Le Corsaire rouge/Chapitre XXVIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 387-400).

CHAPITRE XXVIII.


« Qu’ils inventent des accusation contre moi, je leur opposerai mon honneur. »
Shakspeare


— Oui ! murmura le Corsaire avec une ironie amère, tandis que sa chaloupe passait sous la poupe du croiseur de la couronne ; oui, moi et mes officiers nous goûterons à votre banquet, mais les mets seront de nature à ne pas plaire infiniment à ces esclaves soudoyés du roi. Ramez, mes amis, courage, ramez ; dans une heure vous aurez pour récompense tout ce qui se trouve dans les soutes de ce vieux fou.

Les avides flibustiers qui maniaient la rame purent à peine s’empêcher de pousser de grands cris de joie ; ils ne furent retenus que par la nécessité de conserver cet air de modération que la politique exigeait encore, mais leur ardeur s’exprima en redoublant d’efforts pour faire avancer la pinasse. Une minute ensuite, nos aventuriers étaient tous en sûreté sous la protection des canons du Dauphin.

D’après les éclairs de fierté qui étincelaient dans les yeux du Corsaire lorsque son pied foula de nouveau le pont de son bâtiment, tout l’équipage conclut qu’on touchait au moment de quelque action importante. Il resta un instant sur le gaillard d’arrière, examinant avec une sorte de satisfaction et d’orgueil tout ce qui était soumis à ses ordres absolus ; puis, sans dire un mot à personne, il descendit brusquement dans sa cabine, soit qu’il oubliât qu’il l’avait cédée à d’autres, soit que, dans l’état d’exaltation de son esprit, il s’en inquiétât peu. Les dames, en raison des relations amicales qui semblaient régner entre les deux navires, s’étaient hasardées à sortir de leur retraite secrète, lorsqu’un coup soudain frappé sur le gong leur annonça non-seulement la présence du Corsaire, mais encore son humeur.

— Qu’on dise au premier lieutenant que je l’attends, dit-il d’un ton sévère à l’homme qui arriva pour prendre ses ordres.

Pendant le court espace de temps qui s’écoula avant qu’on eût pu obéir à cette injonction, le Corsaire sembla lutter contre une émotion qui l’étouffait. Mais, quand la porte de sa cabine s’ouvrit et que Wilder parut devant lui, l’observateur le plus soupçonneux et le plus pénétrant aurait cherché en vain quelque signe de la colère bouillante dont son cœur était véritablement transporté. En recouvrant son empire sur lui-même, il se souvint de la manière dont il venait d’entrer dans un lieu qu’il avait ordonné lui-même qu’on regardait comme privilégié. Ce fut alors que ses yeux cherchèrent les deux dames effrayées, et il se hâta de calmer la terreur qui n’était que trop visiblement empreinte sur leur physionomie, en leur adressant quelques mots d’excuse et d’explication.

— Pressé d’avoir une entrevue avec un ami, dit-il, je puis avoir oublié que j’ai chez moi des dames que je me fais un bonheur d’y recevoir, quoique je ne puisse leur faire qu’un accueil bien peu digne d’elles.

— Épargnez-vous les excuses, monsieur, dit Mrs Wyllys avec dignité. Et, pour que cette interruption ne nous surprenne pas, ayez la bonté d’agir ici en maître.

Le Corsaire pria les dames de s’asseoir ; et ensuite, en homme qui semblait penser que l’occasion pouvait permettre de s’écarter un peu des formes d’usage, il fit signe à son lieutenant, avec un sourire gracieux, d’imiter leur exemple.

— Les ouvriers de sa majesté ont lancé sur l’océan de plus mauvais vaisseaux que le Dard, Wilder, dit-il avec un coup d’œil expressif, comme pour l’avertir que l’intelligence de celui-ci devait suppléer à ce que ses paroles n’exprimeraient pas suffisamment ; mais ses ministres auraient pu choisir un meilleur observateur pour lui en donner le commandement.

— Le capitaine Bignall a la réputation d’un brave et honnête homme.

— Oui, et il faut qu’il la mérite ; car, ôtez-lui ces deux qualités, et ce qui lui restera est peu de chose. Il me donne à entendre qu’il est envoyé spécialement dans ces parages, en quête d’un navire dont nous avons tous entendu parler, soit en bien, soit en mal, — je veux dire le Corsaire Rouge !

