Le Corsaire rouge/Chapitre XVIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 252-264).

CHAPITRE XVIII.


« Il n’y a pas de jour où la femme de quelque marin, les armateurs de quelque bâtiment, n’aient à exhaler les mêmes plaintes que nous. »
Shakspeare. La Tempête.


— Nous sommes sauvés ! dit Wilder, qui, pendant la violence de la crise, était resté constamment debout, se tenant attaché avec force à un mât, pour observer, d’un regard ferme, la manière dont ils échappaient à la mort ; nous sommes sauvés ! du moins pour le moment. Le Ciel seul en soit loué, puisque tous mes efforts ne pouvaient nous être de la moindre utilité !

Les femmes s’étaient caché le visage sous les plis de leurs robes et la gouvernante elle-même ne releva point la tête qu’elle n’eût reçu deux fois de son compagnon l’assurance que l’imminence du danger était passée. Il s’écoula une autre minute pendant laquelle Mrs Wyllys et Gertrude exprimèrent leurs actions de grâces d’un ton et en termes moins équivoques que l’expression qui venait de sortir des lèvres du jeune marin. Ce pieux devoir une fois rempli, elles se levèrent comme si elles avaient puisé dans la prière le courage d’envisager leur position avec plus de calme.

De tous côtés se prolongeait une étendue d’eau qui semblait sans bornes. Un léger et frêle esquif était pour elles le monde. Aussi long-temps que le vaisseau, tout dangereux, tout prêt à périr qu’il était, était resté sous leurs pieds, il leur avait semblé qu’il y avait une barrière entre leur vie et l’océan. Mais un seul instant venait de les priver même de ce fragile appui, et elles se trouvaient maintenant jetées au milieu des mers sur un bâtiment qui pouvait être comparé à l’un des globules qui s’élèvent sur la surface de l’océan. Gertrude sentit en ce moment qu’elle aurait donné moitié de ses espérances de vie pour apercevoir seulement ce continent vaste et presque inhabité qui s’étendait à l’ouest pendant tant de milliers de milles, et bornait l’empire des eaux.

Mais le cours de ces émotions, si naturelles dans leur situation désespérée, s’arrêta bientôt, et leurs pensées se reportèrent sur les moyens de pourvoir à leur sûreté ultérieure. Wilder cependant les avait prévenues, et avant même que Mrs Wyllys et Gertrude eussent recouvré leurs sens, il s’était occupé, avec l’aide de Cassandre tout effrayée, mais non moins active, à disposer tous les effets sur la chaloupe de manière à la mettre en état de se sur l’eau avec le moins de résistance possible.

— Avec un vaisseau bien équipé et une brise favorable, s’écria notre aventurier avec chaleur dès qu’il eut fini cette légère besogne, nous pourrions encore espérer de gagner la terre en un jour et une nuit. J’ai vu le temps où, dans cette bonne chaloupe, je n’aurais pas hésité à parcourir les côtes d’Amérique dans toute leur longueur, pourvu que…

— Pourvu que… répéta Gertrude remarquant qu’il hésitait, sans doute parce qu’il lui répugnait de mettre à son assertion aucune restriction qui pût augmenter les craintes de ses compagnes.

— Pourvu que la saison eût été moins avancée de deux mois, ajouta-t-il d’un ton moins assuré.

— La saison nous est donc contraire ? C’est une raison pour nous de n’en montrer que plus de courage.

Wilder tourna la tête pour regarder la jeune héroïne qui lui parlait, et dont le visage pâle et immobile, tandis que la lune réfléchissait sur ses traits charmans sa lumière argentée, n’exprimait rien moins que le courage de supporter les maux qu’il ne savait que trop qu’elle pouvait avoir à souffrir avant qu’ils pussent espérer de gagner le continent. Après un instant de réflexion, il étendit sa main ouverte vers le sud-ouest, et la tint quelque temps exposée à l’air de la nuit.

— Il n’est rien de pire que de rester en place, dit-il, quand on se trouve dans notre position. Voici quelques symptômes d’une brise qui vient de ce côté. Il faut que je me prépare à en profiter.

