Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/02/01

E. Arrault et cie (1p. 19-29).


CHAPITRE II

LE CORRECTEUR À TRAVERS LES ÂGES



§ 1. — LES MANUSCRITS ET LES CORRECTEURS


Grâce aux indications de nombreux auteurs grecs et latins, la plupart des détails de la technique du livre ancien nous sont connus[1].

I. Chez les Grecs, une même personne, tour à tour copiste (βιϐλιογράφος, bibliographus), relieur (βιϐλιοπηγός, bibliopegus) et marchand (βιϐλιοπώλης, bibliopola), assumait la confection ainsi que la vente des manuscrits.

Les Romains, qui sur nombre de points furent les imitateurs et les héritiers des Grecs, eurent sans doute la même organisation. On sait qu’à Rome nombre de copistes tenaient en même temps boutique de libraires ; ils étaient désignés sous le nom de librarii, à l’exclusion de celui de leur occupation première. La plupart d’entre eux étaient des affranchis ou des étrangers ; ils vendaient pour leur compte personnel les travaux qu’ils avaient minutieusement et longuement transcrits. Peut-être étaient-ils réunis en corporation, à l’exemple des scribes avec lesquels on les confond parfois à tort[2].

Les copistes qui se livraient à la transcription des ouvrages anciens étaient désignés du nom particulier d’antiquarii ; on exigeait d’eux les connaissances spéciales nécessaires pour déchiffrer les vieilles écritures.

D’après une inscription latine, des femmes auraient également exercé la profession de copistes.

Le prix des manuscrits, qui atteignit maintes fois un chiffre élevé, fut l’objet de plaintes nombreuses, et à plusieurs reprises des édits en réglementèrent la vente : à l’époque de Dioclétien, un édit fixa le salaire que les copistes étaient en droit d’exiger, en l’évaluant aux cent lignes. Cependant nombre de ces artisans, réalisant des gains considérables, jouissaient d’une fortune importante et possédaient une grande réputation.

Parmi ces libraires de l’ancienne Rome l’histoire a surtout conservé le souvenir des frères Socio, qui furent les éditeurs d’Horace (65-8 av. J.-C.), et de Pomponius Atticus, l’ami de Cicéron (106-43 av. J.-C.), et le plus grand libraire de l’époque. D’après Cornelius Nepos, ces marchands avaient à leur service un nombre élevé de lecteurs, d’écrivains, de correcteurs, de relieurs, véritable état-major d’artistes avec lesquels ils pouvaient, en un temps relativement court, reproduire un manuscrit à plusieurs milliers d’exemplaires.

Les miniatures du moyen âge permettent de reconstituer l’intérieur des ateliers calligraphiques romains dont, sans doute, le scriptorium conventuel conserva fidèlement nombre de détails caractéristiques : des bancs, quelques tables ou pupitres, un certain nombre d’outils et de rouleaux de parchemin ou de papyrus. Au milieu d’un profond silence, le lecteur dictait le texte aux copistes : esclaves de condition, souvent élevés et instruits à grands frais, ceux-ci étaient d’habiles écrivains qui, pour toute rémunération, recevaient la nourriture, le logement et l’entretien ; désignés généralement sous le nom de servi litterarii, ils étaient aussi, mais abusivement, appelés librarii à l’instar des copistes libraires. Chaque calligraphe s’empressait de reproduire soigneusement les mots ou la phrase dont il écoutait attentivement la lecture. Le travail se continuait de la sorte jusqu’à achèvement. Le parchemin était alors confié au correcteur, grammairien ou éditeur de profession, chargé de reviser le texte, de rectifier les interprétations erronées du lecteur et de corriger les fautes du copiste.

Encore, ne parvenait-on point de la sorte à éviter les erreurs. Cicéron manifeste à maintes reprises dans ses écrits le mécontentement qu’il éprouvait des inexactitudes imputables à la main des copistes et à la négligence des correcteurs. Strabon, qui vint au monde vers l’an 60 avant Jésus-Christ et qui vivait encore sous le règne de Tibère (42 av. J.-C. — 37 ap. J.-C.) exprime des plaintes analogues au sujet des scribes d’Alexandrie. — Au reste, le mal n’était pas nouveau : il avait pour ainsi dire toujours existé. Lycurgue, un orateur athénien (396 — 323 av. J.-C), outré des multiples défauts qui déshonoraient les manuscrits de son époque, avait fait relever les diverses variantes des plus anciens drames et exécuter un exemplaire modèle déposé dans l’Acropole d’Athènes.

