Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 2/26/01

Imprimerie de Chatelaudren (2p. 738-744).


I

GÉNÉRALITÉS


1. Placé avant un mot, au début d’un texte, le guillemet est appelé guillemet ouvert ou initial ; les pointes limitant l’ouverture, c’est-à-dire terminant la partie concave, sont tournées vers la droite du lecteur («).

2. Après un mot, ou lorsqu’il termine la phrase, le guillemet est nommé guillemet final ou fermé ; ses pointes sont dirigées vers la gauche du lecteur (»), tandis que sa partie convexe, ou dos, est vers la droite (»).

3. On dit : Ouvrez les guillemets, Les guillemets sont ouverts, pour indiquer au lecteur, à l’écrivain, à l’auditeur, la place que doit occuper un guillemet initial ; comme conséquence de ces expressions, pour le guillemet final on dira : Fermez les guillemets, Les guillemets sont fermés, pour marquer l’emplacement du dernier guillemet.

4. Les guillemets sont continus ou consécutifs quand chacune des lignes d’une phrase ou de l’alinéa d’un texte est précédée d’un guillemet : l’alinéa est dit guillemeté tout au long.
xxxx Comme le guillemet initial, les guillemets consécutifs sont placés les pointes tournées vers la droite du lecteur («) embrassant le texte.

5. De manière générale, les guillemets, qu’ils soient initial, final ou consécutif, ont toujours leur partie concave tournée vers le texte ou le mot qu’ils embrassent.

En France, l’emploi des guillemets consécutifs les pointes, ou la partie concave, tournées vers le texte paraît remonter à une époque assez lointaine. Dès les premières années du xviiie siècle, on trouve le guillemet non pas seulement aux mots sur lesquels on veut appeler l’attention, mais aussi au commencement ou à la fin des lignes : le guillemet est lors, en effet, constamment placé du côté du folio (habitude sans doute devenue règle typographique, dont l’observation, avec nos méthodes de composition actuelles, occasionnerait de nombreux inconvénients). Dès lors, lorsque le guillemet se trouvait reporté à la fin de la ligne (aux pages impaires), il est de toute évidence qu’il devait présenter au texte sa partie concave.

Aussi, s’appuyant sur un usage que peut-être il avait lui-même mis en pratique, Momoro écrivait en 1796, dans son Manuel de l’Imprimerie : « Le premier guillemet s’emploie ainsi : «, et les autres et le dernier de cette façon : », qui est le sens naturel. »

Mais cette règle devait subir de nombreuses exceptions, dont un exemple tout particulier existe dans le Traité de la Police de Delamare[1], ouvrage composé en parties sur deux colonnes. Alors que, dans la première colonne, les guillemets sont placés à gauche pointes en dehors, dans la deuxième colonne ils sont mis à droite de la composition du côté de la marge, les pointes également en dehors.
xxxx Comme Louis Morin, on peut d’ailleurs dire que « nos pères n’étaient pas plus fixés que nous le sommes sur l’emploi des guillemets et sur la manière de les placer ». À l’appui de cette réflexion, cet auteur cite deux plaquettes imprimées à Troyes : l’une, en 1572 ; l’autre, en 1621. Dans la première, « une citation française est guillemetée au long, à l’aide de doubles apostrophes placées, pointes en dehors (”), dans la marge à gauche de la page, en face de chaque ligne de citation, et à la distance d’une espace forte de celle-ci. Aucun guillemet dans l’intérieur pour ouvrir ou fermer le texte cité ». Dans la deuxième, « cinq citations latines… sont guillemetées au long, indépendamment de l’italique, avec des virgules retournées (“) placées dans la marge, à un cadratin du texte, à gauche dans les pages paires, à droite dans les impaires, c’est-à-dire pointes en dedans pour le premier cas, pointes en dehors pour le second ».
xxxx Peut-être est-ce comme conséquence de ce dernier usage que Dominique Fertel[2], quelques années avant Momoro, formulait cette règle : « Ces guillemets doivent toujours être placés à la marge du côté des chiffres des pages, comme il se voit dans l’exemple suivant :

À cette occasion, on lit dans les épîtres Obscurorum Virorum
qu’un ” Maître es Arts de la ville de Cologne, allant à Rome, but au ”
même endroit une bouteille de ce Lacrima, et le trouva si bon, que de ”
l’abondance du cœur il s’écria à haute voix : Utinam Christus vellet ”
etiam flere in Patria nostra
 !
 ”.

Mais, dès le commencement du xixe siècle, on tourne plus fréquemment, semble-t-il, le guillemet de façon à lui faire embrasser le texte cité ; et, bien que l’on emploie encore l’ancienne forme (cependant légèrement modifiée, „), la règle rappelée ici aux paragraphes 4 et 5 est déjà recommandée.