Il déploya alors ses deux voiles de fortune, et larguant les écoutes, il se plaça au gouvernail comme un homme qui s’attendait que ses services y seraient bientôt nécessaires. L’événement ne trompa point sa prévoyance. Il ne fut pas long-temps sans voir flotter les voiles légères de sa chaloupe, et alors, lorsqu’il eut donné à la proue la direction convenable, le petit bâtiment commença à suivre lentement le long des eaux sa route incertaine.

Bientôt le vent, chargé de toute l’humidité de l’heure avancée de la nuit, devint plus frais et plus vif. Wilder insista sur cette circonstance, pour engager les dames à chercher le repos sous une petite tente goudronnée qu’il avait eu la prévoyance de transporter dans la chaloupe. S’apercevant que leur protecteur désirait être seul, Mrs Wyllys et sa pupille se rendirent à ses instances, et au bout de peu d’instant, si elles n’étaient point endormies, du moins personne n’aurait pu dire qu’aucun autre que notre aventurier était en possession de la chaloupe solitaire.

La nuit était déjà au milieu de son cours sans qu’il fût survenu aucun changement matériel dans la position de ceux dont le sort dépendait en si grande partie de l’influence variable de l’atmosphère. Le vent de plus en plus frais était devenu une brise piquante, et, d’après les calculs de Wilder, ils avaient déjà fait plusieurs lieues en avançant en ligne directe vers l’extrémité orientale de l’île longue et étroite qui sépare du grand océan les eaux qui baignent la côte du Connecticut. Les minutes s’écoulaient rapidement, car le temps était favorable, et les pensées du jeune marin étaient occupées des souvenirs d’une vie courte, mais pleine d’aventures. Par momens il se penchait en avant, comme pour prêter l’oreille à la douce respiration d’une personne qui dormait sous la tente grossière, et comme s’il eût pu distinguer le souffle léger que sa bouche entr’ouverte laissait échapper, de celui de ses compagnes. Puis alors il se laissait retomber à sa place, et ses lèvres tremblaient, comme si elles allaient s’ouvrir pour exprimer les idées confuses de son imagination. Mais jamais, même quand il s’abandonnait le plus à ses rêveries, il n’oubliait les devoirs essentiels du pilote. Un regard jeté rapidement, tantôt sur les cieux, tantôt sur la boussole, quelquefois avec plus d’attention sur les traits pâles et mélancoliques de la lune, telle était la direction habituelle que prenaient ses yeux exercés. Cet astre était alors au milieu de sa carrière, et le front de Wilder se rembrunit de nouveau quand il vit qu’il brillait à travers une atmosphère aride et dégagée de toutes vapeurs. Il aurait préféré le voir entouré même de ces cercles humides et sinistres qui l’environnent si souvent, et qui, dit-on, présagent la tempête. L’humidité avec laquelle la brise avait commencé était aussi disparue, et, à sa place, les organes pénétrans et subtils du jeune marin sentirent cette odeur de terre qui est si souvent agréable, mais qui, dans ce moment, lui était si importune. C’était autant de signes que les vents du continent allaient prévaloir, et comme il le craignait d’après certains nuages longs et étroits qui s’amassaient à l’ouest de l’horizon, prévaloir avec une force telle qu’on pouvait l’attendre d’une saison aussi orageuse.

S’il était resté dans l’esprit de Wilder quelques doutes sur l’exactitude de ses conjectures, ils se fussent dissipés vers le commencement du quart du matin. À cette heure, la brise inconstante expira de nouveau, et avant même qu’on en eût senti le dernier souffle sur la toile retentissante, elle fut croisée par des courans contraires partis de l’ouest. Notre aventurier reconnut aussitôt que la lutte allait alors véritablement commencer, et il fit ses dispositions en conséquence. Les voiles de fortune, qui avaient été si long-temps exposées au double souffle du vent du sud, furent réduites à un tiers de leur valeur par de doubles ris, et quelques-uns des paquets les plus lourds, et en même temps les moins utiles dans une pareille situation, furent jetés sans hésiter à la mer, et ces précautions ne furent pas inutiles. Bientôt le vent du nord-ouest souffla pesamment sur la mer, apportant avec lui la froide âpreté des contrées sauvages du Canada.

