Le Corsaire rouge/Chapitre XXVI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 359-371).

CHAPITRE XXVI.


« Sur mon honneur, il a l’air pâle. Es-tu malade ou en colère ? »
Shakspeare. Beaucoup de bruit pour rien


L’approche de la voile inconnue devenait de plus en plus visible. Le petit point blanc qu’on avait d’abord aperçu à l’horizon, ressemblant à une mouette flottant sur le sommet d’une vague, s’était insensiblement accru depuis une demi-heure, et présentait alors sur l’eau une pyramide élevée de toiles et d’agrès. Tandis que Wilder considérait cet objet qui grossissait à chaque instant, le Corsaire lui mit une lunette dans la main, en le regardant d’un air qui semblait dire : — Vous pouvez voir que la négligence de votre homme nous a déjà trahis ! Toutefois ce regard paraissait plutôt exprimer un regret qu’un reproche, et sa bouche ne s’ouvrit pas pour confirmer le langage muet de ses yeux. Au contraire, il semblait que son commandant fût jaloux de maintenir le pacte d’amitié qu’ils avaient fait ensemble ; car, lorsque le jeune marin voulut tenter d’expliquer ce qui, selon toute apparence, avait causé la bévue de Fid, il fut interrompu par un geste amical, qui disait assez clairement que l’offense était déjà pardonnée.

— Notre voisin est aux aguets, comme vous pouvez voir, dit le Corsaire. Il a viré vent devant, il se dirige hardiment droit à nous. Eh bien ! laissons-le approcher ; nous allons bientôt apercevoir sa batterie, et alors nous pourrons nous décider sur la nature de la conférence que nous aurons avec lui.

— Si vous le laissez approcher davantage, nous pourrons avoir de la peine à l’empêcher de nous donner la chasse, dans le cas où nous aurions envie de l’éviter.

— il faut qu’un vaisseau soit bien fin voilier pour qu’il puisse égaler le Dauphin à la course.

— Je ne sais : la voile qui est en vue va vite, et il est à croire qu’elle ne nous cède en rien. J’ai rarement vu de vaisseau s’élever aussi rapidement que celui-ci depuis que nous l’avons aperçu.

Le jeune homme parlait avec tant de chaleur, que son compagnon détourna les yeux de l’objet qu’il était occupé à examiner pour les porter sur lui.

— Monsieur Wilder, dit-il vivement et d’un air décidé, vous connaissez ce vaisseau

— J’en conviens : si je ne me trompe, il se trouvera trop fort pour le Dauphin, et c’est d’ailleurs un bâtiment qui ne doit rien avoir à bord de nature à nous tenter beaucoup.

— Sa dimension ?

— Le nègre vous l’a dite.

— Vos hommes le connaissent aussi ?

— Il serait difficile de tromper un vieux matelot sur la forme et l’arrangement de voiles parmi lesquelles il a passé des mois et même des années.

— Je comprends, et voilà qui m’explique les voiles neuves qui sont au grand mât de perroquet. Monsieur Wilder, votre départ de ce vaisseau ne date pas de loin ?

— Non plus que mon arrivée sur celui-ci.

Le Corsaire resta pendant quelques minutes sans parler ; il semblait réfléchir profondément. Son compagnon n’essaya pas de l’interrompre, bien que les regards furtifs qu’il lançait souvent de côté, pour chercher à lire dans ses yeux, trahissent l’empressement qu’il avait de connaître le résultat de ses réflexions.

— Et combien de canons ? demanda enfin brusquement son commandant.

— Quatre fois plus que le Dauphin.

— Le métal ?

— Est encore plus lourd. Sous tous les rapports, c’est un vaisseau plus grand que celui-ci.

— Il appartient sans doute au roi ?

— Assurément.

— Eh bien ! il changera de maître. Par le Ciel, il sera à moi !

Wilder secoua la tête, se contentant de répondre par un sourire d’incrédulité.

— Vous en doutez ? reprit le Corsaire. Venez ici, et regardez sur ce pont. Celui que vous avez si récemment quitté a-t-il à ses ordres des hommes tels que ceux-ci, prêts à faire tout ce qu’il leur commande ?

