Le Corsaire rouge/Chapitre IV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 48-59).

CHAPITRE IV.


« Ils font tout ce qu’ils peuvent pour me rendre fou. »
ShakspeareHamlet.


Les personnes qui se trouvaient en bas étaient au nombre de quatre, et c’étaient quatre femmes : l’une était une dame sur le déclin de l’âge ; l’autre avait passé le milieu de la vie ; la troisième était dans l’âge qui lui donnait le droit d’entrer dans le monde, dans le sens qu’on donne à ce mot en société ; la quatrième était une négresse qui pouvait avoir vu vingt-cinq révolutions des saisons. Celle-ci, à cette époque et dans ce pays, ne pouvait avoir d’autre condition que celle d’une domestique humble, quoique peut-être privilégiée.

— Et maintenant, mon enfant, que je vous ai donné tous les avis que demandaient les circonstances et votre excellent cœur, disait la dame plus âgée (ce furent les premiers mots qui parvinrent distinctement à l’oreille des auditeurs), je vais passer de ce devoir fâcheux à un autre plus agréable. Vous assurerez votre père de l’amitié que je lui porte toujours, et vous lui rappellerez que, suivant sa promesse, vous devez encore revenir une fois, avant que nous nous séparions pour jamais.

Ce discours était adressé du ton le plus affectueux à la plus jeune des femmes, qui semblait l’écouter avec attendrissement. Lorsqu’il fut terminé elle leva ses yeux brillant de larmes qu’elle s’efforçait évidemment de cacher, et répondit d’une voix qui résonna aux oreilles des deux jeunes auditeurs comme les chants d’une sirène, tant les accens en étaient doux et harmonieux :

— Il est inutile, ma chère tante, de me rappeler une promesse dont j’ai tant d’intérêt à me souvenir ; j’espère beaucoup plus que vous n’avez peut-être osé souhaiter. Si mon père ne revient pas avec moi au printemps, ce ne sera pas faute de sollicitations de ma part

— Notre bonne Wyllys nous prêtera son aide, répondit la tante en souriant et en regardant la troisième femme avec ce mélange de douceur et de gravité qui caractérisaient les manières cérémonieuses d’alors, et qu’on manquait rarement d’employer toutes les fois qu’un supérieur adressait la parole à un inférieur. Elle a droit d’avoir quelque empire sur le général Grayson, pour sa fidélité et pour ses services.

— Elle a droit à tout ce que l’amour et le cœur peuvent donner, s’écria la nièce avec un empressement et une vivacité qui prouvaient combien elle aurait voulu adoucir les formalités de la politesse de sa tante par la chaleur de ses manières affectueuses. Ce n’est pas à elle que mon père aura rien à refuser.

— Et vous êtes sûre que Mrs[1] Wyllys sera dans nos intérêts ? demanda la tante, sans que les démonstrations plus expressives de sa nièce lui fissent oublier le sentiment qu’elle avait des convenances. Avec une alliée aussi puissante notre ligue serait invincible.

— Je suis persuadée, madame, que l’heureuse température de cette île salutaire est favorable à ma jeune élève, qu’à part toute autre considération, je ferais certainement le peu qui dépend de moi pour seconder vos désirs.

Mrs Wyllys parlait avec dignité, et peut-être avec un peu de cette réserve qui régnait nécessairement jusqu’à un certain degré entre la riche et noble tante et la gouvernante dépendante et salariée de l’héritière de son frère ; néanmoins ses manières étaient pleines de grâce, et sa voix, comme celle de son élève, douce et tout à fait féminine.

— Nous pouvons donc regarder la victoire comme remportée, comme le disait mon mari le contre-amiral. L’amiral de Lacey, ma chère Mrs Wyllys, adopta de bonne heure une maxime qui dirigea toute sa conduite, et ce fut en s’y conformant qu’il acquit une assez bonne part de la réputation dont il jouissait dans la marine ; cette maxime, c’est que pour réussir il ne faut que le bien vouloir ; pensée noble et énergique ; et qui ne pouvait manquer de le conduire à ces résultats marqués, que je n’ai pas besoin de vous rappeler, puisque nous les connaissons tous.

Mrs Wyllys fit un signe de tête pour rendre témoignage à la justesse de cette opinion et à la renommée du défunt amiral ; mais elle ne crut pas nécessaire de répondre, et changeant de sujet, elle se tourna vers sa jeune élève et lui dit d’un ton d’où était bannie toute contrainte :

— Gertrude, ma chère amie, vous aimerez à revenir dans cette île charmante, près de ces brises délicieuses.