Le correcteur n’est donc point — comme on serait porté à le croire — un de ces artisans auxquels la technique de l’art de Gutenberg a donné naissance, comme elle devait le faire dès ses débuts pour le fondeur, le compositeur, l’imprimeur et, plus tard, pour le clicheur.

Boutmy paraît ainsi avoir commis une méprise singulière en écrivant : « … Pourtant le jour même où le compositeur est né, le correcteur a paru[3] … » Bien avant « le jour où le compositeur est né », le correcteur existait. « Le jour même où le copiste était né, le correcteur avait paru ; sitôt qu’une ligne, qu’une page avait été écrite, elle avait dû être lue. » Ainsi, lorsque l’imprimerie naquit, depuis de longs siècles le correcteur exerçait ces mêmes fonctions qui devaient, au déclin du xve siècle et au début de la Renaissance, jeter un si vif éclat sur son nom.

II. Les documents ne permettent point de démêler jusque dans leurs détails les progrès plus ou moins réels, les améliorations plus ou moins appréciables apportés à la technique du livre par les générations successives. Sans doute on perfectionna ; mais les principes, les éléments essentiels n’avaient point subi de profondes modifications lorsqu’en l’an 41 après la naissance du Christ Pierre et Paul, apôtres d’une nouvelle doctrine, se rendirent en la capitale des Césars.

Dès les premiers temps de sa prédication le christianisme vit le nombre de ses adeptes augmenter rapidement. Autour des « disciples » se trouvèrent réunis des gens de toutes conditions patriciens, chevaliers, plébéiens, esclaves — et de toutes corporations.

Pour la propagation de la foi nouvelle, pour porter aux églises lointaines les enseignements du Christ, les copistes furent d’une aide indispensable. Les Catacombes offraient aux librarii chrétiens un asile qui fut longtemps inviolé et à l’abri duquel — avec un soin pieux qui n’excluait point, toutefois, de nombreuses erreurs — ceux-ci fixaient sur le papyrus la Bible, les récits des Évangélistes, les lettres des Apôtres, les instructions de l’évêque. Les persécutions n’arrêtèrent point le développement du culte nouveau, non plus que celui de la calligraphie chrétienne. Bientôt aux ouvrages d’Horace, de Cicéron, de Virgile, de Suétone et d’autres non moins illustres, le librarius converti substitua les écrits des docteurs et des Pères. À côté de la littérature païenne une littérature nouvelle surgit.

Parmi les manuscrits du iie et du iiie siècle de l’ère chrétienne qui nous sont parvenus, les exemplaires de l’Ancien et du Nouveau Testament sont fort nombreux : transcrits en grand nombre, ces livres sacrés furent sans doute l’objet de soins particuliers, comme ils devaient l’être aux âges suivants. En l’année 231, lorsque Origène entreprit la revision de l’Ancien Testament, saint Ambroise lui envoya des diacres et des vierges exercés dans l’art de la calligraphie.

Au ive et au ve siècle, alors que l’Empire romain s’affaiblit sous les coups répétés des Barbares, les basiliques et les églises sont parfois déjà — comme elles le furent en notre pays presque jusqu’à la fin du moyen âge — les seuls remparts de la civilisation. Sous les cloîtres, asiles inviolables — mais non point inviolés ! — vinrent se réfugier, compagnes infortunées, la foi, les lettres et les sciences. Et c’est à cette époque que, pour la première fois peut-être en notre pays, nous trouvons dans l’histoire de l’art calligraphique la mention de religieuses copistes : aux dernières années du ve siècle, saint Césaire (470-542), évêque d’Arles, établit un couvent de femmes et leur prescrit de s’occuper, à des heures déterminées, à la transcription des livres saints.

Derrière les hautes et épaisses murailles qui les protègent contre les violences et les séparent du monde, moines et religieux continuent le travail des librarii païens et assurent la conservation des chefs-d’œuvre transmis par les âges précédents. Durant toute la période romane, une certaine activité littéraire se conserva ainsi pour le plus grand bien des siècles à venir.

Dans le scriptorium conventuel, la confection des manuscrits est entourée de soins attentifs. Ceux qui assument la lourde tâche de conduire le travail à bonne fin n’ont qu’un souci : faire œuvre bonne et correcte.

