Le Corsaire rouge/Chapitre XIX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 264-281).

CHAPITRE XIX.


« Maintenant laissez-le faire : Génie du mal, te voilà libre, prends la route que tu voudras. »
Shakspeare


Si le lecteur fait attention à la rapidité avec laquelle le vaisseau flottait entraîné par le vent, il ne sera pas surpris qu’une semaine après celle où se passèrent les incidens que nous venons de rapporter, nous puissions ouvrir la scène du présent chapitre dans une partie toute différente de la même mer. Il n’est pas nécessaire de suivre le Corsaire dans les détours de cette marche oblique et souvent incertaine en apparence, pendant laquelle la quille de son vaisseau sillonna plus d’un millier de milles sur l’océan, échappant avec adresse à plus d’un croiseur du roi, et évitant diverses rencontres moins dangereuses, plutôt par plaisir que par aucune autre cause visible. Il suffit pour notre but de lever maintenant le voile qui nous a dérobé un instant ses mouvemens, pour présenter l’élégant vaisseau dans un climat plus doux, et, eu égard à la saison de l’année, dans une mer plus favorable.

Précisément sept jours après l’arrivée de Gertrude et de sa gouvernante à bord d’un vaisseau dont il n’est plus nécessaire de cacher le caractère au lecteur, le soleil se leva sur les voiles retentissantes, les vergues symétriques et le corps sombre du bâtiment, à la vue de quelques îles basses, petites et couvertes de rochers. Quand on n’aurait point vu une éminence bleuâtre sortir du sein des eaux, la couleur seule de l’élément aurait averti un marin que le fond de la mer était plus rapproché que d’ordinaire de sa surface, et qu’il était nécessaire de prendre garde aux dangers si connus et si redoutés du voisinage des côtes. Il ne faisait point de vent ; l’air vacillant et incertain, qui de temps en temps gonflait un instant les voiles les plus légères, n’était pour ainsi dire que la douce respiration de l’aurore, qui semblait craindre de troubler le sommeil de l’océan.

Tout ce qui avait vie sur le vaisseau était déjà debout et en activité. Cinquante matelots vigoureux étaient suspendus de différens côtés aux agrès, les uns riant et plaisantant entre eux, et les autres s’acquittant à loisir de la besogne facile dont ils avaient été chargés. D’autres en plus grand nombre s’amusaient tranquillement en bas sur les ponts à quelque travail semblable. Tous, en général, avaient assez l’air de gens qui font quelque chose pour ne pas être taxés de paresse plutôt que par nécessité. Le tillac, cette partie sacrée de tout bâtiment où il règne de la discipline, ou du moins une apparence de discipline, était occupé par une autre classe d’hommes qui ne montraient pas plus d’activité. En un mot, l’état du vaisseau tenait de celui de l’océan et du ciel, qui tous deux semblaient réserver leurs forces pour une meilleure occasion.

Trois ou quatre jeunes gens, qui pour des hommes de leur profession étaient loin d’avoir mauvaise mine, se montraient sous une espèce de petit uniforme de mer pour lequel on n’avait consulté la forme d’aucun peuple en particulier. Malgré le calme apparent qui régnait partout autour d’eux, chacun de ces individus tenait à sa ceinture un poignard court et droit ; l’un d’eux s’étant penché sur le bord du vaisseau, son uniforme en s’entrouvrant laissa voir le bout d’un petit pistolet. Il n’y avait cependant aucun autre signe immédiat de défiance d’où un observateur pût conclure que cette précaution de porter des armes fût rien de plus que l’usage ordinaire du vaisseau. Deux sentinelles au regard sombre et dur, vêtues et équipées comme des soldats de terre, et qui, contre l’usage de la marine, étaient placées sur la ligne de démarcation entre le quartier des officiers et l’avant du tillac, annonçaient de plus grandes précautions encore. Mais néanmoins toutes ces dispositions étaient regardées par les matelots d’un œil d’insouciance, preuve certaine que l’habitude les y avait familiarisés depuis long-temps.

L’individu qui a été présenté au lecteur sous le titre imposant de général, se tenait debout, aussi raide qu’un des mâts du vaisseau, étudiant d’un air de critique l’équipement de ses deux mercenaires, et paraissant s’inquiéter aussi peu de ce qui se passait autour de lui que s’il se considérait littéralement comme une partie intégrale et matérielle de la charpente du vaisseau.

Il y avait cependant un homme qu’on pouvait distinguer de tout ce qui l’entourait à la dignité de son maintien et à l’air d’autorité qui respirait même dans le calme de son attitude. C’était le Corsaire, qui était seul à l’écart, personne n’osant approcher du lieu qu’il avait choisi pour s’y établir. Son œil subtil se promenait successivement sur toutes les parties de son bâtiment, comme pour les passer en revue ; puis par momens il restait attaché sur l’une de ces nuées légères et transparentes qui flottaient au-dessus de lui dans les cieux azurés, et alors on voyait s’accumuler sur son front ces ombres épaisses qui semblaient couvrir de profondes réflexions. Son regard devenait même quelquefois si sombre et si menaçant que sa belle chevelure, qui s’échappait en boucles de dessous son bonnet de velours, ne pouvait conserver à ses traits la grâce qui en animait souvent l’expression. Comme s’il dédaignait toute cette contrainte, et qu’il voulût faire connaître la nature de son pouvoir, il portait ses pistolets à découvert, suspendus à un ceinturon de cuir qui était attaché à un habit bleu, orné d’un galon d’or, et auquel était passé, sans plus de mystère, un yattagan de Turquie, léger et recourbé, avec un stylet droit, qui, à en juger par la ciselure du manche, était probablement de la fabrique de quelque artiste italien.

