Le Corsaire rouge/Chapitre XXV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 346-358).

CHAPITRE XXV.


« Ils se préparent aujourd’hui sur mer. »
ShakspeareAntoine et Cléopâtre.


L’annonce d’une voile, dans une mer aussi peu fréquentée que celle où se trouvait le Corsaire, ranima l’équipage. Suivant leur manière de calculer, plusieurs semaines avaient déjà été entièrement perdues par leur chef, en plans chimériques et sans résultat. Ils n’étaient pas gens à raisonner sur la fatalité qui leur avait ravi le vaisseau de Bristol ; il suffisait à leurs esprits grossiers que ce riche butin leur eût échappé. Sans examiner les causes de cette perte, ils n’avaient été, comme nous l’avons déjà vu, que trop disposés à faire tomber leur ressentiment sur la tête innocente de l’officier qui était chargé du soin d’un vaisseau qu’ils regardaient déjà comme leur proie. Il se présentait enfin une occasion de réparer leur perte. Le bâtiment étranger allait les rencontrer dans une partie de l’océan où il n’y avait à peu près aucun secours à espérer, et les flibustiers auraient le temps de profiter complètement du succès qu’ils pourraient obtenir. Chacun, sur le vaisseau, parut sentir ces avantages, et les cris partis du haut des mâts retentirent de vergues en vergues, et se firent entendre jusque dans le fond du navire.

Le Corsaire lui-même montrait plus de satisfaction que de coutume à l’idée de faire cette capture. Il sentait la nécessité de quelque exploit brillant ou profitable pour maintenir l’équipage dans l’obéissance, et une longue expérience lui avait appris qu’il ne pouvait jamais mieux resserrer les liens de la discipline que dans les momens qui paraissaient le plus exiger tout son courage et toute son habileté. En conséquence, il se montra au milieu des matelots, l’air ouvert et dégagé, parlant à plusieurs qu’il appelait par leurs noms, et dont il ne dédaignait même pas de demander l’avis sur la nature de la voile qui était en vue. Après leur avoir fait entendre indirectement que leurs dernières offenses étaient pardonnées, il convoqua Wilder, le général et un ou deux autres officiers supérieurs, et monta avec eux sur la poupe, où ils se disposèrent à faire des observations plus particulières et plus certaines, à l’aide d’une demi-douzaine d’excellentes lunettes.

Quelques minutes se passèrent à examiner en silence et avec attention l’objet qu’on avait en vue. Le jour était pur, le vent frais, sans être dur, la mer unie et l’horizon découvert de toutes parts. En un mot, tout se réunissait non-seulement pour faciliter leur examen, mais encore pour favoriser les manœuvres qui, suivant toute probabilité, allaient devenir nécessaires.

— C’est un vaisseau ! s’écria le Corsaire en baissant sa lunette, et annonçant ainsi le premier le résultat de son long et attentif examen.

— C’est un vaisseau ! répéta le général, sur les traits impassibles duquel un rayon de satisfaction semblait chercher à percer.

— Un vaisseau avec tous ses agrès, continua un troisième relevant la tête à son tour.

— Il faut qu’il y ait quelque chose pour soutenir tous ces espars, reprit le commandant. Il doit y avoir dessous une cargaison de prix. — Mais vous ne dites rien, monsieur Wilder ! C’est, suivant vous…

— Un vaisseau de haut bord, répondit notre aventurier, qui, bien qu’il eût gardé jusques alors le silence, n’avait pas fait ses observations avec le moins d’intérêt. Ma lunette me trompe-t-elle, ou…

— Ou quoi, monsieur ?

— Je le vois venir d’avant.

— Moi aussi. C’est un grand navire qui se laisse aller à une bouline et qui est disposé de manière à filer vite, et il se dirige de ce côté-ci. Il vient de hisser ses voiles d’en bas il y a cinq minutes. — C’est ce qui m’a paru. Mais…

— Mais quoi ? il n’y a point de doute qu’il fait face au nord-est. Puisqu’il veut bien nous éviter la peine de lui donner la chasse, nous n’avons pas besoin de précipiter nos mouvemens. Laissez-le venir. — Que vous semble la marche de ce vaisseau, général ?