L’équipage du Dauphin avait été choisi par un homme qui comprenait parfaitement le caractère du marin, parmi tous les différens peuples du monde chrétien. Il n’y avait pas une nation maritime de l’Europe qui n’y eût son représentant. Le descendant des anciens possesseurs de l’Amérique s’était décidé lui-même à abandonner les habitudes et les opinions de ses aïeux, pour errer sur cet élément qui avait baigné pendant des siècles les rivages de sa patrie, sans que ses ancêtres, dans leur simplicité, eussent jamais eu le désir de chercher à en pénétrer les mystères. Tous avaient déjà fait leur apprentissage, et la vie aventureuse qu’ils avaient toujours menée les rendait propres à l’état terrible qu’ils avaient embrassé. Dirigés par l’esprit qui avait su obtenir et conserver sur eux un ascendant despotique, ils formaient réellement un équipage très dangereux, et auquel (eu égard à leur nombre) il était impossible de résister. Leur commandant sourit de plaisir en voyant l’air dont son compagnon contemplait l’indifférence ou la joie farouche que la plupart d’entre eux montraient à l’aspect d’un combat. Même les plus novices de la troupe, les waisters les moins aguerris semblaient aussi sûrs de la victoire que ceux dont l’audace était justifiée par leurs nombreux et constans succès.

— Comptez-vous ces hommes-là pour rien ? demanda le Corsaire à son lieutenant, après lui avoir laissé le temps d’embrasser de l’œil cette bande terrible. Voyez, voici un Danois, aussi solide et aussi inébranlable que le canon auprès duquel je le placerai tout à l’heure. On peut lui couper tous les membres l’un après l’autre, il n’en restera pas moins ferme comme une tour, jusqu’à ce qu’on ait sapé l’édifice dans ses derniers fondemens. Les deux qui sont auprès de lui sont un Russe et un Suédois : ils serviront avec lui la même pièce, et elle ne se taira pas, j’en réponds, tant qu’il en restera un pour y mettre le feu ou tenir l’écouvillon. Cet homme aux formes carrées et athlétiques est un marin des villes hanséatiques. Il préfère notre liberté à celle dont jouit sa ville natale ; et vous verrez que les vénérables institutions des villes libres s’éteindront plutôt qu’il ne quittera le poste que je lui donnerai à défendre. Voici deux Anglais, et bien qu’ils viennent de cette île que j’aime si peu, on ne trouvera pas souvent des hommes meilleurs au besoin. Nourrissez-les bien et battez-les bien, et je réponds de leur zèle et de leur courage. Voyez-vous ce mécréant au visage maigre et pensif, qui a un air de dévotion au milieu de toute sa scélératesse ? Il pêchait du hareng, jusqu’au moment où le goût du bœuf lui vint : alors son estomac se dégoûta de son ancienne nourriture, et l’ambition de devenir riche prit le dessus. C’est un Écossais d’un des lacs du nord.

— Se battra-t-il ?

— Oui, pour de l’argent, pour l’honneur des Macs et pour sa religion. C’est un garçon sensé, après tout, et j’aime à l’avoir de mon côté dans une dispute. Ah ! voilà là-bas l’être par excellence pour exécuter un ordre. Je lui dis un jour de couper un câble dans un moment de presse, et il le coupa au-dessus de sa tête, au lieu de le couper sous ses pieds ; en récompense de cet exploit, il fit un saut dans la mer. Mais depuis lors il vante toujours sa présence d’esprit pour ne s’être pas noyé. Ses idées sont en ce moment dans une grande fermentation ; et, si on pouvait le savoir, je ferais un beau pari que la voile qui est en vue est au moins sextuplée dans son imagination féconde.

— Alors il doit songer à la fuite.

— Loin de là ; il songe plutôt aux moyens de les cerner et de les vaincre. Pour un franc Hibernien[1], la fuite est la dernière pensée qui se présente à l’esprit. Vous voyez cet être qui à l’air triste et pensif auprès de lui. Il a en lui une sorte de sentiment chevaleresque qui pourrait se transformer en héroïsme, si on le voulait. Quoi qu’il en soit, il ne manquera pas de se montrer en vrai Castillan. Son compagnon est venu du rocher de Lisbonne ; je ne me fierais pas volontiers à lui, si je ne savais qu’il n’est guère possible de recevoir ici un salaire de l’ennemi. Ah ! voilà un garçon taillé pour la danse. Vous le voyez ; dans ce moment, ses pieds et sa langue vont en même temps. C’est un composé de contradictions. Il ne manque ni d’esprit ni de sensibilité, et cependant il vous couperait le cou dans l’occasion. Il y a un singulier mélange de férocité et de bonhomie dans sa personne. Je le mettrai parmi ceux qui monteront à l’abordage ; car nous ne serons pas aux prises depuis une minute que, dans son impatience, il voudra tout emporter d’un coup de main[2].

