Le Corsaire rouge/Chapitre XX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 281-299).

CHAPITRE XX.


« Viens et prends une épée, ne fût-elle que de bois. Voilà deux jours qu’ils sont soulevés. »
ShakspeareHenri VI.


Tandis que le petit épisode que nous venons de raconter se passait sur le bord de la vergue de misaine du Corsaire, des scènes qui tenaient également de la comédie et de la tragédie se jouaient en d’autres endroits. La lutte entre les possesseurs du tillac et les matelots des mâts, dont il a été si souvent question, était loin d’être terminée. Les coups, en plus d’une occasion, avaient succédé aux injures ; et comme cette première sorte de plaisanterie était de celles où les soldats de marine et les waisters étaient de force avec leurs persécuteurs plus malins, la guerre commençait à devenir plus égale, et le succès pouvait sembler douteux. Cependant Nightingale était toujours prêt à rappeler les combattans aux sentimens des convenances, par le son bien connu de son instrument et par sa voix retentissante. Un long et perçant coup de sifflet accompagné de mots : — Holà ! hé ! entendons la plaisanterie ! — avait suffi jusqu’alors pour comprimer le ressentiment prêt à éclater des différens antagonistes, quand la plaisanterie piquait trop au vif le fier soldat et le waister moins hardi, mais non moins rancuneux ; la préoccupation de celui qui, en général, observait d’un œil si vigilant les mouvemens de tous ses subordonnés, faillit entraîner des résultats d’une nature beaucoup plus sérieuse.

À peine l’équipage eut-il commencé les jeux plus ou moins grossiers que nous venons de rapporter, que la veine de gaîté qui avait porté le Corsaire à relâcher ainsi momentanément les liens de la discipline sembla s’arrêter tout à coup. L’air vif et enjoué qu’il avait conservé dans sa conversation avec les femmes qui étaient passagères ou prisonnières sur son bord, comme il lui plairait de les considérer, avait disparu sous le sombre nuage qui couvrait son front pensif. Son œil ne brillait plus de ces éclairs de saillies bizarres et piquantes, auxquelles il aimait beaucoup à se livrer, mais il avait pris une expression grave et austère. Il était évident que son esprit était retombé dans une de ces profondes rêveries qui obscurcissaient si souvent ses traits animés, de même qu’un nuage, en passant sur le soleil, répand une teinte sombre sur les épis dorés que le vent balance mollement dans la plaine.

Tandis que la plupart de ceux qui ne jouaient pas un rôle dans les jeux bruyans et variés de l’équipage les regardaient avec attention, d’un air, les uns de surprise, les autres de défiance, mais tous avec un intérêt plus ou moins vif, le Corsaire semblait être tout-à-fait étranger à ce qui se passait devant lui. Il est vrai que de temps en temps il levait les yeux sur les êtres actifs qui grimpaient aux cordages comme des écureuils, ou qu’il les laissait tomber sur le détachement moins alerte qu’occupait le tillac ; mais c’était toujours avec une distraction qui prouvait que cette vue ne faisait sur son esprit qu’une impression vaine et légère. Les regards qu’il jetait de temps en temps sur Mrs Wyllys et sur sa belle et intéressante pupille trahissaient les pensées qui l’agitaient intérieurement. C’était seulement d’après ces coups d’œil rapides, mais expressifs, que l’on pouvait jusqu’à un certain point soupçonner l’origine des sentimens qui le dominaient ; encore, le plus fin observateur eût-il eu de la peine à prononcer sur le caractère véritable des émotions qui régnaient dans son esprit. Il y avait des momens où l’on aurait pu supposer que quelque passion profane et impie commençait à prendre l’ascendant ; mais bientôt, lorsque son œil se portait rapidement sur les traits plus mûrs et plus graves, quoique encore attrayans, de la gouvernante, il ne fallait pas être très habile pour lire à la fois dans ses regards l’incertitude et le respect.

Pendant qu’il était ainsi absorbé, les jeux allaient toujours leur train, accompagnés quelquefois d’incidens assez comiques pour arracher un sourire même aux lèvres de Gertrude à demi effrayée, mais toujours avec une tendance de plus en plus prononcée vers les voies de fait, qui pouvaient d’un moment à l’autre anéantir la discipline d’un vaisseau où il n’y avait, pour soutenir l’autorité, d’autres moyens que ceux que les officiers pouvaient employer à l’instant.

L’eau avait été répandue avec tant de profusion, que les ponts en étaient inondés, et que plus d’un flot d’écume avait même envahi l’enceinte privilégiée de la poupe. Toutes les ruses ordinaires en de pareilles scènes avaient été employées par les hommes des mâts, pour tourmenter leurs compagnons moins avantageusement placés, et ceux-ci avaient pris leur revanche par tous les moyens qu’ils avaient pu imaginer. Ici on voyait un waister et un cochon se balancer l’un contre l’autre suspendus sous un mât ; là un soldat de marine, attaché au milieu des agrès, était obligé de souffrir les manipulations d’un petit singe qui, dressé à cet emploi et armé d’un rasoir, était placé sur son épaule, l’air aussi grave et l’œil aussi observateur que s’il avait été élevé régulièrement dans l’art du perruquier ; partout enfin quelque farce en action proclamait la liberté licencieuse accordée momentanément à une classe d’hommes qui étaient généralement tenus dans cet état de contrainte que le bon ordre autant que la sûreté rend indispensable à bord d’un vaisseau de guerre.

