Le Corsaire rouge/Chapitre XXVII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 371-387).

CHAPITRE XXVII.


« Je ne reviens pas de ma surprise de le voir si frétillant et si parfumé ; — il parle comme une demoiselle de compagnie. »
ShakspeareLe roi Henri VI.


L’intérêt du moment était vif et pressant. Tous ceux qui exerçaient quelque autorité sur le vaisseau avaient examiné si tout était bien en ordre, chacun dans la partie de ses attributions, avec ce soin minutieux qui augmente à mesure que la responsabilité s’accroît avec l’importance des fonctions. La voix du maître avait cessé de s’informer de l’état des diverses cordes ou chaînes d’où semble dépendre la sûreté du vaisseau ; chaque chef de batterie s’était assuré à plusieurs reprises que son artillerie était prête à servir au premier signal et de la manière la plus efficace ; des munitions de réserve avaient déjà été ajoutées à celles qui avaient été tirées du magasin, et même les conversations avaient cessé, l’intérêt se trouvant excité de plus en plus et absorbant tous les esprits.

Cependant l’œil rapide et perçant du Corsaire n’aperçut rien qui pût le faire douter du courage et de la fermeté de ses compagnons. Ils avaient l’air grave comme l’ont toujours les hommes les plus braves et les plus aguerris au moment du combat ; mais il ne s’y joignait aucun signe d’inquiétude. On y voyait plutôt l’empreinte d’une inébranlable résolution, ce mobile puissant qui pousse l’homme aux entreprises hardies et le rend capable d’efforts presque surnaturels. À ces heureux indices des dispositions de son équipage, le chef adroit et clairvoyant ne vit que trois exceptions, c’étaient celles de son lieutenant et des deux matelots si singulièrement attachés à sa fortune.

On a vu que l’attitude de Wilder n’était pas précisément celle qui convenait à un officier de son rang dans un moment pareil. L’œil perçant et jaloux du Corsaire avait étudié ses manières à plusieurs reprises, sans pouvoir se les expliquer d’une manière satisfaisante. Le jeune aventurier avait des couleurs aussi vives sur les joues, une démarche aussi assurée, que dans les heures d’une sécurité complète ; mais ses regards errans, l’air de doute et d’indécision qui se montrait sur sa figure où auraient dû dominer des sentimens si opposés, donnaient à son commandant de graves sujets de réflexion. Comme pour trouver l’explication de l’énigme dans la manière d’être des compagnons de Wilder, les regards du Corsaire cherchèrent Fid et le nègre. Ils étaient postés l’un et l’autre derrière la pièce la plus proche de l’endroit qu’il occupait lui-même, le premier remplissant les fonctions de capitaine du canon.

Le vaisseau n’était pas plus ferme sur sa quille que le vieux marin ne l’était sur ses jarrets, tout en jetant un regard oblique sur le tube de fer massif qui se trouvait sous son commandement, et ses manières n’étaient pas dépourvues de cet intérêt tout paternel que le matelot manifeste pour l’objet spécial dont il a été chargé. Cependant un air de surprise inexprimable avait pris possession de ses traits grossiers, et toutes les fois que ses yeux se portaient de Wilder sur le vaisseau ennemi, il n’était pas difficile de découvrir qu’il s’étonnait de les voir en opposition. Il ne se permit néanmoins ni plaintes ni commentaires sur une circonstance qui lui semblait évidemment si extraordinaire, et tout annonçait au contraire qu’il était décidé à ne se départir en rien de cette obéissance passive qui caractérise le marin. Quant au nègre, tous ses membre s’étaient dans une immobilité complète ; ses yeux seuls, comme ceux de son compagnon, roulaient continuellement de droite à gauche, se portant d’abord sur Wilder, puis sur la voile étrangère, et exprimant chaque fois un étonnement de plus en plus marqué.

Frappé de ces indices évidens de quelque sensation extraordinaire et commune à tous les deux qui les agitait, le Corsaire profita de sa position et de la distance où se trouvait son lieutenant, pour leur adresser la parole. S’appuyant sur la petite balustrade qui séparait la poupe du tillac, il dit, de ce ton familier que le commandant est dans l’habitude de prendre avec ses inférieurs, quand il a le plus grand besoin de leurs services :

— J’espère, maître Fid, qu’on vous a placé à un canon qui sait parler.

— Il n’y a pas dans tout le vaisseau, votre honneur, une bouche plus belle et plus large que celle de Brillant Billy, répondit le vieux matelot en passant sa main sur sa pièce comme pour caresser l’objet de ses éloges. Tout ce que je demande, c’est un écouvillon propre et une bourre bien serrée. Guinée, faites une croix à votre façon, sur une demi-douzaine de boulets ; et, quand l’affaire sera bâclée, ceux qui vivront encore pourront aller à bord de l’ennemi, et voir de quelle manière Richard Fid a semé sa graine.

