Le Corsaire rouge/Chapitre V

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 59-72).

CHAPITRE V.


« Êtes-vous si brave ? J’aurai besoin de causer de nouveau avec vous. »
ShakspeareCorolian.


Les bons habitans de la ville de Newport se retiraient de bonne heure. Ils poussaient très loin la tempérance et la régularité, vertus qui distinguent encore aujourd’hui les habitans de la Nouvelle-Angleterre. À dix heures il ne restait pas dans la ville une seule maison dont la porte fût ouverte, et il est infiniment probable que, moins d’une heure après, le sommeil avait fermé tous les yeux qui avaient été aux aguets pendant toute la journée, non seulement pour veiller aux intérêts personnels de chaque habitant, mais encore pour s’occuper charitablement, dans les momens perdus, des affaires du reste du voisinage.

L’aubergiste de l’Ancre Dérapée (c’est ainsi qu’on nommait l’auberge où Fid et Nightingale avaient été si près d’en venir aux coups) fermait scrupuleusement sa porte à huit heures, sorte d’expiation par laquelle il s’efforçait de réparer en dormant les petites peccadilles morales qu’il pouvait avoir commises pendant le jour. On pouvait du reste observer, comme règle générale, que ceux qui avaient le plus de peine à conserver une bonne réputation, sous le rapport de la sobriété et de la tempérance, étaient les plus exacts à se retirer en temps convenable du tumulte et des affaires de ce monde. La veuve de l’amiral n’avait pas donné peu de scandale dans son temps, parce que l’on voyait toujours de la lumière dans sa maison long-temps après l’heure fixée par l’usage pour l’éteindre. Il y avait bien encore quelques autres points sur lesquels la bonne dame s’était exposée aux caquets de plusieurs de ses voisines. Appartenant au culte épiscopal, elle ne manquait jamais de prendre son aiguille le samedi soir, quoique les autres jours elle ne travaillât presque jamais. C’était une manière de manifester sa conviction que la soirée du dimanche était la soirée orthodoxe du sabbat. Il se livrait même de temps en temps à ce sujet de petites escarmouches entre elle et la femme du principal ecclésiastique de la ville. Heureusement les hostilités n’étaient jamais poussées bien loin. Cette dernière se contentait de protester en venant le dimanche soir chez la douairière avec son ouvrage, et en interrompant de temps en temps la conversation pour faire jouer activement son aiguille pendant cinq à six minutes. Mrs de Lacey, pour se préserver du danger de la contagion, ne prenait d’autre précaution que de jouer de son côté avec les feuilles d’un livre de prières, exactement d’après le principe qui fait employer de l’eau bénite pour tenir le diable à la distance que l’Église juge la plus sûre pour ses prosélytes[1].

Quoi qu’il en soit, le soir du jour où commence notre histoire, la ville de Newport était, à dix heures, aussi tranquille que si elle n’eût pas renfermé une âme vivante. Il n’y avait point de watchmen, par l’excellente raison qu’il n’y avait point de voleurs ; car le vagabondage n’était pas encore connu dans les provinces. Lors donc que Wilder et ses deux compagnons se mirent à cette heure à parcourir les rues désertes, ils les trouvèrent ensevelies dans le même silence que si jamais homme n’y avait passé. On ne voyait plus une seule lumière, ni rien qui indiquât une ville habitée. Au lieu de s’arrêter à frapper à la porte des auberges pour se faire ouvrir par les garçons assoupis, nos aventuriers se dirigèrent en droite ligne vers le bord-de la mer ; Wilder marchait le premier, Fid venait ensuite, et Scipion, suivant l’usage, formait l’arrière-garde avec son air habituel d’humilité.

Arrivés près de l’eau, ils trouvèrent plusieurs petites barques amarrées à l’abri d’un quai voisin. Wilder donna ses ordres à ses compagnons, et se rendit à l’endroit où il devait s’embarquer. Après avoir attendu le temps nécessaire, il vit deux barques arriver en même temps, l’une était conduite par le nègre et l’autre par Fid.