En effet, Vinçard[3] s’exprime ainsi à ce sujet : « On varie dans la manière de les tourner et de les placer. Les uns les emploient comme les virgules (») ; les autres les retournent («) pour ne les pas confondre avec les virgules ; d’autres les emploient de l’une et de l’autre façon comme les parenthèses, distinguant guillemets ouvrans («) et guillemets fermans (»). Il est assez évident que l’ouverture doit continuer depuis le premier jusqu’au dernier, qui seul doit être ferman. C’est la pratique la plus naturelle, puisqu’ils remplacent les parenthèses dont se servoient les Anciens. »

Dans le Manuel de l’Imprimeur[4], Audouin de Géronval indique, à la page 64, que le guillemet s’emploie de la manière suivante : « Les guillemets précèdent et suivent les discoure directs. On les répète aussi au commencement de chaque ligne de la citation ou du discours. Le guillemet initial et ceux des lignes qui le suivent ont leur partie concave tournée vers la droite ; le guillemet final se retourne dans le sens contraire. »
xxxx La plupart de nos écrivains professionnels les plus réputés se sont rangés à l’opinion de Vinçard et d’Audouin de Géronval.

Dans son Guide du Compositeur[5] Théotiste Lefevre dit très nettement : « Il est d’usage de tourner à droite les pointes des guillemets ouverts et continus. Ainsi, dans les passages guillemetés au long, chaque ligne prend le guillemet ouvert, et celui qui termine le passage a seul les pointes tournées à gauche. »

Dans ses Notions de Typographie[6] Desormes écrit : « Nous ne partageons pas l’opinion des correcteurs qui pensent que, lorsqu’un passage est guillemeté au long, l’ouverture des guillemets, sauf pour le premier, doit regarder la marge du livre, au lieu de regarder le texte. — Notre avis est que, dans les passages guillemetés au long, les guillemets doivent avoir la pointe[7] tournée du côté de la marge, et l’ouverture du côté de la lettre. »

Dans son Guide du Correcteur, Tassis ne formule sur le sujet qui nous occupe, et dont il parle d’ailleurs brièvement, aucune règle particulière ; mais dans l’édition du Traité pratique de Ponctuation, publiée en 1882, il apporte son appui tacite à l’opinion des auteurs qui précèdent : page 114, plusieurs citations sont guillemetées au long, la partie concave du guillemet tournée vers le texte.

Daupeley-Gouverneur commence ainsi le paragraphe Des Guillemets[8] : « Que l’on guillemette au long ou simplement à chaque alinéa, il y a deux façons de procéder : l’une qui consiste à tourner en dedans («) le premier guillemet seul, et en dehors (») tous les suivants ; l’autre qui consiste à les tourner tous en dedans, à l’exception du dernier seul. C’est celle que nous préférons. » — Et après avoir longuement indiqué les raisons de cette préférence, il ajoute encore : « Tout cet enchevêtrement nous a depuis longtemps décidé à n’admettre qu’une façon de procéder, consistant à tourner tous les guillemets pointes en dedans, comme le guillemet initial, à l’exception du dernier que l’on tourne pointes en dehors. »

J. Claye, dans son Manuel de l’Apprenti compositeur[9], s’exprime ainsi : « Le premier guillemet et ceux qui le suivent doivent se placer dans le sens d’une parenthèse ouverte, la partie concave vers la droite («). Le guillemet final se tourne dans le sens opposé (»), cran dessus. »

Dans son Manuel pratique et bibliographique du Correcteur (Quantin, 1890), J. Leforestier exprime le même sentiment.

À ces opinions, qui paraissent déjà fort concluantes, on peut en ajouter quelques autres, ou plus anciennes ou plus récentes :

H. Fournier, dans son Traité de la Typographie[10], dit : « Les guillemets consécutifs, placés dans le sens du guillemet initial, doivent toujours être suivis d’espaces égales. »

Dans le Nouveau Manuel complet de la Typographie[11], E. Leclerc énonce très catégoriquement : « La règle typographique pour les citations est la suivante : … Lorsque dans une citation se présente une autre citation,… chacune des lignes, s’il y en a plusieurs, commence par un guillemet ainsi tourné («) et non autrement. »

Enfin, J. Marcassin, V. Lecerf, D. Greffier, L. Chollet[12] et, sans doute, nombre d’autres que nous ignorons, ont apporté à la règle préconisée par la presque totalité de nos auteurs l’appoint de leur notoriété et de leurs connaissances techniques.

L’autorité, le sentiment et aussi les raisons de la manière de penser et d’agir des écrivains qui ont été cités n’ont cependant point paru convaincants à quelques auteurs techniques qui se montrent hésitants ou conseillent une règle nettement contraire à celle qui vient d’être exposée.