— Pas du tout militaire, mais tout-à-fait séduisante ! Il y a en lui, jusque dans ses perroquets, quelque chose qui sent les mines.

— Et vous, monsieur, reconnaissez-vous aussi l’apparence d’un galion dans ses huniers ?

— Il y aurait quelque raison de le croire, répondit un officier. On dit que les Espagnols prennent souvent ce passage, afin d’éviter toute conversation avec ceux dont la mission est, comme la nôtre, d’écumer les mers.

— Ah ! votre Espagnol est le prince de la terre ! Ce sera une œuvre de charité de le débarrasser de sa riche cargaison, car il coulerait à fond sous un pareil fardeau, comme cette jeune Romaine qui périt écrasée sous le poids des boucliers des Sabins. Je pense que vous ne voyez pas l’étranger sous d’aussi brillantes couleurs, monsieur Wilder.

— C’est un navire de grande dimension ?

— Raison de plus pour croire qu’il porte un noble fret. Vous êtes encore novice dans ce joyeux métier, monsieur, ou vous sauriez que la dimension est une qualité que nous apprécions toujours dans les navires auxquels nous rendons visite. S’ils sont chargés de boulets, nous les laissons méditer à loisir sur la distance qu’il y a de la coupe à la bouche ; mais si leur cargaison ne consiste pas en un métal plus dangereux que celui du Potose, ils n’en vont en général que plus vite après avoir passé quelques heures dans notre société.

— Le bâtiment ne fait-il pas des signaux ? demanda Wilder d’un air pensif.

— Est-il prompt à nous voir ? Il faut qu’il soit bien sur ses gardes pour apercevoir de si loin un vaisseau qui ne se sert que de ses voiles d’étai. La vigilance est un indice infaillible d’une riche cargaison.

Il y eut alors un moment de silence pendant lequel les lunettes, à l’exemple de Wilder, furent de nouveau levées dans la direction du navire étranger. Les opinions furent partagées, et les uns affirmant, les autres niant le fait des signaux. Le Corsaire lui-même garda le silence, bien qu’il observât avec une attention suivie.

— Nous finissons par avoir la vue trouble à force de regarder, dit-il. Je me suis toujours trouvé bien d’employer des yeux qui eussent encore toute leur force, quand les miens me refusent leur service. Venez ici, continua-t-il en s’adressant à un homme qui était occupé à quelque travail sur la poupe, à peu de distance du lieu où s’était placé le groupe d’officiers ; venez ici : dites-moi ce que vous pensez de la voile que vous apercevez au sud-ouest.

Cet homme se trouvait être Scipion, qui avait été choisi, à cause de sa dextérité, pour le travail en question. Mettant son bonnet sur le pont, avec un respect encore plus profond que celui que le matelot à coutume de montrer envers son supérieur, il leva la lunette d’une main, tandis que de l’autre il couvrit l’œil dont l’usage ne lui était pas utile pour le moment. Mais il n’eut pas plutôt aperçu l’objet éloigné, qu’il laissa retomber l’instrument et fixa ses yeux sur Wilder avec une sorte d’étonnement stupide.

— Avez-vous vu la voile ? demanda le Corsaire.

— Maître, pouvoir le voir, avec ses yeux à lui.

— Oui, mais que découvrez-vous à l’aide de la lunette ?

— Être un vaisseau, monsieur.

— Cela est vrai. De quel côté se dirige-t-il ?

— Lui dériver sur vaisseau à nous.

— C’est encore vrai. Mais a-t-il arboré des signaux dehors ?

— Lui avoir trois voiles neuves au mât de perroquet, monsieur.

— Il ne doit en aller que mieux. Avez-vous vu son pavillon ?

— Lui pas en avoir du tout.

— C’est ce que je pensais. Il suffit… Un moment cependant… On trouve souvent une honnête idée en la cherchant là où l’on ne croit pas qu’elle existe. De quelle dimension penses-tu que soit ce bâtiment ?

— Lui être tout juste de sept cent cinquante tonneaux, maître.

