Le Corsaire rouge/Chapitre XVII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 235-251).

CHAPITRE XVII.


« Écoutez, et vous entendrez le dernier de nos malheurs sur mer. »
Shakspeare


La violence de la tempête s’était fait sentir au moment où Earing et ses infortunés compagnons avaient été précipités avec le mât dans la mer. Quoique le vent continuât à souffler longtemps après ce fatal événement, c’était avec une force toujours décroissante. À mesure que l’ouragan tombait, les flots commençaient à s’élever, et le vaisseau à fatiguer en proportion. Il y eut alors deux heures de vigilance inquiète pour Wilder, pendant lesquelles il eut besoin de toutes ses connaissances maritimes pour empêcher que les restes de son bâtiment ne devinssent la proie d’une mer avide. Cependant son habilité consommée réussit à remplir la tâche qui lui était imposée, et précisément au moment où l’on commençait à distinguer à l’est les premiers rayons du jour, les vents et les flots s’apaisèrent à la fois. Durant toute cette période de pénible inquiétude, notre aventurier ne reçut pas le moindre secours de personne de l’équipage, à l’exception de deux marins expérimentés qu’il avait eu soin de mettre au gouvernail. Mais il fit peu d’attention à cette négligence, parce que les circonstances ne demandaient guère rien de plus que son propre jugement, secondé fidèlement, comme il l’était, par les efforts des deux matelots placés plus immédiatement sous ses yeux.

Le jour se leva sur une scène bien différente de celle qui avait signalé l’affreuse horreur de la nuit. Les vents semblaient avoir épuisé leur fureur. Il ne se faisait plus sentir qu’une brise incertaine, et avant que le soleil fût levé, l’agitation de la mer avait fait place à un calme plat. La mer s’affaissa aussi vite que la force qui l’avait soulevée s’évanouit, et lorsque les rayons dorés de l’astre étincelant tombèrent en plein sur l’élément inconstant, il n’offrait plus qu’une surface calme et unie, qui pourtant s’élevait encore doucement par intervalle comme le sein paisible d’un enfant qui sommeille.

Il était encore de bonne heure, et la sérénité du ciel et de l’océan promettait un jour qui permît d’aviser aux moyens de remettre en quelque sorte le vaisseau sous les ordres de l’équipage.

— Préparez les pompes, dit Wilder voyant les marins sortir successivement des différentes positions où ils avaient été cacher leurs inquiétudes pendant les dernières heures de la nuit.

— M’entendez-vous, monsieur ? ajouta-t-il d’une voix sévère, s’apercevant que personne ne remuait pour obéir à son ordre. Sondez la profondeur de l’eau, et qu’on n’en laisse point un pouce dans le bâtiment.

Knighthead, à qui Wilder venait de s’adresser personnellement, jeta sur son commandant un regard oblique de mauvais augure, et échangea avec ses camarades de singuliers coups d’œil d’intelligence, avant de juger convenable de se disposer le moins du monde à l’obéissance ; mais le ton décidé de son chef produisit enfin son effet. Les matelots se mirent lentement à exécuter l’ordre qui avait été donné, et l’on se convainquit que l’eau avait déjà fait de terribles envahissemens. La manœuvre fut répétée avec une plus grande activité et beaucoup plus de précision.

— S’il est des sortilèges qui puissent vider le fond de cale d’un bâtiment déjà à demi plein d’eau, dit Knighthead regardant toujours de mauvais œil Wilder attentif, le plus tôt sera le mieux ; car il faudra toute l’habileté de quelque chose de plus qu’une mazette pour faire jouer les pompes de la Royale Caroline.

— Le vaisseau fait-il eau ? demanda son supérieur avec un empressement qui montrait assez quelle importance il attachait à cette question.

— Hier j’aurais mis hardiment mon nom sur le rôle de tout bâtiment qui flotte sur les mers, et si le capitaine m’avait demandé si j’en connaissais la nature et le caractère, aussi sûr que je me nomme Francis Knighthead, je lui aurais répondu sans hésiter : — Oui ; mais je m’aperçois aujourd’hui que le plus vieux marin peut encore apprendre quelque chose, n’importe de quelle manière il prend une leçon.

— Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda Wilder, qui, pour la première fois, commençait à s’apercevoir des airs d’insubordination que se donnait le second lieutenant, et de la manière menaçante dont il était appuyé par l’équipage. — Préparez les pompes sans délai, et qu’on se mette à l’ouvrage.

Knighthead obéit lentement à la première partie de cet ordre en peu d’instans tout fut préparé pour commencer le travail nécessaire, et même, à ce qu’il semblait, urgent, de faire jouer les pompes. Mais aucun homme ne prêta les mains à cette pénible manœuvre. L’œil pénétrant de Wilder, qui avait pris l’alarme, ne tarda pas à découvrir cette résistance ; il répéta l’ordre d’un ton plus sévère, en appelant nommément deux matelots à donner l’exemple de d’obéissance. Ceux-ci hésitèrent, donnant ainsi à Knighthead le temps de les confirmer par sa voix dans leurs intentions séditieuses.

