Le Corsaire rouge/Chapitre VI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 72-87).

CHAPITRE VI.


« D’après le bon et le vieux principe qui dit : Prenne celui qui a la force, et garde celui qui peut[1]. »
WordsworthLe Tombeau de Rob-Roy.


L’appartement où notre aventurier se trouvait alors ne peignait pas mal le caractère de celui qui l’occupait. Pour la forme et pour les proportions, il n’avait rien qui le distinguât des chambres de vaisseau ordinaires ; mais l’ameublement offrait un singulier mélange de luxe et d’apprêts militaires. La lampe, suspendue au plafond, était d’argent massif, et, malgré les changemens qu’on y avait faits pour l’adapter à la place, il y avait encore dans la coupe et dans les ornemens quelque chose qui trahissait qu’elle avait dû éclairer autrefois un sanctuaire plus auguste et plus sacré. D’énormes chandeliers du même métal, et qui avaient dû évidemment aussi figurer dans une église, étaient posés sur une table vénérable, dont l’acajou brillait encore du vernis d’un demi-siècle, et dont les griffes dorées et les pieds ciselés annonçaient une destination première bien différente du service ordinaire d’un vaisseau. Un canapé couvert de velours épinglé était du côté de la barre d’arcasse, tandis qu’on voyait en face un divan de soie bleue, dont la forme, l’étoffe et les piles de coussins prouvaient que l’Asie elle-même avait été mise à contribution par le riche possesseur de cet appartement. Après ces meubles qui frappaient les premiers la vue, ou remarquait encore des glaces, des miroirs, de l’argenterie, et même des tentures ; mais il n’était pas une seule pièce de l’ameublement qui n’eût dans sa forme ou dans sa disposition quelque chose de particulier qui assignait à chacune d’elles une origine différente. En un mot, la recherche et l’élégance semblaient avoir été consultées beaucoup plus que le goût et l’harmonie, pour le choix de la plupart de ces objets, qui paraissaient avoir été rassemblés indistinctement, à mesure qu’ils flattaient un caprice, on qu’ils attiraient les regards du maître somptueux.

Au milieu de ce mélange de luxe et de richesse se montraient les sinistres instrumens de la guerre. La cabine renfermait quatre de ces sombres canons dont le poids et le nombre avaient attiré les premiers l’attention de Wilder. Quoiqu’ils fussent placés si près des objets de luxe que nous venons de décrire, il n’était pas difficile de s’apercevoir qu’ils étaient disposés de manière à pouvoir servir au premier moment, et que cinq minutes suffiraient pour dépouiller la place de tout l’attirail du luxe, pour en faire une batterie terrible et bien protégée. Des pistolets, des sabres, des demi-piques, des haches, en un mot toutes les armes du marin, étaient arrangées autour de la chambre, de manière à servir en quelque sorte de décoration guerrière, et à se trouver en même temps à portée de la main.

Autour du mât était un amas de mousquets, et de grosses barres de bois, évidemment faites pour pouvoir être posées en courbâtons des deux côtés de la porte, montraient assez qu’on pouvait en un instant établir une barrière en cet endroit.

L’ensemble de ces arrangemens annonçait que la cabine était regardée comme la citadelle du vaisseau. Ce qui confirmait cette dernière opinion, c’était un escalier qui communiquait évidemment aux chambres des officiers subalternes, et qui ouvrait un passage direct jusqu’au magasin. Ces dispositions, un peu différentes de ce qu’il était habitué de voir, frappèrent sur-le-champ Wilder, quoiqu’il n’eût pas alors le loisir de se demander quelle pouvait en être la cause ou l’utilité.

Il y avait une expression secrète de satisfaction, tempérée peut-être par une légère teinte d’ironie, sur la physionomie de l’étranger en redingote verte, — car il avait encore le costume sous lequel nous l’avons présenté la première fois au lecteur, — lorsqu’il se leva en voyant entrer Wilder. L’un et l’autre restèrent quelques instans sans parler ; le prétendu avocat fut le premier à rompre enfin le silence.

— À quelle heureuse circonstance ce vaisseau doit-il l’honneur de votre visite ? demanda-t-il.

— Je crois pouvoir répondre à l’invitation de son capitaine, dit Wilder avec une assurance égale à celle que montrait l’autre.

— Vous a-t-il fait voir son brevet en prenant ce titre ? On dit, je crois, sur mer, qu’aucun croiseur ne doit être sans brevet.