— Qu’est-ce que cela vent dire ? demanda Wilder ; n’était-ce pas assez d’une ? Il y a en quelque méprise entre vous deux.

— Il n’y a pas eu de méprise, répondit Fid en laissant pendre sa rame et en passant ses doigts entre ses cheveux, comme s’il était content du coup qu’il avait fait ; pas plus de méprise qu’il ne peut y en avoir lorsqu’on prend la hauteur du soleil par un jour clair et sur une mer unie. Guinée est dans la barque que vous avez louée ; mais c’est un mauvais marché que vous avez fait là, connue je vous l’ai dit dans le temps ; et ainsi, d’après mon principe, qu’il vaut mieux tard que jamais, je viens de jeter un coup d’œil sur toute la kyrielle d’embarcations. Si je ne vous amène pas le meilleur voilier de toute la troupe, alors je veux bien qu’on dise que je ne m’y connais pas ; et cependant le prêtre de la paroisse pourrait vous dire, s’il était ici, que mon père était un constructeur de barques, oui, et en jurer aussi, — c’est-à-dire, si vous le payez bien pour cela.

— Drôle, reprit Wilder avec emportement, vous me forcerez un jour ou l’autre à vous jeter à terre. Ramenez la barque à l’endroit où vous l’avez prise, et ayez soin de l’amarrer comme elle l’était.

— Me jeter à terre ! répéta Fid d’un ton ferme ; ce serait couper tous vos cordages d’un seul coup, maître Harry. Que feriez vous, je vous le demande, Scipion et vous, si je démarrais ? Pas grand-chose de bon, sur ma parole. Et puis avez-vous bien réfléchi combien voilà de temps que nous faisons voile de conserve ?

— Oui ; mais il est possible de rompre même une amitié de vingt ans.

— Sauf votre respect, maître Harry, je veux être damné si j’en crois rien. Voilà Guinée, qui n’est qu’un nègre, et qui, par conséquent, est loin d’être un compagnon convenable pour un blanc ; mais voilà vingt-quatre ans que je suis habitué à voir sa face noire, voyez-vous, et maintenant, que je suis fait à sa couleur, elle me plaît tout autant qu’une autre ; et puis, en mer, lorsque la nuit est sombre, il n’est pas facile de voir la différence. Non, non, je ne suis pas encore las de vous, maître Harry, et ce ne sera pas pour une misère que nous nous séparerons.

— Alors abandonnez votre habitude de vous approprier sans façon ce qui appartient à d’autres.

— Je n’abandonne rien. M’a-t-on jamais vu quitter le tillac tant qu’une planche tenait aux baux ? Et faudra-t-il que j’abandonne, comme vous le dites, ce qui est mon droit ? Après tout, qu’y a-t-il donc de si grave pour qu’il faille appeler tout l’équipage pour voir punir un vieux matelot ? Vous avez donné à un lourdaud de pêcheur, un fainéant qui n’a jamais été sur une eau plus profonde que celle dont sa ligne peut toucher le fond, vous lui avez donné, dis-je, une belle pièce d’argent, et cela pour qu’il vous prête un petit bout d’esquif pour la nuit, ou peut-être encore pour quelques heures demain matin. Eh bien ! que fait Dick ? Il se dit à part lui, — car du diable s’il va crier tout haut, de bâbord à tribord, contre son officier ; — ainsi donc, il se dit tout simplement à part lui : — C’est par trop ; et il va voir de côté et d’autre s’il ne trouvera pas le reste de monnaie de la pièce chez quelques-uns des voisins du pêcheur. L’argent peut se manger, et, ce qui est mieux, il peut se boire ; il ne faut donc pas le jeter par-dessus bord avec les cendres du cuisinier. Je parierais, si la vérité pouvait être découverte, que vous verriez que, pour ce qui est des propriétaires de cette chaloupe ici, et de cet esquif là-bas, que leurs mères sont cousines, et que le dollar s’en ira en tabac et en liqueurs fortes pour toute la famille ; ainsi, on ne fait de tort à personne, après tout.

