignall et de ses officiers, soit pour donner les ordres dont une longue expérience leur avait appris la nécessité, soit pour encourager les matelots à faire leur devoir. Mais heureusement la lutte des élémens fut de courte durée. Les ailes de l’ouragan l’emportèrent bien loin, laissant les vents alizés reprendre leur cours ordinaire, et comme l’influence de ces vents combattait l’impulsion donnée aux vagues par l’ouragan, la mer parut alors plutôt calme qu’agitée.

Mais tandis qu’un danger disparaissait aux yeux des marins du Dard, un autre, qui n’était guère moins à craindre, attirait forcément leur attention. Tout souvenir de la générosité du Corsaire, tout sentiment de reconnaissance s’était effacé de l’esprit de Wilder, entièrement absorbé par l’orgueil tout puissant de sa profession, et par cet amour de la gloire qui est inhérent à un guerrier, quand il vit la belle symétrie des mâts du Dauphin, que les boulets et la foudre semblaient avoir respectés, et l’ordre et le bon état de tous ses agrès, qui ne paraissaient avoir souffert aucun dérangement. On aurait dit que ce bâtiment était protégé par un charme, ou que quelque pouvoir surnaturel avait veillé à sa sûreté au milieu des fureurs d’un second ouragan. Mais des réflexions impartiales, et faites avec plus de sang-froid, le forcèrent à s’avouer à lui-même que la vigilance et les sages précautions de l’être extraordinaire qui semblait non-seulement gouverner les mouvemens de ce navire, mais en maîtriser la fortune, avaient eu leur influence pour amener ce résultat.

Il n’eut pourtant que peu de loisir pour réfléchir sur ces changemens, et sur les moyens de faire face à la supériorité de l’ennemi. Le vaisseau du Corsaire avait déjà déployé plusieurs grandes voiles, et comme le retour de la brise régulière lui donnait l’avantage du vent, son approche était rapide et inévitable.

— De par le Ciel monsieur Arche, tout le bonheur est pour les coquins aujourd’hui, dit le vétéran dès qu’il s’aperçut, aux manœuvres du Dauphin, que l’action allait probablement recommencer. Renvoyez nos gens à leurs batteries, monsieur, et qu’ils préparent leurs canons, car nous aurons probablement encore affaire à ces drôles.

— Je vous demanderai un instant de délai, dit vivement Wilder quand il entendit son commandant donner ordre à ses gens de se préparer à faire feu dès que l’ennemi serait à portée. Permettez-moi de vous prier d’attendre un instant. Nous ignorons quelles peuvent être ses intentions actuelles.

— Personne ne mettra le pied à bord du Dard sans se soumettre à l’autorité du roi son maître, répliqua le vieux marin d’un ton sévère. Feu ! camarades, feu ! Chassez ces misérables de leurs batteries ! Apprenez-leur qu’il est dangereux d’approcher d’un lion, même quand il a reçu une blessure !

Wilder vit que toute remontrance serait tardive, car une nouvelle bordée partit au même instant du Dard, pour faire oublier au Corsaire les intentions généreuses qu’il pouvait avoir conçues. Le Dauphin reçut cette grêle de fer tandis qu’il s’avançait, et il dévia avec grâce de sa marche, de manière à en empêcher la répétition. Il alla ensuite se placer en face de la proue du croiseur du roi, presque sans défense, et l’on entendit sur son bord une voix rauque sommer le commandant du Dard de baisser le pavillon.

— Venez, scélérats ! venez ! s’écria Bignall enflammé de colère : que vos propres mains tâchent d’exécuter cet ordre !

Le navire plein de grâces, comme s’il eût été sensible lui-même aux sarcasmes de l’ennemi, pinça le vent davantage, et lâcha sa bordée à travers la poupe du Dard, par feu de file, et avec une dextérité calme et fatale, contre la partie la moins défendue de ce navire. On entendit au même instant un craquement semblable à celui de deux corps pesans qui se heurtent, et l’on vit une cinquantaine de figures farouches entrer sur la scène du carnage avec les armes nécessaires pour un combat corps à corps. Le choc d’une bordée tirée de si près, et dont l’effet avait été si fatal, avait paralysé pour un instant les efforts des défenseurs du Dard ; mais dès que Bignall et son lieutenant virent de sombres figures sortir de la fumée sur leur propre tillac, ils appelèrent leurs gens à eux d’une voix qui n’avait même alors rien perdu de sa force ; et à la tête d’une petite troupe, ils se jetèrent des deux côtés de la galerie pour arrêter le torrent qui s’y précipitait. La première rencontre fut terrible et meurtrière, et les deux partis reculèrent quelques pas pour attendre du renfort et reprendre haleine.