Dans chaque monastère, une salle particulière est réservée aux copistes : c’est le scriptorium, où seuls ont le droit de pénétrer l’abbé, le prieur et les religieux calligraphes. Le scriptorium est non seulement un de ces locaux conventuels où le silence est de rigueur, bien plus c’est un sanctuaire dont Du Cange, en son Glossaire, rapporte la formule de bénédiction : « Daignez, Seigneur, bénir le scriptorium de vos serviteurs et ceux qui habitent en ce lieu, afin que les passages des divines Écritures qui seront par eux lus et transcrits soient bien compris et d’un travail achevé. »

Parmi les écrivains une sorte de hiérarchie s’est établie : le copiste ordinaire s’adonne à l’écriture courante et à la transcription des ouvrages classiques ; au bout d’un certain temps, s’il se distingue autant par son savoir et ses aptitudes que par son habileté de main, il subit un examen devant le corps professoral et devient maître calligraphie. Il copie alors les manuscrits de luxe, dessine les lettres ornées, trace les rubriques ou titres et enseigne avec un dévouement paternel aux jeunes disciples l’art de la miniature :

Instruat in studiis juvenum bona tempora doctor[4]

Alcuin (735-804), l’illustre éducateur des temps carolingiens, ne dédaigne point d’enseigner lui-même l’art de la calligraphie ; fondateur du remarquable scriptorium de Saint-Martin de Tours, il trace ainsi les principaux devoirs des copistes : « Ils veilleront à ne pas mêler au texte leurs pensées profanes. Leur main ne s’abandonnera pas aux distractions d’une écriture trop rapide. Ils auront des livres corrigés avec soin, et leur plume exercée suivra régulièrement le tracé des lignes[5]… » Aux conseils Alcuin avait soin de joindre l’exemple : retiré en l’abbaye de Saint-Martin, où il mourut aux premières années du ixe siècle, il employa les derniers temps de sa vie, dit une pieuse tradition, à écrire de sa main une copie correcte des Écritures, qu’il offrit à Charlemagne à l’instar d’un présent inestimable, et qui fut, depuis, d’un grand secours aux éditeurs de la Bible[6].

Les moines que n’inquiète point la brièveté de la vie produisent lentement des œuvres de longue haleine : traités d’astronomie, de chimie, de mathématiques, de médecine, livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, missels, eucologes, antiphonaires… Mais il ne faut point croire que l’activité des copistes conventuels se limite strictement aux manuels liturgiques, aux traités patristiques et aux œuvres de connaissances générales. Les ouvrages des Anciens occupent une place honorable parmi les productions calligraphiques du scriptorium, et les exemplaires les plus précieux de classiques que possèdent nos bibliothèques publiques sortent de la main des religieux. Ces travaux sont remarquables non seulement au point de vue matériel, mais aussi littéraire : la calligraphie est souvent d’une perfection merveilleuse ; et, pour un grand nombre, la correction du texte ne souffre que des négligences et des inexactitudes inévitables même de la part des copistes les plus consciencieux et les plus instruits.

Nombre de monastères, d’ailleurs, ne négligèrent rien pour assurer cette pureté de correction et la maintenir à la hauteur à laquelle ils étaient parvenus à la porter. Les événements devaient sur ce point seconder la tâche des moines, en leur permettant de conserver de longs siècles la haute main sur la production des livres : durant presque tout le cours du moyen âge cette production fut en effet spécialisée aux mains des religieux ou groupée autour du scriptorium conventuel dont elle dépendait au moins théoriquement.

III. Mais tous les travaux des copistes ne devaient point continuer à posséder cette égale valeur et non plus rester aussi parfaits à tous égards.

Après les terreurs de l’an 1000 un renouveau a surgi dans le monde : les mœurs farouches et guerrières de la féodalité se sont légèrement adoucies ; des Lieux saints les croisés ont rapporté le goût des voyages, du luxe et des sciences : c’est le temps des jongleurs, des ménestrels, des cours d’amour et des tournois. Entre chaque combat, après chaque randonnée, nobles et chevaliers écoutent volontiers les exploits de Roland, de Charlemagne ou des Chevaliers de la Table Ronde ; entre chaque siège de leur cité, bourgeois et manants s’amusent des sotties, des fabliaux et des mystères. Déjà le peuple frondeur chansonne les rois et les grands, et les clercs l’instruisent à leur façon. Peu à peu la science émerge des cloîtres et des monastères où la Barbarie l’avait comme enfermée. La création de l’Université allait favoriser ce mouvement dont devaient profiter calligraphes, enlumineurs et miniaturistes laïques.