A. Muller[13], dans un exemple, emploie le guillemet continu indiquant une citation de citation avec la partie concave, tournée vers la droite et observe : « Quelques imprimeries ont pris l’hahitude de ne placer qu’un guillemet ouvert («) au commencement, tous les autres guillemets pour la même citation sont fermés (»)… L’une et l’autre des deux marches peut être adoptée sans inconvénient, pourvu que l’on observe l’uniformité dans un même ouvrage. »

Dans l’édition de 1835 de son Manuel, Frey préconisait l’usage des guillemets en dehors, c’est-à-dire la partie concave et les pointes vers la gauche, pour les citations guillemetées tout au long. Dans l’édition de 1857, revue par Boucher, un correcteur de l’imprimerie Claye, la même méthode était conseillée, avec toutefois cette observation préliminaire[14] : « Ouvrir le guillemet en plaçant ses extrémités à droite, le continuer à chaque ligne ou du moins à chaque alinéa en tournant ses extrémités à gauche, et le fermer de cette même manière, c’est-à-dire encore les extrémités à gauche, est un mode qui a longtemps prévalu. Aujourd’hui on l’ouvre et on le continue dans ce sens [«] pour le fermer dans le sens inverse [»]. »

Malgré cette remarque, les correcteurs[15] du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle non seulement recommandaient la règle préconisée par Frey, mais l’appliquaient à toutes « les citations guillemetées au long », parce que « l’usage de tourner à droite la pointe des guillemets ouverts et continus leur paraissait complètement irrationnel ».

Dans son numéro du 26 février 1886, l’Imprimerie[16] conseillait également l’emploi du guillemet continu avec les pointes tournées à gauche[17].

M. J. Dumont[18], un auteur belge, indique — peut-être parce qu’il suit les usages de son pays d’origine — que, dans les citations guillemetées au long, le guillemet doit avoir les pointes tournées du côté de la marge, soit vers la gauche (»), le guillemet initial seul ayant les pointes tournées à droite («).
xxxx Pour justifier sa méthode, qu’il imagine couramment suivie en France, J. Dumont fait sien a contrario un raisonnement de Daupeley-Gouverneur : « Nous n’avons jamais bien compris, dit Daupeley, le motif qui fait tourner les guillemets en dehors, c’est-à-dire les pointes à gauche. Nous n’y voyons qu’un seul avantage, bien petit, qui est de montrer, au premier coup d’œil jeté sur une ligne ainsi guillemetée, qu’on se trouve à l’intérieur d’une citation, et qu’il faut remonter plus haut pour en avoir le début. »
xxxx L’avantage est en effet fort petit, bien que J. Dumont « le considère comme suffisamment grand ». L’argument est, d’autre part, fort spécieux. On peut en effet se demander pourquoi les pointes des guillemets en dedans n’indiqueraient pas que la ligne guillemetée se trouve à l’intérieur d’une citation, tout autant que les pointes des guillemets en dehors. À l’aide de quel fait, par quel raisonnement J. Dumont pourra-t-il prouver le contraire ? Quelle obligation est imposée à l’esprit par l’opinion de J. Dumont plutôt que par celle de Daupeley ?
xxxx Peut-être J. Dumont se souvient-il que, à la place du guillemet («), on employa parfois des virgules, et que presque toujours alors elles étaient tournées de la sorte „ et non point “ qui est un non-sens ; il donne ainsi au guillemet une position semblable à celle de la virgule. Mais on peut objecter que, quand on attire l’attention, le signe utilisé est généralement celui-ci [, et non pas cet autre ] ; il semble donc que les guillemets, dont souvent le but est de solliciter l’attention du lecteur, doivent être tournés dans le même sens : «. D’ailleurs, les auteurs ne disent-ils pas : « Ce signe [le guillemet] a beaucoup d’analogie avec la parenthèse » [(] redoublée ; il doit donc, dans les mêmes circonstances, être placé dans le même sens.

Enfin, le Code typographique[19], le dernier né peut-être de tous les manuels typographiques, cherche à rénover la vieille règle : « Dans les citations simples, on met un guillemet ouvrant («) au début de la citation, et, si celle-ci porte sur plusieurs alinéas successifs, un guillemet fermant (») à chaque alinéa[20], ainsi qu’à la fin de la citation. »

Ainsi, malgré le sentiment presque unanime des auteurs qui ont été cités plus haut, en France l’accord est loin d’être complet, et la méthode uniforme, en ce qui concerne la position que les guillemets continus ou consécutifs doivent occuper au début des lignes. Conservant un usage dont le bien-fondé n’apparaît plus, et qui, au reste, n’a jamais été général, certaines imprimeries se réfèrent aux prescriptions de manuels vieux ou étrangers.