Au milieu du bruit et de la confusion, une voix se fit entendre, qui paraissait sortir de l’océan, et qui hélait le vaisseau par son nom, à l’aide d’un porte-voix appliqué à la circonférence extérieure d’un écubier.

— Qui hèle le Dauphin ? répondit Wilder quand il s’aperçut que cette voix n’avait pu tirer son commandant de la rêverie profonde où il était plongé.

— Le père Neptune est sous votre proue.

— Que désire le dieu ?

— Il a appris que certains étrangers étaient arrivés dans ses domaines, et il demande la permission de venir à bord de l’effronté Dauphin, pour savoir ce qu’ils viennent faire, et examiner leur journal secret.

— Il est le bienvenu ; faites monter le vieillard à bord par le cap. C’est un marin trop expérimenté pour qu’il veuille entrer par les fenêtres.

Le pourparler cessa, et Wilder fit un tour sur les talons, comme s’il eût déjà été dégoûté du rôle qu’il lui fallait jouer dans cette parade.

On vit bientôt paraître un marin d’une taille athlétique, qui semblait sortir de l’élément dont il voulait représenter le dieu. De grossiers flocons de laine, dégouttant d’eau de mer, lui tenaient lieu de cheveux blancs, et des herbes sauvages, qui couvraient la surface de l’eau à une lieue du bâtiment, lui faisaient une espèce de manteau de négligé ; il tenait à la main un trident fait de trois épissoires arrangés convenablement, et placés au bout d’une demi pique. Ainsi accoutré, le dieu de l’océan, qui n’était rien moins que le capitaine du gaillard d’avant, s’avançait avec toute la dignité nécessaire le long du pont, suivi d’une foule de nymphes et de naïades barbues, dans un costume aussi grotesque que le sien. Arrivé sur le tillac en face des officiers, le dieu les salua en abaissant son sceptre, et reprit la conversation en ces termes, Wilder se trouvant forcé, par la préoccupation de son commandant qui était toujours la même, de faire une partie du dialogue.

— C’est un assez beau bâtiment que celui sur lequel vous êtes venu, mon fils, et il me paraît rempli de l’élite de mes enfans. Combien peut-il y avoir que vous avez quitté la terre ?

— Mais environ huit jours.

— À peine assez de temps pour que les novices puissent avoir déjà leur pied marin. Je les reconnaîtrai à la manière dont ils se tiennent pendant le calme.

Dans ce moment, le général, qui se tenait debout, la tête dédaigneusement tournée d’un autre côté, lâcha le haut banc d’artimon auquel il se tenait attaché, sans autre raison apparente que de maintenir sa personne dans son immobilité parfaite. Neptune sourit et continua.

— Je ne vous demanderai pas de quel port vous êtes partis, car je reconnais le sable de Newport qui tient encore à vos ancres. J’espère que vous n’avez pas amené beaucoup de nouvelles recrues avec vous, car je sens la morue à bord d’un vaisseau de la Baltique qui arrive avec ses marchandises, et qui ne doit être qu’à cent lieues d’ici. Je n’aurai que peu de temps pour examiner les papiers des gens de votre équipage, et voir s’ils sont en règle.

— Vous les voyez tous devant vous. Un homme aussi habile que Neptune n’a pas besoin qu’on lui apprenne à reconnaître un marin.

— Je commencerai donc par ce monsieur, reprit le malin commandant du gaillard d’avant en se tournant vers le chef des soldats marins toujours immobile. Il sent furieusement la terre, et je voudrais savoir combien il y a d’heures qu’il a navigué pour la première fois sur mes domaines.

— Je crois qu’il a fait beaucoup de voyages sur mer, et j’ose dire qu’il y a long-temps qu’il a payé le tribut d’usage à votre majesté.

— C’est bon, c’est bon ; je veux bien le croire, quoique je puisse dire que j’ai vu des écoliers mieux employer leur temps, s’il a été sur l’eau aussi long-temps que vous le prétendez. Et ces dames ?

— Toutes deux ont déjà été sur mer, et sont par conséquent dispensées de toute interrogation, répondit Wilder vivement.

— La plus jeune est assez jolie pour être née dans mes domaines, dit le galant souverain de la mer ; mais personne ne peut refuser de répondre à une question qui sort directement de la bouche du vieux Neptune. Ainsi donc, si cela est indifférent à votre honneur, je prierai cette jeune personne de vouloir bien répondre pour elle-même.

Alors, sans faire la moindre attention au regard irrité que lui lançait Wilder, l’inflexible représentant du dieu s’adressa directement à Gertrude. — Si, comme on le dit, ma jolie demoiselle, vous avez déjà vu la mer avant cette traversée, vous pourrez peut-être vous rappelez le nom du vaisseau et quelques autres petites particularités du voyage ?

Notre héroïne changea de couleur aussi rapidement qu’on voit le ciel du soir rougir et reprendre sa teinte argentine ; mais elle eut assez d’empire sur elle-même pour répondre de l’air du calme le plus parfait.

— Si j’entrais dans tous ces petits détails, cela vous ferait perdre de vue des objets plus dignes de vous. Peut-être ce certificat vous convaincra-t-il que je ne suis pas novice sur la mer.

Tandis qu’elle parlait une guinée tomba de sa blanche main dans celle que lui présentait l’homme qui l’interrogeait.

