Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 2/26/02

Imprimerie de Chatelaudren (2p. 744-751).


II

EMPLOI DU GUILLEMET


Au temps de Dominique Fertel[1], « l’usage des guillemets était de distinguer quelques passages dans le corps de la matière d’un livre, lorsqu’il y en a de différentes langues, dont on fait les uns de caractère italique, et les autres, qui sont en la même langue que la matière du livre, doivent être distingués avec des guillemets, pour marquer que ces passages, ou autres semblables discours, ne sont pas de l’auteur ».

Ainsi le guillemet fut d’abord, semble-t-il, réservé exclusivement pour distinguer du texte courant, d’un volume un membre de phrase, une phrase entière, ou plusieurs alinéas extraits d’un autre travail. Mais son usage s’est peu à peu, et abusivement, doit-on dire avec Th. Lefevre, étendu ; et les circonstances sont, assez nombreuses dans lesquelles on fait usage du guillemet dont, le sens lui-même est parfois détourné de sa signification primitive et réelle.

11. On met entre guillemets :

a) Les mots et locutions que l’on ne veut pas composer en italique, mais que l’on désire néanmoins faire ressortir :

L’oncle Gaspard était « piqueur », c’est-à-dire qu’au moyen d’un pic il abattait le charbon dans la mine ; Alexis était son « rouleur », c’est-à-dire qu’il poussait un wagon nommé « benne », dans lequel…
xxxx Il dit ce mot « ma collection » d’un ton qui justifiait le reproche que lui faisaient ses camarades…

b) Les mots dont on modifie avec intention la physionomie particulière :

Nous nous arrêtâmes durant de longues heures à l’« hostellerie », tout à l’entrée de la forêt.
xxxx En musique moderne j’aime le « klaqueson » avec ses accessoires, c’est-à-dire une conduite intérieure, avec démarrage électrique, etc.

c) Les mots d’usage ou de parler populaire que l’on rapporte au milieu d’un texte courant, ainsi que les expressions qui appartiennent en propre à l’auteur :

Vous auriez déposé la « piva », la peau de mouton et la veste de velours…
xxxx Tu aurais appris aussi que nous attendons cet excellent Bob, devenu le plus fameux « showman » de l’Angleterre…
xxxx Il faut dissuader les gens de croire qu’on n’arrive à rien par le mérite, mais qu’on peut prétendre à tout par l’intrigue et par le « piston ».

d) Toute citation — texte emprunté à un autre auteur — intercalée dans un texte et composée en même caractère que ce texte :

Dans son discours d’adieux, Il leur disait : « Souvenez-vous de mes paroles : le Serviteur n’est pas plus grand que son Maître. S’ils M’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi. »
xxxx L’article 1er portait qu’ « en raison des hostilités les denrées et substances nécessaires à l’alimentation, au chauffage et à l’éclairage, peuvent être soumises à la taxation administrative ».
xxxx On reprend la discussion sur la vie chère. « La plus petite commune de France, dit notamment M. Quentin, dispose de son marché. Il n’en est pas de même pour Paris. »

e) Les traductions, en langage courant ou clair, d’expressions populaires, de termes étrangers, de patois, etc. :

Les Anglais n’ont point été si mal inspirés d’infliger à la grippe, cette sale maladie, le pseudonyme de break-bone (la « briseuse d’os »), car, effectivement, elle vous casse bras et jambes ; ni les Arabes, de la baptiser abourékabe (le « père » — ou le « maître » — « des genoux »), car elle vous flanque par terre sans merci.