— Ce n’est pas votre coup d’essai, maître Fid ?

— Que le Ciel bénisse votre honneur ! mon nez n’est pas plus accoutumé au tabac sec qu’à la poudre à canon, quoique, à vrai dire…

— Eh bien ! continuez.

— C’est que parfois toute ma philosophie se trouve coulée à fond en fait de raisonnement dans les rencontres comme celle-ci, reprit le vieux matelot, en jetant les yeux d’abord sur le pavillon français, et ensuite, dans l’éloignement, sur les armes d’Angleterre ; je suppose que maître Harry a tout cela dans sa poche, en noir et en blanc ; mais tout ce que je puis dire, c’est que, quand je dois jeter des pierres, j’aimerais mieux qu’elles cassassent les vitres d’un voisin que celles de ma mère. Eh ! Guinée, marquez deux ou trois boulets de plus, mon garçon ; car s’il faut en venir aux démonstrations, je veux que le Brillant Billy soutienne sa bonne renommée.

Le Corsaire se retira pensif et muet. Il surprit alors un regard de Wilder, auquel il fit signe d’approcher.

— Monsieur Wilder, dit-il d’un ton affectueux, je comprends votre pensée. Tous ceux qui sont sur ce vaisseau ne vous ont pas également offensé, et vous préféreriez que la haine que vous portez à ce pavillon hautain se signalât d’abord sur quelque autre bâtiment. D’ailleurs, il n’y a guère que de l’honneur sans profit à recueillir dans ce combat. Par égard pour vous, je l’éviterai.

— Il est trop tard, dit Wilder en secouant tristement la tête.

— Vous reconnaîtrez votre erreur. L’épreuve peut nous coûter une bordée ; mais elle réussira. Descendez un instant auprès de vos hôtesses, et à votre retour la scène aura subi un grand changement.

Wilder descendit avec empressement dans la cabine où Mrs Wyllys s’était déjà retirée avec Gertrude, et après leur avoir fait part de l’intention de son commandant d’éviter une action, il les conduisit dans le fond du vaisseau, pour qu’elles fussent encore plus à l’abri de tout accident. Après avoir rempli ce devoir avec autant de promptitude que d’attention, notre aventurier remonta précipitamment sur le tillac.

Quoique son absence n’eût duré qu’un moment, la scène était effectivement bien changée, et toute apparence d’hostilité avait disparu. À la place des armes de France flottait le pavillon d’Angleterre sur le grand mât du Dauphin, et il se faisait un échange rapide de signaux entre les deux bâtimens. De toute cette nuée de voiles qui couvraient encore si récemment le vaisseau du Corsaire il ne restait de tendu que les huniers ; toutes les autres pendaient en festons ou se jouaient autour des vergues devant une brise favorable. Le vaisseau lui-même se dirigeait directement sur l’autre navire, qui de son côté attachait tristement ses voiles élevées, comme s’il regrettait de voir son attente déçue, et d’être privé d’une occasion qu’il cherchait avec ardeur.

— Les drôles sont fâchés que ceux avec lesquels ils se flattaient de se battre se trouvent être des amis, dit le Corsaire en faisant remarquer à son lieutenant avec quelle confiance leurs voisins se laissaient abuser par des signaux qu’il avait su surprendre. C’est une occasion bien tentante ; mais je saurai y résister, Wilder, par considération pour vous.

Le lieutenant semblait avoir peine à en croire ses oreilles, mais il ne répondit rien. Ce n’était pas le temps, il est vrai, de s’amuser à prolonger l’entretien. Le Dauphin continuait rapidement sa course, et le brouillard, qui cachait les objets à bord du navire étranger, s’éclaircissait à mesure qu’on approchait davantage. Les canons, les cordages, les hommes, les traits même de la figure pouvaient être distingués ; et l’on vit bientôt le vaisseau se ranger au vent, puis, ayant disposé ses voiles d’arrière en carré pour recevoir la brise sur leur surface intérieure, rester immobile à sa place.