— Ah ! je vous reconnais ! murmura Wilder dès que la première bouffée de ce vent sinistre vint frapper ses voiles et forcer la chaloupe à se soumettre à sa puissance ; je vous reconnais avec votre saveur d’eau douce et votre odeur de terre ! Plût à Dieu que vous eussiez épuisé votre souffle sur les lacs, sans descendre ici pour faire retourner sur son sillage plus d’un marin fatigué, et pour prolonger une traversée déjà si pénible, par votre âpreté rigide et votre fureur opiniâtre !

— Parlez-vous ? dit Gertrude passant la tête hors de la tente, et se hâtant de la rentrer en frissonnant dès qu’elle sentit l’effet du changement d’air.

— Dormez, madame, dormez, répondit-il comme s’il n’aimait pas à être interrompu dans un pareil moment, même par sa voix douce et argentine.

— Y a-t-il quelque nouveau danger ? demanda la jeune personne en s’avançant légèrement pour ne pas troubler le repos de sa gouvernante. Ne craignez pas de m’apprendre ce que nous avons à redouter de plus terrible. Je suis la fille d’un soldat.

Il lui montra les signes auxquels il ne pouvait se méprendre, mais il continua à garder le silence.

— Je sens que le vent est plus fort qu’il ne l’était, dit-elle, mais je ne vois aucun changement.

— Et savez-vous où va la chaloupe ?

— Vers la terre, je pense ; vous nous l’avez assuré, et je ne crois pas que vous voulussiez nous tromper.

— Vous me rendez justice, et, pour vous le prouver, je vous dirai maintenant que vous êtes dans l’erreur. Je sais qu’à vos yeux tous les points de la boussole, au milieu de ce vide immense, doivent paraître les mêmes ; mais moi je ne puis facilement me faire illusion.

— Et nous ne voguons pas vers la terre ?

— Il s’en faut tellement, que, si nous allions toujours dans cette direction, il nous faudrait traverser tout l’Atlantique avant de revoir la terre.

Gertrude ne répondit rien, mais elle se retira triste et pensive auprès de sa gouvernante. En même temps, Wilder, laissé de nouveau à lui-même, se mit à consulter sa boussole et la direction du vent. S’apercevant qu’il pourrait approcher davantage du continent de l’Amérique, en changeant la position de la chaloupe, il tourna l’avant aussi près du sud-ouest que le vent pouvait le permettre.

Mais il y avait peu à espérer de ce léger changement. Chaque instant augmentait la force de la brise, et bientôt elle devint si piquante, qu’il fut forcé de ferler sa voile d’arrière. L’océan endormi ne tarda pas à se réveiller, et sa chaloupe, avec la voile arrisée, s’élevait sur des vagues sombres qui grossissaient sans cesse, ou s’enfonçait au milieu de profonds sillons, d’où elle se relevait pour éprouver la force de la brise toujours croissante. Le bruit des eaux, le sifflement du vent qui commençait à peser sur la vaste étendue de la mer azurée, amenèrent bientôt les trois femmes auprès de notre jeune aventurier. À leurs questions empressées et inquiètes, il fit des réponses sages, mais courtes, comme un homme qui sentait que les circonstances demandaient plutôt des actions que des paroles.

Ce fut de cette manière que s’écoulèrent lentement les dernières minutes de la nuit. Le jour arriva et ne fit que rendre plus distincte la perspective de leur détresse. Les vagues paraissaient verdâtres et agitées, et leur sommet commençait à se couvrir d’écume, signe certain qu’une lutte entre les élémens allait commencer. Alors le soleil parut à l’extrémité de l’horizon à l’est, gravissant lentement la voûte azurée, qui était claire, distincte, et sans un seul nuage.

Wilder remarqua tous ces changemens avec une attention qui prouvait combien il jugeait que leur position était critique. Il semblait plutôt consulter le ciel qu’observer l’agitation et le mouvement violent de l’eau qui battait les flancs de son petit bâtiment avec une force qui aux yeux de ses compagnes, paraissait les menacer d’une ruine certaine.

C’était un bruit auquel il était trop accoutumé pour qu’il se livrât à des alarmes dont il pouvait n’avoir bientôt que trop de sujet. C’était pour lui comme le tonnerre, quand il est comparé à l’éclair par le philosophe ou plutôt il savait que le principe du mal était dans l’air, et que s’il devait survenir quelque bouleversement sur l’élément où il flottait, le signal devait en être donné d’abord par un élément plus redoutable.