Wilder fit un signe d’impatience pour lui ordonner d’obéir, et il se promena sur la rive pour lui en laisser le temps. Fid ne discutait jamais un ordre clair et positif, quoiqu’il se permît souvent une extrême latitude en exécutant ceux qui étaient moins précis. Il n’hésita donc pas à restituer la barque ; mais sa soumission n’alla pas jusqu’à le faire sans murmure. Lorsque cet acte de justice fut accompli, Wilder entra dans l’esquif, et voyant que ses compagnons étaient à leur poste, il leur dit de gagner le havre à la rame, leur recommandant en même temps de faire aussi peu de bruit que possible.

— La nuit où je conduisis votre barque dans Louisbourg pour faire une reconnaissance, dit Fid en passant sa main gauche dans son gilet, tandis que, de la droite, il imprimait assez de force à la rame légère pour faire glisser rapidement l’esquif sur l’eau, cette nuit-là nous ferlâmes tout, jusqu’à nos langues. Lorsqu’il est nécessaire de mettre les bosses sur les bouches des gens de l’équipage, je ne suis pas homme, voyez-vous, à souffler le mot ; mais comme je suis du nombre de ceux qui pensent que les langues furent faites pour parler tout comme la mer fut faite pour y vivre, je soutiens une conversation raisonnable dans une société bien composée. Eh bien ! Scipion, Guinée que vous êtes, où conduisez-vous la barque ? L’île est par ici, et vous vous dirigez vers cette espèce d’église.

— Appuyez sur les rames, interrompit Wilder ; laissez dériver la barque vers ce vaisseau.

Il passaient alors devant le bâtiment qui avait quitté le bord du quai pour venir jeter l’ancre dans cet endroit, et où le jeune marin avait appris si clandestinement que Mrs Wyllys et la séduisante Gertrude devaient s’embarquer le lendemain matin, pour la province éloignée de la Caroline. Tant que l’esquif en fut près, Wilder examina le navire, à la faible lueur des astres, avec les yeux d’un marin. Vergues, mâts, espars[2], cordages, rien n’échappa à son observation ; et quand l’éloignement eut confondu toutes les parties pour n’en faire qu’une seule masse sombre et informe, il resta long-temps la tête penchée hors de sa petite barque, et parut faire de profondes réflexions. Pour cette fois, Fid n’eut pas même la pensée de l’interrompre ; il le croyait absorbé par les devoirs de sa profession, et tout ce qui était relatif à ces devoirs avait quelque chose de sacré à ses yeux. Scipion était silencieux par habitude. Après être resté plusieurs minutes dans cette position, Wilder releva tout à coup la tête, et dit brusquement :

— C’est un grand vaisseau, et un vaisseau qui soutiendrait long-temps chasse !

— C’est selon, répondit Fid empressé. S’il avait l’avantage du vent, et qu’il mît toutes voiles dehors, un croiseur du roi pourrait avoir de la peine à s’approprier assez pour jeter le grappin sur ses ponts, mais qu’il soit obligé de carguer, et je vous réponds alors de le prendre d’arrière, et…

— Camarades, dit Wilder en l’interrompant, il est maintenant à propos que je vous instruise de mes projets. Voilà plus de vingt ans que nous sommes ensemble, toujours sur le même vaisseau, je pourrais presque dire à la même table. Je n’étais qu’un enfant, Fid, lorsque vous m’apportâtes dans vos bras au commandant de votre vaisseau, et que non-seulement je vous dus la vie, mais que je me trouvai encore par vos soins sur la route de l’avancement.

— Ah ! c’est vrai, maître Harry, que vous ne teniez pas beaucoup de place dans ce temps-là, et qu’il ne vous fallait pas un bien grand hamac.