— Je ne puis concevoir que je n’aie pas reconnu madame, et je ne puis l’expliquer que par l’étendue et l’importance de mes occupations, répondit l’audacieux flibustier en s’inclinant avec une politesse grossière, tout en mettant l’offrande dans sa poche. Si j’avais consulté mes livres avant de venir à bord de ce vaisseau, j’aurais découvert tout de suite ma méprise ; car je me rappelle à présent que j’ordonnai à un de mes peintres en miniature de copier vos jolis traits, pour que je puisse les montrer chez moi à ma femme. Le brave garçon le fit assez bien dans l’écaille d’une huître des Indes orientales. J’en ferai faire une belle copie que j’enverrai à votre mari quand vous jugerez convenable d’en prendre un.

Alors, après avoir répété son salut en traînant son pied en arrière, il se tourna vers la gouvernante afin de continuer son examen.

— Et vous, madame, dit-il, est-ce la première fois que vous venez de mes domaines ?

— Ce n’est ni la première ni la vingtième fois ; j’ai vu bien souvent votre majesté.

— Une vieille connaissance ! Et sous quelle latitude nous sommes-nous rencontrés pour la première fois ?

— Je crois que ce fut sous l’équateur, il y a trente ans bien révolus.

— Oui, oui, je suis souvent là à guetter les vaisseaux de la compagnie des Indes et de vos marchands du Brésil qui retournent dans leur pays. J’en visitai en très grand nombre dans l’année dont vous me parlez, mais je ne puis dire que je me rappelle vos traits.

— Je crains que trente années ne les aient un peu changés, répondit la gouvernante avec un sourire qui, quoique mélancolique, avait trop de dignité pour faire soupçonner qu’elle regrettait une perte aussi vaine que celle de la beauté. J’étais à bord d’un vaisseau du roi et d’un vaisseau d’une grandeur assez remarquable ; il était à trois ponts.

Le dieu reçut alors la guinée qui lui fut offerte secrètement ; mais il semblait que le succès avait augmenté son avidité ; car au lieu de faire ses remerciemens, il parut assez disposé à faire de nouveaux efforts pour obtenir une nouvelle rétribution.

— Tout cela peut être aussi vrai que le dit madame, reprit-il, mais l’intérêt de mon royaume, et la nombreuse famille que j’ai à nourrir, me forcent de regarder de près à mes droits. Y avait-il un pavillon sur ce vaisseau ?

— Oui.

— Il est probable qu’on le hissait, comme d’ordinaire, au bout du petit beaupré ?

— On le hissait, comme il est d’usage pour un vice-amiral, à l’avant.

— Bien répondu pour un cotillon ! murmura la divinité un peu piquée de ce que son artifice ne tournait pas mieux ; il est diablement singulier, sauf votre respect, que j’aie oublié un pareil vaisseau. Pourriez-vous me citer quelque particularité extraordinaire, quelqu’une de ces choses qu’on se rappelle toujours ?

Les traits de la gouvernante avaient déjà perdu leur expression de plaisanterie forcée pour prendre celle d’une grave réflexion, et son regard semblait fixé sur l’espace, tandis qu’elle disait, de l’air d’une personne qui cherche à rassembler des souvenirs confus :

— Il me semble que je vois encore l’air fripon et rusé avec lequel un jeune espiègle, qui n’avait que huit ans, se joua de la malice d’un soi-disant Neptune, et sut déjouer ses artifices en faisant retomber sur lui les risées de tout l’équipage.

— N’avait-il que huit ans ? demanda une forte voix à côté d’elle.

— Il n’avait que huit ans ; mais sa malice était au-dessus de son âge, répondit Mrs Wyllys tressaillant comme quelqu’un qu’on réveille en sursaut, et se retournant pour regarder le Corsaire.

— C’est bien, c’est bien, interrompit le capitaine du gaillard d’avant, qui ne se souciait pas de continuer un examen auquel son redoutable commandant jugeait à propos de prendre part ; j’ose dire que tout est en règle. Je consulterai mon journal : s’il en est ainsi, soit ; sinon, en bien ! il suffira d’envoyer au vaisseau un petit vent de proue, jusqu’à ce que j’aie examiné le Danois, et alors nous aurons tout le temps de régler nos comptes.

En parlant ainsi, le dieu passa rapidement devant les officiers, et tourna son attention sur les soldats de marine qui s’étaient réunis en corps, sentant la nécessité de s’appuyer mutuellement pour soutenir un examen aussi approfondi. Parfaitement au fait de la carrière que chacun d’eux avait parcourue, et craignant intérieurement d’être dépouillé tout à coup de son autorité, le chef du gaillard d’avant choisit dans toute la troupe un nouvel embarqué, et ordonna à ses aides de traîner sa victime sur l’avant du vaisseau, où il croyait pouvoir se livrer aux jeux cruels qu’il méditait, avec moins de danger d’être interrompu. Déjà piqués d’avoir servi de risée à tout l’équipage, et décidés défendre leur camarade, les soldats de marine résistèrent.

Il s’ensuivit une dispute longue, bruyante et animée, pendant laquelle chaque parti soutenait son droit de persister dans la marche qu’il avait adoptée. Des mots, les combattans ne tardèrent pas à en venir à des démonstrations hostiles. Ce fut au moment où la paix intérieure du vaisseau ne tenait pour ainsi dire qu’à un fil, que le général jugea à propos d’exprimer le dégoût que lui avaient inspiré, depuis le commencement, des scènes où la discipline était si outrageusement méconnue.