— Et quel est ce matelot qui est auprès de lui, et qui paraît occupé à se dépouiller d’une partie de ses vêtemens ? demanda Wilder, entraîné par le charme que le Corsaire savait répandre sur cette aride nomenclature.

— C’est un Hollandais économe. Il calcule qu’il vaut tout autant être tué dans un vieil habit que dans un neuf, et il en a sans doute fait part à son voisin le Gascon, qui n’en est pas moins résolu à mourir décemment, si, après tout, il faut mourir. Le premier s’y est heureusement pris de bonne heure pour commencer ses préparatifs pour le combat, autrement l’ennemi pourrait nous battre avant qu’il fût prêt. Si ces deux braves champions étaient chargés de vider entre eux la querelle, le bouillant Français aurait vaincu son voisin de Hollande, avant que celui-ci crût même la bataille commencée ; mais s’il laissait passer le moment favorable, croyez-moi, le Hollandais lui donnerait du mal. Oubliez-vous, Wilder, qu’il y a eu un temps où les compatriotes de cet homme lent et lourd nettoyaient les mers avec un balai au haut de leurs mâts ?

Le Corsaire avait un sourire farouche en parlant ainsi, et il s’exprimait avec une sorte d’emphase amère. Son compagnon ne voyait cependant pas quel plaisir si grand il pouvait trouver à rappeler les triomphes d’un ennemi étranger, et il se contenta de reconnaître la vérité de ce fait historique par une simple inclination de tête. Comme s’il était même affligé de cet aveu, et qu’il voulût bannir entièrement cette réflexion mortifiante, il s’empressa de dire :

— Vous avez passé ces deux grands matelote qui observent les agrès de l’étranger avec tant de gravité.

— Ah ! oui, ils sont d’un pays auquel nous portons l’un et l’autre de l’intérêt. La mer n’est pas plus inconstante que ces coquins ne le sont dans leurs sentimens. Leurs esprits ne sont encore faits qu’à demi à la piraterie. C’est un vilain mot, monsieur Wilder, mais je crains que nous ne le méritions. Ces drôles ont toujours soin d’avoir une petite pacotille de grâce en réserve au milieu de toute leur scélératesse.

— Ils regardent le vaisseau étranger comme s’ils voyaient de l’imprudence à le laisser approcher autant.

— Ah ! ce sont d’habiles calculateurs. Je crains qu’ils n’aient découvert l’avantage qu’il a sur nous par le nombre de ses canons ; car ils semblent doués d’une vue surnaturelle dans les affaires qui touchent leurs intérêts. Mais vous voyez qu’ils sont forts et nerveux ; et, ce qui vaut mieux, ils ont une tête qui leur apprend à mettre à profit cet avantage.

— Vous croyez qu’ils manquent de courage ?

— Hem ! il serait dangereux de l’éprouver sur quelque point qu’ils croiraient matériel. Ils ne se disputent pas sur les mots, et ils perdent rarement de vue certaines maximes moisies, qui, à ce qu’ils prétendent, viennent d’un livre que je crains que vous et moi nous n’étudions guère. Il ne leur arrive pas souvent de frapper un coup par pur esprit de chevalerie ; et, s’ils y étaient portés, les coquins ont trop de dispositions pour la logique, pour prendre, comme votre nègre, le Dauphin pour une église. Cependant, s’ils décident dans leurs fortes têtes qu’il y a lieu d’attaquer, croyez-moi, les deux canons qu’ils commandent feront un meilleur service que tout le reste de leur batterie. Mais, s’ils pensent autrement, je ne serais pas surpris qu’ils n’engageassent à ménager la poudre pour quelque meilleure occasion. De l’honneur ! ma foi, les drôles sont trop forts en polémique pour voir le point d’honneur dans un métier comme le nôtre. Mais nous bavardons sur des bagatelles, lorsqu’il est temps de penser aux choses sérieuses. Monsieur Wilder, nous allons maintenant montrer nos voiles.