12. Lorsque la citation comprend plusieurs alinéas, le guillemet initial (ouvert) se répète au début de chaque alinéa :

Extrait de la Publication des brevets :

« Cette machine est destinée à dresser ou à chanfreiner les bords des tôles de fer ou de cuivre employées soit dans la construction des chaudières à vapeur, soit dans la fabrication des tubes ou d’autres genres d’appareils.
xxxx « Nous avons disposé cette machine de façon à permettre d’opérer sur des feuilles de toutes dimensions, en largeur comme en longueur, et quelle que soit leur épaisseur. »

Mais le guillemet fermé n’est pas indiqué après chaque alinéa : il se place seulement à la fin du dernier alinéa de la citation :

Voici une consultation somnambule suivie d’un traitement :
xxxx « … Tous les matins, excepté les jours de bain, prendre une cuillerée à bouche de lachesis.
xxxx « Pour nourriture, de la soupe à l’oseille, du potage gras, du poisson, des œufs, de la volaille ; pas de vin, pas de café, peu de pain.
xxxx « La distraction est indispensable. »

13. Pour une deuxième citation faite au cours d’une première, le guillemet se répète à chaque ligne de la deuxième citation :

Elle écrit cette petite histoire : « Le 3 janvier, à sept
heures du soir, Elise Bethmann arrive chez moi : « Ah ! ma
« chère, ma chère Conseillère, si tu savais la nouvelle !
« L’ennemi bombarde Mannheim avec des boulets rouges. »
J’étais cependant restée très calme, et je lui dis froidement :
« Comment diable font-ils pour bombarder Mannheim ? Ils
« n’ont pas de batteries ! » Et voilà comment un bruit se
propage. »

14. Lorsque le texte d’une deuxième citation guillemetée au long se termine en même temps que celui de la première citation dans laquelle elle est intercalée, on emploie un seul guillemet final :

Remerciant la duchesse d’un présent, maman Aja écrit :
« Je me disais depuis longtemps : « Dieu soit loué ! c’est déjà
« demain samedi ! Plus qu’un jour ! Quelle fête ce va être ! »
Elle nous apprend alors que des récitations agrémenteront
cette fête…

La place, avant ou après la ponctuation, de cet unique guillemet final est commandée par le genre de la citation, le sens de la phrase et la position du guillemet initial du premier texte cité. (Voir paragraphe 31.)

15. Une troisième citation étant donnée au cours de la deuxième, on pourrait employer l’italique pour cette troisième citation, en conservant le guillemet ouvert à chaque ligne.
xxxx Les mots pour lesquels les règles typographiques régulières exigent l’emploi de l’italique sont, dans ce cas, composés en romain.

16. Un mot isolé en italique, un passage ou une phrase (même intercalés dans une citation) entièrement en italique ou en caractère différent de celui du texte de l’ouvrage ne prennent pas de guillemet :

Ce terme coarctor, suivant la belle remarque de saint Ambroise, ne pourrait mieux s’appliquer ni mieux se rapporter qu’au mystère de la crèche.
xxxx De cette longue discussion nous devons conclure a priori qu’il est nécessaire…
xxxx Si Jésus-Christ naissant pleure dans la crèche, Il ne pleure pas comme les autres enfants, ni par le même principe que les autres enfants : Plorat quippe Christus, sed non ut cœteri, aut certe non quam cœteri.
xxxx M. Thiers disait : Mériter vaut mieux qu’obtenir.

Mais il y a lieu de conserver les guillemets initial et final si une partie seulement de la citation est composée en italique :

Notre ambassadeur écrit qu’« il a été victime du mouvement populaire et semble avoir menacé au lieu de punir ; on l’a prévenu ».

17. Une première citation en italique appelant une deuxième citation également en italique, cette deuxième citation prend le guillemet ouvert et fermé :

Morla écrit à Védel, de Cadix, le 18 août : Vous nous disculperez sur notre manque de foi ; vous ne direz point à votre souverain que « notre manque de foi tient au sien qui exposait la division du général Dupont a été taillée en pièces ». Ces vérités sont indiscutables.

18. On met entre guillemets un titre d’ouvrage, de fable, de journal, etc., que l’on tient ou que des raisons obligent à conserver en italique au milieu d’un texte en italique :

Voltaire, dans ses Remarques sur « Cinna », ne manque pas de critiquer ce vers.