— Que pensez-vous de notre situation, maintenant ? demanda Mrs Wyllys à Wilder en le regardant fixement, comme si elle se fiait plus à l’expression de sa physionomie qu’à ses paroles, pour savoir la vérité.

— Aussi long-temps que le vent soufflera ainsi, nous pourrons encore espérer de nous maintenir dans la route des vaisseaux qui correspondent avec les grands ports du nord ; mais s’il survient un ouragan, et que les flots se brisent avec violence, je doute que la chaloupe puisse rester en panne.

— Alors notre ressource sera de tenter de courir devant l’ouragan ?

— Oui, ce sera notre unique ressource.

— Quelle serait la direction que nous suivrions en pareil cas ? demanda Gertrude, qui, au milieu de l’agitation de l’océan et de l’uniformité terrible de la scène qui s’offrait partout à ses yeux, avait perdu toute idée des lieux et des distances.

— En pareil cas, répondit Wilder en la regardant avec un air où la pitié et l’intérêt le plus tendre se confondaient si singulièrement, que le regard doux de Gertrude se changea en un coup d’œil timide et furtif ; — en pareil cas, nous nous éloignerions de cette terre qu’il est si important d’atteindre.

— Quoi moi voir là ? s’écria Cassandre dont les grands yeux noirs se promenaient de tous côtés autour d’elle avec une curiosité qu’aucune inquiétude, aucun sentiment de danger ne pouvaient réprimer.

— Moi voir espèce de gros poisson sur l’eau.

— C’est une chaloupe ! s’écria Wilder sautant sur un banc pour examiner un objet sombre qui flottait sur le sommet brillant d’une vague, à une centaine de pas de l’endroit où leur barque elle-même luttait contre l’élément. — Holà ! ho ! chaloupe à nous ! Holà ! ho ! chaloupe ! à nous ! Dans ce moment le vent siffla avec force à ses oreilles, mais aucune voix humaine ne répondit à ses cris. Ils étaient déjà enfoncés entre deux mers dans une profonde vallée d’eau, où la vue rétrécie ne s’étendait pas plus loin que les sombres et bruyantes barrières qui les entouraient de tous côtés.

— Providence miséricordieuse ! s’écria la gouvernante, se peut-il que d’autres soient aussi malheureux que nous ?

— C’est une chaloupe, ou ma vue n’est pas aussi sûre qu’à l’ordinaire, répondit Wilder, se tenant toujours à son poste pour épier le moment où il pourrait l’apercevoir une seconde fois. Son désir fut bientôt exaucé. Il avait confié pour un instant le gouvernail aux mains de Cassandre, qui laissa la barque dévier un peu de sa direction. Ces dernières paroles étaient encore sur ses lèvres quand le même objet noir qu’ils avaient déjà vu arriva sur eux en s’élançant du haut d’une vague, et la quille renversée d’une pinasse se montra au-dessus des eaux. Tout à coup la négresse poussa un cri perçant, abandonna le gouvernail, et, tombant sur ses genoux, se couvrit le visage de ses deux mains. Wilder saisit par instinct le gouvernail, en portant ses regards du côté où s’était tourné l’œil hagard de Cassandre. On voyait un corps défiguré, droit et à demi découvert, s’avançant au milieu de l’écume qui couvrait encore la pente rapide. Arrivé au bas de la vague furieuse, il parut s’arrêter un moment, les cheveux tout dégouttans d’eau, comme quelque monstre sorti des entrailles de la mer pour venir présenter au spectateur ses traits effrayans ; puis ce cadavre insensible passa près de la chaloupe, qui, l’instant d’après, s’éleva à l’extrémité d’une vague pour retomber dans une autre cavité, où ne flottait plus d’objet si terrible.

Non-seulement Wilder, mais Gertrude et Mrs Wyllys avaient vu cet affreux spectacle d’assez près pour reconnaître les traits de Knighthead, rendus plus sombres et plus repoussans que jamais par les traces qu’y avait laissées la mort ; mais personne ne parla, ni ne manifesta par aucun signe qu’il savait quelle était la victime. Wilder espérait que ses compagnes n’avaient pas eu du moins le malheur de la reconnaître, et les femmes elles-mêmes voyaient trop, dans le sort déplorable du rebelle, une image de celui qui, quoique différé davantage, leur était probablement aussi réservé, pour avoir la force d’exprimer par des mots l’horreur dont elles étaient pénétrés. Pendant un instant, on n’entendit que les élémens, qui semblaient faire retentir un sinistre chant de mort sur les victimes de leur lutte sanglante.