— Et surtout près de ma tante, s’écria Gertrude. Je voudrais qu’on pût persuader à mon père de disposer de ses propriétés à la Caroline, et de venir dans le Nord pour y résider toute l’année.

— Il n’est pas aussi facile à un riche propriétaire de se déplacer que vous l’imaginez, mon enfant ; répondit mistress de Lacey. Quelque désir que j’aie qu’un pareil plan puisse se réaliser, je ne presse jamais mon frère à ce sujet. D’ailleurs je suis portée à croire que s’il se faisait quelque nouveau déplacement dans notre famille, ce serait pour retourner tout-à-fait chez nous. Il y a maintenant plus d’un siècle, Mrs Wyllys, que les Graysons sont établis aux colonies. Mon bisaïeul, sir Everard, était brouillé avec son second fils, et cette querelle porta mon grand-père à venir se fixer à la Caroline ; mais comme l’affaire est apaisée depuis long-temps, je pense souvent que mon frère et moi nous pourrions retourner aux foyers de nos ancêtres ; cela dépendra beaucoup de la manière dont nous disposerons de notre trésor de ce côté de l’Atlantique.

En finissant ces observations, mistress de Lacey, qui avait un bon cœur, quoiqu’elle eût peut-être un peu trop d’amour-propre, jeta un regard sur celle qui était le trésor auquel elle venait de faire allusion. Gertrude s’était détournée, comme elle le faisait d’ordinaire toutes les fois que sa tante gratifiait sa gouvernante de quelque souvenir de famille, et elle présentait à la douce influence de la brise du soir son visage animé des couleurs de la santé, que relevait encore dans ce moment un peu de confusion. Dès que mistress de Lacey eut cessé de parler, sa nièce se tourna promptement vers ses compagnes, et montrant du doigt un vaisseau de belle apparence, qui était à l’ancre dans le port intérieur, et dont les mâts s’élevaient au-dessus des maisons de la ville, elle s’écria comme si elle était bien aise de changer de manière ou d’autre le sujet de la conversation : — Et voilà la sombre prison qui va être notre demeure pendant tout le mois prochain, ma chère Mrs Wyllys !

— J’espère que votre aversion pour la mer vous fait exagérer la durée du trajet, répondit doucement la gouvernante. Le passage d’ici à la Caroline s’est souvent fait en moins de temps.

— Oui, on l’a fait, je puis le certifier, reprit la veuve de l’amiral s’attachant avec un peu d’obstination à une série d’idées auxquelles il n’était pas aisé de faire prendre un autre cours, une fois qu’elles étaient éveillées dans son esprit, lorsque le défunt, mon estimable, et tous ceux qui m’entendent me permettront d’ajouter, mon valeureux époux conduisit une escadre de son royal maître d’un bout à l’autre de ses possessions américaines, en un temps moindre que celui qu’a désigné ma nièce. Il faut considérer, il est vrai, qu’il n’est pas étonnant qu’il allât avec tant de vitesse, puisqu’il poursuivait les ennemis de son roi et de son pays. Mais encore le fait prouve-t-il que le voyage peut se faire en moins d’un mois.

— Et cette terrible Porte de l’Enfer, avec ses bancs de sable et ses écueils d’un côté, et ce courant qu’on appelle le Gouffre de l’autre ! s’écria Gertrude en frémissant, en proie à cette terreur naturelle aux femmes, qui rend quelquefois la timidité si attrayante, quand elle se présente accompagnée de la jeunesse et de la beauté. Sans cette Porte se l’Enfer, ces tempêtes, ces écueils et ces gouffres, je ne penserais qu’au plaisir de revoir mon père.

Mrs Wyllys, qui n’encourageait jamais dans son élève ces petits mouvemens de faiblesse, quelque jolis, quelque attrayans qu’ils pussent paraître à d’autres yeux, jeta sur la jeune personne un regard ferme et presque sévère, en répondant avec une promptitude et une décision qui annonçait son désir qu’il ne fût jamais plus question de frayeur.

— Si tous les dangers que vous paraissez craindre existaient réellement, le passage ne se ferait pas tous les jours, et même à toute heure sans le moindre accident. Vous êtes sans doute, madame, venue souvent par la mer de la Caroline avec l’amiral de Lacey ?