Les manières du Corsaire changèrent aussi promptement que son langage. Perdant le ton de sarcasme et de légèreté qu’il avait pris, pour prendre un air plus en harmonie avec le rang qu’il occupait, il se mit à se promener seul, pendant que son lieutenant donnait les ordres nécessaires pour faire exécuter les volontés du chef. Nightingale donna le signal ordinaire, et sa voix rauque fit entendre le cri de : — Holà ! voiles partout !

Jusque alors les hommes de l’équipage du Dauphin avaient fait leurs observations sur la voile qui s’élevait si rapidement au-dessus des eaux, chacun suivant leur caractère différent. Les uns étaient rayonnans de joie par la perspective d’une capture ; d’autres, connaissant mieux leur commandant, étaient loin de regarder comme une chose décidée qu’ils en viendraient aux mains ; quelques-uns, plus accoutumés à réfléchir, secouaient la tête à mesure que le vaisseau approchait, comme s’ils croyaient qu’il était déjà à trop peu de distance pour qu’il n’y eût pas de danger. Cependant, comme ils ignoraient également les sources secrètes auxquelles le chef avait si souvent prouvé qu’il puisait ses renseignemens d’une manière qui semblait quelquefois tenir du miracle, ils se contentèrent d’attendre patiemment sa décision ; mais, lorsqu’ils entendirent le cri du contre-maître, ils manifestèrent la joie qu’il leur causait en déployant sur-le-champ l’activité la plus soutenue.

Les ordres se succédèrent ensuite rapidement les uns aux autres, donnés par Wilder, qui, en vertu du poste qu’il occupait dans ce moment, avait le pouvoir exécutif.

Comme le lieutenant et l’équipage paraissaient animés du même esprit, il ne se passa pas beaucoup de temps avant que les mâts nus du Dauphin fussent enveloppés d’un vaste volume de toile aussi blanche que la neige. Les voiles furent déployées rapidement et les vergnes hissées au haut des mâts. Le vaisseau, mis en mouvement par la brise, était balancé par le roulis, mais n’avançait pas encore à cause de la position de ses vergues. Lorsque tout fut prêt pour la marche, quelle que fût la direction qu’on jugeât à propos de prendre, Wilder monta de nouveau sur la poupe pour en donner avis à son supérieur. Il trouva le Corsaire occupé à regarder attentivement le vaisseau dont le corps sortait alors de la mer et présentait une longue ligne jaune et saillante, que chacun reconnut pour les sabords par où parlaient les canons qui faisaient sa force. Mrs Wyllys, accompagnée de Gertrude, se tenait près de lui, pensive comme l’ordinaire, mais trop aux aguets pour laisser échapper la moindre circonstance.

— Nous sommes prêts à partir, dit Wilder, nous n’attendons plus que l’indication de la route.

Le Corsaire tressaillit et s’approcha davantage de son lieutenant avant de répondre. Ensuite, le regardant en face, et avec une expression marquée, il lui demanda :

— Vous êtes certain que vous reconnaissez ce vaisseau, monsieur Wilder ?

— J’en suis certain, répondit celui-ci avec calme.

— Il est de la marine royale, dit sur-le-champ la gouvernante.

— Oui, je l’ai déjà dit.

— Monsieur Wilder, reprit le Corsaire, nous mettrons sa vitesse à l’épreuve, diminuez les basses voiles et remplissez vos voiles d’avant.

Le jeune marin fit un signe de tête pour indiquer qu’il allait obéir, et il se hâta d’aller exécuter les volontés de son commandant. Il y avait une ardeur et peut-être une sorte de tremblement dans la voix de Wilder en donnant les ordres nécessaires, qui formait un contraste remarquable avec le calme qui caractérisait le Corsaire. Ces inflexions inaccoutumées n’échappèrent pas aux oreilles de quelques-uns des plus vieux marins ; et ceux-ci échangèrent entre eux des regards d’une expression particulière ; mais ses paroles ne furent pas suivies d’une obéissance moins prompte que celles qui sortaient de la bouche de leur chef redouté. Les vergues de l’avant furent dressées, les voiles furent gonflées par le vent, et cette masse, qui avait été pendant si long-temps inerte, commença à fendre les eaux. Le vaisseau atteignit bientôt toute sa rapidité, et la lutte entre les deux navires rivaux devint du plus vif intérêt.