— Comment donc ! la langue de votre nègre, monsieur Wilder, est aussi juste que la règle d’un charpentier. Le drôle parle de la dimension d’un navire qu’on aperçoit à peine, avec autant d’assurance qu’un jaugeur de la douane royale qui l’aurait mesuré.

— Vous voudrez bien avoir égard à l’ignorance de ce noir ; les hommes de son état sont rarement en état de répondre à des questions.

— Ignorance ! répéta le Corsaire en promenant ses regards de l’un à l’autre avec cette vivacité qui lui était particulière, et en les reportant ensuite sur l’objet qu’on découvrait à l’horizon. Je ne sais trop, cet homme n’a pas l’air d’avoir l’ombre d’un doute. — Vous pensez que son tonnage est précisément ce que vous avez dit ?

Scipion promena à son tour ses grands yeux noirs de son nouveau commandant à son ancien maître, et, pendant un moment, il parut avoir perdu l’usage de ses facultés. Mais cette incertitude ne dura qu’un instant. Il n’eut pas plutôt vu ce dernier froncer le sourcil, que l’air de confiance avec lequel il avait émis sa première opinion fit place à un air de stupidité si marquée, qu’il semblait impossible qu’un pareil être pût jamais former une idée.

— Je vous demande si ce vaisseau ne peut être d’une douzaine de tonneaux plus grand ou plus petit que ce que vous avez dit, continua le Corsaire, lorsqu’il vit qu’il n’était pas probable qu’il eût de si tôt une réponse à sa question précédente.

— Lui être juste comme maître voudra, répondit Scipion.

— Je voudrais qu’il fût de mille, car la prise n’en serait que plus riche.

— Moi croire lui être bien de mille.

— Un joli bâtiment de trois cents tonneaux ferait encore notre affaire s’il était bien garni d’or.

— Lui avoir tout l’air d’être de trois cents.

— Il me semble que c’est un brick.

— Lui sembler être aussi un brick à moi.

— Ou peut-être, après tout, n’est-ce qu’un schooner avec beaucoup de voiles.

— Un schooner avoir souvent une voile de perroquet, répondit le nègre résolu d’acquiescer à tout ce que l’autre disait.

— Qui sait même si c’est une voile ! Holà ! il est bon d’avoir plusieurs opinions sur une affaire de cette importance. — Holà ! qu’on fasse venir le matelot Fid. — Vos compagnons sont intelligens, monsieur Wilder, que vous ne devez pas être surpris si j’éprouve tant de plaisir à les interroger.

Wilder se mordit les lèvres, et le reste du groupe montra un grand étonnement ; mais ces derniers étaient depuis trop longtemps accoutumés aux caprices de leur commandant, et le premier était trop prudent pour parler dans un moment où le Corsaire semblait vouloir tenir seul la conversation.

Cependant le vieux matelot ne fut pas long-temps à paraître, et le chef rompit de nouveau le silence.

— Et vous mettez en doute que ce soit même une voile ? continua-t-il.

— Moi le mettre en doute, continua le nègre obstiné.

— Vous entendez ce que dit votre ami, maître Fid ; il pense que cet objet qui se dirige si vite vers nous n’est pas une voile.

Comme Fid ne vit pas de raison pour cacher son étonnement en entendant émettre cette singulière opinion, il le manifesta avec tous les embellissemens dont il avait coutume de revêtir les impressions qu’il éprouvait pour les rendre plus sensibles.

Après avoir regardé un moment dans la direction de la voile pour s’assurer qu’il n’y avait pas eu d’erreur, il tourna les yeux d’un air de dédain sur Scipion, comme pour se disculper de l’avoir pour camarade en montrant le mépris que lui causait son ignorance.

— Et pourquoi diable prenez-vous cela, Guinée ? Pour une église ?

— Oui, moi penser être une église, répondit le nègre complaisant.

— Bon Dieu ! l’imbécile de mauricaud ! Votre honneur sait que la conscience est une chose diablement négligée en Afrique, et il n’en voudra pas au noir de se tromper tant soit peu sur l’article de la religion ; mais c’est un franc matelot, et il doit savoir distinguer une voile de perroquet d’une girouette. Alors, voyons, Scipion, pour l’honneur de vos amis, si vous n’avez pas d’amour-propre pour vous-même, dites à son…

— C’est inutile, interrompit le Corsaire. Prenez cette lunette, vous, et dites votre opinion sur la voile qui est en vue.