Celui qui parlait ainsi vit, sans aucun doute, Mrs Wyllys tressaillir involontairement, et Gertrude saisir avec une émotion soudaine le bras de sa gouvernante ; mais ses manières ne firent nullement connaître qu’il s’en fût aperçu. Son empire sur lui-même fut admirablement imité par son compagnon, qui répondit avec un calme que le soupçon n’aurait pu croire emprunté :

— Sa croisière sera hasardeuse, pour ne pas dire sans succès.

— Elle pourra être l’un et l’autre ; et cependant il a grand espoir de réussir.

— Il partage peut-être l’erreur commune sur le caractère de l’homme qu’il cherche.

— En quoi se trompe-t-il ?

— En supposant qu’il trouvera un pirate ordinaire, grossier, rapace, ignorant, inexorable, comme les autres…

— Quels autres, monsieur ?

— J’allais dire les autres individus de sa classe ; mais un marin comme celui dont nous parlons est à la tête de sa profession.

— Nous lui donnerons donc le nom sous lequel il est connu, monsieur Wilder, — celui de Corsaire. Mais, répondez-moi, n’est-il pas remarquable qu’un capitaine si âgé, si expérimenté, vienne croiser dans cette mer, presque déserte, pour chercher un navire que son métier doit conduire dans des parages plus fréquentés ?

— Il peut l’avoir aperçu à travers les passages étroits qui séparent les îles, et avoir gouverné ensuite d’après la marche qu’il l’avait vu prendre.

— La chose est possible, répondit le Corsaire avec un air de profonde réflexion. Vos excellens marins savent calculer les chances des vents et des courans, aussi bien que l’oiseau trouve son chemin dans l’air ; mais encore lui fallait-il la description du navire qu’il poursuit.

— Il est possible qu’il ait obtenu cette connaissance.

Tandis que Wilder faisait cette réponse, ses yeux se baissèrent malgré tous ses efforts, ne pouvant supporter le regard perçant qu’ils rencontrèrent.

— Très possible, reprit le Corsaire. Dans le fait il m’a donné lieu de croire qu’il a un agent qui est dans les secrets de l’ennemi ; il a été plus loin, car il me l’a positivement avoué, et il a reconnu que son espoir de succès dépendait du talent de cet individu et des informations qu’il en reçoit ; car il a sans doute des moyens particuliers de communiquer ce qu’il apprend des mouvemens de ceux avec qui il sert.

— L’a-t-il nommé ?

— Il l’a nommé.

— Et son nom ?

— Henry Arche, autrement dit Wilder.

— Il est inutile de chercher à le nier, dit notre aventurier en se levant avec un air de fierté sous lequel il cherchait à cacher la sensation peu agréable qu’il éprouvait véritablement, je vois que vous me connaissez.

— Comme un traître, monsieur.

— Capitaine Heidegger, vous êtes en sûreté ici en vous servant de ces termes injurieux.

Le Corsaire fit un violent effort pour maîtriser la colère qui s’élevait en lui, et cet effort réussit, mais en faisant sortir de ses yeux en même temps des éclairs du mépris le plus amer.

— Vous communiquerez aussi ce fait à vos supérieurs, dit-il avec une ironie insultante. Vous leur direz que le monstre des mers, celui qui pille des pêcheurs sans défense, qui ravage des côtes sans protection, et qui fuit le pavillon du roi George, comme les autres serpens se réfugient dans leurs antres en entendant les pas de l’homme, peut dire sa façon de penser en sûreté, dans sa propre cabine, à la tête de cent cinquante flibustiers. Peut-être sait-il aussi qu’il respire dans l’atmosphère de femmes paisibles et amies de la paix.

Mais le premier mouvement de surprise de l’objet de ses sarcasmes était passé, et ni la colère ne pouvait le porter à répliquer avec aigreur, ni la frayeur le faire descendre aux prières. Croisant les bras avec calme, Wilder répondit simplement :

— J’ai couru ce risque afin de délivrer l’océan d’un fléau qui a déjoué toutes les autres tentatives faites pour l’exterminer. Je savais à quoi je m’exposais, et le sort qui m’attend ne me fera pas trembler.