— Je proteste contre ces menées licencieuses et anti-militaires, dit-il en s’adressant à son supérieur toujours absorbé dans ses réflexions. J’ai donné à mes gens, je l’espère, le véritable esprit du soldat, et on ne peut faire à aucun d’eux de plus grand affront que de porter les mains sur lui, à moins que ce ne soit par voie de discipline. Je préviens donc ici tous ceux qui m’entendent, et je les en préviens clairement, si quelqu’un touche seulement du doigt un de mes gens, il recevra sur-le-champ un coup qui lui apprendra à respecter ma troupe.

Comme le général n’avait pas essayé de modérer sa voix, elle fut entendue de ses soldats, et produisit l’effet qu’on pouvait attendre. Un vigoureux coup de poing, appliqué par le sergent, fit jaillir le sang du visage du dieu de la mer, et prouva sur-le-champ son origine terrestre.

Se voyant obligé de défendre sa fragile humanité, le vigoureux marin rendit son salut avec tous les accessoires que la circonstance semblait exiger. Un tel échange de civilités, entre deux personnages aussi éminens, fut le signal d’hostilités générales parmi leurs subordonnés respectifs. Le tumulte qui suivit l’attaque avait attiré l’attention de Fid, qui, dès qu’il vit quelle tournure les jeux prenaient en bas du tillac, abandonna son compagnon sur la vergue, et se laissa glisser à l’aide d’un étai, avec à peu près autant de facilité que le singe, cette caricature de l’homme, aurait pu exécuter la même manœuvre. Son exemple fut suivi par tous les matelots des mâts, et en moins d’une minute tout dut porter à croire que les braves soldats de marine allaient être écrasés par la supériorité du nombre ; mais, fermes dans leur résolution et leur animosité, ces guerriers aguerris et brûlant de la soif de la vengeance, au lieu de chercher un refuge dans la fuite, se replièrent les uns sur les autres pour se soutenir. On voyait les baïonnettes briller au soleil, tandis que quelques matelots, en dehors du groupe, portaient déjà la main sur les demi-piques arrangées symétriquement au pied du mât.

— Arrêtez ! en arrière, tous tant que vous êtes ! s’écria Wilder en se jetant au milieu de la foule, et en se frayant un passage avec un empressement doublé peut-être par le souvenir du danger que couraient des femmes sans protection, si les liens de la subordination venaient à se briser violemment dans un équipage composé de pareils élémens.

— En arrière ! si vous tenez à la vie, obéissez ! — Et vous, monsieur, qui vous vantez d’être un si bon soldat, ordonnez à vos gens de rentrer dans le devoir.

Quelque dégoût qu’eût pu lui inspirer la scène précédente, le général était trop intéressé au maintien de la paix intérieure du vaisseau pour ne pas s’efforcer de répondre à cet appel. Il fut secondé par tous les officiers subalternes, qui sentaient bien que leur vie, aussi bien que leur fortune, était menacée, s’ils ne parvenaient à arrêter le torrent débordé d’une manière aussi inattendue. Mais ils ne firent que montrer combien il est difficile de soutenir une autorité qui ne s’appuie point sur un pouvoir légitime. Neptune avait jeté son masque, et, soutenu par ses vigoureux camarades du gaillard d’avant, il se préparait évidemment à un combat qui pût lui donner de plus grands titres à l’immortalité que ceux dont il venait de faire fi.

Jusque là les officiers, en employant tour à tour les menaces et les remontrances, étaient parvenus à arrêter l’explosion, de sorte que le temps s’était passé en préparatifs plutôt qu’en voies de fait. Mais les soldats de marine s’étaient armés, et déjà deux groupes de matelots s’étaient formés de chaque côté du grand mât, abondamment pourvus de piques et de toutes les autres armes qui s’étaient trouvées sous leurs mains. Deux ou trois d’entre eux étaient même allés jusqu’à préparer un canon, et à le braquer de manière à pouvoir balayer la moitié du tillac. En un mot, la querelle était arrivée au point où un coup de plus donné de part ou d’autre aurait été le signal d’un massacre et d’un pillage général. Ce qui rendait la catastrophe encore plus inévitable, c’étaient les railleries amères lancées à la fois de cinquante bouches profanes qui ne s’ouvraient que pour vomir les plus grossières injures contre leurs ennemis respectifs.

Pendant les cinq minutes qui avaient pu s’écouler au milieu de ces signes d’insubordination aussi menaçans que sinistres, l’homme le plus intéressé au maintien de la discipline avait paru, de la manière la plus bizarre, totalement indifférent, ou plutôt étranger à tout ce qui se passait si près de lui. Les bras croisés sur la poitrine, et les yeux attachés sur la mer tranquille, il était aussi immobile que le mât près duquel il s’était placé. Accoutumé depuis long-temps au bruit de scènes semblables à celle qu’il avait provoquée lui-même, les sons confus qui parvenaient à son oreille ne lui paraissaient que le résultat du tumulte ordinaire en pareille occasion.

Cependant les autres officiers se montraient plus actifs. Wilder avait déjà fait reculer les plus hardis des matelots, et les deux partis se trouvèrent alors séparés par un espace où les officiers subalternes se jetèrent avec l’empressement d’hommes qui sentaient que dans un pareil moment il fallait payer de sa personne. Ce succès momentané fut peut-être poussé trop loin ; car, s’imaginant que l’esprit de sédition était dompté, notre jeune aventurier venait de saisir le plus audacieux des coupables, quand son prisonnier lui fut tout à coup arraché des mains par vingt de ses complices.

— Quel est cet homme qui se donne les airs d’un commodore à bord du Dauphin ? cria une voix du milieu de la foule, dans un moment bien malheureux pour l’autorité du nouveau lieutenant. De quelle manière est-il venu à bord, et où a-t-il appris son métier ?