— Qu’est-il besoin de bras pour faire jouer les pompes dans un vaisseau comme celui-ci ? dit-il avec un sourire grossier, mais où une secrète terreur luttait d’une manière étrange avec une malveillance prononcée. — Après tout ce que nous avons vu cette nuit, aucun de nous ne serait étonné quand nous verrions le vaisseau vomir l’eau de la mer, comme la baleine lorsqu’elle respire.

— Que veulent dire cette hésitation et ce langage ? dit Wilder en s’approchant de Knighthead d’un pas ferme et d’un œil trop fier pour se laisser abattre par les signes d’insubordination les plus évidens. — Est-ce vous, monsieur, vous qui devriez être le premier à vous montrer dans un cas comme celui-ci, qui osez donner l’exemple de la désobéissance ?

Le lieutenant recula d’un pas, ses lèvres s’entr’ouvrirent ; mais il n’articula aucune réponse intelligible. Wilder lui répéta de nouveau d’un ton calme et sévère de se mettre lui-même à la brimbale. Knighthead retrouva alors la voix pour articuler un refus net ; mais à l’instant même il roula aux pieds de son commandant indigné, atteint d’un coup qu’il n’avait en ni l’adresse ni le temps de parer.

À cet acte décisif succéda un moment de silence profond et d’incertitude parmi les marins : puis poussant tous ensemble des vociférations terribles, comme pour se constituer en état de révolte ouverte, ils s’élancèrent contre notre aventurier seul et sans défense. Au moment où une douzaine de bras venaient de saisir fortement Wilder, un cri aigu retentit du milieu du tillac, et suspendit un moment leur fureur. C’était Gertrude dont la voix déchirante avait eu assez d’influence pour arrêter les projets barbares d’un assemblage d’êtres aussi rudes et aussi grossiers que ceux dont les passions venaient d’être éveillées d’une manière si terrible. Wilder fut relâché, et tous les yeux se portèrent par une impulsion soudaine du côté où la voix s’était fait entendre.

Pendant les heures les plus critiques de la nuit qui venait de s’écouler, l’existence même des passagers descendus dans les cabines avait été oubliée par ceux que leur devoir retenait sur le tillac. S’ils s’étaient présentés au souvenir de quelqu’un, c’était dans les momens où l’esprit du jeune aventurier qui dirigeait les mouvemens du vaisseau avait trouvé le temps de jeter un coup d’œil furtif sur des scènes plus douces que la lutte terrible des élémens qui s’était engagée si violemment sous ses yeux. Knighthead les avait nommés quand il avait voulu insister sur la nécessité de parler au vaisseau inconnu ; mais ce n’avait pas été par intérêt pour leur sort.

Mrs Wyllys et sa pupille étaient donc restées pendant tout ce temps dans une ignorance complète des désastres qui avaient eu lieu. Enfermées dans leur chambre, elles avaient entendu le mugissement des vents et le brisement perpétuel des vagues ; mais ce fracas même les avait empêchées d’entendre le craquement des mâts et les cris rauques des matelots. Dans ces momens d’incertitude terrible, où le vaisseau était couché sur le côté, la gouvernante, plus expérimentée, eut, il est vrai, quelque terrible pressentiment de la vérité ; mais sentant qu’elle ne pouvait être d’aucune utilité, et ne voulant pas alarmer sa compagne, elle eut assez d’empire sur elle-même pour se taire. Le silence et le calme relatif qui suivirent la portèrent à croire qu’elle s’était trompée dans ses appréhensions ; et long-temps avant que le jour parût, Gertrude et elle s’étaient laissé aller aux douceurs d’un paisible sommeil. Elles s’étaient levées et étaient montées ensemble sur le tillac, et elles n’étaient pas encore revenues de la stupeur où les plongea le spectacle de désolation qui frappa leurs yeux, quand la révolte méditée depuis long-temps éclata contre Wilder.

— Que signifie cet affreux changement ? demanda Mrs Wyllys, dont les lèvres tremblaient, et dont le visage, malgré l’empire extraordinaire qu’elle exerçait sur ses sens, était couvert d’une pâleur mortelle.

L’œil de Wilder était étincelant, et son front aussi sombre que la tempête à laquelle ils venaient si heureusement d’échapper, lorsqu’il répondit, tout en faisant aux mutins un geste menaçant :

— Ce que cela signifie, madame ? c’est une sédition, une basse, une lâche sédition.

— Une sédition ! a-t-elle pu aller jusqu’à dépouiller ce vaisseau de tous ses mâts, et à le laisser ainsi nu et sans défense sur la mer ?