Les matelots du Dauphin, imitant la confiance de l’équipage abusé du vaisseau de la couronne, avaient aussi ferlé leurs hautes voiles, s’en reposant entièrement sur la prudence et l’audace de l’être singulier qui prenait plaisir à s’approcher si témérairement d’un ennemi si redoutable ; qualités qu’ils l’avaient toujours vu déployer avec le plus rare bonheur dans des circonstances même encore plus délicates que celles où ils se trouvaient. Ce fut avec un air franc et ouvert que le Corsaire redouté se dirigea sur son voisin sans défiance, jusqu’à ce que, n’étant plus qu’à quelques centaines de pieds du bau du vent, le vaisseau se, dressât contre la brise et restât aussi dans un état de repos. Mais Wilder, qui observait tous les mouvemens de son supérieur dans un muet étonnement, ne manqua pas de remarquer que l’avant du Dauphin était placé dans une direction différente de celui de l’autre vaisseau, et que sa marche avait été arrêtée par la disposition en sens inverse de ses vergues d’avant, circonstance qui permettait de manœuvrer plus facilement le navire, s’il devenait nécessaire de faire jouer tout à coup les batteries.

Le Dauphin roulait encore lentement par suite du mouvement qui lui avait été imprimé, lorsque un cri rauque et à peine distinct, traversant l’intervalle qui les séparait, vint, suivant l’usage, lui demander son nom. Le Corsaire, après avoir regardé son lieutenant d’un ton significatif, mit le porte-voix à ses lèvres, et dit le nom d’un vaisseau au service du roi qu’il savait être de la force et de la grandeur de son bâtiment.

— Oui, oui, répondit une voix partant de l’autre navire, c’était ce que j’avais reconnu à vos signaux.

Le Dauphin prononça le qui vive à son tour, on y répondit en disant le nom du croiseur royal, et cette réponse fut suivie d’une invitation de son commandant au capitaine du Dauphin de venir voir son supérieur.

Jusque-là il ne s’était rien passé qui ne fût d’usage entre marins de la même nation ; mais l’affaire arrivait rapidement au point où il semblait bien difficile de pousser plus loin la ruse. Cependant l’œil attentif de Wilder ne découvrit aucun indice de doute ou d’indécision dans les manières de son chef. Un roulement de tambour à bord du croiseur annonça la retraite et la permission accordée aux gens de l’équipage de quitter le poste où ils avaient été placés pour le combat. Avec un sang-froid imperturbable, le Corsaire donna le même signal aux siens ; et, en moins de cinq minutes, tout semblait indiquer une parfaite intelligence entre deux vaisseaux qui se seraient bientôt livré un combat à mort, si la véritable nature de l’un avait été connue de l’autre. Ce fut dans cette position critique, et lorsque l’invitation de se rendre à bord résonnait encore aux oreilles de Wilder, que le Corsaire appela son lieutenant auprès de lui.

— Vous entendez que je suis prié d’aller rendre visite à celui qui est plus ancien que moi au service de sa majesté, dit-il avec un sourire d’ironie et de dédain : vous plairait il d’être de la partie ?

Le tressaillement avec lequel Wilder reçut cette proposition hardie était trop naturel pour provenir d’une émotion simulée.

— Vous n’êtes pas assez fou pour courir ce risque ! s’écria-t-il lorsqu’il eut retrouvé la voix.

— Si vous craignez pour vous, je puis aller seul.

— Si je crains, répéta le jeune homme, et un feu nouveau anima encore ses yeux déjà étincelans. Ce n’est pas la crainte, capitaine Heidegger, c’est la prudence qui me dit de rester caché. Ma présence trahirait le secret de ce vaisseau. Vous oubliez que je suis connu de tous ceux qui sont à bord de ce croiseur.

— J’oubliais en effet cette partie de l’intrigue. Restez donc, tandis que je vais m’amuser aux dépens de la crédulité du capitaine de sa majesté.

Sans attendre la réponse, le Corsaire fit signe à son compagnon de le suivre dans sa cabine. Quelques instans lui suffirent pour arranger les belles boucles de ses cheveux de manière à donner à sa figure un air de vivacité et de jeunesse. Le petit costume de fantaisie qu’il portait d’ordinaire fit place à un uniforme complet d’officier du grade qu’il avait pris, uniforme qui avait été fait avec le plus grand soin, et qui servait à faire ressortir les grâces vraiment remarquables de sa personne. Le reste de son habillement fut conforme au rôle qu’il voulait jouer. À peine ces changemens furent-ils effectués, et ils le furent avec une promptitude et une adresse qui pouvaient que c’étaient des artifices qui lui étaient familiers, qu’il se disposa à partir.

— Des yeux meilleurs que ceux qui ornent la figure du capitaine Bignall y ont été pris, dit-il tranquillement en détournant ses regards du miroir où il s’arrangeait pour les porter sur son lieutenant.

— Du capitaine Bignall ! vous le connaissez donc ?