— Oui, oui, ajouta une autre voix sinistre ; où est ce vaisseau marchand de Bristol qu’il devait amener dans nos filets, et pour lequel nous avons perdu les meilleurs jours de la saison, à l’ancre, sans rien faire.

Alors éclata un murmure général et simultané, qui, si l’on avait eu besoin d’un pareil témoignage, aurait suffi pour montrer que l’officier inconnu n’était guère plus heureux dans son poste actuel que dans celui qu’il avait rempli à bord du vaisseau naufragé. Les deux partis étaient d’accord pour repousser son intervention, et des deux côtés on entendait proférer des doutes offensans sur son origine, mêlés de murmures énergiques contre sa personne. Sans se laisser effrayer par des preuves aussi palpables du danger de sa situation, Wilder répondit à leurs sarcasmes par le sourire le plus dédaigneux, défiant un seul d’entre eux d’oser s’avancer pour soutenir ses paroles par ses actions.

— Écoutez-le ! s’écrièrent ses auditeurs. — Il parle comme un officier du roi à la chasse d’un contrebandier, s’écria l’un. — Oui, il est brave pendant le calme, dit un autre. — C’est un Jonas qui s’est introduit dans la cabine par la fenêtre, reprit un troisième, et tant qu’il sera sur le Dauphin, le malheur dirigera constamment notre boussole. — À la mer l’intrigant ! Qu’on le jette à la mer ! Il y trouvera un homme meilleur et plus brave que lui qui l’y a précédé, s’écrièrent en même temps une douzaine de voix, et quelques mutins témoignèrent de la manière la moins équivoque leur intention d’exécuter la menace. Mais deux, hommes s’élancèrent tout à coup hors de la foule et se jetèrent comme des lions furieux entre Wilder et ses ennemis. Celui qui fut le premier à voler à son secours fit face aux matelots qui s’avançaient, et d’un coup asséné par un bras irrésistible, il étendit à ses pieds le représentant de Neptune, comme si ce n’eût été qu’un mannequin. Son compagnon ne tarda pas à imiter son exemple, et à mesure que la foule, un instant stupéfaite, se retirait, le dernier, qui était Fid, faisait voltiger un poing aussi gros que la tête d’un enfant, en criant à gorge déployée : — En arrière ! drôles que vous êtes, en arrière ! Auriez-vous bien le cœur de vous jeter tous ensemble sur un seul homme ; et sur quel homme encore ? votre officier, et un officier tel que vous n’en avez jamais vu de votre vie. Je voudrais bien savoir quel est celui d’entre vous tous qui sait gouverner un lourd vaisseau dans un canal étroit, comme j’ai vu maître Harry gouverner le

— Retirez-vous ! cria Wilder en se jetant entre ses défenseurs et ses ennemis ; retirez-vous, vous dis-je, et laissez-moi seul tenir tête à ces misérables.

— À la mer ! à la mer, lui et ces deux coquins qui le soutiennent ! s’écrièrent les matelots ; jetons-les tous ensemble à la mer !

— Resterez-vous toujours muet, et verrez-vous commettre sous vos yeux un horrible assassinat ? s’écria Mrs Wyllys en s’élançant de sa place et en appuyant la main avec vivacité sur l’épaule du Corsaire.

Il tressaillit comme quelqu’un qui sort tout à coup d’un profond sommeil, et la regarda fixement.

— Voyez, lui dit-elle en lui montrant la multitude furieuse sur le tillac, où se montraient tous les symptômes d’une émeute toujours croissante. Voyez, ils tuent votre officier, et il n’y a personne pour le secourir !

La pâleur qui depuis long-temps était empreinte sur son visage s’évanouit dès que son œil eut rapidement parcouru cette scène ; il comprit aussitôt ce qui se passait, et son visage s’enflamma comme si tout son sang s’y était précipité. Saisissant une corde suspendue à la vergue au-dessus de sa tête, il s’élança hors de la poupe et tomba légèrement au milieu même de la foule. Les deux partis reculèrent, tandis qu’un silence soudain et profond succédait à des clameurs qui, l’instant auparavant, auraient étouffé le bruit d’une cataracte. Faisant du bras un geste fier et repoussant, il prit la parole, et ce fut sur un ton qui, s’il y avait quelque changement à y remarquer, était plutôt moins haut et moins menaçant que de coutume ; mais il n’y avait pas cependant une seule de ses intonations qui ne parvînt à l’oreille la plus éloignée, et personne ne pouvait se méprendre sur ce qu’il voulait dire : — Une sédition ! dit-il d’un ton qui présentait un singulier mélange de dédain et d’ironie, — une sédition déclarée, ouverte, violente, et qui veut répandre le sang ! Êtes-vous fatigués de la vie, mes gens ? y a-t-il quelqu’un parmi vous qui veuille servir d’exemple aux autres ? S’il s’en trouve un, qu’il ose lever la main, un seul doigt ! Qu’il parle, qu’il regarde mon visage, ou qu’il ose me montrer qu’il existe, par un geste, un signe, un mouvement !

Il se tut, et l’espèce d’enchantement produit par sa présence fut si général et si profond, que, dans toute cette multitude d’êtres farouches et emportés, il ne se trouva personne d’assez hardi pour oser braver son courroux. Matelots et soldats se tenaient également immobiles, la tête basse, l’air contrit, comme des enfans coupables cités devant une autorité à laquelle ils sentent intérieurement qu’il leur est impossible d’échapper. S’apercevant qu’aucune voix ne répondait, qu’aucun membre ne faisait le moindre mouvement, qu’aucun œil même n’était assez hardi pour affronter son regard ferme, mais étincelant, il continua toujours sur le même ton.

