Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/02/02

E. Arrault et cie (1p. 30-36).


§ 2. — INTRODUCTION DE L’IMPRIMERIE EN FRANCE


I. — Nicolas Jenson.


En 1457, paraissait à Mayence, en texte latin et lettres gothiques, un Psautier, le premier livre imprimé en caractères mobiles de fonte auquel on puisse assigner une date certaine.

La nouvelle de cette étonnante production est à peine parvenue à Paris que le Pouvoir royal comprend toute l’importance de la découverte de Gutenberg. Dès l’année suivante, Charles VII décide d’envoyer à Mayence un émissaire chargé de « s’informer secrètement de l’art et en enlever subtilement l’invention ». Voici, d’ailleurs, en quels termes s’exprime à ce sujet une note marginale relevée sur un manuscrit, relatif aux Monnaies, conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal[1] : « Le troiziesme jour du mois d’octobre de l’annee 1458, le Roy ayant sceu que Messire Guthemberg, chevalier, demourant a Mayence au païs d’Alemaigne, avait mis en lumiere l’invencion d’imprimer par poinçons et caracteres ; curieux de tel tresor, le Roi [Charles VII] avait mande aux Generaux de ses Monnoies, lui nommer personnes bien entendues a la dicte taille pour envoïer au dict lieu secretement soy informer de la dicte forme et invencion, entendre, concevoir et apprendre l’art d’icelles ; a quoy fut satisfaict au desir du Roy et par Nicolas Jenson fut entreprins tant ledict voïage que semblablement de parvenir a l’intelligence dudict art et execucion dicelui audict Roïaulme, dont premier a faict debvoir dudict art d’impression dudict Royaulme de France. » À l’encontre de cette mention, certains auteurs prétendent que l’envoi, à Mayence, de Nicolas Jenson, graveur de la Monnaie de Tours, eut lieu en 1462 seulement, et d’après les ordres du roi Louis XI ; mais les graves événements qui, nous le verrons quelques lignes plus loin, se déroulèrent, en cette dernière année sur les bords du Rhin, ne permettent pas d’adopter cette manière de voir.

« Après avoir passé près de trois années », dans l’atelier même de Gutenberg, « à apprendre le métier dans tous ses détails, Jenson s’apprêtait à rentrer en France lorsqu’il connut coup sur coup la maladie et la mort du roi son maître, survenue le 21 juin 1461 ». Apprenant que « Louis XI congédiait tous les conseillers du feu roi » et n’avait que « trop de penchant à détruire tout ce qui était l’œuvre de son père », l’envoyé de Charles VII jugea prudent de rester à Mayence. Une année plus tard, le 28 octobre 1462, la ville était emportée d’assaut et mise au pillage par les troupes du prince Adolphe de Nassau ; l’atelier de Gutenberg était détruit, et les ouvriers dispersés allaient chercher fortune à travers l’Europe. Nicolas Jenson, oubliant sa patrie, se dirigeait, on ne sait exactement à la suite de quelles circonstances[2], vers l’Italie.

Certains auteurs — au nombre desquels il faut mentionner le savant Maittaire et, surtout, Sardini, un Italien auteur d’une vie de Nicolas Jenson — affirment que Jenson, après un long voyage et avant de s’expatrier définitivement, serait revenu presque secrètement à Tours passer quelque temps au milieu de sa famille[3]. Au cours de ce séjour, en 1467, il aurait fait paraître le volume prétendu le premier imprimé en France : Francisci Florii Florentini De Amore Camilli et Æmiliæ Aretinorum liber expletus est Turonis. — Editus in domo Guillermi Archiepiscopi Turonensis, anno Domini millesimo quadringentesimo sexagesimo septimo pridie kalendis januarii. — Les savants se sont divisés en deux camps au sujet de l’interprétation exacte, de la traduction correcte, à donner à ce texte latin. Aux mots expletus et editus nombre d’écrivains ont imposé ici, respectivement, le sens de composé, écrit, et de donné ou envoyé, au lieu de la signification terminé, imprimé, acceptée fréquemment : editum hoc opus, liber editus. D’autre part, certains lettrés ont pensé devoir écrire : « Guillaume, archevêque de Tours », et les adversaires de Maittaire font observer qu’en 1467 l’archevêque de Tours s’appelait « Gérard de Crussol » ; mais d’autres bibliophiles ont donné la version : « Guillaume Archevêque, de Tours », et, de fait, à cette époque on rencontre à Tours une famille Archevêque (ou mieux Larchevêque) dont le chef était maître maçon, architecte plutôt. Maittaire et ses partisans sont d’accord avec les dernières lignes de la note marginale du manuscrit de la Bibliothèque de l’Arsenal : « dont premier a faict devoir dudict art d’impression audict Royaulme de France ». — Mais, d’après A. Claudin[4], l’opuscule de Francesco Florio, « terminé (expletus) et mis au jour (editus) à Tours, dans la maison de maître Guillaume Larchevesque », aurait été imprimé à Paris, peut-être vers 1474, dans l’atelier de Pierre César et Jean Stoll établis, en 1473, rue Saint-Jacques.