— Monsieur Wilder, mon état m’impose la nécessité de savoir beaucoup de choses que d’autres hommes négligent. Rien de plus simple et de plus facile, par exemple, que cette visite qui, je le vois dans vos yeux, vous fait croire que tout est perdu. Je suis convaincu qu’aucun des officiers ou matelots qui sont à bord du Dard n’a jamais vu le vaisseau dont il m’a plu de prendre le nom ; il est trop nouvellement sorti du chantier pour cela. Ensuite il y a peu de probabilités que je sois forcé, comme mon autre moi-même, de renouer connaissance avec quelqu’un de ses officiers, car vous savez très bien que bien des années se sont écoulées depuis que votre ancien vaisseau n’a été en Europe ; et, en jetant le yeux sur ces papiers, vous verrez que je suis un mortel favorisé, — le fils d’un lord, — et que je ne suis capitaine, je pourrais même dire homme, que depuis son départ d’Angleterre.

— Voilà certainement des circonstances qui vous favorisent, et que je n’avais pas eu la sagacité de découvrir ; mais enfin, pourquoi vous exposer à ce danger, quel qu’il soit ?

— Pourquoi ? peut-être est-ce un projet profondément combiné pour savoir si c’eût été une brillante capture ; peut-être… est-ce un caprice. Il y a un terrible attrait pour moi dans cette entreprise.

— Et le danger n’est pas moins terrible.

— Je ne calcule jamais le prix de ces sortes de jouissances. Wilder, ajouta-t-il, en jetant sur lui un regard franc et plein de confiance, je mets ma vie et mon honneur sous votre garde, car ce serait une infamie pour moi que de compromettre les intérêts de mon équipage.

— Ce dépôt sera respecté, répéta notre aventurier d’une voix si sourde qu’on l’entendait à peine.

Après avoir regardé un instant avec attention la figure de son compagnon, qui n’en semblait pas moins ouverte, le Corsaire sourit, comme s’il était content de cette assurance ; il agita la main en signe d’adieu, et il allait sortir de sa cabine quand il aperçut une troisième personne qui se tenait immobile à la porte. Posant légèrement la main sur l’épaule de l’enfant qui se trouvait sur son passage, il lui demanda d’un ton un peu brusque :

— Roderick, pourquoi cet accoutrement ?

— Pour suivre mon maître dans la barque.

— Enfant, tes services ne sont pas nécessaires.

— Ils le sont rarement depuis quelque temps.

— Pourquoi exposerais-je inutilement une vie de plus, lorsqu’il ne peut résulter aucun avantage ?

— En risquant la vôtre, vous risquez tout pour moi, dit Roderick d’une voix si faible, d’un ton si résigné, que ces paroles n’arrivèrent aux oreilles que de celui pour lequel elles avaient été prononcées.

Le Corsaire attendit quelque temps avant de répondre ; sa main restait toujours appuyée sur l’épaule de l’enfant, et ses yeux étaient fixés sur sa physionomie avec l’expression que cet organe prend ordinairement lorsqu’il s’efforce de pénétrer le mystère du cœur humain.

— Roderick, dit-il enfin d’une voix plus douce et plus affectueuse, votre sort sera le mien, nous partirons ensemble.

Alors, passant rapidement la main sur son front, il monta l’échelle, accompagné de l’enfant, et suivi de celui en qui il avait tant de confiance. Le pas dont le Corsaire marchait sur le tillac était ferme et assuré, comme s’il ne courait aucun risque dans son entreprise. Toujours occupé des devoirs de sa charge, il promena ses regards de voile en voile, de vergue en vergue, avant de se diriger vers le côté du vaisseau où il avait donné ordre de préparer la barque. Un air de défiance et d’hésitation parut, pour la première fois, sur ses traits mâles et décidés, et son pied s’arrêta un instant sur l’échelle. — Davis, dit-il d’un ton ferme à l’individu qu’il savait, par sa propre expérience, avoir une longue habitude de la trahison, quittez la barque. — Qu’on n’envoie à sa place le capitaine du gaillard d’avant ; un parleur si hardi, d’ordinaire, doit savoir se taire au besoin.

L’échange fut fait à l’instant, car personne n’avait jamais su résister à un ordre prononcé de ce ton d’autorité. Il resta un moment dans l’attitude d’une profonde réflexion, puis son front s’éclaircit entièrement, et de l’air le plus ouvert et le plus confiant il ajouta :

— Wilder, adieu ! je vous laisse capitaine du vaisseau et maître de mon sort ; je suis sûr que l’un et l’autre ne sauraient être entre de plus dignes mains.