L’autre vaisseau était alors à la distance d’une demi-lieue, exactement sous le vent du Dauphin. Un examen plus précis et plus attentif n’avait laissé de doute à personne sur la force et sur la nature de ce bâtiment. Les rayons d’un soleil brillant tombaient à plein sur sa bordée, tandis que l’ombre de ses voiles se réfléchissait au loin sur les eaux dans une direction opposée aux leurs. Il y avait des momens où l’œil pouvait, à l’aide de la lunette, pénétrer à travers les sabords dans l’intérieur du vaisseau, et avoir une idée des mouvemens qui s’y faisaient. On distinguait quelques formes humaines dans différentes parties de ses agrès ; mais, du reste, tout était calme et tranquille, tout indiquait un grand ordre et une discipline parfaite.

Lorsque le Corsaire entendit le bruit que faisaient les vagues en fendant les eaux et qu’il vit l’écume jaillir de tous côtés autour de lui, il fit signe à son lieutenant de venir le joindre sur la poupe. Pendant quelques minutes, ses yeux restèrent fixés sur le vaisseau comme si toute son attention était concentrée pour en examiner la force.

— Monsieur Wilder, dit-il enfin, du ton d’un homme qui venait d’éclaircir ses doutes sur quelque point qui l’agitait, j’ai déjà vu ce vaisseau.

— C’est probable, il a parcouru presque toutes les eaux de l’Atlantique.

— Oui, ce n’est pas la première fois que nous nous rencontrons ! Un peu de peinture l’a changé à l’extérieur, mais je crois reconnaître la manière dont les mâts sont disposés.

— Il est certain qu’ils font plus la quête qu’à l’ordinaire.

— Oui, c’est remarquable. — Avez-vous servi long-temps à son bord ?

— Plusieurs années.

— Et vous l’avez quitté…

— Pour me joindre à vous.

— Dites-moi, Wilder, vous ont-ils traité comme un être d’un ordre inférieur ? Hem ! traitaient-ils votre mérite de provincial ? Disaient-ils que tout ce que vous faisiez sentait l’Amérique ?

— Je l’ai quitté, capitaine Heidegger.

— Ah ! ils vous en ont donné sujet. Voilà du moins une obligation que je leur ai. — Mais vous y étiez pendant l’équinoxe de mars ?

Wilder fit un signe de tête affirmatif.

— C’est ce que je pensais. Et vous avez combattu un bâtiment étranger pendant la tempête ? Les vents, l’océan et l’homme étaient tous aux prises ensemble ?

— Cela est vrai. Nous vous avons reconnu, et nous avons cru un moment que votre heure était venue.

— J’aime votre franchise. Nous avons bravement combattu l’un contre l’autre, et nous n’en serons qu’amis plus fidèles, maintenant que l’amitié est établie entre nous. Je ne vous interrogerai pas davantage sur ce point, Wilder ; car ce n’est pas en trahissant ceux qu’on a quittés qu’on gagne ma faveur. Il suffit que vous soyez maintenant enrôlé sous mon pavillon.

— Quel est ce pavillon ? demanda-t-on d’une voix douce, mais ferme, auprès de lui.

Le Corsaire se retourna sur-le-champ, et vit la gouvernante, dont l’œil calme et scrutateur était fixé sur lui. Son visage exprima à la fois diverses passions qui semblaient se contredire dans son âme ; puis tout à coup il reprit cet air de courtoisie recherchée qu’il affectait toujours quand il s’adressait à ses prisonnières.

— C’est une femme qui rappelle à deux marins leur devoir s’écria-t-il. Nous avons manqué à la politesse en ne montrant pas au vaisseau étranger notre pavillon. Hissons-le, monsieur Wilder, pour ne manquer à aucune des règles de l’étiquette nautique.

— Le vaisseau qui est en vue n’en a pas.

— N’importe, nous prendrons les devans sur lui.

Wilder ouvrit la petite armoire qui contenait les pavillons les plus en usage, mais il hésita sur celui qu’il devait choisir, parmi une douzaine qui étaient roulés dans les différens compartimens.

— Je ne sais lequel de ces emblèmes il vous plaira de montrer, dit-il d’un air qui indiquait assez qu’il attendait une réponse.

— Essayez le pavillon hollandais. Le commandant d’un si beau vaisseau doit comprendre toutes les langues des peuples chrétiens.

Le lieutenant fit un signe au quartier-maître de service ; et, un instant après, le pavillon des Provinces-Unies flottait au haut du Dauphin. Les deux officiers observèrent attentivement l’effet qu’il produirait sur le bâtiment étranger, qui refusa cependant de répondre au faux signal qu’ils venaient d’arborer.