Sur le pont de la poupe et séparées de la foule se trouvaient Mrs Wyllys et Gertrude, qui ne témoignaient nullement, par leur air ou par leurs regards, cette inquiétude qu’on devait naturellement supposer à des femmes placées dans une position aussi critique que dans la compagnie de flibustiers, sans foi ni loi. Au contraire, tandis que la première, montrait à sa jeune amie l’éminence bleue qui s’élevait de l’eau comme un nuage qui se dessinait dans le lointain, l’espérance se mêlait d’une manière frappante à l’expression ordinairement calme de ses traits. Bientôt elle appela Wilder d’un ton d’enjouement, et le jeune homme, qui depuis long-temps se tenait avec un soin jaloux debout au pied de l’échelle qui menait au tillac, fut à ses côtés en un instant.

— Je disais à Gertrude, dit la gouvernante avec le ton de confiance que lui avaient donné les dangers qu’ils avaient courus ensemble, que là-bas est sa demeure, et que lorsque la brise se fera sentir, nous pourrons bientôt espérer d’y arriver. Mais la chère enfant est devenue si timide depuis les terribles périls que nous avons courus, qu’elle n’en croira ses yeux que lorsqu’elle verra le séjour de son enfance et les traits de son père. Vous êtes déjà venu plus d’une fois sur cette côte, monsieur Wilder ?

— Souvent, madame.

— Alors vous pourrez nous dire quelle est cette terre que nous apercevons dans l’éloignement.

— Cette terre ! répéta notre jeune aventurier en affectant un air de surprise. Avons-nous donc la terre en vue ?

— Avons-nous la terre en vue ? Mais n’y a-t-il pas des heures qu’on nous l’a crié du haut des mâts ?

— Cela peut être. Nous autres marins nous sommes tout engourdis après une nuit de veille, et souvent nous n’entendons que bien peu de ce qui se passe.

La gouvernante le regarda d’un air de soupçon, comme si elle éprouvait quelque appréhension dont elle ne pouvait se rendre compte, avant de continuer l’entretien.

— La vue du sol riant et fortuné de l’Amérique a-t-elle si tôt perdu ses charmes à vos yeux, que vous puissiez en approcher d’un air aussi indifférent ? L’amour exclusif de vous autres marins pour un élément si perfide et si dangereux est une énigme que je n’ai jamais pu n’expliquer.

— Les marins portent-ils réellement à leur profession un attachement aussi exclusif ? demanda Gertrude avec un empressement qu’elle aurait peut-être eu de la peine à s’expliquer.

— C’est une folie dont on nous accuse souvent, répondit Wilder tournant les yeux vers celle qui lui parlait, avec un sourire qui prouvait qu’il avait banni toute réserve.

— Et avec raison ?

— Avec raison ! je le crains.

— Oui, s’écria Mrs Wyllys avec un accent où se peignait une expression de regret mêlé d’amertume, ils l’aiment souvent mieux que leurs demeures tranquilles et paisibles.

Gertrude n’insista pas davantage sur cette idée ; mais ses grands yeux se baissèrent sur le pont, comme si elle eût réfléchi profondément à la perversité du goût qui pouvait rendre l’homme aussi insensible aux plaisirs domestiques, et lui faire aimer les terribles dangers de l’océan.

— Ce n’est pas à moi du moins que ce reproche peut s’adresser, s’écria Wilder, à moi qui n’ai jamais eu d’autre demeure qu’un vaisseau.

— Et c’est aussi sur un vaisseau que s’est écoulée une grande partie de mon existence, reprit la gouvernante, qui se livrait évidemment à des souvenirs d’une date très ancienne. Heureux et malheureux tout à la fois a été le temps que j’ai passé sur la mer ! et ce n’est pas non plus le premier vaisseau à bord duquel il ait plu à la fortune de me jeter. Et cependant les usages paraissent changés depuis les jours dont je parle, à moins que ma mémoire ne commence à perdre quelques-unes des impressions d’un âge où les souvenirs sont pourtant presque toujours les plus durables. Est-il ordinaire, monsieur Wilder, qu’on permette à un étranger, comme vous l’êtes sur ce bâtiment, de commander sur un vaisseau de guerre ?

— Certainement non !

— Et cependant, autant que mon faible jugement peut me l’apprendre, vous avez rempli les fonctions de premier lieutenant, depuis que nous avons été recueillis sur ce navire, au moment d’être engloutis par les vagues.

Wilder détourna de nouveau les yeux, et il parut évidemment chercher ses expressions avant de répondre :

— Un brevet de lieutenant est toujours respecté. Le mien m’a procuré la considération que vous avez vue.