« Malgré les encouragements donnés par les rois depuis Charlemagne pour développer le goût des lettres et des manuscrits, il faut en effet attendre jusqu’au xiiie siècle pour rencontrer le métier de copiste fonctionnant en dehors des communautés religieuses. » En l’an 1200, le pape Innocent III avait formé, sous le nom d’Université, la « corporation des maîtres qui enseignent et des élèves qui étudient à Paris ». Tout aussitôt cette nouvelle institution, le centre, l’inspiratrice du mouvement littéraire et scientifique, en était devenue, aux termes de ses lettres de fondation, la gardienne vigilante et le chef incontesté. En 1275, comprenant combien le développement de la profession de copiste était nécessaire à la propagation des sciences et favorable aux études de toutes sortes, l’Université avait élevé à la dignité de membres de son organisation les artisans du livre, depuis le copiste et le libraire jusqu’au parcheminier et au relieur ; puis, elle avait groupé, en les sécularisant, les nombreux scribes chargés de pourvoir aux besoins tant des maîtres que des étudiants, et leur avait donné une organisation.

Les libraires jurés de l’Université — il en existait près de 6.000 non jurés, nous dit-on — qui reçurent le titre de « clercs libraires », étaient pour la plupart des savants fort instruits, qui maintes fois furent auteurs ; ils donnaient aux copistes les textes à transcrire, faisaient orner les livres de riches enluminures, puis les mettaient en vente après les avoir reçus du relieur.

« Ces clercs en librairie, jurés de l’Université », auxquels il était donné d’user des nombreux privilèges et des prérogatives attachés au titre de « suppôts », c’est-à-dire de subordonnés de l’Université, furent assujettis à nombre de règlements : fort zélée, maintes fois peut-être trop zélée, l’Université ne néglige aucune occasion de faire usage de la juridiction qu’elle possède sur les copistes et les libraires ; et des prescriptions fort sévères sont édictées dans le but de réglementer le commerce des livres et de conserver la pureté des textes.

Les lettres du recteur de l’Université de 1275 portent que tous ceux qui veulent se livrer au commerce du livre sont tenus de prêter serment à toute occasion ; ils doivent justifier de leur moralité (vir bonæ famæ), remplir des conditions de capacité non strictement définies, mais constatées par un examen et que l’on devine assez importantes, tant au point de vue littéraire que commercial (vir sufficientis litteraturæ, quod librorum notitiam in valore) ; il leur faut, enfin, ainsi que le rappelle le règlement de 1323, fournir, à titre de garantie, une caution de 100 livres et payer des droits de réception élevés.

À l’instar de Dioclétien, l’Université limite le gain des libraires, qu’elle fixe à 4 deniers par livre, afin d’empêcher l’élévation croissante des prix de vente au public ; elle fait, en outre, défense de cacher les manuscrits dans l’espoir d’en faire hausser la valeur ; plus tard, en 1323, elle renforce ces premières prescriptions en interdisant « aux libraires de refuser la location des manuscrits ou même l’autorisation d’en prendre copie lorsqu’une bonne et solvable caution est fournie ».

Mais, préoccupée aussi de veiller à la nature et à l’exactitude des livres, elle prohibe la vente et la location de toutes les œuvres qui, auparavant, n’ont pas été lues et corrigées par elle. « Les libraires jurés devaient apporter les copies aux députés des facultés de la science desquels les livres traitaient, pour les revoir avant d’en afficher la vente ; ces livres, après avoir subi toutes espèces de formalités, étaient encore exposés dans la salle des Frères Prêcheurs où chaque universitaire possédait un dernier droit de censure. Des corrections étaient fréquemment exigées, et, parfois même, cet ultime examen entraînait l’emprisonnement de l’auteur dont le livre était porté au bûcher. »

Au cours des temps, la sévérité de ces premières dispositions fut accentuée ; et le règlement du 26 septembre 1323 institua un comité composé de quatre membres, choisis, par l’Université, au nombre des principaux libraires, et chargé de veiller à l’application stricte et rigoureuse des statuts. Le règlement du 6 octobre 1342 et les lettres patentes données par Charles VI le 20 juin 1411 reproduisirent la plupart des prescriptions antérieures.

En échange des obligations qui leur étaient ainsi imposées, libraires et écrivains, à l’exemple des maîtres et des écoliers, jouissaient des privilèges, des franchises et des immunités concédés aux membres de l’Université : les lettres patentes du roi Charles V, du 5 novembre 1368, les veulent exempts « de faire guet et garde de nostre dicte ville, de jour et de nuict » ; celles de Charles VIII, d’avril 1487, les déclarent « perpétuellement et à tousjours eulx et leurs successeurs francz, quictes et exemptz de toutes tailles, impositions de tous biens et fruicts de leur creu… ».