— Et que dit-on aux universités sur ce point important ?

— Je vois que je ferai mieux de déposer la robe pour reprendre l’uniforme de marine, reprit l’autre en souriant. Il y a dans notre métier… dans notre profession, devais-je dire, puisque c’est votre expression favorite, quelque chose qui nous révèle malgré nous l’un à l’autre. Oui, monsieur Wilder, ajouta-t-il avec dignité en faisant signe à son hôte d’imiter son exemple et de prendre un siège, je suis un marin comme vous, et je suis heureux de pouvoir ajouter, le commandant de ce noble vaisseau.

— Alors, vous devez convenir que je ne me suis pas présenté sans une autorisation suffisante.

— Je l’avoue. Mon vaisseau a paru fixer agréablement vos regards, et je dois m’empresser de dire de mon côté que votre air, vos manières, tout en vous m’a fait désirer de faire avec vous une plus ample connaissance. Vous cherchez du service ?

— On doit rougir de rester dans l’inaction dans des temps d’agitation et d’activité.

— Très bien. C’est un monde singulièrement bâti que celui où nous vivons, monsieur Wilder. Les uns se croient en danger en ayant sous leurs pieds un plancher non moins solide que la terre ferme, tandis que d’autres sont contens de confier leur sort à l’Océan. Il en est ensuite qui pensent que prier est l’unique affaire de l’homme ; puis d’autres au contraire sont avares de leur souffle, et s’arrogent eux-mêmes ce qu’ils n’ont point toujours le loisir ou l’inclination de demander. Sans doute vous avez jugé prudent de prendre des informations sur la nature de nos relations, avant de venir ici chercher de l’emploi ?

— On dit dans Newport que ce bâtiment est un vaisseau négrier.

— On dit cela dans Newport ! Elles ne se trompent jamais, ces bonnes langues de village ! Si la sorcellerie a jamais existé sur la terre, le premier de la bande malicieuse a dû être un aubergiste de village, le second le docteur, et le troisième le prêtre. Quant à la quatrième place, le tailleur et le barbier peuvent se la disputer. — Roderick !

Le capitaine accompagna ce mot par lequel il venait de s’interrompre avec si peu de cérémonie, en frappant un léger coup sur un gong chinois[2], qui, entre autres curiosités, était suspendu à l’une des solives à portée de sa main.

— Eh bien ! Roderick, dormez-vous ?

Un garçon vif et léger s’élança de l’une des deux petites cabines construites sur les hanches du vaisseau, et répondit à l’appel en annonçant sa présence.

— La barque est-elle de retour ?

La réponse fut affirmative.

— Et a-t-elle réussi  ?

— Le général est dans sa chambre, monsieur, et il pourrait vous répondre d’une manière plus satisfaisante que moi.

— Eh bien, que le général vienne me rendre compte du résultat de sa campagne.

L’intérêt de Wilder était excité à un tel point, qu’il retint même son haleine, de peur de troubler la rêverie soudaine dans laquelle son compagnon était alors évidemment tombé. Le jeune garçon descendit par l’escalier, comme un serpent qui se glisse dans son trou, ou plutôt comme un renard qui s’élance dans son terrier, et alors un profond silence régna dans sa chambre. Le commandant du vaisseau appuya sa tête sur sa main, et parut oublier entièrement qu’il y avait un étranger auprès de lui. Le silence aurait duré beaucoup plus long-temps, s’il n’eût pas été interrompu par l’arrivée d’un tiers. Un corps raide et immobile s’éleva lentement par le petit escalier, de la manière à peu près que les spectres font leur apparition au théâtre. Lorsque la moitié de la personne fut visible, le corps cessa de monter, et tourna une tête impassible du côté du capitaine.

— J’attends des ordres, dit une voix sourde qui sortait de lèvres qu’on voyait à peine remuer.