— Jamais, répliqua la veuve promptement et même d’un ton un peu sec. La mer ne convenait pas à ma santé, et je n’ai jamais manqué de voyager par terre. Mais cependant vous sentez, Wyllys, que, comme épouse et veuve d’un chef d’escadre, il ne serait pas convenable que je fusse tout-à-fait étrangère à la science nautique. Je pense qu’il y a peu de femmes dans tout l’empire britannique qui connaissent mieux que moi les vaisseaux, soit isolés, soit réunis en escadre, surtout ces derniers. C’est une connaissance que j’ai naturellement acquise comme femme d’un officier que son devoir appelait à commander des flottes. Je présume que ce sont des choses qui vous sont totalement étrangères.

La physionomie noble et pleine de dignité de Mrs Wyllys, sur laquelle on eût dit que des souvenirs anciens et pénibles avaient laissé une expression douce, mais durable, de tristesse, qui tempérait, sans les effacer, les traces de fermeté et de courage qu’on retrouvait encore dans son regard ferme et assuré, se couvrit un instant d’une teinte plus prononcée de mélancolie. Après avoir hésité, comme si elle eût désiré changer de conversation, elle répondit :

— La mer n’est pas pour moi un élément tout à fait étranger. J’ai fait dans ma vie beaucoup de longues, et quelquefois même de périlleuses traversées.

— Comme simple passagère. Mais nous autres femmes de marins, nous sommes les seules de notre sexe qui puissions nous vanter de connaître véritablement cette noble profession ! Qu’y a-t-il, ou que peut-il y avoir de plus beau, s’écria la douairière dans un mouvement d’enthousiasme naval, qu’un superbe vaisseau fendant la lame furieuse, comme j’ai entendu l’amiral le dire mille fois, son éperon labourant l’onde, et son taille-mer glissant à la suite, comme un serpent sinueux qui s’allonge sur ses propres replis. Je ne sais, ma chère Wyllys, si je me fais comprendre ; mais pour moi, à qui ces effets sont familiers, cette description charmante rappelle tout ce qu’il y a de plus beau et de plus sublime !

Le léger sourire inaperçu qui dérida le front de la gouvernante aurait pu trahir la réflexion secrète qu’elle faisait alors, que le défunt amiral avait dû avoir l’esprit de malice et de plaisanterie de l’état, lorsque, dans cet instant, un léger bruit qui ressemblait assez au murmure du vent, mais qui dans le fond n’était autre que des éclats de rire étouffés, partit de l’étage supérieur de la tour. Les mots « c’est charmant, » allaient sortir des lèvres de la jeune Gertrude, qui sentait toute la beauté du tableau que sa tante avait essayé de tracer, sans s’arrêter à en critiquer les détails ; mais tout à coup la voix lui manqua, et son attitude annonçait une attention profondément excitée.

— N’avez-vous rien entendu ? s’écria-t-elle.

— Les rats n’ont pas encore tout-à-fait déserté le moulin, répondit froidement la gouvernante.

— Le moulin ! ma chère Mrs Wyllys ; voulez-vous persister à appeler ces ruines pittoresques un moulin ?

— Je sens tout le tort que ce nom fatal doit faire à ses charmes, surtout pour des yeux de dix-huit ans ; mais, en conscience, je ne puis lui donner un autre nom.

— Les ruines ne sont pas assez abondantes dans ce pays, ma chère gouvernante, reprit Gertrude en riant, tandis que ses yeux étincelans prouvaient l’intérêt qu’elle mettait à défendre son opinion favorite, pour que nous soyons en droit de les dépouiller, sans des preuves certaines, du peu de droits qu’elles peuvent avoir à notre vénération.

— Eh bien ! le pays n’en est que plus heureux ! Les ruines, dans une contrée, sont comme la plupart des signes de décrépitude qui se manifestent sur le corps humain, de tristes preuves d’excès et de passions en tout genre, qui ont hâté les ravages du temps. Ces provinces sont comme vous, ma Gertrude, dans leur fraîcheur et leur jeunesse, et comparativement aussi dans leur innocence. Espérons pour l’une et pour l’autre ; une longue, utile et heureuse existence.

— Grand merci pour moi et pour mon pays ! mais cependant je ne puis admettre que ces ruines pittoresques aient été un moulin.

— Qu’elles soient ce que vous voudrez, voilà long-temps qu’elles occupent cette place, et, selon toute apparence, elles y resteront encore plus long-temps, ce qui est plus que nous ne pouvons dire de notre prison, comme vous appelez ce beau vaisseau à bord duquel nous devons nous embarquer. — Eh ! mais, madame, si mes yeux ne se trompent pas, je vois les mâts se mouvoir lentement et dépasser les cheminées de la ville.