— Vous êtes donc officier de la couronne ?

— Aucune autre autorité serait-elle respectée dans un vaisseau de la couronne ? La mort a laissé vacante la seconde place de ce… croiseur. Heureusement pour les besoins du service, peut-être pour moi-même, je me suis trouvé là pour la remplir.

— Mais, mais dites-moi aussi, continua la gouvernante, qui paraissait disposée à profiter de l’occasion de dissiper plus d’un doute ; est-il d’usage que les officiers d’un vaisseau de guerre paraissent armés au milieu de leur équipage de la manière que je vois ici ?

— C’est la volonté de notre commandant.

— Ce commandant est évidemment un marin habile ; mais c’est en même temps un homme dont les caprices et les goûts sont aussi extraordinaires que l’apparence. Je l’ai sûrement vu déjà, et, il me semble, il n’y a pas long-temps.

Mrs Wyllys garda le silence pendant quelques minutes, et ses yeux restèrent constamment fixés sur la figure de l’être calme et immobile qui conservait toujours la même attitude, isolé de toute cette foule qu’il avait eu l’adresse d’assujettir complètement à son autorité ; on eût dit, pendant ce peu de minutes, que les sens de la gouvernante étaient absorbés dans l’examen le plus minutieux de sa personne, et qu’elle ne pouvait en détacher ses regards. Alors, poussant du fond du cœur un profond soupir, elle se rappela enfin qu’elle n’était pas seule, et que d’autres attendaient en silence, mais avec attention, le résultat de ses secrètes pensées. Sans témoigner néanmoins aucun embarras pour une absence d’esprit qui lui était trop ordinaire pour suspendre sa pupille, la gouvernante reprit la conversation où elle l’avait laissée, en reportant ses regards sur Wilder.

— Y a-t-il long-temps que vous connaissez le capitaine Heidegger ? demanda-t-elle.

— Nous nous étions déjà vus.

— Ce doit être un nom d’origine allemande ! à en juger par le son. Je suis sûre qu’il est nouveau pour moi. J’ai vu le temps où il y avait peu d’officiers de ce rang au service du roi qui ne me fussent connus au moins de nom. Y a-t-il long-temps que sa famille est fixée en Angleterre.

— C’est une question à laquelle il peut mieux répondre lui-même, dit Wilder, s’apercevant avec plaisir que celui qui était le sujet de leur conversation s’approchait d’eux de l’air d’un homme qui sentait que personne sur le vaisseau n’oserait lui disputer le droit de se mêler à une conversation, quand cela pouvait lui plaire ; — dans ce moment, madame, mon devoir m’appelle ailleurs.

Wilder se retira avec une répugnance évidente, et si le cœur de ses compagnes avait été ouvert au soupçon, elles n’auraient pu manquer d’observer le regard de défiance qu’il jeta sur son commandant, lorsque celui-ci vint les saluer et leur faire sa visite du matin. Il n’y avait cependant rien dans les manières du Corsaire qui pût éveiller une aussi jalouse vigilance. Au contraire, elles étaient froides, et il semblait préoccupé. On eût dit qu’il venait se mêler à leur conversation beaucoup plus par le sentiment des devoirs de l’hospitalité que pour le plaisir qu’il pouvait y trouver. Néanmoins son air était gracieux, et sa voix douce comme l’air des îles florissantes qu’on voyait dans l’éloignement.

— Voilà une vue, dit-il en montrant du doigt les sommets bleuâtres de la terre, — qui fait les délices de l’habitant des terres et la terreur du marin.

— Les marins éprouvent-ils donc tant de répugnance à voir des pays que tant de milliers de leurs semblables trouvent du plaisir à habiter ? demanda Gertrude, à qui il s’adressait plus particulièrement, avec une franchise qui aurait suffi seule pour prouver que son âme naïve et innocente n’avait pas le moindre soupçon du véritable caractère de celui qui lui parlait.

— Et miss Grayson est du nombre ? dit le Corsaire avec un sourire où l’ironie était peut-être cachée sous la plaisanterie. Après le danger que vous avez couru il y a si peu de temps, moi-même, tout monstre de mer entêté et opiniâtre que je suis, je n’ai aucun motif pour me plaindre de votre dégoût pour notre élément. Et cependant, ce me semble, il n’est pas tout-à-fait dénué d’agrément. Aucun lac enfermé dans les limites de votre continent ne saurait être plus calme ni plus paisible que cette partie de l’océan. Si nous étions quelques degrés plus au sud, je vous montrerais des scènes de rochers et de montagnes ; de baies et de collines couronnées de verdure ; de baleines faisant le plongeon, et de pêcheurs indolens, de chaumières lointaines, et de voiles endormies, telles qu’elles pourraient figurer avec avantage dans un livre que les yeux de la beauté aimeraient à parcourir.

— Et cependant ce serait encore à la terre que vous seriez redevable des principaux traits de votre tableau. Moi, en revanche, je voudrais vous conduire dans le nord et vous montrer des nuages noirs et menaçans, une mer verdâtre et irritée, des écueils et des bas-fonds, des paysages, des collines et des montagnes qui n’existent que dans l’imagination de l’homme qui se noie, et des voiles blanchies par des flots qui nourrissent le requin vorace et le polype dégoûtant.