Sans attendre de réponse, comme s’il méprisait de vaines protestations, il descendit légèrement dans la barque, qui, l’instant d’après, se dirigea hardiment vers le vaisseau ennemi. Le court intervalle qui s’écoula entre le départ des aventuriers et leur arrivée à l’autre navire, fut un moment d’attente profonde et pénible pour tous ceux qu’ils avaient laissés derrière eux. Celui qui hasardait le plus dans cette entreprise était le seul dont les regards et les gestes n’annonçaient rien de l’anxiété à laquelle ses compagnons étaient si évidemment en proie. Il monta à bord au milieu des honneurs dus à son rang imaginaire, avec une grâce et une aisance qui ne pouvaient manquer de faire illusion. L’accueil qu’il reçut du vieux et brave marin dont les longs et pénibles services n’avaient été que maigrement récompensés par le commandement du vaisseau qu’on lui avait donné, fut franc et cordial ; et après les félicitations d’usage, il conduisit son hôte dans ses appartements.

— Prenez le siège qui vous conviendra, capitaine Howard, dit le vieux marin en s’asseyant sans cérémonie et en invitant son compagnon à suivre son exemple. Un homme d’un mérite aussi extraordinaire ne doit pas aimer à perdre le temps en paroles inutiles, quoique vous soyez bien jeune, bien jeune assurément pour le commandement honorable que vous devez à votre heureuse étoile !

— Bien jeune ! je vous assure au contraire que je me crois du temps du déluge, répondit le Corsaire en se plaçant tranquillement à l’autre bout de la table, d’où il pouvait regarder en face la figure peu satisfaite de son compagnon. Le croiriez-vous, monsieur ? j’aurai atteint l’âge de vingt-trois ans si je passe la journée.

— Je vous aurais donné quelques années de plus, jeune homme ; mais Londres peut brunir la figure aussi vite que l’équateur.

— Vous n’avez jamais rien dit de plus vrai, monsieur. De toutes les croisières, que le Ciel me préserve avant tout de celle de Saint-James ! Je vous assure, Bignall, que le service suffit pour miner la constitution la plus robuste. Il y avait des momens où je croyais d’honneur que je mourrais sous les habits de ce pauvre diable qu’on appelle lieutenant !

— Il aurait fallu que votre maladie fût une consomption bien active, murmura le vieux marin indigné. Ils ont fini par vous donner un assez joli bâtiment, capitaine Howard.

— Mais oui, passable, mais effroyablement petit. Je dis à mon père que si le grand amiral ne régénérait pas promptement le service en faisant construire des vaisseaux plus commodes, la marine n’aurait bientôt plus que des mains vulgaires. Ne trouvez-vous pas le mouvement excessivement désagréable dans les vaisseaux à un pont, Bignall ?

— Quand un homme est ballotté sur les mers depuis quarante-cinq ans, capitaine Howard, reprit son hôte en passant la main sur ses cheveux gris pour chercher à contenir son indignation, il lui devient assez indifférent que son vaisseau ait un pied de plus ou de moins.

— Ah ! pour le coup, voilà ce que j’appelle une longanimité toute philosophique, quoique elle soit peu dans mon caractère ; mais, après cette croisière, il faut décidément que je sois casé ; j’emploierai mes protections pour me faire donner un vaisseau garde-côte sur la Tamise ; car, comme vous savez, tout se fait aujourd’hui par protection, Bignall.

Le brave marin dissimula son humeur de son mieux, et il se hâta de changer de sujet, comme le meilleur moyen de se maintenir en état de remplir les devoirs de l’hospitalité.

— J’espère qu’au milieu des nouvelles modes, capitaine Howard, dit-il, le pavillon de la vieille Angleterre continue à flotter sur l’amirauté. Vous avez porté si long-temps les couleurs de Louis ce matin, que, ma foi ! un quart d’heure de plus, et les boulets rouges auraient commencé à pleuvoir.

— Oh ! c’est une excellente ruse militaire ! et je veux en écrire les détails à l’amirauté.

— À merveille, monsieur ! un pareil exploit peut vous mériter le titre de chevalier.

— Fi ! l’horreur ! Bignall. Ma noble mère se trouverait mal à cette seule idée. C’était bon pour le temps où la chevalerie était quelque chose de comme il faut ; mais à présent, je vous assure que personne de ma famille…

— Il suffit, il suffit, capitaine Howard… Mais, parbleu ! il est heureux pour nous deux que votre fantaisie se soit passée aussi vite, car, un instant de plus, je vous lâchais toute ma bordée. De par le Ciel, monsieur, les canons de ce vaisseau allaient partir tout seuls !

— Oui, comme vous dites, c’est très heureux. — Mais à quoi donc pouvez-vous passer le temps dans cette insipide partie du monde, Bignall ? demanda le Corsaire en bâillant.

— Ma foi, monsieur, entre les ennemis de sa majesté, le soin de mon vaisseau et la compagnie de mes officiers, il est rare que je trouve le temps long.

— Ah ! vos officiers ! C’est vrai, vous devez avoir des officiers à bord ; quoique leur âge doive empêcher que leur société soit fort agréable pour vous. Voulez-vous me permettre d’en voir la liste ?