— Écoutez, madame, interrompit brusquement le lieutenant, je puis vous parler franchement à vous, car on sait qui vous êtes, et pour quel motif vous vous êtes embarquée sur la Caroline. J’ai vu cette nuit le ciel et l’océan se conduire comme ils ne s’étaient jamais conduits auparavant. Des vaisseaux couraient devant le vent, légers comme le liége, élevant en l’air tous leurs mâts, qui ne bronchaient pas plus que s’ils eussent été dans le port, tandis que d’autres ont été rasés en une minute aussi complètement que la barbe sous le rasoir d’un barbier. On rencontre des croiseurs voguant sans être dirigés par des mains humaines, et enfin, à tout prendre, personne n’a jamais passé un quart comme celui qui vient de s’écouler.

— Et qu’a cela de commun avec les actes de violence dont je viens d’être témoin ? Le vaisseau est-il destiné à souffrir tant de maux ? Est-ce une chose que vous puissiez m’expliquer, monsieur Wilder ?

— Vous ne sauriez dire au moins que vous n’ayez pas été avertie du danger, répondit Wilder avec un sourire amer.

— Oui, le diable est obligé d’être honnête quand on l’y force, reprit le lieutenant. Chacune de ses créatures est assujettie à ses ordres ; et, grâce au ciel, quelque envie qu’elles pourraient avoir de les transgresser, elles n’ont ni le courage ni le pouvoir de le faire. Autrement, un voyage paisible serait si rare, dans ces temps de trouble, que peu d’hommes auraient la hardiesse de se hasarder sur les eaux. — Avertis ! oui, oui, nous en convenons ; vous nous avez avertis, et à plusieurs reprises. C’était un avertissement que le consignataire n’aurait pas dû mépriser, lorsque Nicolas Nichols se cassa la jambe au moment où on levait l’ancre. Je n’ai jamais vu pareil accident arriver à un tel moment, sans qu’il s’ensuivît quelque malheur. Et puis, n’était-ce pas un avertissement que ce vieillard avec sa barque ? sans compter combien c’est une chose qui porte malheur que de chasser violemment le pilote du vaisseau. Comme si tout cela n’était pas assez, au lieu d’ouvrir enfin les yeux et de nous tenir paisiblement à l’ancre, nous mettons à la voile, et quel jour choisissons-nous pour quitter un port sûr et tranquille, un vendredi[1] ! Loin d’être surpris de ce qui est arrivé, tout ce dont je m’étonne, c’est de me trouver encore en vie, et je le dois simplement à ce que je n’ai obéi qu’à ceux à qui je devais obéissance, et non à des marins inconnus et à des commandans étrangers. Si Edward Earing en avait fait autant, il y aurait encore un plancher solide entre lui et l’abîme. Mais quoiqu’il fût à demi tenté de croire à l’évidente vérité, il se laissa aller après tout à la superstition et à la crédulité.

Cette profession de foi caractéristique et étudiée du lieutenant, quoique assez claire pour Wilder, était une énigme complète pour les deux femmes ; mais Knighthead n’avait pas pris son parti à demi, et il n’avait pas été si loin pour s’arrêter court au moment d’accomplir son dessein. Il expliqua en deux mots à Mrs Wyllys la situation désespérée du bâtiment, et l’impossibilité absolue qu’il pût encore rester sur l’eau quelques heures, puisque des expériences réitérées venaient de le convaincre que le fond de cale était déjà à moitié rempli d’eau.

— Et qu’y a-t-il donc à faire ? demanda la gouvernante en jetant un regard de détresse sur la pâle et attentive Gertrude. N’y a-t-il aucun vaisseau en vue pour nous sauver du naufrage ? ou faut-il périr ainsi sans ressource ?

— Dieu nous garde de rencontrer davantage des vaisseaux inconnus ! s’écria l’opiniâtre Knighthead. Nous avons la pinasse qui est suspendue à la poupe, et la terre doit être à une quarantaine de lieues d’ici au nord-ouest. L’eau et les vivres sont en abondance, et douze bras vigoureux peuvent bientôt conduire une chaloupe jusqu’au continent américain, pourvu toutefois qu’on ait laissé l’Amérique où nous l’avons vue, pas plus tard qu’hier au coucher du soleil.

— Vous proposez donc d’abandonner le vaisseau ?

— Oui, l’intérêt des armateurs est cher à tout bon marin, mais la vie est plus précieuse que l’or.

— La volonté du Ciel soit faite ! mais sûrement vous ne méditez aucun acte de violence contre monsieur, qui, j’en suis certaine, a gouverné le vaisseau, dans des circonstances aussi critiques, avec une prudence bien au-dessus de son âge.

Knighthead murmura quelques mots tout bas, comme s’il se faisait part à lui-même de ses intentions, quelles qu’elles fussent, et il se retira alors pour conférer avec les matelots, qui ne semblaient déjà que trop disposés à seconder toutes ses vues, quelque fausses, quelque injustes qu’elles pussent être. Pendant les courts momens d’incertitude qui suivirent, Wilder garda le silence, toujours calme et maître de lui, laissant percer sur ses lèvres une expression de dédain, et conservant plutôt l’attitude d’un homme qui avait le pouvoir de décider du sort de ses semblables, que celui de quelqu’un dont, sans doute, le propre sort se décidait au moment même.