— Fort bien, monsieur, répliqua le Corsaire en frappant de nouveau le gong avec un doigt qui semblait avoir le poids de toute la force d’un géant. Que le nègre et son compagnon soient mis aux fers, et qu’il ne leur soit permis, sous aucun prétexte, d’avoir aucune communication de vive voix, ou par signes, avec l’autre vaisseau. — Après le départ de l’agent de ses punitions, qui était arrivé au premier son d’appel qu’il connaissait parfaitement, il se retourna vers l’être ferme et immobile qui se tenait debout devant lui. — Monsieur Wilder, continua-t-il, la société dans laquelle vous vous êtes si traîtreusement insinué est soumise à une loi qui vous condamnerait, vous et vos misérables complices, à être suspendus à la grande vergue à l’instant où votre perfidie serait connue de mes gens. Je n’ai qu’à ouvrir cette porte et à proclamer la nature de votre trahison, pour vous abandonner à la tendre merci de mon équipage.

— Vous n’en ferez rien ! non vous n’en ferez rien ! s’écria à son côté une voix qui fit vibrer tous ses nerfs. Vous avez rompu tous les liens qui attachent l’homme à ses semblables, mais la cruauté n’est pas un sentiment inné dans votre cœur. Au nom des souvenirs des temps les plus heureux de votre jeunesse, au nom de la tendresse et de la pitié qui veillèrent sur votre enfance, au nom de cet être puissant qui sait tout et qui ne souffre pas qu’on arrache impunément un cheveu à l’innocent, je vous conjure de bien réfléchir avant de vous exposer à une si terrible responsabilité. Non, vous ne serez pas si cruel, vous ne pourriez, vous n’oseriez l’être !

— Quel destin nous réservait-il, à moi et à mes compagnons, lorsqu’il conçut ce projet perfide ? demanda le Corsaire d’une voix rauque.

— Les lois de Dieu et celles des hommes sont pour lui, répondit la gouvernante, dont l’œil se baissa en rencontrant le regard sévère du Corsaire, qu’elle soutint avec intrépidité ; c’est la raison qui vous parle par ma voix, et je sais que la merci plaide pour lui dans votre cœur. La cause, le motif justifient sa conduite, et la vôtre ne peut trouver d’excuses dans aucune des lois divines et humaines.

— C’est un langage bien hardi pour le faire entendre aux oreilles d’un pirate sanguinaire et sans remords, dit le Corsaire en regardant autour de lui avec un sourire de fierté qui semblait annoncer qu’il voyait clairement que celle qui lui parlait ainsi comptait trouver en lui un caractère diamétralement contraire à celui qu’il venait de se supposer.

— C’est le langage de la vérité, et des oreilles comme les vôtres ne peuvent y être sourdes, si…

Le Corsaire l’interrompit : — C’en est assez, madame, lui dit-il en étendant le bras vers elle avec un air de calme et de dignité, ma résolution a été prise dès le premier instant, et ni les remontrances, ni la crainte des suites qu’elle peut avoir, n’y changeront rien. Monsieur Wilder, vous êtes libre. Si vous ne m’avez pas servi aussi fidèlement que je l’espérais, vous m’avez donné, dans l’art de la physionomie, une leçon qui me rendra plus savant pour le reste de ma vie.

Wilder continuait à rester debout, humilié et condamné par sa propre conscience. Le déchirement de son âme se lisait aisément sur des traits qui ne cherchaient plus à se masquer d’artifice, et qui n’exprimaient que la honte et le chagrin le plus profond. Cependant sa lutte intérieure ne dura qu’un instant.

— Vous ne connaissez peut-être pas toute l’étendue de mon projet, capitaine Heidegger, dit-il ; il embrassait la perte de votre vie, et la destruction ou la dispersion de votre équipage.

— C’était agir conformément aux usages établis parmi cette partie des hommes qui, étant investis du pouvoir, se plaisent à opprimer les autres. Partez, monsieur ; allez à bord du vaisseau qui vous convient, je vous répète que vous êtes libre.

— Je ne puis vous quitter, capitaine Heidegger, sans un mot de justification.

— Quoi ! le pirate poursuivi, dénoncé, condamné peut-il exiger une explication ? Sa bonne opinion est-elle nécessaire à un vertueux serviteur de la couronne ?

— Employez tous les termes de triomphe et de reproche qu’il vous plaira, monsieur, dit Wilder en rougissant, vos discours ne peuvent m’offenser ; cependant je ne voudrais pas vous quitter chargé de tout le mépris que vous croyez que je mérite.

— Parlez librement, monsieur ; vous êtes mon hôte à présent.