— Arrivez, brigands ! arrivez, meurtriers ! s’écria l’intrépide vétéran, qu’on voyait à la tête de sa petite troupe, et que faisaient distinguer les cheveux gris qui flottaient sur sa tête nue ; vous savez que le ciel combat pour le parti de la justice !

Les flibustiers qu’il avait en face firent un mouvement subit et s’ouvrirent. On vit alors une nappe de flamme sortir des flancs du Dauphin, portant dans son centre une centaine d’instruments de mort qui passèrent à travers un sabord vide. Bignall faisait encore brandir son épée sur sa tête avec fureur, et on l’entendit s’écrier jusqu’à ce que la voix mourût dans son gosier : — En avant ! misérables, arrivez ! — Henry ! Henry Arche ! — Ô Dieu ! — Houra !

Il tomba comme un arbre qu’on abat, et mourut, possédant, sans le savoir, cette commission pour laquelle il avait travaillé pendant tout le cours d’une vie passée dans les fatigues et dans les dangers. Jusque alors Wilder avait maintenu sa position sur le pont, quoique pressé par une troupe aussi résolue et aussi entreprenante que la sienne ; mais en ce moment terrible de crise, on entendit s’élever dans la mêlée une voix qui fit vibrer tous ses nerfs, et qui parut même exercer son influence puissante sur l’esprit des défenseurs du Dard.

— Place ! faites-moi place ! criait-elle d’un ton sonore, retentissant et plein d’autorité ; laissez-moi passer, et suivez-moi : nulle autre main que la mienne n’abaissera cet orgueilleux pavillon.

— Courage ! mes amis, tenez ferme ! cria Wilder de son côté.

Les cris, les juremens, les imprécations et les gémissemens formaient l’accompagnement de ce combat terrible, qui se livrait avec trop de violence pour qu’il pût durer long-temps. Wilder vit avec désespoir que sa troupe ne pouvait résister au nombre et à l’impétuosité des assaillans, mais il ne cessa pourtant pas un instant de l’encourager de sa voix, et de la stimuler par son exemple.

Il vit tomber à ses pieds, l’un après l’autre, un grand nombre de ceux qui combattaient avec lui, et se trouva enfin repoussé jusqu’à l’extrémité opposée du pont. Là, il rallia encore une petite troupe qu’on attaqua plusieurs fois en vain.

— Ah ! s’écria une voix qu’il reconnut, mort à tous les traîtres ! Ouvrez-vous un chemin à travers eux, mes braves ! embrochez-le comme si c’était un chien ! Une hallebarde au héros qui lui percera le cœur.

— Taisez-vous, bavard ! répliqua la voix ferme du brave Richard ; voici un blanc et un noir à votre service, si vous avez besoin d’une broche. Illustration

— Encore deux de la même bande ! continua le général en levant son sabre pour porter à l’orateur un coup qui aurait terminé ses jours.

Un corps noir, à demi nu, s’avança pour recevoir la lame qui descendait, et qui tomba sur le manche d’une demi-pique, qu’elle coupa comme si c’eût été un roseau. Quoique se trouvant sans défense, Scipion ne fut pas effrayé ; il se fraya un chemin jusqu’en avant de Wilder, et, le corps nu jusqu’à la ceinture, il combattit : sans autre arme que ses bras nerveux, en homme qui méprisait les coups de toute espèce dont son corps athlétique, mais sans défense, devint sur-le-champ le but.

— Ferme ! Guinée, s’écria Fid, donnez-leur-en de droite et de gauche ; voici quelqu’un qui vous soutiendra, dès qu’il aura fait avaler son grog et cet ivrogne de soldat de marine. Les parades et la science du malheureux général ne lui furent en ce moment d’aucune ressource contre un coup de sabre de Richard, qui, tombant sur son armure défensive, traversa son casque et lui fendit la tête jusqu’à la mâchoire.

— Arrêtez, meurtriers ! s’écria Wilder, qui vit des coups sans nombre se diriger vers le corps sans défense du nègre qui continuait à combattre ; frappez de ce côté, et épargnez un homme sans armes !

La vue de notre aventurier se troubla quand il vit tomber le nègre, entraînant dans sa chute deux de ceux qui l’attaquaient ; et en ce moment une voix aussi forte que l’émotion que pouvait causer une pareille scène, s’écria presque à son oreille :

— Le combat est fini ! Quiconque frappe un coup de plus se fait un ennemi de moi.