Gertrude, dans sa réponse, n’avait voulu faire qu’un innocent badinage ; mais on ne voyait que trop, à la pâleur de ses joues et le léger tremblement qui agitait ses lèvres, que sa mémoire était encore pleine de ces terribles images. L’œil perçant du Corsaire ne fut pas long-temps sans découvrir ce changement. Pour bannir tout souvenir qui eût pu lui faire de la peine, il sut donner adroitement un nouveau tour à la conversation.

— Il y a des personnes à qui la mer n’offre aucun amusement ; dit-il. Pour un être languissant, également malade et chez lui et sur la mer, cela peut être vrai. Mais l’homme qui a assez d’énergie pour réprimer les souffrances physiques peut tenir un autre langage. Nous avons régulièrement nos bals, par exemple et il y a à bord de ce vaisseau des artistes qui, s’ils sont incapables peut-être de former avec leurs jambes un angle droit aussi exact que le premier danseur d’un ballet, peuvent continuer leurs figures au milieu d’une bourrasque, ce qui est plus que ne saurait faire le meilleur de tous les sauteurs de salon.

— Un bal sans femmes serait regardé comme un amusement peu agréable, par nous autres du moins, pauvres habitans sans goût de la terre ferme.

— Hum ! ce n’en serait que mieux, sans doute, s’il y avait une ou deux dames. Ensuite nous avons notre théâtre ; la farce et la comédie nous aident tour à tour à passer le temps, et nous chaussons quelquefois le cothurne. Ce brave camarade que vous voyez appuyé sur la vergue du perroquet d’avant, comme un serpent indolent qui s’échauffe au soleil sur les branches d’un arbre, sait pousser des rugissemens à vous faire trembler ; et voici un disciple de Momus, qui ferait naître un sourire sur les lèvres d’un moine atteint du mal de mer : je crois qu’on ne peut rien dire de plus à son éloge.

— Tout cela est beau en peinture, répondit Mrs Wyllys ; mais ce tableau doit quelque chose au mérite du poète ou du peintre, comme vous voudrez que je vous appelle.

— Je ne suis qu’un grave et véridique historien. Cependant, puisque vous en doutez et que l’océan est si nouveau pour vous…

— Pardonnez-moi, interrompit gravement la dame. Il y a long-temps, au contraire, que je le connais.

Le Corsaire, dont les regards errans s’étaient dirigés plus souvent sur Gertrude que sur sa compagne, porta alors les yeux sur cette dernière, et les y tint fixés assez long-temps pour embarrasser un peu celle qui était l’objet de cet examen.

— Vous paraissez surpris que les connaissances d’une femme aillent jusque-là, dit-elle, voulant exciter son attention, pour qu’il s’aperçût de l’inconvenance de ses manières.

— Nous parlions de la mer, autant que je m’en souviens, reprit-il de l’air d’un homme qui sortait tout à coup d’une profonde rêverie ; oui, je crois que c’était de la mer, car j’en faisais l’éloge avec complaisance. Je vous disais que ce vaisseau était plus rapide que…

— Point du tout, s’écria Gertrude riant de sa méprise, vous jouiez le rôle du maître des cérémonies dans un bal de mer.

— Voulez-vous figurer dans un ballet ? Mon bal sera-t-il embelli des grâces de votre personne ?

— Moi, monsieur ? et avec qui ? Avec le monsieur qui sait si bien continuer ses pas au milieu d’une bourrasque ?

— Vous cherchiez à dissiper les doutes que nous pouvions avoir sur les amusemens des marins, dit la gouvernante en regardant gravement sa pupille pour lui reprocher de s’abandonner trop à sa gaîté folâtre.

— Oui, je m’en souviens en effet, et je n’y renonce pas. Il se tourna alors vers Wilder, qui s’était placé à portée d’entendre ce qui se passait, et il lui dit : — Ces dames doutent de notre gaîté, monsieur Wilder ; que le contre-maître fasse entendre son magique coup de sifflet et fasse circuler le cri de Aux farces ! parmi l’équipage.

Notre aventurier fit signe qu’il allait obéir, et il alla donner les ordres nécessaires. En peu d’instans le même individu avec qui le lecteur a déjà fait connaissance à la taverne de l’Ancre Dérapée, parut au milieu du vaisseau près de la grande écoutille, décoré, comme auparavant, de sa chaîne et de son sifflet d’argent, et accompagné de deux aides, élèves plus humbles de la même école bizarre. Alors un coup de sifflet aigu et prolongé partit de l’instrument de Nightingale, qui, lorsque le son fut éteint, s’écria, d’une voix encore plus creuse et moins sonore qu’à l’ordinaire :

— Holà ! hé ! tout le monde, Aux farces !