Quand les matelots se furent arrêtés à un parti définitif, le lieutenant vint proclamer le résultat de la délibération. Toutefois les paroles n’étaient point nécessaires pour faire connaître une partie essentielle de leur décision, car quelques marins s’occupèrent sans retard à mettre à la mer la pinasse de la poupe, tandis que d’autres travaillaient à y transporter les provisions nécessaires.

— Tous les chrétiens qui sont à bord du vaisseau trouveront place dans cette pinasse, dit Knighthead, et quant à ceux qui placent leur confiance en de certaines personnes, en bien, qu’ils appellent à leur aide ceux qui ont coutume de les seconder.

— Je dois donc conclure de là, dit Wilder avec calme, que vous êtes dans l’intention d’abandonner ce vaisseau ainsi que votre devoir ?

Le lieutenant à demi intimidé, mais toujours plein de ressentiment, lui jeta un regard dans l’expression duquel la crainte le disputait à l’orgueil du triomphe ; enfin il répondit :

— Vous qui savez faire voguer un vaisseau sans l’aide de l’équipage, qu’avez-vous donc besoin de barque ? Au reste, vous ne pourrez jamais dire à vos amis, quels qu’ils soient, que nous vous laissons sans moyens de gagner la terre, si, au bout du compte, c’est de la terre que vous êtes habitant ; il vous reste la chaloupe.

— La chaloupe !… mais vous savez bien que sans mât tous vos efforts réunis ne pourraient la soulever du tillac, autrement on ne l’y laisserait pas.

— Ceux qui ont enlevé les mâts de la Caroline pourront bien les replacer, répondit un matelot en grimaçant. Nous ne vous aurons pas quitté d’une heure, qu’une main invisible redressera vos espars, et vous ne manquerez pas alors de compagnons de voyage.

Wilder parut dédaigner de répondre. Il se mit à se promener à pas lents sur le tillac, pensif, il est vrai, mais toujours calme et de sang-froid. Pendant ce temps, comme tous les matelots brûlaient du même désir de quitter au plus tôt le bâtiment, les préparatifs avancèrent avec une activité incroyable. Les deux femmes surprises et alarmées avaient eu à peine le temps de bien envisager la situation extraordinaire dans laquelle elles se trouvaient, quand elles virent transporter sur la pinasse le maître qui s’était si malheureusement blessé ; l’instant d’après on les appela pour qu’elles vinssent prendre place à côté de lui.

L’instant critique était arrivé, et elles commencèrent à sentir la nécessité de prendre un parti. Les remontrances, elles ne le craignaient que trop, seraient inutiles, car les regards de haine et de malveillance qu’on lançait de temps en temps contre Wilder montraient combien il eût été dangereux d’exciter des esprits aussi opiniâtres et aussi ignorans à de nouveaux actes de violence. La gouvernante eut l’idée de s’adresser au blessé ; mais l’air d’inquiétude désespérée avec lequel il avait regardé autour de lui en se voyant porté sur le tillac, et l’expression de souffrances physiques et morales qui perçait sur sa figure au moment où il la cacha dans les couvertures dont il était enveloppé, n’annonçait que trop clairement combien peu de secours on pouvait espérer de lui dans son état actuel.

— Que nous reste-t-il à faire ? demanda-t-elle enfin à l’objet en apparence insensible de sa sollicitude.

— Je voudrais le savoir, répondit-il sur-le-champ en jetant un regard perçant et rapide sur tout l’horizon. Il n’est pas invraisemblable qu’ils atteignent le rivage ; vingt-quatre heures de calme suffisent pour cela.

— Autrement ?

— Un coup de vent du nord-ouest ou de tout autre point de la terre entraînera leur ruine.

— Et le vaisseau ?

— S’il est abandonné, il doit couler à fond.

— Alors il faut que je parle en votre faveur à ces cœurs de pierre. Je ne sais d’où vient l’intérêt si puissant que vous m’inspirez, inexplicable jeune homme, mais j’aimerais mieux m’exposer à tout que de vous savoir livré à un pareil danger.

— Arrêtez, ma chère dame, dit Wilder en la retenant avec respect par la main, je ne puis quitter ce vaisseau.

— C’est ce que nous ne savons pas encore ; on peut dompter les caractères les plus opiniâtres. Il est possible que je réussisse.

— Il y a un caractère à dompter, une raison à convaincre, des préjugés à surmonter sur lesquels vous n’avez aucun droit.

— Les préjugés de qui ?

— Les miens.

— Que voulez-vous dire, monsieur ? Pensez que ce serait faiblesse de souffrir que le ressentiment contre de tels êtres vous entraînât à un acte de folie.

— Ai-je l’air d’un fou ? demanda Wilder. Le sentiment qui me dirige peut être faux, mais tel qu’il est il est inhérent à mes habitudes à mes opinions, et, je puis le dire, à mes principes. L’honneur me défend de quitter un vaisseau que je commande, tant qu’il en reste une planche à flot.