Quelle que soit l’opinion que l’on adopte, il faut remarquer qu’il ne s’agit ici que d’un fait passager, d’un acte qui ne devait point se répéter ; l’on ne saurait dès lors dater de 1467 l’introduction de l’imprimerie en France. D’ailleurs, aux premières années du règne, l’attention de Louis XI avait été absorbée tout entière par des difficultés politiques fort graves ; entraîné dans une lutte sans merci contre Charles le Téméraire, le fils de Charles VII n’avait pas eu le loisir d’étudier et de reprendre les projets du feu roi son père. Enfin, s’il faut en croire certain racontar (?), l’aventure de Fust, l’un des compagnons de Gutenberg, n’était rien moins qu’encourageante. Venu à Paris vers 1465, pour y vendre ses livres — et peut-être avec le secret désir d’y créer un atelier — Fust eut la douleur de voir ses marchandises saisies ; devant le soulèvement et la colère de la corporation des copistes, il fut obligé de retourner précipitamment en Allemagne[5]. Quelques années devaient s’écouler encore avant l’établissement définitif, en France, du procédé nouveau de production des livres à l’aide de caractères de métal.


II. — L’Imprimerie de la Sorbonne.


En 1470, Jean de La Pierre[6], un Allemand du nom de Jean Heynlin, originaire de Stein[7] (au diocèse de Spire), était prieur de la Sorbonne. Ancien recteur de l’Université de Paris, La Pierre avait déjà, en 1467, rempli à la Sorbonne ces mêmes fonctions de prieur. C’était un des meilleurs esprits du xve siècle, ouvert à toutes les initiatives, fort curieux de toutes les découvertes et très amoureux du progrès. Il avait pu se procurer quelques-unes des productions de Gutenberg et apprécier vivement cette découverte qui « permettait de multiplier à l’infini les livres d’études et de mettre à la portée des maîtres et des élèves des textes corrects au lieu des copies défectueuses que livraient depuis quelques années les copistes ignorants et négligents ».

La Pierre résolut de faire profiter Paris des bienfaits de la nouvelle invention. Il s’ouvrit de son projet à l’un de ses amis et confidents, Guillaume Fichet, né en 1433, à Petit-Bornand (Savoie), professeur de rhétorique et de belles-lettres à la Sorbonne, qui, en 1469, avait été recteur de l’Université.

« Dédaignant par avance les clameurs de la puissante corporation des écrivains et des copistes[8] dont la nouvelle invention ruinerait sûrement le crédit, Jean de La Pierre et Guillaume Fichet décidèrent, de leur initiative privée, de faire venir, de la région où l’imprimerie avait pris naissance, des élèves de Gutenberg. » Ce furent Michel Friburger, de Colmar (Alsace), maître ès arts, avec lequel La Pierre s’était lié d’amitié alors qu’il étudiait à l’Université de Bâle, Ulrich Gering et Martin Crantz, de Munster, tous deux ouvriers.

Les trois compagnons arrivèrent à Paris dès les premiers mois de l’année 1470. Le local propre à l’installation du matériel faisait défaut ; mais, généreusement, le prieur offrit quelques (trois) modestes chambres (humiles casas) de son appartement, et l’atelier fut établi dans les locaux de la Sorbonne même (in ædibus Sorbonæ).

Aussitôt Jean de La Pierre, Guillaume Fichet, les maîtres de l’Université, les professeurs jurés dont la parole et la science attirent autour de leur chaire les disciples de l’Europe entière se souviennent que la charte de leur corporation les constitue gardiens des belles-lettres et des doctrines religieuses. Ils s’intéressent au développement de l’art nouveau ; ils en suivent avec un soin jaloux les progrès ; et, s’ils ne peuvent encore prêter leur concours à la technique manuelle, ils apportent une aide — matérielle par leur désintéressement, intellectuelle par leurs connaissances — qui est des plus précieuses.