Nous avons déjà eu occasion de comparer cette voix au beuglement d’un taureau, et nous ne changerons point de comparaison, puisqu’il ne s’en présente point d’autre qui convienne aussi bien. L’exemple du contre-maître fut suivi par chacun de ses aides, à son tour, et alors on jugea l’avertissement suffisant. Quelque grossier, quelque inintelligible que pût paraître cet appel à l’oreille délicate de Gertrude, il ne produisit point un effet désagréable sur les organes de la majorité de ceux qui l’entendirent. Dès que le cri ronflant et prolongé par lequel le contre-maître avait commencé son appel se fut élevé dans les airs, tous les jeunes matelots étendus nonchalamment sur une vergue, ou se balançant à un cordage, levèrent la tête pour saisir les mots qui allaient suivre, comme l’épagneul obéissant dresse l’oreille pour écouter la voix de son maître. Mais à peine le cri Aux farces ! eut-il retenti, que ce murmure de voix basses qu’on entendait depuis si long-temps parmi l’équipage cessa tout à coup, et une acclamation générale partit à la fois de toutes les bouches. En un instant, tout symptôme de léthargie eut disparu, pour faire place à une activité générale et extraordinaire. Les matelots des mâts s’élancèrent comme des animaux bondissans, au milieu des agrès de leurs espars respectifs, et on les vit grimper aux échelles de cordes branlantes comme autant d’écureuils qui se hâteraient de gagner leur trou au premier signal d’alarme. Les matelots plus graves et moins agiles du gaillard d’avant, les aides-canonniers et les quartiers maîtres, personnages plus importans encore ; les waisters[1] novices et tout ébahis, tous s’efforçaient avec une sorte d’instinct de prendre leurs positions respectives, les plus exercés pour préparer des farces à leurs camarades, les moins adroits pour concerter leurs moyens de défense…

En un instant les mâts et les vergues retentirent de vives et bruyantes plaisanteries, à mesure que chaque marin triomphant proclamait tout haut, à ses camarades, le stratagème qu’il venait d’imaginer, ou faisait valoir la supériorité de ses inventions sur celles moins ingénieuses que d’autres proposaient. D’un autre côté, les fréquens regards que jetaient en haut les hommes qui s’étaient rassemblés sur le tillac et au pied du grand mât annonçaient assez avec quelle défiance les novices allaient entrer dans la lutte qui était sur le point de commencer. Les marins plus aguerris, qui s’étaient placés en avant, restaient fermes à leur poste dans une attitude calme qui prouvait évidemment qu’ils se fiaient à leur force physique, et qu’ils étaient familiarisés depuis long-temps avec les jeux comme avec les dangers de l’océan.

Il y avait un autre petit groupe d’hommes qui se rassemblèrent, au milieu des clameurs et de la confusion générale, avec un ordre et un empressement qui montraient à la fois qu’ils sentaient toute la nécessité de s’unir dans la circonstance actuelle, et qu’ils étaient habitués à agir de concert. C’était la troupe guerrière et si bien disciplinée du général, entre laquelle et les matelots plus guindés il existait une antipathie qu’on pourrait presque appeler d’instinct, et qui surtout, par des raisons faciles à sentir, avait été si fortement encouragée sur le vaisseau dont nous parlons, qu’elle s’était souvent manifestée par des querelles tumultueuses et souvent même par des espèces de combats. Ils pouvaient être une vingtaine ; ils se réunirent promptement, et quoiqu’ils fussent obligés de déposer leurs armes à feu avant de venir prendre part à l’amusement général, il y avait sur le visage de chacun de ces héros à moustaches une expression sombre qui montrait avec quel plaisir il en appellerait à la baïonnette suspendue sur son épaule, si la nécessité le demandait. Leur commandant lui-même se retira avec le reste de ses officiers sur le gaillard d’arrière, pour ne point gêner par leur présence les jeux et les manœuvres de ceux à qui ils avaient abandonné le reste du vaisseau.

Une couple de minutes s’étaient écoulées pendant les divers mouvemens que nous venons de rapporter ; mais aussitôt que les matelots grimpés sur les mâts furent sûrs qu’aucun malheureux traîneur de leur bord n’était à la portée du ressentiment des différens groupes placés sur le tillac, ils se mirent à obéir littéralement à l’appel du contre-maître en commençant leurs farces.