— Et de quelle utilité peut être un bras isolé dans une circonstance aussi critique ?

— D’aucune, répondit-il avec un sourire mélancolique. Je dois mourir, afin que d’autres, quand ils seront à ma place, fassent leur devoir.

Mrs Wyllys et Gertrude restèrent immobiles. Toutes deux examinèrent son œil étincelant et le calme qui régnait sur tout le reste de sa physionomie ; mais il y avait un sentiment de terreur qui se mêlait à leur intérêt. Mrs Wyllys lisait dans l’expression même de ses traits un caractère de résolution inébranlable, tandis que Gertrude, tout en frémissant à la seule pensée du sort affreux qui l’attendait, sentait dans son jeune cœur un enthousiasme généreux qui l’entraînait presque malgré elle à admirer son dévouement héroïque. Mais la gouvernante vit de nouveaux motifs de crainte dans la détermination de Wilder. Si elle avait jusqu’alors senti de la répugnance à se confier ; ainsi que son élève, à un ramas d’hommes tels que ceux qui possédaient alors toute l’autorité, cette répugnance fut plus que doublée par les injonctions rudes et bruyantes qu’on lui faisait de se hâter et de venir prendre place au milieu d’eux.

— Plût au Ciel que je susse ce que je dois faire ! s’écria-t-elle ; parlez-nous, jeune homme ; donnez-nous les conseils que vous donneriez à une mère et à une sœur.

— Si j’étais assez heureux pour avoir des parens qui me fussent aussi proches et aussi chers, répondit-il avec chaleur, rien ne pourrait nous séparer dans un pareil moment.

— Y a-t-il quelque espoir pour ceux qui restent sur ces débris ?

— Très peu.

— Et sur la chaloupe ?

Il s’écoula plus d’une minute avant que Wilder répondît. Il tourna de nouveau les yeux vers le vaste et brillant horizon, et parut étudier le ciel dans la direction du continent lointain, avec un soin infini. Aucun signe qui pût faire présager le temps n’échappa à sa vigilance, tandis que les émotions variées qu’il éprouvait en regardant se peignaient sur sa figure.

— Sur mon honneur, madame, sur cet honneur qui me fait un devoir non-seulement de conseiller, mais de protéger votre sexe, je me défie du temps ! Je pense qu’il y a autant de chances pour que nous soyons vus par quelque vaisseau, qu’il y a de probabilités que ceux qui se hasardent dans la pinasse atteignent jamais la terre.

— Restons donc ici, dit Gertrude, tandis que, pour la première fois depuis qu’elle avait reparu sur le tillac, le sang reparaissait sur ses joues décolorées, au point qu’elles furent bientôt couvertes d’une vive rougeur. Je ne puis souffrir les misérables qui seraient nos compagnons dans cette barque.

— Descendez ! descendez ! cria Knighthead d’un ton d’impatience. Chaque minute de jour est une semaine, chaque moment de calme est une année de vie pour nous tous. Descendez ! descendez, ou nous vous laissons.

Mrs Wyllys ne répondit point, mais elle offrait l’image d’une entière et pénible indécision. Alors on entendit retentir sur l’eau le bruit des rames, et l’instant d’après on vit la pinasse glisser sur la plaine liquide poussée par les bras vigoureux de six forts rameurs.

— Arrêtez ! s’écria la gouvernante n’hésitant pas davantage, recevez mon enfant, et abandonnez-moi.

— Un signe de la main et quelques mots inarticulés que grommela le contre-maître furent les seules réponses qui furent faites à cet appel. Il fut suivi d’un long et pénible silence. Bientôt les sombres traits des matelots montés sur la pinasse se confondirent dans l’éloignement, puis la barque elle-même parut diminuer à vue d’œil, jusqu’à ce qu’elle ne semblât plus qu’une tache noire qui s’élevait et s’abaissait avec le flux et le reflux des ondes azurées. Pendant tout ce temps pas un seul mot ne fut prononcé. Chacun semblait dévorer des yeux la barque qui s’éloignait, et ce ne fut que lorsqu’il devint absolument impossible de la distinguer, que Wilder lui-même put sortir de l’espèce de stupeur dans laquelle il était tombé. Ses yeux se portèrent sur ses compagnes, et il appuya la main sur son front, comme si la tête lui tournait à l’idée de la haute responsabilité qu’il avait prise sur lui en leur conseillant de rester ; mais ce moment de faiblesse se passa bientôt, et il reprit cette fermeté, ce sang-froid qui avait été mis trop souvent à l’épreuve pour se laisser ébranler facilement.

— Ils sont partis ! s’écria-t-il en poussant un soupir long et pénible comme quelqu’un dont la respiration avait été forcément suspendue.

— Ils sont partis ! dit à son tour la gouvernante en jetant un coup d’œil où se peignait toute sa sollicitude sur l’immobile Gertrude ; il n’y a plus d’espoir.