Wilder tressaillit à cette apparition inattendue, et celui qui causait sa surprise avait en effet un aspect assez remarquable pour frapper quiconque ne l’avait jamais vu. La figure était celle d’un homme de cinquante ans ; le temps en avait plutôt durci qu’altéré les traits. Les joues étaient uniformément rouges, à l’exception d’une de ces petites bulbes expressives de chaque côté, qui ont tant de rapport avec les bourgeons de la vigne, ce qui fait donner l’épithète de bourgeonnés à ces sortes de visages. Le sommet de la tête était chauve ; mais autour de chaque oreille était une masse de cheveux grisâtres, couverts de pommade et réunis en une seule tresse bien lissée et bien unie. Le cou était long, et un énorme col noir semblait l’allonger encore ; les épaules, les bras et le buste annonçaient un homme fort grand, et le tout était enveloppé d’une sorte de pelisse d’une forme bizarre, qui ressemblait assez à un domino. Le capitaine, dès qu’il entendit la voix, leva la tête en s’écriant :

— Ah ! général, vous êtes à votre poste ; avez-vous trouvé la terre ?

— Oui.

— Et l’endroit ? — et l’homme ?

— L’un et l’autre.

— Et qu’avez-vous fait ?

— Exécuté mes ordres.

— Très bien. Vous êtes un trésor pour l’exécution, général, et sous ce rapport je vous porte dans mon cœur. Le drôle s’est-il plaint ?

— Il était bâillonné.

— Excellente méthode pour prévenir les remontrances ! Tout est à merveille, général ; vous avez mérité, comme toujours, mon approbation.

— Alors récompensez-moi.

— De quelle manière ? Vous avez déjà le plus haut rang auquel je puisse vous élever. À moins de vous faire chevalier…

— Bah ! mes hommes ne sont pas mieux traités que les soldats de la milice. Ils manquent d’habits.

— Ils en auront. Les gardes de sa majesté ne seront pas la moitié si bien équipés. Général, je vous souhaite une bonne nuit.

La figure descendit de la manière subite, inattendue, on pourrait presque dire infernal, dont elle était montée, laissant de nouveau Wilder seul avec le capitaine du vaisseau. Celui-ci parut tout à coup frappé de l’idée que cette bizarre entrevue avait eu lieu en présence d’un étranger, et que, pour lui du moins, elle semblait demander quelque explication.

— Mon ami, dit-il d’un air toujours un peu hautain, quoique assez expressif pour montrer qu’il voulait bien descendre à une explication, — mon ami commande ce que, sur un bâtiment plus régulier, on appellerait les soldats de marine. Il s’est élevé de grade en grade, par ses services, du rang le plus subalterne au poste distingué qu’il occupe à présent. Vous avez pu remarquer qu’il y a autour de sa personne une odeur de camp…

— Plus que de vaisseau, je dois l’avouer. Est-il d’usage que les bâtimens négriers aient un arsenal aussi bien monté ? je vous trouve armés jusqu’aux dents.

— Vous désirez sans doute nous connaître mieux avant de conclure notre marché, répondit le capitaine en souriant. Il ouvrit alors une petite cassette qui était sur la table, et en tira un parchemin qu’il présenta tranquillement à Wilder en disant, tandis que ses regards perçans semblaient vouloir lire jusqu’au fond de son âme : Vous verrez par là que nous avons des lettres de marque, et que nous sommes dûment autorisés à nous battre, comme les vaisseaux du roi, tout en faisant paisiblement nos propres affaires.

— Ceci est la commission d’un brick.

— Il est vrai, il est vrai. Je me suis trompé de papier. Je crois que vous trouverez celui-ci plus exact.

— Voilà bien une commission pour le vaisseau les Sept-Sœurs, mais certes vous portez plus de dix canons ; et puis ceux qui sont dans votre cabine sont des pièces de neuf au lieu de quatre.

— Ah ! vous êtes aussi pointilleux que si vous eussiez été l’avocat, et moi le marin étourdi ! Je suis sûr que vous savez ce que c’est que d’aider à la lettre en pareil cas, dit sèchement le capitaine en rejetant le parchemin d’un air d’insouciance au milieu d’une pile de papiers semblables. Alors se levant de sa chaise, il se mit à arpenter rapidement la chambre en ajoutant : — Je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur Wilder, que notre métier a ses dangers. Il en est qui l’appellent inégal. Mais comme je n’ai pas beaucoup de goût pour les disputes théologiques, nous ne traiterons pas cette question. Vous n’êtes pas venu ici sans avoir vos idées ?

— Je cherche du service.