Un certain nombre de sceaux de cuir, dont la plupart avaient été préparés en cas d’incendie, furent bientôt suspendus à autant de palans à l’extrémité extérieure des différentes vergues qui s’abaissaient vers la mer. En dépit de l’opposition maladroite des matelots d’en bas, ces sceaux furent bientôt remplis, et dans les mains de ceux qui les avaient descendus. Plus d’un waister qui regardait cet apprêt la bouche béante ; plus d’un raide soldat de marine fit alors avec l’élément sur lequel il flottait une connaissance plus intime qu’il ne convenait à son humeur. Tant que ces attaques burlesques se bornèrent à ces individus qui n’étaient encore qu’à demi initiés aux mystères, les matelots des mâts jouirent impunément du succès de leur ruse ; mais dès l’instant que la dignité d’un aide-canonnier n’eut pas été respectée, toute la troupe des officiers inférieurs et des hommes du gaillard d’avant se leva en masse pour venger cette insulte, avec une promptitude et une dextérité qui prouvaient combien les vieux marins connaissaient à fond tout ce qui était du ressort de leur profession. Une petite pompe fut placée en tête, et dirigée contre le mât le plus voisin comme une batterie placée avec art pour nettoyer le champ de bataille. Les hommes des mâts se dispersèrent bientôt en riant aux éclats, les uns montant assez pour être hors de la portée de la pompe, d’autres se retirant sur la hune voisine, et s’élançant de cordage en cordage à une hauteur excessive, qui eût semblé impraticable à tout animal moins agile qu’un écureuil. Les matelots triomphans et malins invitèrent alors les soldats de marine à profiter de leur avantage. Trempés jusqu’aux os et animés par le désir de la vengeance, une demi-douzaine de soldats, conduits par un caporal dont la tignasse poudrée avait été changée en une espèce de pâte par le contact trop intime qui avait eu lieu entre elle et un seau rempli d’eau, essayèrent de monter aux agrès, exploit beaucoup plus difficile pour eux que d’aller à la brèche. Les aides-canonniers et les quartiers-maîtres malins les excitaient à cette entreprise, et Nightingale et ses aides, tout en roulant leur langue dans leur bouche pour se gonfler les joues ; faisaient entendre en sifflant les mots encourageans de : — Allons, en haut, courage ! La vue de ces soldats grimpant lentement et avec précaution sur les agrès fit sur les matelots des mâts le même effet que l’approche d’autant de mouches dans le voisinage immédiat d’une toile d’araignée produit sur leur ennemi caché et rapace. Ceux-ci reconnurent aux regards expressifs que leurs camarades leur lançaient d’en bas, qu’un soldat devait être regardé comme un gibier qu’on pouvait plumer en toute sûreté de conscience. À peine donc le dernier de la troupe se fut-il pris comme il faut dans les filets, que vingt d’entre eux se précipitèrent du haut de la hune pour s’assurer de leur proie. En moins de temps qu’on ne pourrait se le figurer, cet important résultat fut atteint. Deux ou trois des audacieux aventuriers furent amarrés à la place où ils se trouvaient, entièrement incapables de faire la moindre résistance dans un lieu où l’instinct même les forçait d’employer leurs deux mains à se tenir fermes, tandis que le reste de la troupe était hissé, par le moyen de poulies, sur différens espars, aussi facilement qu’on aurait monté une vergue ou une voile légère.

Au milieu des acclamations bruyantes qui suivirent ce succès, un matelot se faisait remarquer par la gravité et l’air affairé avec lequel il jouait son rôle dans cette comédie. Assis en dehors, à l’extrémité d’une belle vergue, avec autant d’assurance que s’il eût été étendu sur un sopha, il était occupé attentivement à examiner l’état d’un captif qui venait d’être passé de mains en mains jusqu’à lui, avec ordre du capitaine de la troupe victorieuse, qui commandait du haut de la hune, d’en faire une bonnette et de la mettre en place.

— C’est bon, c’est bon, dit notre matelot grave et compassé, qui n’était autre que Richard Fid ; les élingues que vous m’avez envoyées avec ce brave camarade ne sont pas des meilleures, et s’il crie déjà, que sera-ce donc quand nous le hisserons à une poulie avec une corde autour du corps ? Parbleu ! mes maîtres, vous auriez dû fournir à ce garçon un meilleur accoutrement, si vous voulez l’envoyer là-haut en bonne compagnie ; il y a plus de trous à son habit que de sabords au vaisseau… Hé ! au tillac ! Guinée, ramassez-moi un tailleur, et envoyez-le ici pour qu’il mette les culottes du camarade à l’abri du vent.

L’Africain à la taille athlétique, qui avait été posté sur le gaillard d’avant à cause de sa force prodigieuse, jeta un coup d’œil en haut, et les deux bras croisés sur la poitrine, il se mit à rôder sur le pont d’un air aussi sérieux que s’il avait été chargé d’une fonction de la plus grande importance. En entendant tout ce bruit au-dessus de sa tête, un homme, dont l’air d’angoisse et de détresse faisait vraiment pitié, était sorti du coin retiré où il logeait pour monter à l’échelle de l’écoutille d’avant, et le corps passant à moitié, un écheveau de gros fil sur le cou, un morceau de cire d’une main et une aiguille de l’autre, il se mit à jeter autour de lui des regards aussi effarés que pourraient l’être ceux d’un mandarin chinois qui serait initié tout à coup aux mystères d’un ballet. Ce fut sur ce pauvre diable que tombèrent les yeux de Scipion. Étendant le bras, il le jeta sur son épaule, et avant que sa victime stupéfaite sût en quelles mains elle était tombée, un grappin l’avait saisi à la ceinture de sa culotte, et il était déjà à moitié chemin entre la mer et la vergue pour aller rejoindre le grave Richard.

— Prenez garde qu’il ne tombe dans la mer, s’écria Wilder du haut de la poupe.

— Lui être tailleur, maître Harry, répondit le nègre impassible ; si drap n’être pas bon, lui n’avoir à s’en prendre qu’à lui-même.

Pendant ce court pour parler, le bon Homespun était arrivé sain et sauf au terme de son vol aérien. Il y fut convenablement reçu par Fid qui l’éleva à ses côtés, et l’ayant placé commodément entre la vergue et le boutehors, se mit à l’attacher avec une courroie, de manière à lui laisser la libre disposition de ses mains.