— La pinasse a fait eau, dit à la fin Wilder, quand il vit aux traits pâles et aux regards expressifs de ses compagnes qu’il chercherait inutilement à leur cacher la vérité. Leur chaloupe était frêle et chargée jusqu’à fleur d’eau.

— Croyez-vous que personne n’ait échappé demanda Mrs Wyllys d’une voix inarticulée.

— Personne. Je sacrifierais volontiers un bras pour sauver le dernier de ces matelots abusés, qui se sont attiré, leur malheureux sort par leur désobéissance et leur grossière superstition.

— Ainsi donc, de tous ces êtres heureux et insouciants qui quittèrent, il y a si peu d’instans, le havre de Newport, à bord d’un vaisseau qui faisait l’orgueil de ceux qui le montaient, nous sommes les seules qui existions encore.

— Les seuls sans exception. Cette barque et ce qu’elle contient sont tout ce qui reste de la Royale Caroline.

— Il n’était pas au pouvoir de l’intelligence humaine de prévoir cette catastrophe, continua la gouvernante l’œil attaché sur la physionomie de Wilder, comme si elle eût voulu lui faire une question que ses lèvres n’osaient prononcer, de peur de paraître partager cette même superstition qui avait entraîné à sa perte le malheureux qu’ils venaient de voir.

— Non sans doute.

— Et le danger auquel vous faisiez si souvent allusion, et d’une manière si inexplicable, n’avait aucun rapport avec celui que nous avons couru ?

— Aucun.

— Il est passé avec le changement de notre situation ?

— Je l’espère.

— Voyez ! interrompit Gertrude appuyant la main dans son empressement sur l’épaule de Wilder. Dieu soit loué ! voilà au moins là-bas quelque chose qui rompt la monotonie de la perspective.

— C’est un vaisseau ! s’écria la gouvernante ; mais une vague envieuse élevant tout à coup sa masse verdâtre entre eux et l’objet qu’ils avaient aperçu, ils s’enfoncèrent dans la vallée liquide qu’elle avait formée, comme si cette vision n’avait été placée momentanément sous leurs yeux que pour les bercer d’une vaine espérance. Cependant Wilder avait eu soin de regarder le ciel, pour reconnaître la place où elle s’était montrée. Quand la chaloupe se releva, son regard prit aussitôt la direction convenable, et il put se convaincre que c’était bien un vaisseau. Les vagues succédaient aux vagues, les momens aux momens, et toujours le vaisseau étranger se montraient à leurs yeux et disparaissait dès que la chaloupe retombait inévitablement dans les cavités que formait la mer. Mais ces coups d’œil rapides et précipités suffirent cependant pour porter la conviction dans l’âme d’un homme qui avait eu pour berceau, l’élément où les circonstances exigeaient maintenant des preuves aussi constances et aussi peu équivoques de son habileté.

On pouvait voir en effet, à la distance d’un mille ; un vaisseau voguant et manœuvrant avec grâce et sans aucun effort apparent, sur ces vagues contre lesquelles la chaloupe luttait avec tant de peine. Une seule voile était déployée pour maintenir le vaisseau, et encore elle avait été tellement réduite par le moyen des ris, qu’elle avait l’air d’un petit nuage blanc au milieu de la masse obscure des vergues et des agrès. Parfois on voyait ses longs mâts en pyramides se diriger vers le zénith, ou même se plier, comme pour se courber contre le vent ; et alors se balançant lentement et avec grâce, ils semblaient retomber sur la surface ridée de l’océan, comme pour y chercher un refuge contre ce mouvement continuel dans le sein même de l’élément agité. Il y avait des momens où l’on voyait distinctement le corps long et sombre du navire s’arrêter au sommet d’une vague et briller aux rayons du soleil, tandis que l’eau en baignait les flancs ; puis tout à coup la chaloupe et le vaisseau s’enfonçaient à la fois, et alors tout disparaissait, jusqu’aux contours déliés des vergues les plus longues.