Le coup d’œil que Wilder jeta à son tour sur la statue muette, mais charmante, était à peine moins expressif que le regard de celle qui avait formé la jeune intelligence de la riche héritière. Son front devint pensif, ses lèvres se serrèrent, tandis qu’il rassemblait dans son esprit toutes les ressources de son imagination fertile et de sa longue expérience, en se livrant à de profondes et importantes réflexions.

— Y a-t-il quelque espoir ? demanda la gouvernante qui observait avec une attention soutenue le moindre changement de physionomie de celui qui était alors leur unique appui.

Le nuage qui obscurcissait le front de Wilder se dissipa, et le sourire qui brilla sur son visage ressemblait aux rayons du soleil, quand il perce les plus épaisses vapeurs du tourbillon qui le dérobe aux yeux.

— Il y en a, dit-il avec assurance ; notre position est loin d’être désespérée.

— Alors puisse celui qui gouverne le ciel et la mer recevoir mes actions de grâces ! s’écria la pieuse gouvernante en soulageant par un torrent de larmes une agonie de douleur concentrée depuis long-temps.

Gertrude se jeta au con de Mrs Wyllys, et pendant quelques instans les deux amies se tinrent étroitement embrassées.

— Et maintenant, ma chère dame, dit Gertrude en s’arrachant des bras de sa gouvernante, confions-nous l’habileté de M. Wilder. Il a prévu et prédit ce danger ; pourquoi ne le croirions-nous pas, maintenant qu’il prédit notre délivrance ?

— Prédit et prévu ! reprit Mrs Wyllys de manière à montrer que sa confiance dans la prescience de Wilder n’était pas tout-à-fait aussi illimitée que celle de sa jeune et ardente compagne. Aucun mortel n’eût pu prévoir ce terrible malheur, et jamais, certes, s’il l’eût prévu, il n’aurait en la pensée de s’y exposer volontairement. Monsieur Wilder, je ne veux pas vous importuner en vous demandant des explications qui maintenant pourraient être inutiles. Mais vous ne me refuserez pas de me communiquer vos motifs d’espérance.

Wilder se hâta de satisfaire une curiosité qu’il sentait bien devoir être aussi pénible qu’elle était naturelle. Les révoltés avaient laissé la plus grande et la plus sûre des deux chaloupes appartenant à la Caroline, dans leur impatience de profiter du calme, sachant bien qu’il faudrait des heures d’un rude travail pour la tirer de la place qu’elle occupait entre les deux grands mâts, et la lancer dans l’océan. Cette opération, qu’on eût pu exécuter en peu de minutes avec les ressources ordinaires du vaisseau, eût demandé alors toutes leurs forces réunies, et de plus une prudence et une attention qui auraient consumé une trop grande partie des instans qu’ils jugeaient avec raison si précieux dans une saison de l’année aussi variable et aussi contraire. Ce fut dans cette petite arche que Wilder proposa de réunir les objets utiles ou nécessaires qu’il pourrait ramasser à la hâte sur le vaisseau abandonné. Il y entrerait ensuite avec ses compagnes pour attendre le moment critique où le vaisseau s’enfoncerait sous leurs pieds.

— Appelez-vous cela de l’espoir ? s’écria Mrs Wyllys quand cette courte explication fut terminée ; et la pâleur qui se répandit de nouveau sur ses joues exprima l’excès de son désappointement. J’ai ouï dire que le gouffre que forment les vaisseaux en s’abîmant engloutit tous les objets de moindre dimension qui flottent auprès.

— Cela arrive quelquefois. Pour rien au monde je ne voudrais vous tromper, et je vous dirai maintenant que les chances que nous avons pour nous sauver sont au moins égales à celles que nous courrons d’être engloutis avec le vaisseau.

— C’est terrible, dit la gouvernante, mais que la volonté de Dieu soit faite ! L’adresse ne saurait-elle suppléer à la force, et n’y a-t-il aucun moyen de lancer la chaloupe à la mer avant le moment fatal ?

Wilder fit un signe de tête qui n’était pas équivoque.

— Nous ne sommes pas aussi faibles que vous le pensez, dit Gertrude ; dirigez nos efforts, et voyons ce qu’il est encore possible de faire. Voici Cassandre, ajouta-t-elle en se tournant vers la jeune négresse déjà connue du lecteur, qui se tenait derrière sa jeune et ardente maîtresse, portant son manteau et son schall comme si elle s’apprêtait à la suivre dans une de ses promenades du matin ; voici Cassandre, qui à elle seule a presque la force d’un homme.

— Eût-elle la force de vingt hommes, je désespérerais encore de pouvoir lancer la chaloupe sans l’aide d’aucune machine. Mais nous perdons le temps en paroles. Je vais descendre pour juger du temps probable que durera notre incertitude, et alors nous nous occuperons des apprêts du départ. Pour cela vous pourrez m’aider, toutes faibles et toutes délicates que vous êtes.