— Vous avez parfaitement raison, Wyllys ; les matelots sont en train de touer le vaisseau pour le mettre à flot, puis ils l’attacheront à ses ancres pour qu’il ne bouge pas jusqu’à ce qu’on soit prêt à déplier les voiles, afin de mettre en mer dans la matinée. C’est une manœuvre qu’on fait souvent, et que l’amiral m’a expliquée si clairement, qu’il me serait assez facile de la commander en personne, si cela convenait à mon sexe et à ma position.

— Alors ce mouvement doit nous rappeler que tous nos apprêts de départ ne sont pas encore terminés. Quelque charmant que soit ce lieu, Gertrude, il faut le quitter à présent, au moins pour quelques mois.

— Oui, ajouta Mrs de Lacey en suivant à pas lents la gouvernante qui prenait déjà les devans ; des flottes entières ont été souvent touées à leurs ancres, pour attendre que le vent et la marée fussent favorables. Aucune personne de notre sexe ne connaît les dangers de l’Océan, nous exceptées, qui avons été unies par le plus étroit de tous les nœuds à des officiers de rang et de mérite ; et nulle autre ne peut jouir délicieusement de la véritable grandeur de cette noble profession. C’est un charmant spectacle qu’un vaisseau fendant les vagues avec sa poupe[2], et s’élançant sur son propre sillage, comme le coursier écumant qui court toujours sur la même ligne, quoiqu’il se précipite de toute sa vitesse.

La réponse de Mrs Wyllys ne parvint pas jusqu’aux oreilles des deux indiscrets cachés dans la tour. Gertrude avait suivi ses compagnes ; mais après avoir fait quelques pas, elle s’arrêta pour jeter un dernier regard sur ses murs délabrés. Un profond silence régna pendant plus d’une minute.

— Cassandre, dit-elle enfin à la jeune négresse qui était auprès d’elle, il y a, dans l’arrangement de ces pierres, quelque chose qui m’aurait fait désirer qu’elles eussent été quelque chose de plus qu’un moulin.

— Y avoir des rats dedans, reprit cette fille avec sa simplicité naïve ; vous avoir entendu ce que bonne Mrs Wyllys dire.

Gertrude se retourna, sourit et donna un petit coup sur la joue noire de sa suivante, avec des doigts que le contraste faisait paraître blancs comme la neige, comme pour la gronder de vouloir détruire la douce illusion dont elle aimait à se bercer ; puis, courant rejoindre sa tante et sa gouvernante, elle se mit à descendre la colline en bondissant avec la légèreté d’une jeune Atalante.

Les deux habitans passagers de la tour restèrent aux écoutes aussi long-temps qu’ils purent apercevoir le plus léger pli de sa robe flottante, et alors ils se retournèrent en face l’un de l’autre et se regardèrent quelque temps en silence, chacun d’eux s’efforçant de lire dans les yeux de son voisin.

— Je suis prêt à prêter serment devant le lord chancelier, s’écria tout à coup l’avocat, que ces ruines n’ont jamais été un moulin !

— Votre opinion a éprouvé un changement bien subit !

— Ma justice a été éclairée, aussi vrai que j’espère d’être juge. La question a été traitée par un avocat puissant, et j’ai vécu pour reconnaître mon erreur.

— Et pourtant il y a des rats dans la tour.

— Des rats de terre, ou des rats d’eau ? demanda promptement l’étranger en jetant sur son compagnon un de ces regards vifs et perçans que ses yeux avaient toujours en réserve.

— Mais l’un et l’autre, à ce que je crois, répondit Wilder d’un ton sec et caustique ; certainement du moins de la première espèce, ou la renommée fait injure aux gens de robe.

L’avocat sourit, et il ne parut se fâcher en aucune manière d’une allusion aussi libre à sa noble et honorable profession.

— Vous autres gens de mer, dit-il, vous avez dans les manières une franchise si loyale et si amusante, qu’en honneur il n’y a pas moyen d’y résister. Je suis enthousiaste de votre noble profession, et j’en connais tant soit peu les termes. Quel plus beau spectacle, en effet, qu’un superbe vaisseau fendant la lame furieuse avec sa poupe, et s’élançant sur son sillage, comme un coursier rapide !

— Ou comme un serpent sinueux qui s’allonge sur ses propres replis.