— Sans doute vous avez fait toutes vos réflexions, et vous vous êtes mûrement consulté sur l’entreprise dans laquelle vous voulez vous embarquer. Pour ne pas perdre le temps en paroles, et pour qu’il règne entre nous la franchise qui convient à deux honnêtes marins, je vous avouerai sans détour que j’ai besoin de vous. Un brave et habile homme, plus âgé, sans valoir cependant mieux que vous, occupait cette cabine de bâbord il n’y a pas un mois. Mais le pauvre diable a servi de pâture aux poissons depuis lors.

— Il s’est noyé ?

— Lui ? non. Il est mort dans un combat contre un vaisseau du roi.

— Contre un vaisseau du roi ! Avez-vous donc tellement prêté à la lettre de votre commission que vous vous soyez cru autorisé à combattre les croiseurs de sa majesté ?

— N’y a-t-il de roi que George II ? Peut-être le vaisseau portait-il le pavillon blanc, peut-être celui du Danemarck. Mais, comme je vous disais, c’était vraiment un brave garçon, et voici sa place vide comme le jour où il la quitta pour être jeté dans la mer. C’était un homme en état de me succéder dans le commandement si une mauvaise étoile venait à luire sur ma tête. Je crois que je mourrais plus tranquille, si j’avais l’assurance que ce noble vaisseau passerait entre les mains de quelqu’un qui sût en faire un usage convenable.

— Sans doute les armateurs du bâtiment vous choisiraient un successeur, si un pareil malheur venait à arriver.

— Mes armateurs sont des gens très raisonnables, reprit l’autre avec un sourire expressif, tandis qu’il fixait de nouveau sur son hôte un regard étincelant qui força Wilder à baisser les yeux ; il est rare qu’ils m’importunent de leurs ordres ou de leurs recommandations.

— Ils sont commodes. Je vois qu’ils n’ont pas oublié les pavillons en équipant votre vaisseau. Vous permettent-ils aussi d’arborer celui qui vous plaît le mieux ?

Au moment où cette question fut faite, les regards expressifs des deux marins se rencontrèrent. Le capitaine tira un pavillon du tiroir entr’ouvert où Wilder les avait aperçus, et le déroulant tout entier, il répondit :

— Voilà les lis de France, comme vous voyez, assez juste emblème de vos Français sans tache ; écu de prétention pur de toute souillure, mais un peu flétri pour avoir trop servi[3]. Voici le Hollandais calculateur, simple, substantiel et peu cher. C’est un pavillon qui est peu de mon goût. Si le bâtiment a de la valeur, il est rare que les propriétaires veuillent le céder à moins d’un bon prix. Voici votre bourgeois fanfaron de Hambourg. Il n’a qu’une ville, et il l’étale au milieu de ses tours. Quant au reste de ses vastes possessions, il a la sagesse de n’en point parler dans son allégorie. Voici le croissant de la Turquie, nation lunatique qui se croit l’héritière du ciel : qu’ils jouissent en paix de leur droit de naissance ; il est rare qu’ils cherchent à en jouir sur les mers. Et ceux-ci, ce sont les petits satellites qui voltigent autour de la puissante lune, vos barbaresques d’Afrique. Je n’ai que peu de relations avec ces messieurs ; car ils ne font guère de trafic qui offre quelque profit. Et cependant, ajouta-t-il en jetant les yeux sur le divan de soie devant lequel Wilder était assis, nous nous sommes rencontrés quelquefois, et nous ne nous sommes pas quittés sans nous faire visite. — Ah ! voici l’homme que j’aime, le somptueux, le magnifique Espagnol ! Ce champ jaune rappelle la richesse de ses mines ; et cette couronne ! on serait tenté de la croire d’or massif, et d’avancer la main pour la saisir. Quel bel écu pour un galion[4] ! Voyez maintenant le Portugais plus humble, et qui cependant n’est pas sans avoir aussi un air d’opulence. Je me suis souvent imaginé qu’il y avait de véritables diamans du Brésil dans ce colifichet royal. Ce crucifix que vous voyez pieusement suspendu près de la porte de mon salon en est un assez bel échantillon.