— Je vous dois beaucoup, Fid, beaucoup en vérité pour cet acte généreux, et aussi, je puis le dire, pour votre attachement inébranlable à ma personne depuis cette époque.

— C’est encore vrai, maître Harry, que j’ai été assez inébranlable dans ma conduite, attendu que je n’ai jamais lâché prise, quoique vous ayez juré si souvent de me jeter à terre. Quant à Guinée que voici, qu’il ait le vent debout ou arrière, le temps est toujours beau pour lui auprès de vous, tandis qu’à tous momens il faut que, pour une misère, il s’élève quelque bourrasque entre nous deux, témoin cette petite affaire au sujet de la barque…

— N’en parlons plus, interrompit Wilder avec une émotion visible, produite par les souvenirs tout à la fois doux et pénibles que les discours de Fid venaient d’éveiller dans son âme ; — vous savez qu’il n’y a guère que la mort qui puisse nous séparer, à moins cependant que vous ne préfériez me quitter à présent. Il est juste que vous appreniez que je suis engagé dans une entreprise désespérée, qui peut aisément amener ma perte et celle de tous ceux qui m’accompagnent. J’aurais beaucoup de peine à me séparer de vous, mes amis, car cette séparation pourrait être éternelle ; mais en même temps vous devez connaître toute l’étendue du danger.

— Y a-t-il beaucoup de chemin à faire par terre ? demanda brusquement Fid.

— Non, le service, quel qu’il soit, se fera tout entier sur mer.

— Alors présentez le rôle de votre vaisseau, et montrez-moi la place où je puis faire une marque, comme une paire d’ancres croisées, qui tiennent lieu d’autant de lettres qu’il y en a dans le nom de Richard Fid.

— Mais peut-être quand vous saurez…

— Qu’ai-je besoin de rien savoir, maître Harry ? Ai-je donc navigué si souvent avec vous sans savoir d’où venait le vent, pour que je refuse aujourd’hui de vous confier encore ma vieille carcasse, et de rester fidèle à mon devoir ? Qu’en dites vous, Guinée ? Voulez-vous vous embarquer, ou vous déposerons-nous sur cette petite langue de terre, pour voir ce que vous y deviendrez ?

— Moi suivre maître partout, dit le nègre toujours prêt à tout.

— Oui, oui, Guinée est comme la chaloupe d’un bâtiment côtier, toujours suivant votre sillage, maître Harry, tandis que moi je vais souvent au lof par le travers de vos écubiers, ou je vous aborde de franc-étable sans savoir comment. Quoi qu’il en soit, nous voilà l’un et l’autre prêts, comme vous voyez, à nous embarquer pour cette expédition, sur laquelle nous en savons autant qu’il nous en faut. Ainsi donc, dites-nous à présent ce qu’il nous reste à faire ; et brisons là.

— Rappelez-vous les recommandations que je vous ai déjà faites, dit Wilder qui voyait que le dévouement des deux matelots était trop vif pour qu’il fût nécessaire de le mettre à une plus longue épreuve, et qui savait par expérience qu’il pouvait compter en toute assurance sur leur fidélité, malgré quelques petites faiblesses, qui étaient peut-être involontaires ; rappelez vous bien toutes mes instructions, et maintenant faites force de rames dans la direction de ce vaisseau qui est dans le havre extérieur.

Fid et le nègre obéirent à l’instant, et la barque glissa rapidement sur l’eau entre la petite île et ce qui, comparativement, pouvait être appelé la pleine mer. En approchant du navire, ils modérèrent le bruit de leurs rames, et finirent par les laisser pendre tout-à-fait, Wilder préférant laisser l’esquif descendre avec la marée sur le bâtiment qu’il voulait examiner en détail avant de s’aventurer à bord.

— Ce vaisseau n’a-t-il pas ses filets d’abordage hissés à ses agrès ? demanda-t-il d’une voix assez basse pour ne pas éveiller l’attention, et avec un accent qui indiquait en même temps l’intérêt qu’il prenait à la réponse.