Le commandant du Dard la lui remit entre les mains sans seulement daigner jeter un regard sur un être qui ne lui inspirait que du mépris.

— Que vois-je ? tous noms d’Yarmouth, de Plymouth, de Portsmoth et d’Exmouth ! Eh bien ! il ne vous manque pas de mousses sur le vaisseau[1]. Voici maintenant des smith[2] en assez grand nombre pour faire toute la serrurerie du vaisseau. Ah ! voilà quelqu’un qui pourrait être fort utile dans un déluge. Quel est ce Henry Arche, que je trouve porté comme votre premier lieutenant ?

— Un jeune homme à qui il ne faudrait que quelques gouttes de votre noble sang, capitaine Howard, pour être un jour à la tête de la flotte de sa majesté.

— Si c’est un officier d’un mérite si distingué, oserai-je vous prier, capitaine Bignall, de me faire faire sa connaissance ? Nous pouvons l’admettre sans inconvénient. J’accorde toujours à mon lieutenant une demi-heure tous les matins, si c’est un homme de naissance.

— Pauvre garçon ! Dieu sait où il est à présent ! Le noble jeune homme s’est offert de lui-même pour une mission bien dangereuse, et j’ignore autant que vous s’il a réussi. Mes remontrances et même mes prières ont été inutiles. L’amiral avait besoin d’un officier de confiance ; il s’agissait du bien de la nation ; et puis, vous savez que ceux qui n’ont point de naissance doivent, pour avancer, croiser ailleurs qu’au palais de Saint-James ; et le brave enfant, recueilli dans un naufrage, doit à cette circonstance même le nom que vous trouvez si singulier.

— Cependant il est toujours porté sur vos livres comme premier lieutenant ?

— Et j’espère qu’il le sera toujours jusqu’à ce qu’il obtienne le navire qu’il mérite si bien. Juste Ciel ! vous trouvez-vous mal, capitaine Howard ? Mousse, apportez ici un verre de grog.

— Je vous remercie, monsieur, répondit le Corsaire en souriant d’un air calme, et en refusant le breuvage qu’on lui offrait, tandis que le sang se reportait sur son visage avec une violence qui semblait capable de faire éclater ses veines. Ce n’est pas autre chose qu’un mal dont j’ai hérité de ma mère. Nous l’appelons dans notre famille le mal d’ivoire, sans autre raison, à ma connaissance, que parce qu’il se trouva parmi mes ancêtres une femme qui, étant dans une situation délicate, comme vous savez, fut particulièrement effrayée par une dent d’éléphant. On dit que ce mal a un air assez aimable tant qu’il dure.

— Il donne l’air d’un homme qui serait mieux placé dans la chambre de sa nourrice que sur un navire pendant un ouragan. Mais je suis charmé qu’il se passe si vite.

— Personne maintenant ne conserve long-temps le même air, Bignall. Et ainsi, ce M. Arche n’est personne après tout ?

— Je ne sais ce que vous appelez personne, monsieur ; mais si un vrai courage, une connaissance profonde de sa profession et une fermeté loyale, comptent pour quelque chose dans vos dernières croisières, capitaine Howard, Henry Arche aura bientôt le commandement d’une frégate.

— Peut-être, si l’on savait exactement sur quoi appuyer ses recommandations, continua le Corsaire avec un sourire si doux et une voix si insinuante que l’effet de sa manière empruntée s’en trouvait à moitié détruit ; — on pourrait glisser dans une lettre en Angleterre un mot qui ne nuirait pas au jeune homme.

— Plût au Ciel que j’osasse révéler la nature du service dont il s’occupe ! s’écria vivement et d’un ton animé le vieux marin, oubliant aussi vite son dégoût qu’il était prompt à en concevoir. Vous pouvez pourtant dire en toute sûreté, d’après son caractère général, que ce service est honorable, hasardeux et n’a d’autre vue que le bien des sujets de sa majesté. Dans le fait, à peine y a-t-il une heure que je croyais qu’il avait complètement réussi. Vous arrive-t-il souvent, capitaine Howard, de déployer vos voiles d’en haut, tandis que les autres sont roulées autour des vergues ? Un vaisseau arrangé de cette manière me paraît comme un homme qui a mis son habit avant d’avoir passé ses jambes dans ses culottes.

— Vous faites allusion à l’accident arrivé à ma voile de grand perroquet qui s’est détachée à l’instant où vous m’avez aperçu ?

— Précisément. Nous avions entrevu vos agrès à l’aide du télescope ; mais nous vous avions tout-à-fait perdu de vue, quand cette voile, flottant en l’air, frappa les yeux d’un vigie. Pour ne rien dire de plus, cela était remarquable, et il aurait pu s’en suivre des circonstances désagréables.