Fid fit une profonde inclination pour reconnaître le compliment ; et, déposant ensuite sur le pont son petit chapeau goudronné, il se disposa avec beaucoup de calme, et comme il s’en flattait, d’un air capable, à faire ce qu’on lui demandait. Le vieux matelot fut beaucoup plus de temps à regarder que n’en avait été le nègre, son compagnon, et ses observations durent en conséquence être beaucoup plus précises. Cependant, au lieu d’émettre tout de suite son opinion, lorsqu’il eut l’œil fatigué il baissa la lunette et en même temps sa tête, et resta dans l’attitude d’un homme occupé à recueillir ses idées. Pendant qu’il réfléchissait, son tabac allait à droite et à gauche dans sa bouche, et il avait une main appuyée sur le côté, comme s’il eût voulu réunir toutes ses facultés pour quelque effort d’esprit extraordinaire.

— J’attends votre avis, reprit son commandant attentif, lorsqu’il crut que Richard Fid avait eu assez de temps pour mûrir son opinion.

— Votre honneur, veut-il me dire le jour que nous sommes du mois aujourd’hui, ainsi que le jour de la semaine, si ce n’est pas lui donner trop de peine ?

Il eut sur-le-champ la réponse à ses deux questions.

— Nous eûmes le vent de sud-est le premier jour que nous partîmes, ensuite il tourna dans la nuit, et souffla fortement au nord-ouest, où il resta pendant l’affaire d’une semaine. Après quoi il y eut une bourrasque d’importance, qui nous ballotta pendant un jour ; puis nous arrivâmes dans ces parages, qui sont toujours depuis lors restés aussi calmes que l’aumônier d’un vaisseau assis devant un bol de punch.

Le matelot termina son monologue en cet endroit, pour remuer de nouveau son tabac, car il était impossible de faire cette opération et de parler en même temps.

— Mais ce bâtiment, qu’en pensez-vous ? demanda le Corsaire avec un peu d’impatience.

— Ce n’est pas une église, voilà qui est bien certain, votre honneur, dit Fid d’un ton très décidé.

— A-t-il des signaux au vent ?

— Il est possible qu’il parle avec ses voiles, mais il faut quelqu’un de plus savant que Richard Fid pour savoir ce qu’il veut dire. Je vois trois voiles neuves à son grand mât de perroquet, mais voilà tout.

— Le vaisseau est heureux d’avoir une si bonne voilure. — Et vous, monsieur Wilder, voyez-vous aussi les voiles plus lancées en question ?

— Il y a certainement quelque chose qu’on pourrait prendre pour de la toile plus neuve que le reste. Je crois que, comme le soleil se réfléchissait sur la voile, c’est ce que j’ai pris d’abord pour les signaux dont j’ai parlé.

— Alors on ne nous voit pas, et nous pouvons rester encore quelque temps tranquilles, tandis que nous avons l’avantage de pouvoir examiner ce vaisseau dans toutes ses parties, jusqu’aux voiles neuves qu’il porte à son perroquet.

Le Corsaire parlait d’un ton qui tenait le milieu entre le sarcasme et la réflexion. Alors il fit signe aux matelots, d’un air d’impatience, de se retirer. Lorsqu’ils furent seuls, il se tourna vers ses officiers qui gardaient un respectueux silence, et il reprit d’un air doux, grave, et en même temps affectueux :

— Messieurs, le temps du repos est passé, et la fortune nous offre enfin l’occasion d’exercer notre courage. Je ne saurais dire si le navire que nous avons en vue est juste de sept cent cinquante tonneaux, mais il est une chose que tout marin peut voir : à la carrure de ses vergues d’en haut, à la symétrie avec laquelle elles sont arrangées, et à la force de toile qu’elles présentent au vent, je déclare que c’est un vaisseau de guerre. Quelqu’un diffère-t-il de mon opinion ? Parlez, monsieur Wilder.