— Raccommodez un peu la culotte à ce pauvre diable, lui dit Richard après avoir pris toutes ses précautions pour que le bonhomme ne pût tomber ; allons, amarrez-moi tout cela.

Il posa alors un pied sur la gorge de son prisonnier, et saisissant une de ses cuisses qui pendaient sans appui, il la plaça avec un grand sang-froid sur les genoux du tailleur éperdu.

— Allons, courage, dit-il ; voilà le moment de jouer des doigts et de l’aiguille, comme si vous étiez sur votre établi. Vous êtes dans l’usage, vous autres gens retors, de commencer par visiter le fond de cale ; ce qui n’est pas si bête, puisque c’est cela qui soutient le reste du bâtiment.

— Le Seigneur me préserve, moi et tous les autres pêcheurs, d’une fin prématurée ! s’écria Homespun regardant de la hauteur effrayante où il se trouvait placé le vide dont il était entouré, avec une sensation à peu près semblable à celle de l’aéronaute, quand, dans une première expérience, il regarde au-dessous de lui.

— Voilà un waister bien insupportable ! s’écria Fid à ses camarades ; il interrompt par ses cris une conversation raisonnable ; voyons, débarrassez-nous-en, et comme le drap de son habit est condamné par le tailleur, en bien ! envoyez-le au munitionnaire pour qu’il lui donne un nouvel accoutrement.

Cependant le motif réel qu’il avait eu pour se débarrasser de son prisonnier suspendu dans les airs, était un petit sentiment d’humanité auquel Fid, malgré toute sa brusquerie, n’était pas tout-à-fait étranger ; car il sentait que le pauvre diable ne devait être rien moins qu’à son aise. Aussitôt qu’on eut satisfait à sa demande, il se tourna vers le tailleur pour reprendre la conversation, avec autant de sang-froid que s’ils eussent été assis l’un et l’autre sur le tillac, et qu’une douzaine de farces du même genre ne fussent pas en train en même temps dans différentes parties du vaisseau ;

— Pourquoi donc, camarade, ouvrez-vous les yeux aussi grands qu’un sabord ? dit Fid. Tout ce que vous voyez autour de vous est de l’eau, à l’exception de ce point bleu du côté de l’est, qui est une partie des montagnes de Bahamas, entendez-vous ?

— C’est un monde de péché et de présomption que celui où nous vivons, répondit le bonhomme ; et personne ne peut dire en quel instant la vie doit lui être enlevée. J’ai passé par cinq longues et sanglantes guerres sans qu’il me soit arrivé aucun mal, et tout cela pour finir d’une manière aussi triste ; j’oserai le dire, aussi profane.

— Eh bien ! puisque vous vous êtes si bien tiré au milieu des guerres, vous êtes moins excusable de vous plaindre, parce qu’on vous a peut-être gêné un peu la respiration en vous hissant jusqu’ici. Écoutez, camarade, j’ai vu faire la même promenade à des gaillards plus vigoureux, qui n’ont jamais su quand ni comment descendre.

Homespun, qui ne comprenait qu’à demi l’allusion de Fid, le regardait d’un air qui exprimait le désir d’en entendre l’explication, et en même temps la surprise qu’il éprouvait en voyant la facilité avec laquelle son compagnon se maintenait à son poste, et savait conserver l’équilibre sans se tenir en aucune manière.

— Je vous dis, camarade, reprit Fid, qu’on a vu hisser ainsi, au bout d’une vergue, plus d’un marin vigoureux qui tressailli d’une rude manière en attendant le signal d’un coup de canon et qui y est resté aussi long-temps que le président d’une cour martiale l’a jugé nécessaire pour lui donner le temps de se convertir.

— Ce serait se jouer de la Providence d’une manière terrible et effroyable que de rendre d’aussi affreuses punitions illusoires en les infligeant par plaisanterie, et je ne conseillerais pas au plus probe et au plus honnête des marins de le tenter ; que sera-ce donc quand il s’agit de l’équipage d’un vaisseau où personne ne peut dire quand viendra l’heure de la rétribution et du repentir ? Il me semble insensé de tenter la Providence par de telles provocations.

Fid lança sur le bonhomme un regard beaucoup plus significatif qu’à l’ordinaire, et il attendit même pour répondre qu’il eût rafraîchi ses idées en mettant dans sa bouche une nouvelle provision de feuilles de tabac. Alors jetant les yeux autour de lui pour s’assurer qu’aucun de ses bruyans et grossiers compagnons n’était à portée de l’entendre, il lança un regard encore plus expressif sur le tailleur et répondit :

— Écoutez, camarade, quels que puissent être les autres bons côtés de Richard Fid, ses amis ne peuvent dire qu’il soit un grand savant. Cela posé, il n’a pas jugé convenable de demander à jeter un coup d’œil sur les réglemens en venant à bord de ce brave vaisseau. Je suppose cependant qu’ils peuvent se montrer au besoin, et qu’un honnête homme n’a pas lieu de rougir de se trouver ici :

— Ah ! que le Ciel protége les pauvres et innocentes créatures qui servent ici contre leur volonté, quand le temps de la rétribution sera venu ! répondit Homespun. Je présume cependant qu’un marin qui paraît entendre son affaire aussi bien que vous ne s’est pas engagé dans cette entreprise sans recevoir la gratification d’usage, et sans connaître la nature du service.