— Ah ! je fais bien des choses de cette manière afin de me singulariser. La singularité est un signe de talent, comme vous savez. Mais moi aussi je fus envoyé sur ces mers avec une mission spéciale.

— Et quelle est cette mission ? lui demanda sans biaiser son compagnon, dont les sourcils froncés annonçaient une inquiétude que sa franchise ne lui permettait pas de cacher.

— De chercher un vaisseau qui me donnera fort à faire, si j’ai la bonne fortune de le rencontrer. Pendant quelque temps je vous ai cru précisément l’objet de ma croisière, et si vos signaux avaient prêté le moins du monde à la critique, je vous assure qu’une affaire sérieuse aurait pu avoir lieu entre nous.

— Et, je vous prie, monsieur, pour qui me preniez-vous donc ?

— Pour rien de moins que ce fameux coquin le Corsaire Rouge.

— Comment diable ! Et supposez-vous, capitaine Howard, qu’il existe sur la surface des mers un pirate qui ait la tête couverte d’autant de voiles qu’on en trouve abord du Dard ; — dont les agrès soient en si bon ordre, — dont les mâts aient de telles carlingues ?

— Pour l’honneur de votre vaisseau, monsieur, j’espère que le capitaine a fait seul cette méprise.

— Jusqu’à ce que nous fussions à portée de distinguer les signaux, la moitié au moins des gens les plus instruits de mon équipage étaient décidément contre vous, Bignall, je vous le déclare en honneur. Dans le fait, vous tenez la mer depuis si long-temps, que le Dard prend tout-à-fait un air de corsaire. Vous pouvez ne pas vous en apercevoir, mais je vous garantis le fait, uniquement à titre d’ami.

— Et puisque vous m’avez fait l’honneur de prendre mon vaisseau pour un pirate, reprit le vieux marin, étouffant sa colère pour reprendre un air d’ironie facétieuse, qui changea en grimace l’expression habituelle de sa bouche, peut-être vous êtes-vous aussi imaginé que l’honnête homme que vous voyez n’était rien moins que Belzébuth ?

En parlant ainsi, le commandant du vaisseau chargé d’une imputation si odieuse dirigea les yeux de son compagnon vers un tiers qui était entré dans la cabane avec la liberté d’un être privilégié, mais d’un pas si léger qu’on ne l’avait pas entendu. Lorsque les regards vifs et impatiens du prétendu officier de la couronne tombèrent sur cet individu arrivant si inopinément, il se leva par un mouvement involontaire, et pendant une demi-minute, cet empire admirable qu’il avait sur ses nerfs et ses muscles, et qui lui avait été si utile pour soutenir son personnage, parut l’abandonner entièrement. Cependant il ne perdit son pouvoir sur hui-même que si peu d’instans que personne n’y fit attention, et il rendit avec beaucoup de sang-froid, et avec cet air de courtoisie et d’affabilité qu’il savait si bien prendre, le salut que lui fit un vieillard dont tout l’extérieur annonçait le caractère doux et paisible.

— Monsieur est sans doute votre aumônier, si j’en juge d’après son costume ? dit-il après avoir échangé quelques saluts avec l’étranger.

— Oui, monsieur. — Un brave et honnête homme que je ne rougis pas d’appeler mon ami. Après une séparation de trente ans, l’amiral a bien voulu me le prêter pour cette croisière ; et quoique mon vaisseau ne soit pas de premier bord, je crois qu’il s’y trouve aussi bien que s’il était sur un vaisseau amiral. — Docteur, monsieur est l’honorable capitaine Howard, commandant le vaisseau de sa majesté l’Antilope. Je n’ai pas besoin de vous parler de son mérite remarquable, le grade auquel il a été élevé à son âge rend un témoignage suffisant sur ce point essentiel.

Il y avait dans les yeux de l’aumônier un air de surprise et même de stupeur lorsque son premier regard tomba sur ce prétendu rejeton d’une souche noble ; mais l’expression en était moins frappante que ne l’avait été celle de l’individu qu’il avait devant lui, et elle dura encore moins long-temps. Il salua de nouveau, d’un air plein de douceur, et avec ce profond respect qu’une longue habitude fait naître même dans les esprits les mieux organisés quand on se trouve en contact avec la supériorité factice d’un rang héréditaire ; mais il ne parut pas croire que l’occasion exigeât qu’il dît autre chose que la formule de compliment ordinaire. Le Corsaire se tourna d’un air calme vers son vieux compagnon, et continua l’entretien.