— Je sens la justesse de votre observation, et je pense comme vous.

L’espèce de défiance qui s’était répandue sur le front du Corsaire pendant la scène précédente se dissipa un peu lorsqu’il entendit l’aveu franc et direct de son lieutenant.

— Vous croyez que c’est un vaisseau de roi ? J’aime la franchise de cette réponse. Je vous ferai une autre question : l’attaquerons-nous ?

Il n’était pas aussi facile de donner une réponse décisive. Les officiers cherchaient à lire dans les yeux les uns des autres ce que pensaient leurs camarades, lorsqu’enfin leur chef crut devoir poser la question d’une manière plus directe.

— Eh bien ! général, reprit-il, vous qui êtes un homme sage, voici une question qui vous regarde : livrerons-nous la bataille à un vaisseau de roi, ou déploierons-nous nos voiles pour fuir ?

— Mes braves ne sont pas formés à la retraite. Donnez-leur autre chose à faire, et je vous répondrai d’eux.

— Mais nous aventurerons-nous sans raison ?

— L’Espagnol envoie souvent ses lingots chez lui sous la protection des canons d’un bâtiment de guerre, dit un des inférieurs, qui ne trouvait de plaisir dans le danger que lorsqu’il était compensé par quelque espoir de profit. Nous pouvons tâter l’étranger ; s’il porte autre chose que ses canons, on le verra à sa répugnance à nous répondre ; mais s’il est pauvre, nous le trouverons aussi terrible qu’un tigre affamé.

— Votre avis est sage, Brace, et on y aura égard. Allons, messieurs, que chacun se rende à son poste. Nous passerons la demi-heure qui pourra s’écouler avant que nous l’ayons bien en vue à examiner nos armes et à remonter les canons. Comme le combat n’est pas décidé, que tout se fasse sans bruit. L’équipage ne doit pas voir qu’on recule devant une résolution prise.

Le groupe se sépara alors, et chacun se prépara à remplir la tâche qui lui était dévolue suivant le poste qu’il occupait sur le vaisseau. Wilder allait se retirer ainsi que les autres ; mais un signe le retint auprès de son chef, qui resta seul sur la poupe avec son nouveau compagnon.

— La monotonie de notre genre de vie va probablement être interrompue, monsieur Wilder, commença le premier après avoir regardé autour de lui pour s’assurer qu’ils étaient seuls. J’ai pu assez juger de votre caractère et de votre courage pour être sûr que si un accident m’enlevait à mon équipage, mon autorité tomberait en des mains fermes et habiles.

— Si un pareil malheur nous arrivait, j’espère que votre attente ne serait point déçue.

— J’ai confiance en vous ; et lorsqu’un brave place sa confiance en quelqu’un, il a droit d’espérer qu’elle ne sera pas trompée. Ai-je raison ?

— N’en doutez pas.

— J’aurais voulu, Wilder, que nous nous fussions connus plus tôt. Mais à quoi servent de vains regrets ! — Vos drôles ont la vue bien perçante pour avoir vu si tôt ces voiles ?

— C’est l’observation d’hommes de leur classe. Les remarques plus fines qui prouvaient que c’était un vaisseau de guerre sont venues d’abord de vous.

— Et les sept cent cinquante tonneaux du nègre ?… C’était émettre une opinion avec une grande confiance.

C’est le propre de l’ignorance de trancher sur tout.

— Vous avez raison. Regardez un peu ce vaisseau, et dites-moi quelle est sa marche.

Wilder obéit, charmé en apparence d’être délivré d’une conversation qu’il pouvait trouver embarrassante. Il resta quelques momens à examiner à travers la lunette, et pendant ce temps son compagnon ne laissa pas échapper une syllabe. Cependant, lorsque Wilder se retourna pour lui rendre compte du résultat de ses observations, il rencontra ses regards, qui, fixés sur lui, semblaient pénétrer jusqu’au fond de son âme. Piqué de la défiance que cette conduite annonçait, son visage se couvrit d’une vive rougeur, et fermant ses lèvres à moitié ouvertes, il continua à garder le silence.