— C’est bien ! La raison est venue bien tard ; mais heureusement pour vous tous, elle est revenue. En arrière ! entendez-vous ; vous souillez le tillac. — Les mutins reculèrent d’un ou deux pas de chaque côté. — Remettez ces armes à leur place ; il sera temps de s’en servir quand je le jugerai nécessaire. Et vous avez eu l’audace de prendre des piques sans ordres ! Prenez garde qu’elles ne vous brûlent les mains. — Une douzaine de piques tombèrent à la fois sur le tillac. — Y a-t-il un tambour dans ce vaisseau ? qu’il se montre !

Un être tout tremblant, et qui avait à peine la force de se soutenir, se présenta après avoir trouvé son instrument par une sorte d’instinct désespéré.

— Allons, faites-vous entendre, pour que je voie tout de suite si je commande un équipage d’hommes disciplinés et obéissans, ou un ramas de mécréans qui ont besoin que je les purifie avant de me fier à eux.

Les premiers coups de tambour suffirent pour apprendre à l’équipage qu’on battait la retraite. Sans hésiter un instant la foule se sépara, et chacun des coupables se retira en silence ; ceux qui avaient pointé le canon sur le tillac ayant réussi à le remettre à sa place avec une dextérité qui aurait pu leur être très utile dans un combat.

Pendant toute cette affaire, le Corsaire n’avait montré ni colère ni impatience. On avait pu remarquer, il est vrai, dans le mouvement de ses lèvres, et dans le gonflement de son visage, un dédain profond et concentré, accompagné d’une haute confiance en lui-même ; mais jamais il ne parut un seul instant que la colère eût maîtrisé sa raison, et maintenant qu’il avait su faire rentrer l’équipage dans le devoir, il ne semblait pas s’enorgueillir de son succès plus qu’il ne s’était laissé intimider par la tempête qui, l’instant auparavant, menaçait de ruiner complétement son autorité. Au lieu de se hâter d’exécuter ses desseins ultérieurs, il attendit que l’on eût observé les formes les plus minutieuses que l’étiquette autant que l’habitude dictait en pareille occasion.

Les officiers s’approchèrent pour faire leur rapport, et dirent que leurs divisions respectives étaient rangées en ordre de bataille avec autant de régularité que si l’ennemi était en présence. Les matelots étaient à leurs postes sur les mâts, et des tampons d’écubiers et des bosses à câble furent passés de main en main. Le magasin fut même ouvert, les coffres d’armes vides ; enfin c’était beaucoup plus que les apprêts ordinaires d’un exercice journalier.

— Que les écoutes et les drisses soient bossées ! dit-il au premier lieutenant, qui montrait alors une connaissance aussi approfondie de la partie militaire de sa profession, qu’il en avait montré jusqu’alors de la partie nautique. Donnez aux hommes du bord leurs piques et leurs haches, monsieur ; nous allons montrer à ces drôles que nous ne craignons pas de leur confier des armes.

Ces différens ordres furent exécutés à la hâte, et il régna ensuite ce silence profond et solennel qui rend la vue d’un équipage préparé au combat si imposante, même pour ceux qui y sont accoutumés depuis leur enfance. Ce fut de cette manière que l’habile chef de cette troupe d’hommes pervers sut faire plier leur violence sous le frein de la discipline. Quand il pensa que leurs idées avaient repris leur cours ordinaire, et qu’elles avaient été refoulées dans leurs limites par l’état de contrainte dans lequel il les avait placés, état où ils sentaient qu’un mot ou même un regard coupable serait suivi à l’instant d’une punition terrible, il se promena à l’écart avec Wilder, auquel il demanda l’explication de ce qui s’était passé.

Quel que pût être le penchant naturel de son lieutenant à la compassion, il n’avait pas été élevé sur la mer pour voir avec indulgence le crime de sédition. Quand même il eût déjà oublié la manière dont il avait été abandonné sur le bâtiment de Bristol, les impressions d’une vie tout entière restaient encore pour lui faire sentir l’importance de tenir toujours serré le frein que l’expérience a si souvent prouvé d’une nécessité absolue pour contenir des bandes tumultueuses, privées du commerce de la société et de l’influence des femmes, et excitées sans cesse par le choc continuel de caractères rudement provoqués et naturellement portés à la violence. S’il n’exagéra rien dans son rapport, il ne chercha pas non plus à pallier la faute des coupables. Tous les faits furent présentés au Corsaire dans le langage franc et sans fard de la vérité.

— Ce n’est point par des sermons qu’on peut contenir ces drôles, répondit le Corsaire quand l’autre eut achevé. Nous n’avons point de lieu d’exécution pour nos coupables, ni de pavillon jaune à arborer pour attirer l’attention des flottes, ni de graves et sages cours pour feuilleter un livre ou deux, et finir par dire qu’il soit pendu. Les coquins savaient que mon œil était détourné. Une fois déjà ils ont fait sur mon vaisseau l’application vivante de ce passage du Nouveau-Testament, qui nous enseigne l’humilité en nous disant : « Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers. » Je trouvai tout mon équipage buvant nos liqueurs et faisant les cent coups, tandis que les officiers étaient prisonniers à fond de cale ; état de chose qui, vous l’avouerez, était un peu contraire à la décence ainsi qu’au décorum.