— Capitaine Bignall, dit-il en reprenant ces manières gracieuses qui lui convenaient si bien, mon devoir est de suivre vos mouvemens dans cette entrevue. Je vais maintenant retourner sur mon vaisseau, et si, comme je commence à le soupçonner, nous sommes sur ces mers pour la même mission, nous pouvons concerter à loisir un système de coopération, qui, étant convenablement mûri par votre expérience, pourra servir à nous conduire au but commun que nous avons en vue.

Considérablement adouci par cette concession faite à son âge et à son rang, le commandant du Dard pressa son hôte d’offres hospitalières, et termina ses civilités en l’invitant à venir partager un repas de marin un peu plus tard dans la journée. Le soi-disant Howard refusa poliment toutes les autres offres, mais il accepta la dernière invitation, et s’en fit un prétexte de plus pour retourner sur son vaisseau, afin de choisir ceux de ses officiers qu’il jugerait les plus dignes d’être admis au banquet qui lui était promis. Le vieux Bignall, officier d’un mérite réel, malgré son caractère brusque et bourru, avait servi trop long-temps dans l’indigence et presque dans l’obscurité pour ne pas éprouver quelques-uns des désirs de la nature humaine pour un avancement qu’il avait bien mérité sans jamais l’obtenir. Au milieu de toute son honnêteté naturelle et franche, il ne perdait donc pas de vue les moyens d’arriver à ce but important. Aussi n’est-il pas surprenant que la fin de son entrevue avec le fils supposé d’un champion tout puissant à la cour fût plus amicale que le commencement. Le Corsaire fut reconduit de la cabine jusque sur le tillac avec force salutations, et avec toute l’apparence du moins d’une bienveillance renaissante. En arrivant sur le pont, ses yeux toujours en mouvement jetèrent à la hâte un regard méfiant et peut-être inquiet sur toutes les figures groupées autour du passe-avant, par lequel il allait quitter le vaisseau ; mais leur expression redevint sur-le-champ calme et même un peu hautaine afin de bien remplir son rôle dans la comédie qu’il lui plaisait de jouer en ce moment. Serrant alors avec cordialité la main du vieux et digne marin qui était complètement sa dupe, il toucha son chapeau pour saluer les officiers subalternes, avec un air moitié de hauteur, moitié de condescendance.

Il allait descendre dans la chaloupe, quand on vit l’aumônier dire à la hâte quelques mots à l’oreille de son capitaine. Celui-ci s’empressa aussitôt de rappeler son hôte qui partait, et le pria, avec une gravité inquiétante, de lui accorder encore un instant d’attention particulière. Se laissant conduire à part, le Corsaire resta debout entre l’aumônier et le capitaine, attendant leur bon plaisir avec un sang-froid qui, dans les circonstances où il se trouvait, faisait honneur à la fermeté de ses nerfs.

— Capitaine Howard, demanda Bignall, avez-vous un ecclésiastique sur votre bord ?

— J’en ai deux, monsieur.

— Deux ! il est rare de trouver un prêtre surnuméraire sur un bâtiment de guerre. Mais je suppose qu’avec son crédit à la cour il pourrait avoir un évêque s’il le voulait, murmura-t-il entre ses dents. Vous êtes heureux en cela, jeune homme, puisque je dois à l’inclination plutôt qu’à l’usage la société de mon digne ami que voici. Cependant il désire particulièrement que je comprenne dans mon invitation votre révérend, ou pour mieux dire vos révérends aumôniers.

— Sur ma parole, vous aurez toute la théologie qui se trouve sur mon bord.

— Je crois n’avoir pas oublié de nommer particulièrement votre premier lieutenant.

— Oh ! mort ou vif, il sera bien certainement de la partie ! répondit le Corsaire avec une vivacité et une véhémence qui firent tressaillir de surprise ses deux auditeurs. Ce n’est point là l’arche qu’il vous faudrait pour vous reposer ; mais, tel qu’il est, il est entièrement à votre service. Et maintenant, je vous renouvelle mes adieux.

Saluant de nouveau, il s’avança, en reprenant son air délibéré, vers le passe-avant ; et en descendant du vaisseau, ses yeux restèrent attachés sur les haliards du Dard, avec la même expression que ceux d’un peut-maître qui examine la coupe des vêtement d’un nouveau débarqué de province. Le capitaine lui réitéra son invitation avec chaleur, et fit un geste de la main pour lui faire ses adieux momentanés laissant ainsi sans s’en douter s’échapper de ses mains l’homme dont la capture lui aurait enfin valu cette promotion si différée, et qu’il désirait secrètement avec toute l’ardeur d’un espoir si souvent déçu.



  1. Mouth veut dire bouche en anglais. Ce jeu de mots était intraduisible. — Éd.
  2. Smith, forgeron, serrurier. — Éd.