Il leur montra alors les objets légers qui pouvaient leur devenir nécessaires s’ils étaient assez heureux pour se sauver du naufrage, et il leur conseilla de les porter sans délai dans la chaloupe. Tandis que les trois femmes étaient ainsi occupés, il descendit à fond de cale, pour observer les progrès de l’eau et calculer le temps qui s’écoulerait avant que le navire s’abîmât tout entier.

Il reconnut que leur situation était encore plus alarmante qu’il n’avait été porté à le craindre. Privé de ses mâts, le vaisseau avait manœuvré si pesamment, qu’il avait ouvert à l’eau plusieurs de ses jointures, et comme les œuvres vives commençaient à s’enfoncer au-dessous du niveau de l’océan, la crue de l’eau augmentait avec une incroyable rapidité. Le jeune marin, en jetant autour de lui un regard exercé, maudit dans toute l’amertume de son cœur l’ignorance et la superstition qui l’avaient fait abandonner du reste de l’équipage. Il n’y avait en effet aucun mal auquel de vigoureux efforts, habilement dirigés, n’eussent pu remédier. Mais privé de tout aide, il ne sentit que trop la folie d’essayer même de différer une catastrophe qui était maintenant inévitable. Il remonta, le cœur serré, sur le tillac, et s’occupa tout de suite des dispositions qui étaient nécessaires pour assurer à ses compagnes la plus légère chance de salut.

Tandis que celles-ci oubliaient un instant leurs terreurs pour se livrer à une occupation légère, mais également utile, Wilder disposa de deux mâts de la chaloupe, et arrangea convenablement les voiles, ainsi que les autres agrès qui pouvaient être nécessaires en cas de réussite.

Au milieu de ces apprêts, une couple d’heures s’écoulèrent, aussi promptement que si les minutes n’avaient été que des secondes. Au bout de ce terme, il avait achevé son travail. Il coupa les cordages qui servaient à affermir la chaloupe lorsque le vaisseau était en mouvement, la laissant à la même place, mais de manière à ce qu’elle ne fût plus attachée d’aucun côté à la carcasse du bâtiment, qui en ce moment s’était affaissée à un tel point, qu’on pouvait craindre à tout moment qu’il ne s’abîmât sous leurs pieds.

Cette mesure de précaution une fois prise, il invita ses compagnes à passer dans la chaloupe, de peur que la crise ne vînt plus tôt qu’il ne le supposait ; car il savait qu’un vaisseau qui enfonce est comme un mur qui va tomber, toujours prêt à céder à la moindre impulsion qui l’entraîne en bas.

Il commença alors une opération presque aussi nécessaire : c’était de faire un choix parmi le chaos d’objets dont le zèle mal dirigé des trois dames avait tellement encombré la chaloupe qu’il leur restait à peine une place pour y mettre leurs personnes bien plus précieuses. Malgré les bruyantes et continuelles remontrances de la négresse, les caisses, les coffres, les paquets, furent jetés à la mer, comme si Wilder n’avait aucune considération pour les besoins futurs de l’être charmant en faveur duquel Cassandre, aussi peu écoutée que l’ancienne prêtresse du même nom, élevait si souvent la voix d’un ton de reproche.

Ce fut alors, et seulement alors, que Wilder prit quelque repos. Il avait disposé les voiles de manière à pouvoir les hisser en un instant. Il avait examiné avec soin si quelque corde, qu’il n’aurait pas aperçue, n’attachait pas encore la chaloupe aux débris du navire, pour les entraîner avec eux, et il s’était assuré par lui-même que du bois, de l’eau, une boussole et les instrumens imparfaits dont on se servait alors pour reconnaître la position d’un vaisseau, étaient rangés avec soin à leurs places respectives, et tout prêts à prendre. Quand tout eut été ainsi préparé, il se plaça lui-même à la poupe de la chaloupe, et s’efforça, en composant sa physionomie, d’inspirer à ses compagnes moins résolues une partie de sa fermeté.

L’astre brillant du soleil se réfléchissait en mille endroits tout autour d’eux. La mer était tombée dans un repos si complet, que ce n’était qu’à de longs intervalles que la grande masse inerte sur laquelle la barque était placée sortait en quelque sorte de sa léthargie, pour voguer pesamment pendant une minute sur les eaux qui la baignaient, et s’affaisser ensuite davantage dans l’élément avide qui allait l’engloutir. Cependant cet affaissement progressif semblait s’opérer avec une lenteur insupportable à ceux qui attendaient avec tant d’impatience la submersion totale du navire comme la crise qui devait décider de leur sort.

Pendant ces heures d’incertitude terrible, la conversation entre les passagers attentifs, quoique sur le ton de la confiance, et souvent même de la tendresse, était interrompue par de longs intervalles de silence et de réflexion. Chacun s’abstenait de faire la moindre allusion au danger qui les menaçait, pour ménager les sentimens des autres ; mais personne ne pouvait cacher le risque imminent qu’ils couraient à cette sollicitude jalouse de l’amour de la vie qui leur était commun à tous.