Alors, comme s’ils éprouvaient un singulier plaisir à se rappeler ces images poétiques tracées par la digne veuve du vaillant amiral, ils se mirent à éclater de rire en même temps d’une manière si bruyante que la vieille tour en fut ébranlée, comme au temps où le vent faisait tourner le moulin. L’avocat fut le premier à reprendre son sang-froid, car le jeune marin s’abandonnait sans réserve à toute sa gaîté.

— Mais c’est un terrain sur lequel il est dangereux pour d’autres que la veuve d’un marin de s’aventurer, dit-il d’un ton redevenu en un instant aussi calme que ses rires avaient été immodérés. La jeune personne, celle qui a tant d’aversion pour les moulins, est une charmante créature ! il paraîtrait qu’elle est la nièce de la prétentieuse douairière.

Le jeune marin cessa de rire à son tour, comme s’il sentait tout à coup l’inconvenance de tourner en ridicule une si proche parente de la belle vision qui venait d’apparaître à ses yeux. Quelles que fussent ses pensées secrètes, il se contenta de répondre :

— Elle l’a dit elle-même.

— Et dites-moi, reprit l’avocat en s’approchant de son compagnon, comme s’il avait un secret important à lui communiquer, ne trouvez-vous pas qu’il y avait quelque chose de frappant, d’extraordinaire, quelque chose qui allait au cœur, dans la voix de la dame qu’elles appelaient Wyllys ?

— L’avez-vous remarqué ?

— Je croyais entendre les sons d’un oracle, les accens mêmes de la vérité. Quelle voix douce et persuasive !

— J’avoue que j’en ai senti l’influence, et à un point que je ne puis expliquer.

— Cela tient du délire ! reprit l’avocat en se promenant à grands pas dans la tour, et toute trace d’enjouement et d’ironie avait disparu de sa figure pour faire place à un air pensif et rêveur. Son compagnon semblait peu disposé à interrompre ses méditations, et était livré lui-même à de tristes et pénibles pensées. Enfin le premier sortit de sa rêverie avec cette promptitude étonnante qui lui était habituelle. Il s’approcha d’une fenêtre, et dirigeant l’attention de Wilder sur le vaisseau qui était dans le havre extérieur, il lui demanda, sans autre préambule :

— Ce navire n’a-t-il donc plus d’intérêt pour vous ?

— Loin de là ! voilà un bâtiment tel que l’œil d’un marin aime à en voir !

— Voudriez-vous essayer d’aller à bord ?

— À cette heure ? seul ? je ne connais ni le capitaine ni personne de l’équipage.

— Il y a d’autres momens que celui-ci, et un marin est toujours sûr d’être reçu à bras ouverts par ses frères.

— Ces négriers n’aiment pas toujours qu’on les aborde. Ils sont armés, et ils savent tenir les étrangers à une distance respectueuse.

— N’y a-t-il pas dans la franc-maçonnerie navale des mots de ralliement par lesquels un frère se fait connaître, de ces mots tels que — l’éperon labourant l’onde, — ou quelque autre de ces phrases techniques que nous venons d’entendre ?

Wilder regarda fixement celui qui le questionnait ainsi, et parut réfléchir long-temps avant de hasarder une réponse.

— Pourquoi toutes ces questions ? demanda-t-il enfin avec froideur.

— Parce que je crois que si jamais cœur pusillanime n’a triomphé d’une belle, jamais l’indécision n’a triomphé de la fortune. Vous voulez de l’emploi, m’avez-vous dit, et si j’étais amiral je vous ferais mon premier capitaine. Dans nos tribunaux, quand nous avons besoin d’un brevet, nous avons notre manière de le demander. Mais je parle trop librement peut-être à une personne qui m’est entièrement inconnue. Vous vous rappellerez du moins que, quoique ce soit l’avis d’un avocat, il vous est donné gratis.

— Et mérite-t-il plus de confiance à cause de cette générosité extraordinaire ?

— C’est ce dont je vous laisse à juger, dit l’avocat en mettant un pied sur l’échelle et commençant à descendre. Me voici fendant littéralement les vagues avec ma poupe, ajouta-t-il en descendant à reculons, lorsqu’on ne voyait plus que sa tête, et semblant prendre beaucoup de plaisir à appuyer sur ces mots avec une emphase particulière. Adieu, mon ami ; si nous ne devons plus nous revoir, je vous recommande de ne jamais oublier les rats de la tour de Newport.