— Ils voient que nous avons un vaisseau qui n’a jamais été fait pour les bas-fonds de la Hollande. Peut-être nous reconnaissent-ils ? dit le Corsaire en paraissant interroger de l’œil son compagnon.

— Je ne pense pas. On fait usage de trop de couleurs sur le Dauphin pour que ses amis même soient sûrs de le reconnaître.

— C’est un vaisseau qui a de la coquetterie, j’en conviens, reprit le Corsaire en souriant. Essayons le pavillon portugais : voyons si les diamans du Brésil sont en faveur à ses yeux.

Le premier pavillon fut baissé, et, à sa place, on livra au vent l’emblème de la maison de Bragance. Cependant l’étranger poursuivait sa course sans paraître faire attention, en serrant le vent de plus en plus près, pour diminner autant que possible la distance qu’il y avait entre lui et le navire qu’il cherchait à atteindre.

— Un allié ne saurait l’émouvoir, dit le Corsaire. Eh bien ! faisons-lui voir le drapeau blanc.

Wilder obéit en silence. Le pavillon de Portugal fut descendu sur le pont, et le pavillon de France flotta dans les airs. À peine avait-il atteint le haut du mât, que de larges et éclatantes armoiries s’élevèrent, semblables à un énorme oiseau qui prend son vol, du pont de l’autre navire, et se déployèrent au-dessus des eaux. Au même instant une colonne de fumée sortit du flanc du vaisseau, et elle avait déjà été chassée en arrière par le vent, avant que le bruit du canon fût parvenu jusqu’aux oreilles de l’équipage du Dauphin.

— Voilà une preuve de l’amitié de deux nations, dit sèchement le Corsaire. Il garde le silence pour le Hollandais et pour la couronne de Bragance ; mais toute sa bile est en mouvement à la vue d’une simple nappe blanche ! Laissons-le contempler ce pavillon qu’il aime si peu, monsieur Wilder ; lorsque nous serons fatigués de le montrer, nos armoires pourront en fournir d’autres.

Il paraît en effet que la vue du pavillon que le Corsaire avait arboré produisit sur le vaisseau en vue le même effet que la moleta de l’agile banderilla[3] produit sur le taureau en fureur. Une foule de petites voiles, qui ne pouvaient pas être d’une grande utilité, mais qui servaient du moins à paraître vouloir accélérer sa course, furent aussitôt déployées à son bord ; et il n’y eut pas un bras ni une bouline qu’on ne cherchât à tendre davantage. En un mot, le navire ressemblait au coursier que le jockey frappe sans nécessité, lorsqu’il est lance dans toute sa vitesse, et que l’aiguillon ne peut produire aucun effet. Cependant les deux vaisseaux déployaient toute la force de leurs voiles, sans que l’avantage parût être d’une manière marquée pour l’un ou pour l’autre. Bien que le Dauphin fût renommé pour sa vitesse, son rival ne semblait lui céder en rien. Le vaisseau du flibustier s’inclinait au vent, et l’écume étincelante qu’il chassait devant lui s’élevait de plus en plus ; mais chaque impulsion de la brise était également sentie par l’autre navire, dont les mouvemens sur la mer houleuse semblaient aussi rapides et aussi gracieux que ceux du Dauphin.

— Ce vaisseau fend l’eau comme l’hirondelle fend l’air, dit le chef des flibustiers au jeune lieutenant qui était encore à ses côtés et qui cherchait à cacher une inquiétude qui augmentait à chaque instant. — Est-il renommé pour la vitesse ?

— Le courlis vole à peine plus vite. Ne sommes-nous pas déjà assez près pour des hommes qui ne croisent que pour leur propre plaisir ?

Le Corsaire lança sur son compagnon un regard d’impatience et de soupçon, mais aussitôt souriant d’un air d’audace et de fierté :

— Qu’il égale l’aigle dans son essor le plus élevé et le plus rapide, s’écria-t-il, et il ne nous laissera pas encore en arrière ! Pourquoi cette répugnance à vous trouver à un mille de distance d’un vaisseau de la couronne ?