— Oui, vraiment, si j’ai la vue bonne, répondit Fid ; vos négriers ont de petites démangeaisons de conscience, et ils ne sont pas d’une grande hardiesse, si ce n’est lorsqu’ils donnent la chasse à un jeune nègre sur la côte de Congo. Car, pour le moment, il y a autant de danger qu’un bâtiment français vienne s’aventurer ici cette nuit par cette brise de terre et ce temps clair, qu’il y en a que je sois fait grand-amiral d’Angleterre, chose qui n’est pas infiniment probable, attendu que le roi n’est pas encore bien au fait de mon mérite.

— Ils sont vraiment sur leurs gardes et prêts à recevoir chaudement ceux qui voudraient les aborder, reprit Wilder qui faisait rarement beaucoup d’attention aux périphrases dont Fid croyait devoir embellir si souvent ses discours. Il ne serait pas facile d’emporter un vaisseau ainsi préparé, si son équipage se montrait comme il faut.

— Je vous réponds qu’il y a une bonne partie de l’équipage qui dort dans ce moment au milieu des batteries, et que le quart est fait exactement, sans parler de ceux qui sont en vigie aux bossoirs et sur la poupe. Une fois que j’étais au haut du grand mât de l’Hébé, je signalai au sud-est une voile qui venait droit sur nous…

— Chut ! on fait du bruit sur le tillac.

— Sans doute, on y fait du bruit ; c’est le cuisinier qui fend une bûche, et le capitaine qui demande son bonnet de nuit[3].

La voix de Fid fut étouffée par un cri terrible qui partit du vaisseau. On eût dit le rugissement de quelque monstre marin qui avait élevé tout à coup sa tête au-dessus de l’eau. L’oreille exercée de nos aventuriers reconnut aussitôt que c’était la manière dont il n’était pas inusité de héler une barque ; sans prendre le temps de s’assurer qu’on entendait un bruit de rames à quelque distance, Wilder se leva aussitôt sur l’esquif et répondit.

— Comment diable ! s’écria la même voix, nous n’avons personne dans l’équipage qui parle de cette manière. Par où êtes-vous, vous qui répondez ?

— Un peu sur le bossoir de bâbord, par ici, à l’ombre du vaisseau.

— Et que faites-vous si près de mon avant ?

— Je fends les vagues avec ma poupe, répondit Wilder après un moment d’hésitation.

— Quel est ce fou qui vient se jeter ainsi sur nous ? murmura celui qui l’interrogeait. — Passez-moi une espingole, que je voie si l’on ne peut tirer une réponse honnête de ce drôle.

— Arrêtez ! dit une voix calme, mais impérieuse, qui partait de la partie la plus éloignée du vaisseau, tout est comme il faut, laissez-les approcher.

L’homme qui était sur le tillac du vaisseau leur dit de venir bord à bord, et la conversation cessa. Wilder eut alors occasion de reconnaître que c’était une autre barque, qui était encore à quelque distance, qu’on avait hélée, et qu’il s’était trop pressé de répondre ; mais voyant qu’il était trop tard pour pouvoir se retirer sans danger, ou n’agissant peut-être que d’après sa première détermination, il dit à ses compagnons d’obéir.

— Je fends les vagues avec ma poupe ! ce n’est pas non plus la réponse la plus honnête qu’un homme puisse faire quand il est hélé, murmura Fid en plongeant sa rame dans l’eau, et ce n’est pas une chose à coucher sur le journal comme un fait extraordinaire qu’ils s’en soient offensés. Quoi qu’il en soit, maître Harry, s’il leur prend fantaisie de vous chercher querelle au sujet de la chose, je vous conseille de leur river bien leur clou, et vous pouvez compter sur de vigoureux croupiers.