Mrs Wyllys et Gertrude, en voyant qu’elles ne s’étaient pas trompées, se jetèrent à genoux, et exprimèrent leur reconnaissance par de secrètes et silencieuses actions de grâce. La joie de Cassandre fut plus bruyante et moins concentrée. La bonne négresse riait aux éclats, fondait en larmes, et se réjouissait de la manière la plus touchante de la perspective qui s’offrait pour sa jeune maîtresse et pour elle d’échapper à une mort que le spectacle dont elle avait été témoin venait de lui présenter sous la forme la plus terrible. Wilder était le seul qui, au milieu de toutes ces démonstrations, eût toujours un air sombre et inquiet.

— Maintenant, dit Mrs Wyllys en serrant sa main dans les siennes, nous pouvons espérer notre délivrance, et alors il nous sera possible, brave et excellent jeune homme, de trouver l’occasion de vous prouver quel haut prix nous attachons à vos services.

Wilder la laissa s’abandonner à l’effusion de ses sentimens avec une espèce d’agitation concentrée. Mais il ne répondit rien et ne témoigna en aucune manière qu’il prît la moindre part à leur joie.

— Sûrement vous n’êtes pas fâché, monsieur Wilder, dit Gertrude, de voir luire inopinément à nos yeux l’espoir d’échapper à ces vagues terribles !

— Je donnerais mille fois ma vie pour vous mettre à l’abri de tout danger, répondit le jeune marin, mais…

— C’est un moment où il ne faut penser qu’à la reconnaissance et à la joie, interrompit la gouvernante. Je ne puis souffrir maintenant de froides restrictions. Que voulez-vous dire avec ce mais ?

— Il peut n’être pas aussi facile que vous le pensez d’atteindre ce vaisseau. L’ouragan peut nous en empêcher. En un mot, on voit sur mer plus d’un vaisseau auquel on ne peut parler.

— Heureusement tel n’est pas notre malheureux sort. Je vous comprends, sage et généreux jeune homme, vous cherchez à affaiblir des espérances qui peuvent encore être déçues. Mais je me suis trop souvent et trop long-temps confiée à cet élément dangereux pour ne pas savoir que celui qui a le vent peut parler ou ne point parler, suivant qu’il lui plaît.

— Vous avez raison de dire que nous avons le vent, madame, et si j’étais sur un vaisseau, rien ne serait plus facile que de nous approcher assez pour nous faire entendre du bâtiment étranger. Ce vaisseau est en panne, il est vrai, mais le vent n’est pas encore assez fort pour nous porter jusque là.

— Il est en panne ! Alors c’est qu’ils nous voient et qu’ils attendent notre arrivée.

— Non ! non ! grâce à Dieu, nous ne sommes pas encore vus ! Ces petits chiffons de toile se confondent avec l’écume. Ils les prennent pour une mouette ou pour quelque oiseau de mer, dans le moment où ils les aperçoivent.

— Et vous remerciez le ciel de cela ! s’écria Gertrude regardant Wilder inquiet avec un étonnement que sa gouvernante plus prudente avait la force de cacher.

— Ai-je remercié le Ciel de ce que nous n’étions pas vus ? J’ai pu me tromper dans le sujet de mes remerciemens. C’est un vaisseau armé !

— Peut-être un croiseur de sa majesté ? Raison de plus pour nous attendre à une bonne réception. Ne différez point d’arborer quelque signal, de peur qu’ils n’augmentent de voiles et ne nous abandonnent.

— Vous oubliez qu’on trouve souvent l’ennemi sur nos côtes. Ce vaisseau pourrait être français.

— Je ne crains point un ennemi généreux. Un pirate même ne refuserait point un asile à des femmes qui se trouvent dans une pareille détresse.

Un long et profond silence succéda à ces paroles, Wilder se tenant toujours debout sur le banc, et portant ses regards autour de lui pour interroger tous les signes que peut comprendre un marin, sans qu’il parût fort content du résultat de ses observations.

— Nous allons nous laisser aller à la dérive, dit-il, et comme le vaisseau est en panne dans le sens contraire, nous pourrons encore gagner une position qui nous laissera maîtres de nos mouvemens ultérieurs.