Wilder tourna la tête pour jeter un coup d’œil sur l’emblême précieux qui était en effet placé tout près de la chambre qui lui avait été indiquée. Après avoir satisfait sa curiosité, il allait se livrer de nouveau à l’examen des pavillons, lorsqu’il surprit un autre de ces regards pénétrans, mais furtifs, par lesquels son compagnon cherchait si souvent à lire sur la figure de ceux avec lesquels il se trouvait. Il se pouvait que le capitaine voulût voir l’effet que cet étalage de richesse avait produit sur l’esprit de son hôte. Quel qu’en fût le motif, Wilder sourit ; car dans ce moment l’idée se présenta pour la première fois à son esprit que tous ces ornemens n’avaient été disposés dans la cabine avec tant de soin que parce que son arrivée était attendue et dans le désir de faire sur ses sens une impression favorable. L’autre aperçut ce sourire, et se méprenant peut-être, il crut y voir un encouragement à poursuivre sa bizarre analyse des pavillons, avec encore plus d’enjouement et de vivacité qu’auparavant.

— Ces monstres à deux têtes sont des oiseaux de terre, et il est rare qu’ils se hasardent à voler sur l’océan. Ici, votre brave et vaillant Danois ; là votre Suédois infatigable. Passons ce tas de petits fretins qui se permettent d’avoir leurs armes comme de grands empires, ajouta-t-il en passant rapidement la main sur une douzaine de petits pavillons : voilà votre voluptueux Napolitain. — Ah ! voici les chefs du ciel. C’est là un pavillon sous lequel on peut mourir ! Je me trouvai un jour vergue à vergue sous cette bannière, avec un pesant corsaire d’Alger.

— Quoi ! ce fut sous les bannières de l’église qu’il vous plut de l’attaquer ?

— Oui, par pure dévotion. Je me peignis la surprise dont serait saisi le barbare, quand il verrait que nous ne nous mettions pas en prières. À peine lui avions-nous envoyé une ou deux bordées, qu’il jura qu’Allah avait décrété qu’il se rendrait. Au moment où je m’élançai sur son bord, il pensa, je crois, qu’il avait tout le saint conclave à ses trousses, et que la chute de Mahomet et de ses enfans était ordonnée. J’engageai le combat, je dois l’avouer, en lui montrant ces clefs paisibles qu’il a la sottise de croire en état d’ouvrir la moitié des coffres-forts de la chrétienté.

— Lorsqu’il eut confessé son erreur, vous le laissâtes aller ?

— Hem ! avec ma bénédiction. Il y eut quelque échange de marchandises entre nous, et alors nous nous séparâmes. Je le laissai fumant sa pipe, par une mer grosse, son petit perroquet renversé sur ses flancs, son mât de misaine sous sa grande voûte, et six à sept trous dans sa quille qui laissaient entrer l’eau tout aussi vite que les matelots la pompaient. Vous voyez qu’il était en beau chemin pour aller recueillir sa part d’héritage. Mais c’était le Ciel qui l’avait ordonné, et il était content.

— Et quels sont ces pavillons que vous avez passés ? Ils sont riches et en grand nombre.

— Ce sont ceux de l’Angleterre. Voyez comme ils respirent l’aristocratie et l’esprit de parti ! Dieu merci ! en voilà pour tous les rangs et pour toutes les conditions, comme si les hommes n’étaient pas faits de la même chair, et que les habitans du même royaume ne pussent pas naviguer honnêtement sous les mêmes emblêmes ! Voici le lord grand-amiral, votre Saint-George, votre champ rouge et bleu, suivant le chef que le hasard vous donne ou suivant le caprice du moment, les banderolles de l’Inde et l’étendard royal lui-même.

— L’étendard royal !

— Pourquoi pas ? Un capitaine n’est-il pas roi absolu sur son vaisseau ? Oui, voici l’étendard de sa majesté, et, qui plus est, il a été arboré en présence d’un amiral !

— Voici qui demande explication ! s’écria le jeune marin avec cette espèce d’horreur qu’un prêtre manifesterait en apprenant un sacrilège. Arborer l’étendard royal en présence d’un vaisseau amiral ! Nous savons tous combien il est difficile, et même dangereux, de s’amuser à déployer, ne fût-ce qu’une simple banderolle, en présence d’un croiseur du roi, et…

— J’aime à braver les drôles, interrompit l’autre avec un sourire amer. Il y a du plaisir à cela ! Pour punir, il faut qu’ils aient la force ; épreuve souvent tentée, mais toujours sans succès jusqu’à présent. Vous savez la manière de régler un compte avec la loi, en lui montrant toutes ses voiles dehors ? Je n’ai pas besoin d’en dire davantage.

— Et lequel de tous ces pavillons employez-vous le plus ? demanda Wilder après une minute de profonde réflexion.