6. Placé après une apostrophe entre un mot élidé et un autre mot commençant par une voyelle, le guillemet prend avant et après lui une espace moyenne :

Fénelon a dit qu’« il vaut mieux… »

Soupçonné de rêver la couronne et de se ménager des partisans, Murat avait répondu qu’ « il ne se lasserait jamais de lui dire qu’il fallait nommer le nouveau roi ».

7. Au début ou au milieu d’une phrase, au cours de la justification, le guillemet initial prend avant lui l’espacement régulier de la ligne où il se trouve ; après lui, l’espace doit être de 1 point plus faible.
xxxx Dans les mêmes circonstances le guillemet final prend après lui l’espacement régulier de la ligne où il se trouve ; avant lui, l’espace doit être d’au moins 1 point plus faible.

8. Le guillemet doit toujours accompagner le mot ou le texte auquel il se rapporte. Un guillemet ouvert, ou initial, ne saurait donc figurer, isolé, en fin de justification de ligne ; par contre, en aucun cas, un guillemet final, ou fermant, ne se rencontrera au début d’une ligne.

9. Les guillemets consécutifs — c’est-à-dire les guillemets placés dans les citations au début de chaque ligne — doivent toujours être suivis régulièrement d’une même espace forte ; pour ce blanc l’usage s’est établi, conseillé par la presque totalité des auteurs, de l’emploi du demi-cadratin du corps du caractère employé :

Le National de l’Ouest du 9 décembre 1840 disait :
xxxx « Sous nos yeux et dans nos ateliers, M. Lafontaine, en dix
minutes, a guéri l’un de nos ouvriers. Il le fit asseoir, et,
quelques instants après, cet ouvrier disait : « Je sens la fièvre
«  qui descend, elle est maintenant dans le corps… Ah ! la
«  voilà dans les jambes ; elle est dans les genoux ! Elle est
«  aux pieds ! Ah ! elle remonte !… La voilà partie par les
«  doigts… »

En séparant du texte le guillemet par un demi-cadratin au commencement des lignes, on obtient un alignement irréprochable que ne procure pas l’espace forte, à moins que le compositeur ne s’astreigne à un tri soigneux, et dès lors onéreux, d’espaces d’une épaisseur régulière.

Toutefois, certains auteurs font observer avec juste raison que, si les mots d’une ligne ont entre eux un espacement plutôt serré, le blanc du demi-cadratin placé au début de la justification, après le guillemet, semble anormal.

10. Au début d’une citation ouverte dans le cours de l’alinéa, on détache le guillemet des termes qui le suivent et le précèdent par un blanc analogue à celui indiqué au paragraphe 7.

  1. Imprimer à Paris en 1738, chez Jean-Fr. Hérissant.
  2. La Science pratique de l’Imprimerie, p. 57 (1723).
  3. L’Art du Typographe, p. 24 (éd. 1806).
  4. Imprimé à Paris en 1826, chez Crapelet. — D’après Audouin de Géronval, le « guillemet est un signe (« ») représentant deux petites parenthèses. »
  5. Page 41.
  6. Page 277.
  7. Il eût mieux valu sans doute écrire le dos ou la partie convexe.
  8. Le Compositeur et le Correcteur typographes, p. 105 (éd. 1880).
  9. Ed. de 1883, p.. 125 (3e éd.).
  10. Page 89 (éd. 1903).
  11. Page 196 (éd. 1921).
  12. L’opinion de L. Chollet se déduit des exemples donnés par cet auteur dans son Petit Manuel de Composition (p. 46 notamment).
  13. Nouveau Manuel de Typographie, p. 70.
  14. Nouveau Manuel complet de Typographie, p. 219.
  15. Eug. Boutmy, A. Bernier et F. Lhernault. — La publication du Grand Dictionnaire, commencée en 1866, ne fut achevée qu’en 1876.
  16. Ce journal technique, qui longtemps fut dirigé par G. Lequatre et dont la publication cessa en août 1914, ne doit pas être confondu avec l’Imprimerie, organe de la Fédération des Travailleurs du Livre.
  17. Cette attitude s’explique aisément si l’on se souvient que le Syndicat des Correcteurs parisiens (auquel adhéraient la plupart des membres de la Société fraternelle des Correcteurs des imprimeries de Paris, fondée en 1865) fut toujours accueilli avec bienveillance au journal l’Imprimerie, et que Boutmy paraît avoir été durant nombre d’années l’un des membres les plus marquants des associations typographiques parisiennes.
  18. Vade-Mecum du Typographe, 4e éd., p. 99.
  19. Code typographique (éd. 1928).
  20. Le lecteur remarquera la contradiction qui existe entre l’acte et le signe : un guillemet fermant (») indique évidemment, au sens strict du mot, que la citation est terminée ; alors que, tout au contraire, par l’emploi de ce guillemet fermant on prétend prévenir que la citation continue.