Ce fut ainsi que s’écoulèrent les minutes, les heures, et le jour tout entier, jusqu’à ce qu’on vît l’obscurité se glisser le long du vaste abîme, rétrécissant peu à peu l’horizon du côté de l’est, jusqu’à ce que leur vue se trouvât bornée à un cercle étroit et sombre autour de l’endroit où ils se trouvaient. À ce changement succéda une autre heure terrible pendant laquelle il semblait que la mort se disposât à les visiter, entourée de tout ce que ses horreurs ont de plus affreux. Le bruit que faisait la pesante baleine en étendant son corps énorme à la surface de la mer se fit entendre au loin ; il fut reproduit par une centaine de poissons qui venaient à la suite de la reine de l’océan. L’imagination inquiète de Gertrude se figura que la mer vomissait tous ses monstres, et, malgré le calme avec lequel Wilder lui assurait que ces sons habituels étaient plutôt un signal de paix et de tranquillité que les symptômes d’un nouveau danger, elle n’avait sans cesse sous les yeux que les profonds abîmes au-dessus desquels ils semblaient suspendus par un fil, et se les représentait remplis de leurs hideux habitans. Le jeune marin tressaillit lui-même en apercevant à la surface de l’eau les sombres nageoires du vorace requin, qui rôdait autour de la Caroline, comme averti par son instinct que tout ce que contenait ce malheureux vaisseau allait bientôt devenir la proie de son espèce. Alors se leva la lune, dont la clarté douce et trompeuse jeta ses illusions fantastiques sur cette scène variée, mais toujours terrible.

— Voyez, dit Wilder au moment où l’astre pâle et mélancolique sortit du sein de l’océan, nous aurons du moins ce flambeau pour diriger notre dangereux esquif.

— L’instant fatal approche-t-il, demanda Mrs Wyllys avec toute la fermeté dont elle était capable dans une situation aussi critique.

— Oui. Le vaisseau a déjà enfoncé ses dalots dans la mer ; quelquefois un bâtiment peut surnager jusqu’à ce qu’il soit entièrement couvert d’eau. Si le nôtre doit couler à fond, décidément ce sera bientôt.

— S’il doit couler, dites-vous ? y a-t-il donc quelque espoir qu’il puisse rester à flot ?

— Aucun, dit Wilder s’arrêtant pour écouter les sons creux et menaçans qui partaient des profondeurs du vaisseau, tandis que l’eau se frayait un passage de tous les côtés, et qui retentissaient comme le mugissement de quelque monstre terrible dans la dernière agonie ; aucun, il a déjà perdu son aplomb.

Ses compagnes s’aperçurent du changement : mais pour rien au monde aucune d’elles n’aurait pu proférer une syllabe. On entendit un son bas sourd et menaçant, et alors l’air enfermé dans le vaisseaux fit sauter le devant du tillac avec une explosion semblable à celle d’une décharge d’artillerie.

— Maintenant, saisissez les cordes que je vous ai données ! s’écria Wilder hors d’haleine.

Ses paroles furent étouffées par le bouillonnement toujours croissant des ondes. Le vaisseau plongea comme la baleine qui expire, et, élevant sa poupe dans les airs, s’enfonça dans les profondeurs de la mer, comme le léviathan qui cherche ses retraites secrètes. La chaloupe immobile fut enlevée avec le vaisseau au point de se trouver dans une position presque perpendiculaire.

Lorsque le reste du navire descendit dans l’abîme, l’avant de la chaloupe rencontra l’élément entr’ouvert et s’y enfonça presque au point de se remplir ; mais solide et légère, elle se releva, et, grâce à la secousse qui lui fut donnée par la masse qui s’affaissait, la petite arche fut lancée à fleur d’eau. Cependant l’onde écumante qui se précipitait dans le tourbillon entraînait tout sur son passage, et l’instant d’après la chaloupe descendit le long de la pente rapide, comme si elle allait suivre le vaste bâtiment dont elle avait si long-temps dépendu, entraînée dans le même gouffre qui s’ouvrait devant elle, puis elle se releva de nouveau en se balançant à la surface de l’eau et tourna un instant sur elle-même avec une rapidité effrayante. Ensuite l’océan sembla pousser une espèce de gémissement lugubre, et tout rentra dans le repos, les rayons de la lune se jouant sur son sein perfide aussi tranquillement qu’ils se réfléchissent sur la surface limpide d’un lac entouré d’une ceinture de montagnes qui lui prêtent leur ombre.


  1. La croyance superstitieuse que le vendredi est un jour funeste n’était point particulière à Knighthead ; elle s’est conservée plus ou moins parmi les marins jusqu’à nos jours. Un négociant éclairé du Connecticut voulut s’efforcer, pour sa part, de déraciner un préjugé quelquefois nuisible. Il fit commencer la construction d’un vaisseau un vendredi, le lança un vendredi à la mer, lui donna le nom de Vendredi, enfin ce fut un vendredi que le vaisseau partit pour son premier voyage. Malheureusement pour le succès de cette tentative bien intentionnée, jamais on n’eut de nouvelles ni du bâtiment ni de l’équipage. — Éd.