— Je m’étonne que vous ayez réussi à rétablir la discipline.

— J’arrivai au milieu d’eux, seul, et sans autre aide qu’une barque du rivage. Mais je ne demande que la place de poser mon pied et d’étendre le bras, pour faire rentrer dans l’ordre mille têtes de cette espèce. Maintenant qu’ils me connaissent, il est rare que nous ne nous entendions point.

— Vous avez dû punir sévèrement ?

— Justice fut faite. Je crains, monsieur Wilder, que vous ne trouviez notre service un peu irrégulier ; mais un mois d’expérience vous mettra de niveau avec nous, et préviendra tout danger de scènes semblables.

En disant ces mots, le Corsaire regardait sa nouvelle recrue d’un air qu’il s’efforçait de rendre enjoué, mais dont la gaîté ne pouvait aller plus loin qu’un sourire effrayant. — Venez, ajouta-t-il promptement ; cette fois, c’est moi-même qui ai été le premier auteur du tumulte, et comme vous voyez que tout est rentré dans l’ordre, nous pouvons nous permettre l’indulgence. D’ailleurs, ajouta-t-il en regardant la place où Mrs Wyllys et Gertrude étaient restées, attendant sa décision dans une incertitude pénible, nous ne devons pas oublier que nous avons des dames à bord en ce moment.

Quittant alors son lieutenant, il s’avança au milieu du tillac, où il manda sur-le-champ les principaux coupables. Ils écoutèrent ses reproches, auxquels il n’oubliait pas de mêler de solides avertissemens, pour leur faire sentir quelles pouvaient être les suites d’une pareille transgression, comme des créatures qui se trouveraient en présence d’une nature supérieure à la leur. Quoiqu’il parlât avec son calme ordinaire, les syllabes qu’il prononçait le plus bas parvenaient à l’oreille des matelots les plus éloignés, et quand il eut fini sa courte harangue, ils restèrent immobiles, dans l’attitude, non pas de coupables qui venaient, tout en étant réprimandés, de recevoir leur grâce, mais de criminels, condamnés par leur propre conscience autant que par la voix publique. Parmi eux tous, il ne se trouva qu’un seul matelot qui, encouragé peut-être par ses services passés, osa hasarder une syllabe pour se justifier.

— Quant à ce qui est des soldats de marine, dit-il, votre honneur sait qu’il y a peu d’amitié entre nous, quoiqu’il soit certain que le tillac n’était pas un lieu convenable pour y vider nos querelles. Mais quant à la personne qui a jugé convenable de se mettre à la place…

— J’entends qu’il y reste, interrompit brusquement le commandant. Je puis seul juger de son mérite.

— Eh bien ! en bien ! puisque vous l’entendez ainsi, monsieur, personne n’a plus rien à dire assurément. Mais on n’a plus entendu parler du bâtiment de Bristol, que nous attendions avec tant d’impatience. Votre honneur, qui est une personne raisonnable, ne sera pas étonné que ceux qui guettent un navire des Indes Orientales richement chargé aient quelque répugnance à accepter en place une chaloupe vide et délabrée.

— Oui, monsieur, si je le veux, vous accepterez une rame, une planche, une cheville pour votre part. Brisons là. — Vous avez vu de vos propres yeux l’état de son vaisseau ; et où est le marin qui, dans quelque jour de malheur, n’a été forcé de convenir que son art n’est rien quand les élémens sont contre lui ? Quel est celui qui a sauvé ce bâtiment-ci dans cette même tempête qui nous a ravi notre proie ? Est-ce vous, ou bien celui qui l’a déjà sauvé bien des fois, mais qui pourrait bien un jour laisser à votre ignorance le soin de vos intérêts ? Il suffit que je le croie fidèle. Ce n’est pas le moment de démontrer à vos esprits grossiers que tout est pour le mieux. — Allez, et envoyez-moi les deux hommes qui se sont jetés si généreusement entre leur officier et la sédition.

Fid se présenta bientôt, suivi du nègre, frottant son chapeau d’une main, tandis que l’autre cherchait gauchement à se cacher dans une partie de ses vêtemens.

— Vous vous êtes bien conduit, mon garçon, vous et votre compagnon de gamelle…

— De gamelle ! non, non, votre honneur, interrompit Fid : attendu que c’est un nègre, il mange avec les autres noirs ; mais de temps en temps nous vidons un pot en compagnie.

— Eh bien donc, votre ami, si vous préférez ce terme.

— Oui, oui, monsieur, nous sommes assez amis par-ci par-là, quoiqu’il s’élève souvent une bourrasque entre nous deux. Guinée a une diable de manière de tenir le lof dans la conversation, et votre honneur sait qu’il n’est pas toujours agréable pour un blanc qu’un noir lui fasse perdre l’avantage du vent. Je lui fais sentir que ce n’est pas convenable. Il est cependant assez bon garçon au fond, monsieur, et comme c’est tout bonnement un Africain de naissance, j’espère que vous serez assez bon pour fermer les yeux sur ses petits défauts.

— Quand même je n’y serais pas disposé, répondit le Corsaire, la fermeté et l’énergie qu’il a montrées aujourd’hui plaideraient en sa faveur.

— Oui, oui, monsieur, il est assez ferme sur ses pieds, ce qui est plus que je ne puis toujours dire de moi-même. Ensuite, pour ce qui est du métier de marin, il y a peu d’hommes qui le vaillent, entendez-vous ? Je voudrais que votre honneur prît la peine d’aller voir le nœud qu’il a fait au grand étai, pas plus loin qu’au dernier calme, de manière à n’avoir pas plus de peine à le détendre, que la conscience d’un riche n’en éprouve à se charger d’un petit péché.