Il disparut en disant ces mots, et l’instant d’après il était à terre. Se retournant aussitôt avec un sang-froid imperturbable, il frappa du pied au bas de l’échelle, l’abattit, et ôta de cette manière le seul moyen de descendre. Il leva alors les yeux sur Wilder ; qui ne pouvait deviner son dessein, le salua familièrement de la main, lui renouvela ses adieux et s’éloigna d’un pas rapide.

— Voilà une conduite bien étrange, s’écria Wilder qui se trouvait ainsi prisonnier dans la tour. Après s’être assuré qu’il ne pouvait sauter par la trappe sans risquer de se casser une jambe, il courut à la fenêtre pour reprocher à son compagnon sa perfidie, ou plutôt pour s’assurer si c’était sérieusement qu’il l’abandonnait de cette manière. L’avocat était déjà hors de portée de la voix, et avant que Wilder eût le temps de décider quel parti il devait prendre, il avait gagné les faubourgs de la ville, et avait disparu derrière les maisons.

Pendant tout le temps occupé par les scènes que nous venons de rapporter, Fid et le nègre avaient continué à faire honneur à leur sac de provisions, sous la haie où nous les avons laissés. À mesure que l’appétit du premier se calmait, son goût pour la didactique lui reprenait de plus belle, et au moment précis où Wilder était abandonné dans la tour, il était profondément occupé à faire au noir un sermon sur un sujet délicat, — la manière de se conduire en société.

— Voyez-vous, Guinée, dit il en finissant, pour bien manier le gouvernail dans une compagnie, il ne faut pas jeter tout par-dessus le pont, et gagner ensuite le large à toutes voiles, comme vous avez jugé à propos de le faire ce matin. Autant que je puis croire, ce maître Nightingale est mieux placé au cabaret que dans une bourrasque ; vous n’aviez qu’à aller au lof et à le serrer de près quand vous m’avez vu pousser l’argument par le travers de ses écubiers, et du diable s’il n’eût pas été obligé de mettre en panne et de baisser pavillon devant tous les assistans ; mais qui hèle ? quel est le cuisinier qui tue à présent le cochon de son voisin ?

— Seigneur ! monsieur Fid, s’écria le nègre, c’être maître Harry, avec tête hors des écoutilles, là-bas dans le phare ; lui crier comme si lui avoir un porte-voix !

— Oui, oui, il faut le voir commander une manœuvre ! Il a une voix qui résonne comme un cor, quand il lui prend envie de la faire entendre. Mais pourquoi diable met-il en état les batteries de cette vieille chaloupe démâtée ? Au reste, s’il est seul pour soutenir l’abordage, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même. Pourquoi n’a-t-il pas commandé un roulement de tambour pour rassembler l’équipage.

Comme Dick et le nègre s’étaient dirigés vers la tour avec toute la célérité possible du moment qu’ils avaient entendu Wilder, ils étaient alors à portée de sa voix. Celui-ci, du ton sec et énergique dont un officier de marine donne ses ordres, leur dit de relever l’échelle. Quand il se vit en liberté, il demanda d’un air assez expressif s’ils avaient remarqué dans quelle direction l’étranger en redingote verte avait opéré sa retraite.

— Voulez-vous dire l’individu en bottes, qui, sans être hélé, voulait toujours faire voile de conserve dans la conversation, sur le petit bout de quai, là-bas, au-delà de cette maison, en droite ligne de la cheminé nord-est avec le mât d’artimon de ce vaisseau qu’on toue dans le havre d’entrée ?

— Précisément.

— Il a pris vent oblique jusqu’à ce qu’il eût doublé cette grange, et alors il a viré de bord et s’est mis à cingler vers le sud-est, se tenant à la largue, et ayant, je crois, lacé toutes ses bonnettes, car il allait diablement sur le nez.

— Suivez-moi ; s’écria Wilder en s’élançant dans la direction indiquée sans écouter plus long-temps les explications techniques du matelot.

Mais leurs efforts furent vains. Ils eurent beau continuer leurs recherches jusque après le coucher du soleil, et interroger tous ceux qu’ils rencontraient, personne ne put leur apprendre ce qu’était devenu l’étranger en redingote verte. Quelques personnes l’avaient bien vu, et avaient même remarqué son singulier costume et son regard fier et scrutateur ; mais d’après tous les indices il avait disparu de la ville aussi étrangement, aussi mystérieusement qu’il y était entré.



  1. Mrs : Mistress. C’est ainsi que l’on écrit ce mot lorsqu’il s’agit d’une Dame au-dessus du commun. — Éd.
  2. Le mot anglais taffrail signifie littéralement le tableau du couronnement, ou parie supérieure de la poupe. — Éd.