Quoique les reproches les plus piquans n’eussent pu blesser Wilder aussi profondément que cette conduite généreuse, il maîtrisa son émotion et se trouva en état de continuer.

— Je ne vous apprendrai sans doute rien de nouveau, dit-il, en vous disant que le bruit général a donné à votre conduite et à votre caractère une couleur qui n’est pas de nature à vous assurer l’estime des hommes.

— Vous pouvez trouver le loisir d’en rembrunir les teintes, s’écria le Corsaire, quoique sa voix, tremblante d’émotion, annonçât évidemment combien était sensible la blessure que lui faisait l’opinion du monde, qu’il affectait de mépriser.

— Si je suis obligé de parler, capitaine Heidegger, mes paroles seront celles de la vérité ; mais est-il surprenant que, rempli d’ardeur pour un service que vous-même autrefois vous avez trouvé honorable, j’aie été disposé à risquer ma vie et même à prendre le masque de la duplicité pour exécuter un plan qui, s’il avait réussi, aurait été, non-seulement récompensé, mais généralement approuvé ? Ce fut avec de tels sentimens que je me chargeai de cette entreprise ; mais je prends le Ciel à témoin que votre confiance et votre franchise m’avaient à demi désarmé, presque avant que j’eusse mis le pied sur votre navire.

— Et cependant vous avez persisté.

— Je pouvais en avoir de puissantes raisons, répondit Wilder en jetant un regard presque involontaire sur les deux dames ; je vous ai tenu ma parole à Newport, et si mes deux compagnons n’avaient pas été retenus sur votre navire, jamais je n’y aurais remis le pied.

— Je veux bien vous croire, jeune homme, et je pense que je pénètre vos motifs. Vous avez joué un jeu bien délicat, et, bien loin de regretter d’avoir perdu la partie, vous vous en applaudirez un jour. Partez, monsieur, une barque vous conduira à bord du Dard.

— Ne vous trompez pas vous-même, capitaine Heidegger ; ne croyez pas qu’aucun acte de générosité de votre part puisse me fermer les yeux sur ce qu’exige mon devoir. Dès l’instant que je me trouverai en présence du commandant du vaisseau que vous venez de nommer, je lui apprendrai qui vous êtes.

— Je m’y attends.

— Et mon bras ne restera pas oisif pendant l’engagement qui doit en résulter. Je puis mourir ici, victime de ma méprise ; mais aussitôt que je suis en liberté, je deviens votre ennemi.

— Wilder, s’écria le Corsaire en lui saisissant la main avec un sourire analogue à la singularité étrange de ce geste, nous aurions dû nous connaître plus tôt ! Mais les regrets sont inutiles. Partez ! Si mes gens venaient à apprendre la vérité, toutes mes remontrances seraient comme des paroles prononcées à voix basse au milieu d’un ouragan.

— Lorsque je vins abord du Dauphin, je n’étais pas seul.

— N’est-ce donc pas assez, dit le Corsaire avec froideur et en reculant d’un pas, que je vous offre la liberté et la vie ?

— De quelle utilité de malheureuses femmes sans forces, sans courage, peuvent-elles être à bord d’un navire dévoué aux aventures que cherche le Dauphin ?

— Et dois-je donc être privé pour toujours de toute relation avec ce qu’il y a de mieux dans mon espèce ? Partez, monsieur, et laissez-moi du moins l’image de la vertu, si je suis privé de sa substance.

— Capitaine Heidegger, dans la chaleur d’un sentiment louable vous m’avez fait une promesse en faveur de ces deux dames, et j’espère qu’elle partait du cœur.

— Je vous entends, monsieur ; ce que je vous ai dit alors je ne l’ai pas oublié, je ne l’oublierai pas ; mais où conduiriez-vous vos compagnes ? Ne sont-elles pas aussi en sûreté ici que partout ailleurs sur la surface des mers ? Dois-je être dépouillé de tout moyen de me faire des amis ? Laissez-moi, monsieur, partez : pour peu que vous tardiez, la permission que je vous en donne pourrait ne plus vous être d’aucune utilité.

— Je n’abandonnerai jamais le dépôt dont je me suis chargé, répondit Wilder avec fermeté.

— Monsieur Wilder, ou je devrais plutôt, je crois, dire lieutenant Arche, répliqua le Corsaire, vous pouvez vous jouer de mes bonnes intentions jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour vous d’en profiter.