— Et le vaisseau ? demanda le Corsaire avec une intention marquée.

— Le vaisseau a déjà augmenté de voiles ; dans quelques minutes nous verrons la carène.

— C’est un fin voilier ; il se dirige droit vers nous.

— Je ne pense pas ; sa poupe est tournée plus à l’est.

— Il est bon de s’assurer du fait. — Vous avez raison, continuât-il après avoir examiné lui-même le bâtiment ; vous avez bien raison. Jusqu’à présent on ne nous voit pas. — Holà ! carguez cette voile d’étai de l’avant ; nous soutiendrons le vaisseau avec ses vergues. Maintenant, qu’ils nous regardent de tous leurs yeux, il faut en avoir de bons pour apercevoir ces espars dégarnis à une pareille distance.

Notre aventurier ne fit pas de réponse, et se contenta d’une simple inclination de tête pour reconnaître la vérité de ce qu’avait dit son compagnon. Ils reprirent ensuite leur promenade en long et en large dans leurs étroites limites, sans montrer cependant d’empressement de renouer la conversation.

— Nous sommes tout prêts pour la fuite comme pour le combat, dit enfin le Corsaire en jetant un regard rapide sur les préparatifs qu’on avait faits secrètement depuis le moment où les officiers s’étaient dispersés. Je vous l’avouerai, Wilder, j’éprouve un plaisir secret à penser que cet audacieux navire est au service de l’Allemand qui porte la couronne de la Grande-Bretagne. S’il est trop fort pour qu’on puisse oser l’attaquer, j’aurai du moins le plaisir de le braver, puisque la prudence défendra d’aller plus loin ; et, si nous sommes égaux en force, ne serait-ce pas un spectacle bien doux que de voir saint George aller au fond de l’eau ?

— Je croyais que les hommes de notre profession laissaient l’honneur aux imbéciles, et que nous frappions rarement un coup qui ne dût résonner sur un métal plus précieux que le fer ?

— C’est le caractère que le monde nous donne ; mais quant à moi, j’aimerais mieux abaisser l’orgueil des favoris du roi George que d’avoir la clé de son trésor. — Me suis-je trompé, général, ajouta-t-il en voyant approcher ce dernier ; me suis-je trompé en disant qu’il y avait de la gloire et du plaisir à donner la chasse à un vaisseau du roi ?

— C’est pour la victoire que nous combattons, répondit le soldat. Je suis prêt à commencer au premier signal.

— Voilà ce qui s’appelle être prompt et décidé comme un guerrier. — Maintenant dites-moi, général, si la Fortune, ou le Hasard, ou bien la Providence, quelle que soit celle de ces trois divinités dont vous reconnaissiez la puissance, vous donnait le choix, quelle serait la chose qui vous plairait le plus ?

Le soldat sembla réfléchir avant de répondre.

— J’ai souvent pensé, dit-il enfin, que si j’étais le maître, je chargerais à la tête d’une douzaine de mes plus vaillans soldats, pour enfoncer la porte de cette caverne dans laquelle entra ce fils de tailleur nommé Aladin.

— Voilà bien les véritables goûts d’un flibustier ! — Dans ce cas, les arbres magiques seraient bientôt dépouillés de leurs fruits. Toutefois la victoire pourrait ne pas vous laisser beaucoup de gloire, puisque les enchantemens et les charmes sont les seules armes des combattans. L’honneur ne vous semble-t-il rien ?

— Hum ! J’ai combattu pour l’honneur pendant la moitié d’une vie passablement longue, et je me suis trouvé la bourse aussi légère, après avoir couru tous les dangers, qu’en commençant. L’honneur et moi nous nous sommes dit adieu, et pour long-temps. J’ai un profond dégoût pour la défaite, mais je suis toujours prêt à vendre bon marché le pur honneur de la victoire.

— Eh bien ! soit : pourvu que vous vous battiez bien, peu importe l’impulsion d’après laquelle vous agissez. Que veut dire ceci ? qui a osé laisser flotter cette voile de perroquet ?