— Pour naviguer simplement, je suis aussi fantasque qu’une fille de quinze ans dans le choix de ses rubans. J’en change souvent douze fois par jour. Combien de dignes vaisseaux marchands sont entrés dans le port en racontant qu’ils venaient de rencontrer, l’un un bâtiment hollandais, l’autre un danois, auquel ils avaient parlé à l’entrée, et tous deux avaient raison ! Quand il s’agit de se battre, c’est autre chose ; et quoique parfois aussi je me laisse aller à un caprice, cependant il est une bannière que j’affectionne particulièrement.

— Et c’est… ?

Le capitaine resta un moment la main posée sur le pavillon qu’il avait touché, et qui était encore roulé dans le tiroir, et on eût dit qu’il lisait jusqu’au fond de l’âme du jeune marin, tant le regard qu’il lançait sur lui était vif et perçant. Alors, prenant le rouleau fatal, il le déplia tout à coup, et montrant un champ rouge sans aucune espèce d’ornement ou de bordure, il répondit avec emphase :

— Le voici !

— C’est la couleur d’un corsaire !

— Oui, il est rouge ! Je l’aime mieux que vos sombres champs tout noirs, avec des têtes de mort, et autres sottises bonnes pour effrayer les enfans. Il ne menace point, seulement il dit : Voilà le prix auquel on peut m’acheter ! Monsieur Wilder, ajouta-t-il en perdant cette expression ironique et plaisante que sa figure avait conservée jusqu’alors pour prendre un air de dignité, nous nous entendons l’un l’autre. Il est temps que chacun de nous navigue sous les couleurs qui lui sont propres. Je n’ai pas besoin de vous dire qui je suis.

— Je crois en effet que cela est inutile, dit Wilder ; à ces signes palpables, je ne puis douter que je ne sois en présence du… du…

— Du Corsaire Rouge, dit le capitaine en remarquant qu’il hésitait à prononcer ce nom terrible ; il est vrai, et j’espère que cette entrevue sera le commencement d’une amitié solide et durable. Je ne puis m’en expliquer la cause ; mais du moment où je vous ai vu, un sentiment aussi vif qu’indéfinissable m’a attiré vers vous. J’ai senti peut-être le vide que ma position a formé autour de moi ; quoi qu’il en soit, je vous reçois à cœur et à bras ouverts.

Quoiqu’il fût très évident, d’après ce qui avait précédé cette reconnaissance ouverte, que Wilder n’ignorait pas quel était le vaisseau à bord duquel il venait de s’aventurer, cependant cet aveu ne laissa pas de l’embarrasser. La réputation de ce célèbre flibustier, son audace, ses actes de générosité ou de débauche si singulièrement mêlés, se présentaient sans doute ensemble à la mémoire de notre jeune aventurier, et causaient cette espèce d’hésitation involontaire à laquelle nous sommes tous plus ou moins sujets, lorsqu’il se présente un incident grave, quelque prévu qu’il ait pu être d’ailleurs.

— Vous ne vous trompez ni sur mes intentions, ni sur mes conjectures, répondit-il enfin, car j’avoue que c’était bien ce même vaisseau que j’étais venu chercher. J’accepte vos offres, et dès ce moment vous pouvez disposer de moi et me mettre au poste, quel qu’il soit, que vous me croirez le plus propre à remplir avec honneur.

— Vous serez le premier après moi. Demain matin, je le proclamerai sur le pont, et, à ma mort, si je ne me suis pas trompé dans mon choix, vous serez mon successeur. Cette confiance vous paraît peut-être bien subite ; elle l’est en effet, du moins en partie, je dois en convenir ; mais nos listes de recrutement ne peuvent pas être promenées, comme celles du roi, au son du tambour, dans les rues de la capitale ; et ensuite, je ne connais pas le cœur humain, si la manière franche et ouverte dont je me fie à votre foi ne suffit pas elle-même pour m’assurer votre attachement.

— N’en doutez pas ! s écria Wilder dans un mouvement soudain, mais marqué, d’enthousiasme.

Le Corsaire sourit avec calme en ajoutant :

— Les jeunes gens de votre âge ont assez d’ordinaire le cœur sur la main. Mais malgré cette sympathie apparente qui semble se manifester tout à coup entre nous, je dois vous dire, pour que vous n’ayez pas une trop faible idée de la prudence de votre chef, que nous nous sommes déjà vus. Je savais que vous étiez dans l’intention de me chercher, et de venir m’offrir vos services.