— Faites de moi ce qu’il vous plaira : je meurs à mon poste, ou je pars avec celles que j’ai accompagnées ici.

— Monsieur, votre connaissance avec elles, cette connaissance dont vous êtes si fier n’est pas plus ancienne que la mienne. Comment savez-vous si elles préféreront votre protection ? Je me suis bien abusé et j’ai bien mal rempli mes intentions, si elles ont une seule plainte à faire depuis que je suis chargé de pourvoir à leurs besoins et à leur sûreté. — Parlez, belles dames, qui voulez-vous avoir pour protecteur ?

— Laissez-moi ! laissez-moi ! s’écria Gertrude en se couvrant les yeux de terreur, comme elle aurait évité le regard meurtrier d’un basilic, quand elle le vit approcher d’elle avec un sourire insidieux. Oh ! si votre cœur est accessible à la pitié, permettez-nous de quitter votre vaisseau.

Malgré tout l’empire qu’exerçait en général sur tous les mouvemens de son âme l’être qui se voyait ainsi repoussé d’une manière si prompte et si décidée, tous ses efforts ne purent déguiser l’air de mortification profonde avec lequel il entendit le peu de mots que venait de lui adresser Gertrude. Un sourire glacial et forcé se peignit sur ses traits, tandis que, se tournant vers Mrs Wyllys, il murmura d’une voix qu’il s’efforçait en vain d’adoucir.

— J’ai acheté la haine de toute mon espèce, et le prix doit en être payé bien cher. — Madame, vous et votre aimable pupille vous êtes maîtresses de vos actions. Ce navire, cette cabine, sont à votre service ; ou, si vous désirez les quitter, d’autres vous recevront.

— Notre sexe ne peut trouver de sûreté que sous la protection bienfaisante des lois, répondit Mrs Wyllys. Plût au Ciel…

— Il suffit, dit le Corsaire, vous accompagnerez votre ami. Ce navire ne sera pas plus vide que mon cœur quand vous m’aurez tous abandonné.

— Avez-vous appelé ? demanda une voix basse près de lui, d’un ton si doux et si plaintif, qu’il ne pouvait manquer d’arriver à son oreille.

— Roderick, répliqua-t-il à la hâte, vous trouverez de l’occupation sur ce pont. Laissez-nous, mon bon Roderick, laissez-moi quelques instans.

Comme s’il eût été pressé de terminer cette scène le plus promptement possible, il fit entendre un nouveau signal sur le gong, et donna ordre qu’on descendît Fid et le nègre dans une barque, où il fit transporter aussi le peu de bagage des deux dames. Dès que ces arrangemens préliminaires furent terminés, il offrit la main à la gouvernante avec une politesse étudiée, lui fit traverser le pont au milieu de son équipage étonné, et resta sur le bord de son navire jusqu’à ce qu’il la vît assise dans la pinasse avec Gertrude et Wilder. Deux matelots tenaient les rames, et le Corsaire ayant fait ses adieux en silence par un geste de la main, disparut aux yeux de celles qui avaient autant de peine à croire à leur délivrance qu’elles en avaient eu à croire à leur captivité.

Cependant la menace de l’intervention de l’équipage du Dauphin retentissait encore aux oreilles de Wilder. Il fit signe aux matelots de faire force de rames, et eut soin de manœuvrer de manière à mettre la barque le plus tôt possible à l’abri des canons des flibustiers. En passant sous la poupe du Dauphin il entendit qu’on hélait le Dard, et la voix forte du Corsaire traversa les eaux en s’adressant au commandant de ce dernier vaisseau.

— Je vous envoie une partie des convives que vous avez invités, s’écria-t-il, et entre autres tout ce que j’ai de divin[1] sur mon bord.

Le passage fut très court, et aucun des êtres qui venaient d’être rendus à la liberté n’avait eu le temps de recueillir ses pensées, quand vint le moment de monter sur le bord du croiseur de la couronne.

— Que le Ciel nous protége ! s’écria Bignall en apercevant des femmes dans la barque ; que le Ciel nous protége l’un et l’autre, ministre ! ce jeune écervelé nous envoie à bord une paire de cotillons ! Et voilà ce que l’impie réprouvé appelle ses divinités ! On peut aisément deviner où il a ramassé de pareilles créatures. Mais ne vous effarouchiez pas, docteur ; vous savez qu’on peut oublier sans crime la robe qu’on porte quand on est sur cinq brasses d’eau.