— Parce que je connais sa force et que je sais qu’il n’y a aucun espoir d’attaquer avec succès un ennemi si supérieur, répondit Wilder avec fermeté. Capitaine Heidegger, vous ne pouvez vous battre avec avantage contre ce vaisseau ; et, à moins que vous ne profitiez à l’instant de la distance qui nous en sépare, vous ne pouvez lui échapper ; je ne sais même s’il n’est pas déjà trop tard pour tenter ce dernier parti.

— Cette opinion, monsieur, est celle d’un homme qui évalue trop haut les forces de son ennemi, parce qu’à force d’en entendre parler, il s’est habitué à le regarder comme quelque chose de plus qu’humain. Monsieur Wilder, il n’y a personne de plus hardi ni de plus modeste à la fois que ceux qui sont accoutumés depuis long-temps à mettre leur confiance en eux-mêmes. Ce n’est pas la première fois que j’approche d’un pavillon de roi, et cependant, vous le voyez, je suis encore sur mon bord.

— Écoutez ! c’est le tambour, ils préparent leurs canons.

Le Corsaire prêta l’oreille un moment et put distinguer le roulement qui appelle l’équipage d’un vaisseau de guerre à son poste.

Après avoir d’abord levé les yeux sur ses voiles, et jeté le coup d’œil du maître sur tout ce qui l’entourait, il répondit avec calme :

— Nous imiterons son exemple, monsieur Wilder. Donnez l’ordre.

Jusqu’alors tous les gens de l’équipage du Dauphin avaient été occupés ou à remplir les devoirs qui étaient assignés à chacun d’eux, ou à observer d’un œil curieux le vaisseau qui cherchait avec tant d’empressement à se rapprocher d’eux. Le murmure bas, mais continuel, de leurs voix étouffées, indiquait seul l’intérêt qu’ils prenaient à ce spectacle ; mais dès l’instant que le premier son du tambour se fit entendre, chaque homme se rendit à son poste avec un égal empressement. Ce mouvement fut l’affaire d’un instant, et, aussitôt après, il régna sur tous les points ce morne silence que nous avons déjà eu occasion de faire remarquer dans une circonstance semblable. Les officiers seuls s’agitaient pour aller prendre les ordres qui les concernaient, tandis que les munitions de guerre, qui étaient tirées du magasin, annonçaient des préparatifs plus sérieux qu’à l’ordinaire. Le Corsaire lui-même avait disparu, mais il ne tarda pas à se montrer de nouveau sur la poupe, équipé pour le combat qui semblait approcher, et occupé, comme toujours, à étudier la force et les évolutions de son antagoniste. Ceux qui le connaissaient le mieux disaient que la grande question n’était pas encore décidée ; et leurs regards avides se dirigeaient sur leur chef, comme pour pénétrer le mystère dont il lui plaisait d’envelopper ses desseins. Il avait jeté le bonnet de marin, et ses beaux cheveux flottaient au gré du vent sur un front qui semblait formé pour donner naissance à des pensées beaucoup plus nobles que celles qui paraissaient avoir occupé sa vie, tandis qu’une espèce de casque en cuir était déposé à ses pieds. Dès l’instant qu’il mettait ce casque, c’était le signal que le moment du combat était arrivé ; mais jusqu’alors rien n’annonçait qu’il se préparât à le donner.

Pendant ce temps, chaque officier avait examiné l’état de sa division, et était venu faire son rapport. Alors, par une sorte de permission tacite de leur chef, le calme solennel qui avait régné jusqu’alors dans l’équipage cessa jusqu’à un certain point, et il s’établit à voix basse des conversations animées, la politique du chef permettant cette infraction aux règles ordinaires de vaisseaux plus réguliers, pour s’accommoder au caractère de ses compagnons, et pour leur laisser le temps de s’animer mutuellement, puisque de leurs dispositions et de leur courage dépendait si souvent le succès de ses entreprises désespérées.



  1. Irlandais. — Éd.
  2. Ce mot est en français dans le texte pour achever le portrait de notre compatriote : nous avons eu plus d’une fois l’occasion de remarquer la disette des auteurs anglais et américains lorsqu’ils veulent décocher un trait de satire sur notre caractère national : c’est une singulière manie que de faire de nous un peuple de danseurs féroces. À cette préoccupation, il faut attribuer sans doute les portraits faux que les Anglais tracent de nous : ces portraits sont des caricatures. Heureusement il y a des peintres parmi les lions. — Éd.
  3. Les Espagnols appellent banderilla les drapeaux qui entourent le dard avec lequel on excite le taureau dans l’amphithéâtre. — Éd.