Le changement subit qui se fit dans la voix du Corsaire fit trembler tous ceux qui l’entendaient. Le mécontentement et la menace étaient dans son accent, et chacun leva les yeux pour voir sur la tête de qui l’indignation du chef allait tomber. Comme rien n’obstruait la vue que des mâts dégarnis et des cordages repliés, tout le monde fut, au même instant, instruit de la vérité. Fid était debout sur le haut du mât qui dépendait de la partie du vaisseau où était son poste, et la voile en question flottait au gré du vent, toutes les drisses ayant été détachées. Le bruit que faisait la voile l’avait probablement empêché, d’entendre la voix du capitaine, car, au lieu de faire attention et de répondre au cri dont nous venons de parler, il semblait contempler son ouvrage d’un air de complaisance, plutôt que de montrer aucune inquiétude de l’effet qu’il produisait sur ceux qui étaient au-dessous de lui ; mais, malgré toute sa préoccupation, il lui fut impossible de ne pas entendre une seconde question prononcée d’une voix trop terrible pour ne pas arriver jusqu’à lui.

— Par l’ordre de qui avez-vous osé déployer cette voile ? demanda le Corsaire.

— Par l’ordre du vent, qui est un roi auquel le meilleur marin doit obéir, lorsqu’une bourrasque prend le dessus.

— Ferlez-la ! Montez tous et qu’on la ferle à l’instant même ! s’écria le chef en colère. Qu’on la ferle et qu’on fasse descendre le drôle qui a osé reconnaître une autre autorité que la mienne sur ce vaisseau, fût-ce même celle d’un ouragan !

Une douzaine de matelots agiles montèrent pour aller aider Fid. En un instant la voile fut repliée, et, Richard se dirigeait vers la poupe. Pendant ce court intervalle, le front du Corsaire était sombre et terrible comme la surface de l’élément sur lequel il vivait, lorsqu’elle était agitée par la tempête. Wilder, qui, jusqu’alors, n’avait jamais vu son nouveau commandant dans une pareille colère, commença à trembler pour son ancien camarade, et il se prépara, en voyant ce dernier approcher, à intercéder en sa faveur, si les circonstances paraissaient exiger son entremise.

— Et qu’est-ce que cela veut dire ? demanda le chef au coupable d’un ton sévère. Comment se fait-il que vous, que j’ai eu si récemment sujet de féliciter, vous ayez osé déployer une voile, dans un moment où il est important de laisser le vaisseau nu.

— Si j’ai trop détendu la garcette, votre honneur, répondit Richard d’un ton délibéré, c’est une faute que je suis prêt à expier.

— Vous dites vrai, et vous paierez cher votre faute. Qu’on le conduise à l’embellie, et qu’il fasse connaissance avec le fouet !

— Ce ne sera pas une nouvelle connaissance, votre honneur, vu que nous nous sommes déjà trouvés ensemble, et cela pour des choses que je ne rappellerai pas. Suffit que j’aie en raison de cacher ma tête ; tandis qu’ici, il pourra y avoir beaucoup de coups et peu de honte.

— M’est-il permis d’intercéder pour le coupable ? interrompit Wilder avec empressement. Il fait souvent des bévues, mais il se tromperait rarement, s’il avait autant de connaissances que de bonne volonté.

— Ne dites rien là-dessus, maître Harry, dit Richard avec un clignement d’œil particulier. La voile a été complètement mise au vent, et il est maintenant trop tard pour le nier ; ainsi la chose doit retomber sur le dos de Richard Fid, et voilà tout.

— Je voudrais obtenir son pardon. Je puis promettre, en son nom, que ce sera la dernière offense.

— Que cela soit oublié, répondit le Corsaire faisant un effort violent pour vaincre sa colère. Je ne veux pas, dans un pareil moment, troubler la bonne harmonie qui règne entre nous, monsieur Wilder, en vous refusant une si faible grâce ; mais je n’ai pas besoin de vous dire tous les malheurs que pourrait causer une semblable négligence. Donnez-moi encore la lunette ; je veux voir si cette voile flottante a échappé à l’œil du bâtiment étranger.

Richard lança à la dérobée un regard de triomphe sur Wilder, qui lui fit signe de s’éloigner promptement.