Le sourire facétieux du vieux commandant du Dard prouvait qu’il était plus qu’à demi disposé à excuser la présomption audacieuse dont il croyait pouvoir accuser un officier d’un rang inférieur, donnant ainsi en quelque sorte à tous ceux qui l’entendaient une garantie qu’aucun scrupule déplacé ne nuirait à la gaîté de la réunion. Mais quand Gertrude, le visage encore en feu par suite de la scène qui venait de se passer, et qui brillait d’une beauté qui tirait son plus bel éclat de son air d’innoncence, se montra sur le pont, le vieux marin se frotta les yeux avec une surprise qui n’aurait pu être beaucoup plus grande, si un des êtres célestes que le Corsaire avait nommés était tombé du Ciel sur son bord.

— Le misérable n’a donc ni cœur ni âme, s’écria le digne marin ; avoir perverti une créature si jeune et si aimable ! — Eh ! sur ma vie, voici mon lieutenant ! Que veut dire ceci, monsieur Arche ? le temps des miracles est-il revenu ?

Une exclamation partit du fond du cœur de la gouvernante, et un cri étouffé et lugubre sortant des lèvres de l’aumônier pour y répondre, interrompirent les expressions de son indignation et de Son étonnement.

— Capitaine Bignall, dit l’aumônier en lui montrant la dame qui pouvait à peine se soutenir en s’appuyant sur le bras de Wilder, sur ma vie vous vous méprenez sur le caractère de cette dame. Il y a plus de vingt ans que nous ne nous sommes vus ; mais je puis garantir sur mon honneur qu’elle a droit à nos respects.

— Conduisez-moi dans la cabine, murmura Mrs Wyllys. Gertrude, ma chère amie, où sommes-nous ? Menez-moi dans quelque endroit retiré.

On exécuta ses désirs, et ce petit groupe disparut aux yeux des spectateurs qui couvraient le pont. Arrivée dans la cabine, la gouvernante reprit en partie son empire sur elle-même, et ses yeux errans cherchèrent la physionomie douce et compatissante de l’aumônier.

— C’est une rencontre bien tardive et bien déchirante ! dit-elle en appuyant ses lèvres sur la main qu’il lui présentait. Gertrude, vous voyez en monsieur le ministre par qui je fus unie autrefois à l’homme qui fit l’orgueil et le bonheur de mon existence.

— Ne pleurez pas sa perte, dit le révérend ministre en se penchant sur sa chaise avec un intérêt paternel ; il vous fut retiré de bonne heure, mais il mourut comme tous ceux dont il était aimé auraient pu le désirer.

— Et personne ne resta pour transmettre à la postérité son nom glorieux et le souvenir de ses qualités ! Dites-moi, mon bon Merton, la main de la Providence n’est-elle pas visible dans ce jugement ? Ne dois-je pas m’humilier sous ce châtiment, que je n’ai que trop mérité en désobéissant à un père tendre, quoique trop rigoureux ?

— Nul ne doit être assez présomptueux pour sonder les mystères de la juste Providence. Il nous suffit d’apprendre à nous soumettre à la volonté de celui qui gouverne, sans mettre en question sa justice.

— Mais, continua la gouvernante d’une voix étouffée, qui montrait combien était forte la tentation qu’elle éprouvait d’oublier la leçon qu’elle venait de recevoir, une seule vie ne pouvait-elle suffire ? Devais-je être privée de tout en même temps ?

— Réfléchissez, madame ; tout ce qui est arrivé a été ordonné par une sagesse, et, comme je dois le croire, par une merci infinie.

— Vous avez raison. Je ne songerai plus à ces événemens funestes que pour m’en faire l’application. Et vous, digne et bon Merton, qu’êtes-vous devenu depuis le temps dont nous parlons ?

— Je ne suis que l’humble et pauvre berger d’un troupeau peu soumis, répondit l’aumônier en soupirant. J’ai parcouru bien des mers éloignées, et vu dans mes voyages bien des visages nouveaux et des caractères qui l’étaient encore plus pour moi. Des Indes orientales je suis revenu depuis peu dans l’hémisphère où j’ai reçu le jour, et par permission de mes supérieurs je suis venu passer un mois sur le vaisseau d’un ancien compagnon ; car l’amitié qui m’unit au capitaine Bignall remonte encore plus haut que la nôtre.