— Impossible ! s’écria Wilder ; jamais personne…

— Ne peut être sûr que ses secrets sont en sûreté, interrompit l’autre, lorsqu’on a une figure aussi ouverte que la vôtre. Il n’y a que vingt-quatre heures vous étiez dans la bonne ville de Boston.

— J’en conviens, mais…

— Vous conviendrez bientôt du reste. Vous montriez trop de curiosité, trop d’empressement à interroger l’imbécile qui dit que nous lui avions volé ses voiles et ses provisions. Menteur impertinent ! Il fera bien de ne pas venir croiser sur ma route, ou je pourrais bien lui donner une leçon qui lui apprendrait à être mieux avisé une autre fois. Beau gibier vraiment pour qu’il vaille la peine que je déploie pour lui une seule voile, ou que je mette même une barque à la mer !

— Son rapport n’est donc pas vrai ? demanda Wilder avec une surprise qu’il ne chercha pas à cacher.

— Vrai ! Suis-je ce que la renommée m’a fait ? regardez bien le monstre, afin que rien ne vous échappe, reprit le Corsaire avec un sourire amer, comme si le mépris s’efforçait d’apaiser les sentimens de l’orgueil blessé. — Où sont les cornes et le pied fourchu ? Humez l’air : est-il imprégné de soufre ? Mais c’est assez de toutes ces fadaises. Je soupçonnai vos projets, et votre air me convint. Je résolus de vous étudier, et quoique je misse quelque réserve dans mes démarches, cependant je vous vis d’assez près pour être content. Vous me plûtes, Wilder, et j’espère que cette satisfaction sera mutuelle.

Le nouveau flibustier inclina la tête à ce compliment de son chef, et il parut assez embarrassé de répondre. Comme pour éloigner ce sujet et mettre fin à la conversation, il dit précipitamment :

— Maintenant que tout est d’accord, je ne vous dérangerai pas plus long-temps. Je vais me retirer, et je reviendrai prendre mes fonctions demain matin.

— Vous retirer ! répéta le Corsaire en s’arrêtant tout à coup dans sa marche, et en regardant fixement le jeune homme. — Il n’est pas d’usage que mes officiers me quittent à cette heure. Un marin doit aimer son vaisseau, et il doit toujours coucher à bord, à moins qu’il ne soit retenu de force à terre.

— Entendons-nous, dit Wilder avec feu ; si c’est pour être esclave, et pour être cloué comme l’une de ces ferrures à votre vaisseau, que vous me prenez, il n’y a rien de fait entre nous.

— Hem ! J’admire votre vivacité, monsieur, beaucoup plus que votre prudence. Vous trouverez en moi un ami dévoué, qui n’aime guère les séparations, quelque courtes qu’elles puissent être. N’y a-t-il pas ici de quoi vous contenter ? Je ne vous parlerai pas de ces considérations viles et subalternes qu’il faut faire briller à des yeux tout matériels ; mais vous avez de l’esprit, voici des livres pour le cultiver ; — vous avez du goût, tout ici respire l’élégance ; — vous êtes pauvre, ici est la fortune.

— Tout cela n’est rien sans la liberté, reprit froidement le jeune aventurier.

— Et quelle est cette liberté que vous demandez ? j’espère, jeune homme, que vous ne voudriez pas trahir si vite la confiance qui vous a été accordée ? Notre connaissance date de bien peu de temps, et je me suis trop pressé peut-être de vous parler à cœur ouvert.

— Il faut que je retourne à terre, dit Wilder d’un ton ferme, ne fût-ce que pour savoir si l’on se fie à moi et si je ne suis pas prisonnier.

— Il y a dans tout ceci des sentimens généreux ou une profonde scélératesse, reprit le Corsaire après avoir mûrement réfléchi ; j’aime mieux croire aux premiers. Promettez-moi que, tant que vous serez dans la ville de Newport, vous n’apprendrez à âme qui vive quel est véritablement ce vaisseau.

— Je suis prêt à le jurer, interrompit Wilder avec empressement.

— Sur cette croix, reprit le Corsaire avec un sourire ironique, sur cette croix montée en diamans ! Non monsieur ; ajouta-t-il en fronçant fièrement le sourcil, tandis qu’il rejetait avec dédain sur la table ce précieux emblème, les sermens sont faits pour les hommes qui ont besoin de lois qui les forcent à garder leurs promesses ; il ne me faut que la parole franche et sincère d’un homme d’honneur.