19. Une citation en vers au cours d’un texte en prose se compose en caractère d’un corps inférieur à celui du texte et ne prend pas de guillemet, sauf si le texte lui-même est guillemeté :

Corneille a dit dans Pompée :

Il fut jusques à Rome implorer le Sénat.

20. Dans un ouvrage soigné en prose, reproduisant un grand nombre de documents importants, de lettres ou de pièces historiques, etc., les citations se composent en caractère d’un corps inférieur à celui du texte et ne prennent pas de guillemet.
xxxx Elles se séparent, par un blanc égal au moins à une ligne de texte, du texte qui les précède ainsi que de celui qui les suit. Le blanc placé avant la citation est toutefois de 2 à 3 points environ plus faible que celui placé après elle.

21. Au cours de ces documents, une deuxième citation prend le guillemet initial et final ; et une troisième citation, au cours de la deuxième, est guillemetée à chaque ligne.

22. Dans les dialogues, pour indiquer le changement d’interlocuteur, on emploie presque universellement aujourd’hui le moins ou tiret (—), et non le guillemet, comme le conseillent encore certains auteurs :

De nouveau celui qui a tout dirigé élève la voix :
— Offrez le bras à votre future, et partons.
— Par où sortirons-nous ?
— Poterne n° 4 !
Juste l’ouverture dont la clef manquait dans le casier.

Cependant quelques imprimeries ont adopté une règle mixte : le guillemet initial (ouvert) est employé pour le premier interlocuteur ; les interlocuteurs suivants sont indiqués par des tirets ; à la fin de la dernière phrase du dialogue, on ferme le guillemet :

M. Balabel se leva alors, attendit, réfléchit, s’ébroua d’un « créum ! » et dit avec effort :
xxxx « Partons !…
xxxx — Où allez-vous, Monsieur ?… À la caserne ?…
xxxx — Oui !…
xxxx — Et vous emportez votre fusil ?…
xxxx — Certainement !… Il ne me quitte jamais. »
xxxx Et les deux consommateurs abandonnèrent, pour n’y plus revenir, la demeure hospitalière.

23. Si on rapporte, si on cite un dialogue dont chaque répartie d’interlocuteur est placée en alinéa, on emploie, pour le dialogue cité, un guillemet à chaque alinéa, en outre du tiret qui marque le changement d’interlocuteur ; le guillemet, dans ce cas, se place naturellement avant le moins ou tiret :

Ces deux expériences terminées, M. Lafontaine prit la main d’une dame, la plaça dans celle de la magnétisée et lui demanda quelle était la personne qui lui donnait la main :
xxxx « — Vous reconnaissez bien la dame qui vous donne la main ?
xxxx « — Mais je vous l’ai déjà dit : c’est Mme
xxxx « — Pourriez-vous me dire si cette dame jouit d’une bonne santé ?
xxxx « — Physiquement, oui ! mentalement, non ! »
xxxx Ici la discrétion du magnétiseur s’opposa à ce que de nouvelles questions fussent posées…

Mais on emploie simplement, pour l’ensemble de la citation, un guillemet initial et un guillemet final, si la citation du dialogue ne forme qu’un seul alinéa, où les changements d’interlocuteurs sont, au cours du texte, indiqués par un tiret :

À mes questions : « Où vous trouvez-vous ? » elle répondit : « Je ne sais ! — Est-ce à la Chambre des pairs, des lords, des communes, des députés ? — Non, non, je ne sais ! — Est-ce à une réunion politique où l’on discute le renversement du Gouvernement ? — Non, non ! »…
xxxx On lit dans l’Auxiliaire Breton de janvier 1841 :
xxxx « … Le sujet s’était éloigné et causait avec des gardes de ville, auprès d’une des braisières qui avaient été allumées pour échauffer la salle. « Pourriez-vous, dit quelqu’un à
« M. Lafontaine, l’endormir d’ici ? — Sans doute, répondit-
« il ; entourez-moi toujours, afin qu’il, ne me voie pas.
« — Pourquoi, dit-on alors à M. Lafontaine, n’avez-vous pas
« préparé cette expérience en public ? — Comment pou-
« vais-je, a-t-il répondu, préparer cette scène ? »…