Aucune réponse ne fut faite à cette assurance encourageante, car alors l’esquif n’était qu’à quelques pieds du vaisseau. Wilder monta sur le bâtiment au milieu d’un profond silence qui lui parut avoir quelque chose de sinistre. La nuit était sombre, quoique les astres qui se montraient de distance en distance répandissent une lueur suffisante pour que l’œil exercé d’un marin pût distinguer les objets. Lorsque notre jeune aventurier se vit sur le pont, il jeta un regard rapide et scrutateur autour de lui, comme si ce premier coup d’œil devait résoudre des doutes qu’il entretenait depuis long-temps.

Un ignorant, étranger à la marine, aurait été frappé de l’ordre et de la symétrie avec laquelle les mâts s’élevaient vers les cieux, et les agrès croisaient et entouraient dans tous les sens leurs lignes sombres pour en former un labyrinthe qui semblait inextricable ; mais ce spectacle n’était pas nouveau pour Wilder. Comme tous les marins, il ne put s’empêcher, il est vrai, de commencer par jeter les yeux en haut ; mais il les abaissa bientôt pour commencer un examen plus important pour lui dans ce moment. À l’exception d’un homme, qui, quoiqu’il fût enveloppé d’un grand manteau, semblait être un officier, il ne se trouvait pas une âme vivante sur le tillac. De chaque côté était une batterie sombre et menaçante, disposée dans l’ordre imposant de l’architecture navale : mais nulle parton n’apercevait aucune trace de cette foule de matelots et de soldats qui se pressent ordinairement sur les ponts d’un vaisseau armé, et qui sont nécessaires pour servir les pièces. Peut-être étaient-ils dans leurs hamacs, comme l’heure avancée le rendait présumable ; mais néanmoins il était d’usage de laisser une partie de l’équipage pour faire le quart et veiller à la sûreté du vaisseau. Se trouvant ainsi inopinément face à face avec un seul individu, notre aventurier commença à sentir la singularité de sa position et la nécessité d’entrer en explication.

— Vous êtes sans doute surpris, monsieur, dit-il, que j’aie choisi une heure aussi avancée pour ma visite ?

— Il est certain qu’on vous attendait plus tôt, fut la réponse laconique qui lui fut adressée.

— Qu’on m’attendait ?

— Oui, qu’on vous attendait ; ne vous ai-je pas vu, vous et vos deux compagnons qui sont dans la barque, nous reconnaître pendant la moitié de la journée, tantôt des bords des quais de la ville, et tantôt du haut de la vieille tour ? Que pouvait annoncer toute cette curiosité, si ce n’est l’intention de venir à bord ?

— Voilà qui est étrange ; je dois l’avouer, s’écria Wilder prenant malgré lui l’alarme. Ainsi donc, vous étiez au fait de mes intentions !

— Écoutez, camarade, interrompit l’autre en riant un instant, mais tout bas et sans bruit, car, d’après votre costume et vos manières, je crois ne pas me tromper en vous prenant pour un marin, pensez-vous qu’on ait oublié les lunettes d’approche dans le mobilier de ce vaisseau, ou vous imaginez-vous que nous ne sachions pas nous en servir ?

— Vous devez avoir des raisons bien fortes pour examiner avec tant d’attention ce que font des étrangers qui sont sur la terre ferme.

— Hem ! peut-être attendons-nous notre cargaison de l’intérieur ; mais je suppose que vous n’êtes pas venu jusqu’ici dans l’obscurité pour regarder notre chargement. Vous désirez voir le capitaine ?

— N’est-ce pas lui que je vois ?

— Où ? demanda l’autre en faisant un mouvement involontaire qui annonçait la crainte mêlée de respect que lui inspirait son supérieur.

— En votre personne.

— En ma personne ? non, non, je ne suis pas encore couché aussi honorablement sur le rôle du vaisseau, quoique mon temps puisse encore venir l’un de ces beaux jours. Dites-moi, camarade, vous êtes passé sous la poupe de ce vaisseau qu’on vient de remettre à flot, en venant à nous ?