Outre les ouvrages courants, satires, fabliaux, contes, dissertations scientifiques, philosophiques ou littéraires, écrits en beau « langaje françois », dans le « doux parler de France[9] », il faudra, dès les débuts de l’art de Gutenberg, imprimer constamment, couramment aussi, le latin, le grec et encore l’hébreu.

Nombre de manuscrits détériorés par le temps sont peu lisibles. Malgré les soins les plus attentifs, les calligraphes conventuels du moyen âge ont parfois, en le transcrivant, défiguré le texte ; et du xiiie au xve siècle nombre de copistes laïques fort ignorants ne se sont point fait faute de les imiter. Il est indispensable de déchiffrer les textes obscurs, de les comprendre en interprétant les erreurs des copistes, de comparer les manuscrits, de choisir la version correcte, et même, à défaut de l’original, de restituer les textes tronqués ou altérés : rôle ingrat, mais méritoire, que les plus illustres et les plus réputés des linguistes et des philologues vont assumer sans défaillance.

Ainsi, pour la mise au point définitive, littérairement parlant, des travaux qui leur sont confiés, ou dont ils sont les éditeurs, les premiers maîtres imprimeurs, lorsqu’ils n’eurent point les moyens ou le loisir de le faire eux-mêmes, eurent recours à des érudits de premier ordre, qui ne crurent point déchoir en s’attelant à la fastidieuse besogne de la revision des « planches » qui leur étaient soumises.

Le développement rapide de l’imprimerie apporte alors un lustre nouveau aux fonctions de correcteur et à l’homme qui en assume les responsabilités. L’organisation de l’antique scriptorium subit en effet une modification profonde : le lecteur ne dicte plus le texte, mais — tâche bien plus importante ! — il le « met au point » ; le typographe, copiste d’un nouveau genre, assemble les lettres et forme les lignes ; le correcteur revise la composition, compulse une dernière fois les manuscrits, indique les variantes, signale les fautes en rétablissant la pureté du texte et surveille jusqu’au tirage. Sans doute, l’organisation n’est pas la même dans tous les ateliers ; mais dès les débuts, presque partout, techniciens et lettrés collaborent intimement : l’auteur, le traducteur sont souvent leur propre correcteur, tels Guillaume Fichet, Henri Estienne le médecin, Juste Lipse, Érasme ; l’imprimeur, le maître imprimeur plutôt, corrige et revise lui-même les épreuves de ses travaux, tels Robert Estienne et Jean Oponis ; d’autres fois, un lettré cumule en même temps la charge de prote et celle de correcteur, tel Kiliaan chez Plantin ; mais, fréquemment aussi, cet érudit se borne aux fonctions de correcteur : ce fut, tout au moins, semble-t-il, ce qui se passa, dès 1470, à l’imprimerie de la Sorbonne où Jean de La Pierre assuma la charge de la revision des manuscrits et des épreuves.

Sans dépasser les limites de ce modeste travail, on peut rappeler « les noms de quelques-uns des savants qui ont exercé les fonctions de correcteur dans les imprimeries les plus célèbres » du xve et du xvie siècle.