24. Quand on donne, au cours d’un alinéa, plusieurs citations, de textes différents ou de sources diverses, séparées l’une de l’autre par un tiret afin de mieux les distinguer, le guillemet initial et le guillemet final sont répétés à chacune des citations :

Dieu a institué le mariage en donnant Eve comme compagne à Adam, qui l’accepta en s’écriant : « Voilà l’os de mes os, la chair de ma chair ! » — « C’est pourquoi, ajoute l’Écriture, l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à son épouse. »
xxxx La prière est nécessaire. Jésus-Christ l’a commandée :
« Veillez et priez, afin de ne point entrer en tentation. » — « Demandez et l’on vous donnera », dit-Il ailleurs. Lui-même nous a donné l’exemple…

25. Lorsqu’une citation de texte latin composé en italique est accompagnée de sa traduction également en italique, la traduction prend le guillemet initial et le guillemet final :

C’est à tous ces affligés que le prêtre est envoyé. Partout où il passe, il peut dire : Venite ad me omnes, et ego reficiam vos. « Venez à moi, et je vous soulagerai. » Car Il a vraiment un remède pour tous les maux.
xxxx Disons donc avec Sénèque : Ad id sufficit natura quod poscit. « La nature suffit à ce qu’elle demande. »
xxxx Partout où Il passe, Il peut dire : « Venez à moi, et je vous soulagerai. » Venite ad me omnes, et ego reficiam vos. Car Il a vraiment pour nous des entrailles de père.

26. Dans un ouvrage comportant des citations latines en italique, accompagnées de leur traduction en texte romain, il arrive parfois que l’auteur, contrairement à la règle, exige l’emploi du guillemet initial avant le texte latin ; dans ce cas, le guillemet final se trouve reporté à la fin de la traduction :

C’est à ces chrétiens que Jésus-Christ a dit : « Nomen habes quod vivas, et mortuus es. Tu as la réputation d’être vivant, et cependant tu es mort. »

27. Dans les catalogues, les prix courants, le guillemet ne devrait jamais être employé pour éviter la répétition d’un ou de plusieurs mots se trouvant à la ligne supérieure ; le moins ou tiret est, dans ces circonstances, seul à employer, à l’exclusion du guillemet.

28. Chaque fois que dans un alignement un guillemet tient lieu, grâce à un usage abusif, d’un mot, d’une courte phrase, d’une date ou d’une énumération quelconque exprimés dans la ligne précédente, il est nécessaire de remplacer ce guillemet par l’expression ou le chiffre eux-mêmes, si les exigences de la mise en pages obligent à la séparation l’une de l’autre des deux lignes.

29. Dans les tableaux, les ouvrages de mathématiques, les alignements, les opérations, les catalogues, les prix courants, etc., le guillemet marquant la place d’une quantité absente a les pointes et la partie concave tournées vers la gauche (») :

  125,15 130,0»
010,0» 015,25

En aucun cas, le guillemet ne peut alors être accompagné de la virgule.
xxxx Le guillemet ne saurait, d’ailleurs, dans ces circonstances, et malgré ce que pense Th. Lefevre, être confondu avec le signe de nullité („).

30. En aucun cas, le guillemet ne peut remplacer le zéro figurant à droite ou à gauche d’un chiffre :

10 fr. 05, et non 10 fr. » 5
0 fr. 25, et non » fr. 25 ou »,25.
  1. La Science pratique de l’Imprimerie, p. 57 (1723).