— Du diable si je me suis engagé du tout ni dans l’Entreprise ni dans le Dauphin, comme on appelle ce même vaisseau. Voilà maître Harry, ce brave jeune homme qui est là-bas sur la poupe ; je le suis partout, entendez-vous, et il est rare que je le fatigue de questions pour savoir de quel côté il va diriger sa barque.

— Quoi ! vous vendriez ainsi votre âme à Belzébuth, et cela encore sans en recevoir un bon prix ?

— Écoutez, camarade, vous feriez peut-être aussi bien de jeter le grappin sur vos idées et de les empêcher de courir ainsi de travers. Je désire traiter avec les égards convenables un monsieur qui a eu la bonté de monter jusqu’ici pour me rendre visite, entendez-vous ; mais un officier tel que celui que je sers a un nom à lui, sans avoir besoin d’emprunter celui de la personne que vous avez jugé à propos de nommer. Je dédaigne une chose aussi pitoyable qu’une menace, mais un homme de votre âge n’a pas besoin qu’on lui dise qu’il est aussi facile de descendre du haut de cette vergue qu’il l’a été d’y monter.

Le tailleur jeta un regard au-dessous de lui sur la mer, et il se hâta de dissiper l’impression défavorable que la malheureuse question qu’il venait de faire avait si évidemment laissée dans l’esprit de son vigoureux compagnon.

— Le Ciel me préserve, dit-il, d’appeler personne autrement que par ses noms de baptême et de famille, comme la loi l’ordonne ! Je voudrais seulement vous demander si vous seriez prêt à suivre le maître que vous servez, jusqu’à un endroit aussi incommode et aussi dangereux qu’un gibet.

Fid réfléchit quelques instans avant de répondre à une question si délicate. Pendant cette occupation qui ne lui était pas ordinaire, il remuait dans sa bouche avec activité le tabac dont il venait de la remplir. Enfin, terminant ses deux opérations en lançant un jet de salive noirâtre qui jaillit jusqu’à la vergue de la voile de beaupré, il dit d’un ton décidé :

— Oui, je l’y suivrais, ou que le diable m’emporte ! Après avoir vogué de conserve pendant vingt-quatre ans, je ne serais qu’un misérable si je m’en séparais, parce que j’aurais devant les yeux une bagatelle comme un gibet.

— Le paiement de pareils services doit être à la fois généreux et très exact, et la nourriture la plus vivifiante du monde ? dit le bonhomme de manière à montrer qu’il ne serait pas fâché de recevoir une réponse. Fid n’avait nullement envie de tromper sa curiosité, et même il se croyait obligé, une fois qu’il avait entamé un sujet, de n’en laisser aucune partie dans l’obscurité.

— Pour la paie, voyez-vous, lui dit-il, c’est celle d’un matelot. Je me mépriserais moi-même si je prenais moins que la part qui revient au meilleur matelot du mât de misaine, puisque ce serait tout bonnement reconnaître que j’ai ce que je mérite. Mais maître Harry a une manière toute particulière d’apprécier les services d’un homme, et une fois que ses idées ont jeté l’ancre dans une certaine direction, du diable si, avec tous vos efforts, vous l’en feriez démarrer. Je lui ai insinué une fois qu’il serait convenable de me donner une place de quartier-maître ; mais, oui ! joliment ! Il veut pas seulement en entendre parler, attendu, dit-il, qu’avec la petite habitude que j’ai d’avoir souvent la vue trouble, ce ne serait que m’exposer à toute sorte de désagréments, puisque tout le monde sait que plus un singe monte haut sur les agrès d’un vaisseau, plus il est facile à ceux qui sont sur le pont de s’apercevoir qu’il a une queue. Pour ce qui est de la nourriture, c’est celle d’un marin ; un jour une tranche à garder pour un ami, et un autre jour l’estomac creux.

— Mais en outre on partage souvent le… les… les prises, à bord de cet heureux croiseur ? demanda le bonhomme en détournant le visage, de peur de paraître attacher trop d’importance à la réponse. J’ose dire que vous recevez des compensations pour toutes vos souffrances, quand on fait la distribution des dépouilles.

— Écoutez, camarade ; dit Fid en lui lançant de nouveau un coup d’œil significatif, sauriez-vous me dire où siège la cour de l’amirauté qui condamne ces prises ?

Le tailleur lui rendit l’expression de son regard. Mais un tumulte extraordinaire dans une autre partie du vaisseau coupa court à leur conversation, au moment où, selon toute apparence, elle allait amener quelques explications satisfaisantes entre les deux parties.

Comme l’action du roman va bientôt marcher de nouveau, nous attendrons, pour révéler la cause de cette commotion soudaine, le commencement du chapitre suivant.



  1. On appelle waisters la dernière classe des matelots. — Éd.