— Oui, oui, madame, répondit le digne Bignall qui n’avait pu se défendre d’un peu d’émotion pendant cette scène ; il y a près d’un demi-siècle que le ministre et moi nous étions camarades d’école ; et nous avons échangé bien des anciens souvenirs pendant cette croisière. Je me trouve heureux qu’une dame douée de qualités si estimables soit venue embellir encore notre réunion.

— Cette dame est la fille de feu le capitaine, et la veuve du fils de notre ancien commandant, le contre-amiral de Lacey, reprit à la hâte l’aumônier, comme s’il eût su qu’il pouvait compter sur l’honneur et les bonnes intentions de son ami, plus que sur sa discrétion.

— J’ai connu l’un et l’autre, et tous deux étaient pleins de bravoure et excellens marins. Madame était la bien venue comme votre amie, Merton ; mais elle l’est doublement comme fille et comme veuve des deux officiers que vous venez de nommer.

— De Lacey ! murmura une voix agitée à l’oreille de la gouvernante.

— La loi me donne le droit de porter ce nom, dit la dame que nous continuerons à désigner par le nom qu’elle avait pris, et en serrant contre son sein avec affection son élève tout en larmes. Le voile a été déchiré d’une manière inattendue, et je ne chercherai plus à me couvrir de mystère. Mon père était capitaine du vaisseau amiral. La nécessité l’obligea de me laisser dans la société de votre jeune parent plus souvent qu’il ne l’aurait fait s’il en avait prévu les conséquences. Mais je connaissais trop sa pauvreté et sa fierté pour oser le rendre l’arbitre de mon sort, lorsque mon imagination et mon défaut d’expérience me représentèrent l’alternative comme plus à craindre que sa colère même. Nous fûmes mariés secrètement par monsieur, et aucun de nos parens ne fut instruit de cette union. La mort…

La voix manqua à la veuve, et elle fit un signe à l’aumônier, comme pour le prier de continuer le récit.

— Monsieur de Lacey et son beau-père périrent dans la même action, un mois après la cérémonie, ajouta Morton d’une voix attendrie. — Vous-même, madame, vous n’avez jamais été instruite des tristes détails de leur mort. J’en fus le seul témoin, car ils furent tous deux confiés à mes soins au milieu de la confusion du combat. Leur sang se mêla, et votre père, en donnant sa bénédiction au jeune héros, ne se doutait pas qu’il la donnait à son gendre.

— Oh ! j’ai trompé la noblesse de son âme, et que j’en ai été cruellement punie ! s’écria la veuve repentante. — Dites-moi, Merton, a-t-il appris mon mariage avant de mourir ?

— Non, madame. M. de Lacey mourut le premier, la tête placée sur la poitrine de votre père, qui l’avait toujours aimé comme un fils ; mais d’autres pensées que des explications inutiles les occupaient en ce moment.

— Gertrude, dit la gouvernante avec l’accent du repentir, il n’y a de paix pour notre faible sexe que dans la soumission ; il n’a de bonheur à espérer que par l’obéissance.

— Tout est fini à présent, dit Gertrude en pleurant, tout est fini et oublié. — Je suis votre enfant, — votre Gertrude, — la créature que vous avez formée.

— Harry Arche ! s’écria, Bignall après s’être éclairci la voix par un hem si vigoureux que le bruit s’en fit entendre jusque sur le pont. Et saisissant le bras de son lieutenant, qui semblait absorbé dans ses réflexions, il l’entraîna hors de la cabine, tout en lui disant : — À quoi diable songez-vous donc ? Vous oubliez que, pendant tout ce temps, je ne connais pas plus vos aventures que le premier ministre de sa majesté ne se connaît en navigation. Comment se fait-il que vous arriviez ici d’un croiseur de la couronne, tandis que je vous croyais couvert du masque d’un flibustier à bord d’un pirate ? et comment ce je ne sais quel noble rejeton se trouve-t-il à la tête d’un si bon équipage et d’un si beau vaisseau ?

Wilder soupira profondément, en homme qui s’éveille d’un songe agréable, et se laissa entraîner sans résistance hors d’un lieu où il sentait qu’il aurait pu rester à jamais sans désirer d’en sortir.



  1. Divine en anglais signifie divin, mais aussi théologien, prêtre. — Éd.