— Eh bien ! c’est avec autant de sincérité que de franchise que je vous promets que, tant que je serai à Newport, je ne dirai à personne quel est ce vaisseau, à moins que vous ne m’ordonniez le contraire. Bien plus…

— Non, rien de plus. Il est prudent d’être avare de sa parole, et de ne pas la prodiguer inutilement. Il peut venir un temps où il vous serait avantageux, sans inconvéniens pour moi, de ne pas être lié par une promesse. Dans une heure, vous irez à terre, cet intervalle est nécessaire pour que vous ayez le temps de prendre connaissance des conditions de votre engagement, et de le signer. — Roderick ! ajouta-t-il en touchant de nouveau le gong, on a besoin de vous, enfant.

Le même garçon jeune et actif qui avait déjà paru au premier appel accourut de la cabine de dessous, et annonça sa présence comme la première fois.

— Roderick, continua le Corsaire, voici mon futur lieutenant, et par conséquent votre officier et mon ami. Voulez-vous prendre quelque chose, monsieur ? Il n’est presque rien qu’on puisse désirer, que Roderick ne soit à même de fournir.

— Je vous remercie, je n’ai besoin de rien.

— Alors, ayez la bonté de le suivre en bas. Il vous conduira dans la grande salle, et vous donnera notre code écrit. Dans une heure vous en aurez achevé la lecture, et alors je vous rejoindrai. — Éclairez mieux l’échelle, Roderick, quoique vous sachiez très-bien descendre sans échelle, monsieur Wilder, à ce qu’il paraît, ou je n’aurais pas en ce moment le plaisir de vous voir.

Le Corsaire sourit d’un air d’intelligence ; mais Wilder ne parut pas se rappeler avec la même satisfaction la position embarrassante où il avait été laissé dans la tour, et loin de répondre à ce sourire, sa physionomie s’était singulièrement rembrunie au moment où il se préparait à suivre son guide, qui était déjà au milieu de l’escalier, une lumière à la main. Le premier s’en aperçut, et, s’avançant d’un pas, il dit aussitôt avec autant de grâce que de dignité :

— Monsieur Wilder, je vous dois des excuses pour la manière un peu cavalière dont je me suis séparé de vous sur la colline. Quoique je vous crusse à moi, je n’étais pourtant pas sûr de mon acquisition ; vous comprenez sans peine combien il était essentiel pour un homme dans ma position de se débarrasser d’un compagnon dans un pareil moment.

Wilder se retourna vers lui, et, avec un air d’où toute trace de déplaisir était effacée, il lui fit signe de n’en pas dire davantage.

— Il était assez désagréable, sans doute, de se trouver ainsi emprisonné ; mais je sens la justesse de ce que vous dites, et j’en aurais fait autant moi-même en pareil cas, si j’avais eu la même présence d’esprit.

— Le bonhomme qui moud du blé dans ces ruines doit faire mal ses affaires, puisque tous les rats abandonnent son moulin, s’écria gaîment le Corsaire, tandis que son compagnon descendait l’escalier. Pour cette fois, Wilder lui rendit son sourire franc et cordial, et il laissa, en se retirant, son nouveau maître seul en possession de la cabine.



  1. C’est l’épigraphe choisie par Walter Scott pour son Rob-Roy. — Éd. »
  2. Le gong chinois, appelé aussi loo, est un instrument de métal composé d’un alliage de vingt parties d’étain et de soixante-dix-huit parties de cuivre. Si on frappait dessus avec un corps dur il se briserait ; mais en enveloppant la baguette d’un cuir, le son qui résulte de son contact est d’abord faible, mais se prolonge et grossit de vibration en vibration jusqu’à produire un bruit terrible. — Éd.
  3. Escutcheon of pretence : on appelle armes de prétention celles des domaines et des juridictions sur lesquelles le seigneur légitime a droit et qu’il ajoute aux siennes, sans pourtant en être le maître, restant entre les mains d’un prince étranger. Tout ce que dit ici le Corsaire du pavillon de France ne s’applique à ce pavillon que très-indirectement. — Éd.
  4. Les galions servaient généralement pour le transport de l’or du Mexique et du Pérou, qui depuis… mais alors ces pays étaient à l’Espagne. — Éd.