— Assurément ; il était, comme vous voyez, en droite ligne sur mon passage.

— C’est un bâtiment qui paraît en bon état, et qui est ce qu’il paraît être, je vous assure. Il est tout prêt à partir, à ce qu’on m’a dit.

— Oui, les voiles sont averguées, et il flotte comme un vaisseau qui est plein.

— Plein de quoi ? demanda brusquement l’autre.

— D’objets mentionnés sur son journal, sans doute ; mais vous-mêmes, vous semblez n’avoir pas fait encore votre chargement. Si vous devez le prendre à ce port, il se passera quelques jours avant que vous puissiez mettre à la voile.

— Hem ! je ne crois pas que nous restions long-temps après notre voisin, reprit l’autre un peu sèchement. Puis, comme s’il craignait d’en avoir trop dit, il ajouta vivement : — Nous autres négriers nous n’avons guère à bord, voyez-vous, que des menottes et quelques barriques de riz de réserve, et, pour compléter le lest, nous avons nos canons et les boulets pour les charger.

— Est-il ordinaire que l’armement des vaisseaux employés à la traite soit aussi considérable ?

— Peut-être oui, peut-être non ; à parler franchement, la loi n’est pas très-respectée sur la côte, et le bras le plus fort est généralement celui qui a raison. Les armateurs de notre bâtiment ont donc cru vraisemblablement qu’il serait tout aussi bien qu’on ne manquât à bord ni de canons ni de munitions.

— Ils auraient dû vous donner aussi des gens pour les manœuvrer.

— Voilà à quoi ils n’ont pas songé, certainement.

Sa voix fut presque couverte par celle qui avait retenti jusqu’à l’esquif de Wilder, et qui se fit entendre nouveau comme si elle hélait une autre barque.

La réponse fut prompte, courte, expressive, mais elle fut faite à voix basse et avec précaution. Cette interruption soudaine parut embarrasser l’individu avec lequel Wilder avait eu une conversation si équivoque, comme s’il ne savait pas quelle conduite il devait tenir dans cette circonstance. Il avait déjà fait un mouvement pour conduire son nouvel hôte à la chambre du capitaine, lorsque le bruit des rames, qui fendaient l’eau tout près du bâtiment, lui annonça qu’il était trop tard. Faisant signe à Wilder de rester où il était, il courut à l’embelle pour recevoir ceux qui venaient d’arriver.

Grace à cet abandon, Wilder resta seul en possession de la partie du vaisseau où il se trouvait, ce qui lui fournit l’occasion de recommencer son examen, et d’observer en même temps les nouveaux arrivés.

Cinq à six matelots aux formes athlétiques sortirent de la barque et montèrent à bord dans un profond silence. Une courte conférence eut lieu à voix basse entre eux et un officier, qui semblait recevoir un rapport et transmettre un ordre. Lorsque ces préliminaires furent terminés, une corde fut descendue d’un palan de la grande vergue, et le bout alla tomber dans la barque récemment arrivée. L’instant d’après, le fardeau qu’elle était destinée à transporter parut au milieu de l’air, à peu près à égale distance de l’eau et du mât ; il descendit alors lentement, incliné vers le bord, jusqu’à ce qu’il fût déposé en sûreté sur le tillac du vaisseau.

Pendant tout le temps de cette opération, qui n’avait rien d’extraordinaire en elle-même, et qui n’était que ce que l’on voyait tous les jours à bord des grands bâtimens dans le port, Wilder avait ouvert de si grands yeux qu’ils semblaient prêts à sortir de leurs orbites. La masse noire qui avait été enlevée de la barque semblait, au moment où elle s’était dessinée dans le ciel, avoir les formes d’un corps humain. Les matelots se groupèrent à l’entour, après beaucoup de bruit et d’assez longs entretiens à voix basse ; le corps ou fardeau, quel qu’il fût, fut emporté par les matelots, qui disparurent derrière les mâts, les chaloupes et les canons qui couvraient l’avant du vaisseau.