— Votre description me suffit. Vous l’appelez Guinée ?

— Oh ! vous pouvez lui donner le nom qu’il vous plaira, car il n’y tient pas du tout, attendu qu’il n’a jamais été baptisé, et qu’il n’entend rien aux subtilités de religion. Son nom légal est Scipion l’Africain, ce qui vient, je crois, de ce qu’il s’est embarqué pour la première fois en Afrique. Mais pour ce qui tient au nom, le brave garçon est aussi doux qu’un agneau. Vous pouvez l’appeler tout ce que vous voulez, pourvu que vous ne l’appeliez pas trop tard à son grog.

Pendant tout ce temps l’Africain était immobile, promenant ses grands yeux noirs dans tous les sens, excepté du côté de ceux qui parlaient, et pleinement satisfait que son compagnon expérimenté lui servit d’interprète. Cependant l’énergie qui venait si récemment de se réveiller chez le Corsaire semblait déjà s’affaiblir ; son air de dédain et de fierté s’était évanoui, et l’expression de son regard annonçait la curiosité plutôt que tout autre sentiment,

— Voilà long-temps que vous faites voile de conserve, mes braves gens, ajouta-t-il avec insouciance, sans s’adresser à aucun d’eux en particulier.

— Oui, oui, votre honneur, il y a eu vingt-quatre ans au dernier équinoxe, Guinée, que maître Harry est venu mouiller à notre avant, et alors nous avions été trois ans ensemble à bord du Foudroyant, sans parler que nous fîmes le tour du cap Horn, à bord de la Baie.

— Ah ! voilà vingt-quatre ans que vous êtes avec M. Wilder ! Il n’est pas si étonnant que vous mettiez du prix à sa vie.

— Moi ! je n’entends pas y mettre aucun prix, dit le matelot prenant l’expression de la lettre. Voyez-vous, monsieur, j’entendis les drôles comploter entre eux de nous jeter tous trois à la mer, de sorte que nous jugeâmes qu’il était temps de dire quelque chose en notre faveur ; et, comme on ne trouve pas toujours des paroles toutes prêtes, le nègre crut devoir, en attendant, y suppléer par quelque chose qui remplît le but tout aussi bien. Non, non, ce n’est pas un grand parleur que Guinée, et, pour ce qui est de cela, je ne puis guère en dire plus de moi-même ; mais, attendu que nous les avons tenus en bride, votre honneur conviendra que nous fîmes aussi bien que si nous avions parlé avec autant de subtilité qu’un jeune aspirant de marine, tout frais émoulu du collège, qui est toujours prêt à commander une manœuvre en latin, comme vous entendez bien, monsieur, faute de savoir la véritable langue.

Le Corsaire sourit, et il regarda de côté, probablement pour chercher notre aventurier. Ne le voyant pas près de lui, il fut tenté de pousser ses questions un peu plus loin, sans cependant laisser percer la vive curiosité qui le faisait agir ; mais un instant de réflexion le rappela à lui-même, et il écarta cette pensée comme indigne de son caractère.

— Vos services ne seront jamais oubliés. Voici de l’or, dit-il en offrant une poignée de ce métal au nègre, qui se trouvait le plus près de lui. Vous vous le partagerez en braves camarades, et vous pouvez compter à jamais sur ma protection.

Scipion recula et répondit en faisant un mouvement de coude :

— Votre honneur donner tout cela à maître Harry.

— Votre maître n’en a pas besoin, mon garçon.

— Scipion pas en avoir besoin non plus.

— Vous aurez la bonté de ne pas faire attention aux manières de ce pauvre diable, dit Fid en avançant la main avec un grand sang-froid et en mettant gravement l’argent dans sa poche ; mais je n’ai pas besoin de dire à un vieux marin comme votre honneur, que la Guinée n’est pas un pays où l’on puisse rabattre les coutures de très près pour ce qui est du savoir-vivre. Cependant, ce que je puis dire pour lui, c’est qu’il remercie votre honneur d’aussi bon cœur que si vous lui aviez donné le double de la somme. Saluez son honneur, mon garçon, et faites voir que vous vivez avec un homme qui sait ce que c’est. — Et à présent que cette petite difficulté, relativement à l’argent, a été aplanie, grâce à ma présence d’esprit, avec la permission de votre honneur, je vais monter là-haut et détacher cette espèce de tailleur que vous voyez sur la vergue de misaine. Le pauvre diable n’a jamais été fort pour grimper sur les mâts, comme vous pouvez le voir, monsieur, à la manière dont il croise les jambes.

Le Corsaire lui fit signe de se retirer, et, en se retournant, il se trouva face à face avec Wilder. Leurs regards se rencontrèrent, et une légère rougeur trahit l’embarras du premier ; mais, reprenant à l’instant son empire sur lui-même, il parla, en souriant, du caractère de Fid, et, alors, d’un ton d’autorité, il ordonna à son lieutenant de faire battre la retraite.

Les canons furent retirés, les sabords fermés, ainsi que le magasin, et les gens de l’équipage se retirèrent chacun de leur côté, comme des hommes dont la violence avait été totalement domptée par l’influence triomphante d’un esprit supérieur. Le Corsaire disparut alors du tillac, dont la garde fut abandonnée pour le moment à l’officier qui se trouvait de quart.