  1. Rapporté d’après A. Bernard, De l’origine de l’Imprimerie, t. II, p. 272.
  2. On sait que Gutenberg, Fust et Schœffer se séparèrent en novembre 1455 ; à dater de cette époque « deux imprimeries existèrent à Mayence ». La tradition dit que Nicolas Jenson travailla aux côtés et sous la direction de Gutenberg auquel il offrit sans doute ses services d’habile graveur. — Un auteur, dont nous regrettons d’ignorer le nom, affirme « qu’en 1462 Ulrich Zell, employé à l’atelier de Fust et Schœffer, ayant été obligé d’abandonner Mayence, se réfugia à Cologne et fonda en 1463, au couvent de Weidenbach, une imprimerie, où il forma de nombreux ouvriers qui répandirent ensuite par l’Europe l’art naissant : Nicolas Jenson, William Caxton, Théodore Rod… » Nous nous étonnons d’une telle affirmation : Nicolas Jenson, élève de l’atelier de Mayence depuis les derniers mois de 1458, n’avait, pensons-nous, nul besoin, en 1462, des conseils d’Ulrich Zell ; peut-être, ne pouvant rentrer en France, Jenson s’était-il décidé à suivre à Cologne Zell, élève de Fust et de Schœffer, mais ce fut assurément en qualité de compagnon ; en 1461, en effet, Nicolas Jenson estimait suffisante sa connaissance de l’art nouveau, puisqu’il songeait à venir rendre compte de sa mission au roi son maître.
  3. Jenson revint peut-être en France ; mais l’opinion de Maittaire et de Sardini doit être considérée comme inexacte, en ce sens que, d’après son testament, écrit à Venise en 1480, Nicolas Jenson serait originaire de Sommevoire, en Champagne, où vivaient encore, à cette date, sa mère, son frère et ses cousins germains. — Ni l’histoire ni la tradition ne disent que, pendant le séjour en Allemagne de Nicolas Jenson, sa femme et son fils, encore mineur (c’est-à-dire âgé de moins de vingt-six ans) en 1480 — au fait, Jenson était-il marié en 1458 ? — soient demeurés à Tours.
  4. Histoire de l’Imprimerie en France au xve et au xvie siècle, t. I, p. 122.
  5. Un autre disciple de Gutenberg, venu lui aussi d’Allemagne, devait, quelque dix années plus tard, subir les conséquences d’une aventure dont, heureusement pour ses commettants, les résultats furent tout différents : En 1474-1475 décédait, à Paris, « un nommé Herman de Stathoen, natif du diocèze de Munster en Allemagne », auquel « Conrart Hanequis et Pierre Scheffre, marchands bourgeois de la cité de Mayence en Allemagne », avaient « baillé et envoyé certaine quantité de livres pour iceulx vendre là où il trouverait », au profit desdits bailleurs. En vertu du droit d’aubaine, tous les biens d’Herman de Stathoen, étranger « sans lettre de naturalité et habitation », furent saisis et vendus au profit du roi. Pierre Scheffre et Conrart Hanequis, après avoir « exposé qu’ils ont occupé grant partie de leur temps à l’industrie, art et usage de l’impression d’écriture », remontrèrent et donnèrent les preuves que « les dicts livres combien qu’ils fussent en la possession dudict Stathoen à l’heure de sondict trespas, toutesfois ils ne luy apartenoient point, mais veritablement appartenoient et apartiennent auxdits exposans ». Louis XI, « ayant consideration de la peine et labeur que lesdits exposans ont prins pour ledit art et industrie de l’impression », consentit, sur les sollicitations de « ses tres-chers et tres-amés cousins et alliés » le roi des Romains et l’archevêque de Mayence, à « faire restituer ausdits Conrart Hancquis et Pierre Scheffre ladite somme de deux mille quatre cens vingt-cinq écus d’or et trois sols tournois » pour la valeur des livres saisis. (Lettres données à Paris, le 21 avril 1475. — Isambert, Recueil général des anciennes Lois françaises, 5e  livr., p. 710.)
  6. Quelques auteurs écrivent Jean La Pierre ; nous préférons Jean de La Pierre, traduction littérale du latin Joannes Lapidarius ou de Lapide.
  7. Stein (dans le grand-duché de Bade), en latin Lapis, d’où le surnom du prieur : Magister Johannes Heynlin de Lapide.
  8. Un auteur contemporain, M. P. Cuchet, émet cette singulière idée : « Les moines copistes étaient réfractaires au nouvel art ; ils firent tout leur possible pour l’enrayer. Les moines voyaient leurs moyens d’existence compromis, ruinés, et ils s’employèrent activement à arrêter l’imprimerie dans son essor… À ce moment, les monastères entièrement peuplés de moines scribes, dont c’était la profession et le seul moyen de vivre, s’émurent… » (Bulletin officiel des Maîtres imprimeurs de France, mai 1923, p. 202). — Ni Egger, ni Claudin, encore moins P. Mellottée et L. Badiguer ne laissent même supposer pareille attitude de la part des moines copistes. Tout au contraire, il faut remarquer que, dès l’apparition de l’imprimerie la plupart des abbayes et des monastères s’empressèrent de faire exécuter à l’aide du « nouvel art » leurs bréviaires ou missels particuliers. L’influence des copistes religieux était, d’ailleurs, nulle en égard à celle des copistes laïques suppôts de l’Université.
  9. Le premier livre imprimé en français fut les Chroniques de France, dites aussi Chroniques de Saint-Denis, comprenant trois volumes in-folio ; il sortit, en 1476, des presses de Pasquier Bonhomme, imprimeur à Paris, à l’enseigne de Saint-Christophe, de 1475 à 1490.