Tout cet incident était de nature à exciter l’attention de Wilder ; cependant ses regards n’étaient pas tellement absorbés par ce qui se passait à l’embelle, qu’ils ne pussent apercevoir que douzaine d’objets noirs qui semblaient sortir tout à coup de derrière les espars. Ce pouvait être des masses inertes qu’on balançait dans l’air, mais ils avaient aussi une ressemblance frappante avec des têtes humaines. La manière simultanée dont ils parurent et disparurent servit à confirmer ce soupçon ; et, à dire la vérité, notre aventurier ne douta pas un instant que la curiosité n’eût fait sortir toutes ces têtes de leurs cachettes respectives. Néanmoins il n’avait guère eu le temps de réfléchir à toutes ces circonstances, lorsqu’il fut rejoint par son premier compagnon, qui semblait avoir été laissé de nouveau seul avec lui sur le tillac.

— Vous savez ce que c’est que de tirer les matelots de terre quand un vaisseau est près de mettre à la voile ? dit l’officier.

— Vous semblez avoir une méthode expéditive de les hisser à bord.

— Ah ! vous voulez parler du drôle qui est à la grande vergue. Vous avez la vue bonne, camarade, pour distinguer les choses à cette distance ; mais le drôle a fait le mutin ; quand je dis qu’il a fait le mutin, je veux dire qu’il a fait ribotte, car pour mutin, il ne l’est qu’autant qu’on peut l’être, quand on ne peut ni parler, ni s’asseoir, ni rester debout.

Puis, comme s’il était content de l’explication qu’il avait donnée, il se mit à rire d’un air de satisfaction pour se féliciter de son esprit.

— Mais, ajouta-t-il bientôt, voilà long-temps que vous êtes à bord, et le capitaine vous attend dans sa cabine. Suivez-moi, je vous servirai de pilote.

— Arrêtez, dit Wilder ; ne serait-il pas à propos de lui annoncer ma visite ?

— Il en est déjà informé. Il ne se passe rien à bord, ici, qui ne parvienne à son oreille avant d’être mis sur le journal.

Wilder ne fit pas d’autre objection, mais se montra prêt à suivre son guide. Celui-ci le conduisit jusqu’à l’endroit qui séparait la chambre principale du reste du vaisseau, et, lui montrant du doigt une porte, il dit à demi-voix :

— Frappez deux fois ; si l’on répond, entrez.

Wilder suivit ses instructions. Il frappa une première fois ; mais, ou l’on n’entendit point, ou l’on ne voulut pas répondre. Il recommença, et on lui dit d’entrer. Le jeune marin ouvrit la porte, en proie à une foule de sensations qui trouveront leur explication dans la suite de notre histoire, et à la clarté d’une lampe brillante, il reconnut l’étranger à la redingote verte.



  1. Les puritains croient que le sabbat commence au soleil couchant le samedi et finit à la même heure le dimanche. Aussi la soirée du dimanche, dans toute la Nouvelle-Angleterre, est-elle plutôt observée comme une fête, tandis que celle du samedi est soumise aux plus rigides observances. L’auteur eut un jour une discussion sur ce point avec un théologien de la Nouvelle-Angleterre. Ce dernier ne pouvait pas s’appuyer sur d’importans exemples de la Bible, mais il remarquait avec justesse qu’il y avait quelque chose de conscient et de solennel dans l’idée que toute la chrétienté observait le saint sabbat, exactement dans le même temps. Il est inutile d’ajouter qu’on aurait pu lui objecter qu’outre que cet usage n’est particulier qu’à certaines sectes, on ne peut aller ni à l’orient ni à l’occident sans qu’une différence sensible dans les heures vienne détruire ce calcul. — Éd.
  2. Espars. Ce mot qui revient souvent est un mot générique qui peut suffire pour exprimer les mâts et les vergues. Éd.
  3. Expression familière aux marins anglais pour dire le coup du soir. — Éd.