Ses compagnes ne savaient trop que lui répondre. Mrs Wyllys était si frappée de l’air remarquable de froideur avec lequel il voyait cette chance d’échapper à la position désespérée à laquelle il venait d’avouer lui-même qu’ils se trouvaient réduits, qu’elle était beaucoup plus disposée à en chercher la cause qu’à importuner Wilder de questions qui ne pouvaient être qu’inutiles. Gertrude était tout étonnée, mais elle était portée à croire qu’il pourrait bien avoir raison, quoiqu’elle ne pût se dire pourquoi.

Cassandre seule ne se rendait pas si facilement. Elle éleva la voix pour protester contre le plus léger retard, promettant au jeune marin, qui plongé dans ses réflexions ne l’écoutait pas le moins du monde, que, s’il arrivait par son obstination quelque malheur à sa jeune maîtresse, le général Grayson serait fort en colère ; et elle lui laissait à penser ce que c’était que d’encourir le déplaisir du général Grayson. Le ressentiment d’un roi aux yeux de la simple fille n’était pas plus redoutable.

Outrée du peu de cas qu’il faisait de ses remontrances, la négresse oubliant tout son respect, dans l’aveuglement de sa tendresse pour celle que non seulement elle aimait, mais qui était pour elle une sorte d’idole, saisit le croc de la barque, y attacha, sans que Wilder le vît, une des toiles qui avaient été sauvées du naufrage, et la tint élevée pendant une ou deux minutes au-dessus de la voile raccourcie, sans que son expédient eût été remarqué d’aucun de ceux qui l’entouraient. Alors, il est vrai, à la vue du front sombre et menaçant de Wilder, elle s’empressa d’abaisser le signal. Mais quelque court qu’eût été le triomphe de la négresse, il n’en fut pas moins couronné d’un succès complet.

Ce silence de contrainte, qui succède si ordinairement à un premier mouvement d’humeur, régnait encore sur la chaloupe, quand un nuage de fumée partit des flancs du vaisseau, au moment où il s’élevait à l’extrémité d’une vague, et alors on entendit un coup de canon dont le vent contraire amortissait le bruit.

— Il est maintenant trop tard pour hésiter, dit Mrs Wyllys ; que le navire soit ami ou ennemi, nous sommes vus.

Wilder ne répondit rien, mais continua de saisir toutes les occasions d’épier les mouvemens du vaisseau. L’instant d’après on vit les espars s’écarter de la brise, puis la proue du navire changer de direction pour avancer de leur côté. Quatre ou cinq larges voiles étaient dépliées de différens côtés, et le vaisseau semblait s’incliner pour présenter la tête au vent. Par momens, quand il s’élevait sur une vague, la proue semblait sortir entièrement de l’eau, et elle faisait voler en l’air des monceaux d’écume, qui brillaient au soleil et retombaient en pluie de diamans sur les voiles et les agrès.

— Il est maintenant trop tard en effet, murmura notre aventurier en dirigeant le gouvernail de sa petite barque de manière à arriver sur le vaisseau, et en laissant plisser les écoutes entre ses mains, jusqu’à ce que la voile fût gonflée par le vent presque au point de crever. La chaloupe, qui avait fait jusqu’alors tant d’efforts pour résister au vent et rester aussi près que possible de la terre, vola rapidement sur la mer, laissant derrière elle une longue traînée d’écume ; et, avant que les deux amies eussent eu le temps de se reconnaître, elle flottait dans le calme comparatif que produit autour de lui le corps d’un grand vaisseau. Un homme vif et actif était debout sur le tillac, donnant les ordres nécessaires à une centaine de matelots ; et, au milieu de la confusion et de l’alarme qu’une telle scène devait naturellement faire naître dans le cœur d’une femme, Gertrude et Mrs Wyllys furent conduites à bord. Wilder et la négresse les y suivirent, et, dès que leurs effets eurent été transportés, la chaloupe fut abandonnée au gré des vents, comme un poids inutile. Alors vingt matelots grimpèrent aux cordages, les voiles furent augmentées l’une après l’autre, jusqu’à ce que, toutes étant déployées dans toute leur grandeur, le vaisseau reprit rapidement sa route, fendant les ondes avec la même rapidité que l’oiseau qui fend l’air.