On comprend combien, grâce à ces faveurs[7], la situation de libraire était recherchée et enviée ; mais volontairement les libraires eux-mêmes limitèrent le recrutement des membres de leur corporation. L’Université, d’ailleurs, encourageait cette attitude. En 1275, la protection de l’Université s’étendait « à tous ceux qui concouraient à la production du livre » ; cette protection se restreignit dans la suite à certains privilégiés dont les statuts de l’Université ou les lettres patentes des rois fixèrent le nombre. En 1292, on comptait 24 écrivains et 8 libraires ; en 1342, 28 libraires ; en 1368, 14 libraires, 11 écrivains et 15 enlumineurs ; en 1488, 24 libraires, 2 enlumineurs, 2 écrivains. La masse des simples copistes resta dans l’ombre et forma une classe de salariés sans autres droits et sans autres prérogatives que ceux des artisans des autres métiers. Quelques-uns, en petite quantité, travaillaient, isolés, pour leur profit personnel. Le plus grand nombre écrivaient pour le compte et sous l’autorité des maîtres. Dans l’atelier organisé sur le modèle du scriptorium conventuel et de l’officina romaine, se rencontraient le lecteur, le scribe ou calligraphe, le correcteur, puis l’enlumineur.

À l’exemple des autres corporations, les maîtres libraires et les copistes formaient une confrérie, placée sous la protection de saint Jean devant la Porte latine (comme nous l’apprennent les lettres patentes du 1er  juin 1401). Une charte de juin 1467 fit à tous les artisans du livre une obligation d’adhérer à la confrérie, en ordonnant « que aulcun maistre ne ait ou tiengne varlet guignant argent qu’il ne soit de ladicte confrairie et paye… audict maistre » le denier de cotisation mensuelle[8] obligatoire.

D’après Louis Radiguer[9], « cette réunion dans le même groupement des maîtres et des ouvriers, en permettant aux uns et aux autres de faire entendre leurs plaintes et de les discuter, maintint dans la profession une harmonie que rien ne troubla, du moins en apparence ».

Ainsi, sur un sujet tout au moins, l’Université et le Pouvoir royal eurent satisfaction d’une législation étroite et formaliste. Il n’en fut pas de même pour un autre point auquel cependant l’Université attachait une bien plus grande importance.

Si le copiste religieux se soumit volontiers ou, au moins, accepta tacitement de se soumettre à certaines des prescriptions à observer avant la mise en vente des manuscrits, le scribe laïque ne prit aucun souci de suivre cet exemple. Ce dernier, aux prises avec les nécessités de l’existence, subit les exigences de la clientèle : pour vivre, il faut produire ; et, pour produire, il est nécessaire d’aller vite ; les copistes, d’ailleurs, sont incapables de satisfaire aux demandes sans cesse plus nombreuses d’une clientèle toujours accrue ; bientôt les règlements de l’Université et de la Corporation seront impuissants à remédier à une situation qui s’aggravera de jour en jour.

Depuis longtemps déjà les manuscrits à l’usage des écoliers, manuscrits dont la vente est assurée et qui, par suite, doivent être produits en grande quantité et à meilleur compte, sont faits sans grands soins ; souvent ils fourmillent de fautes et d’erreurs ; parfois même ils sont à peine lisibles pour les profanes, ainsi que le prouvent ceux qui nous sont parvenus.

Pour fixer la parole au courant de l’improvisation, pour recueillir intégralement les leçons ou les discours d’un Abélard ou d’un Thomas d’Aquin, les étudiants avaient pris l’habitude de l’écriture abréviative (sorte de sténographie rudimentaire). Des cahiers de classes l’usage des abréviations s’était étendu aux volumes scolaires, aux manuscrits destinés au commerce, puis aux livres ordinaires. L’usage des ligatures, d’un aspect fort décoratif pour l’écriture cursive, mais difficile à débrouiller — chaque auteur ayant sa ligature particulière — vint bientôt se joindre à celui des abréviations. Vers la fin du xive siècle, l’écriture tend à se resserrer, à s’amincir ; les caractères sont plus fins et, sauf dans les livres de luxe, l’usage de l’onciale est à peu près abandonné.

Tous les hommes instruits se plaignent alors de l’illisibilité des caractères, du nombre inusité des abréviations et de leurs variations incessantes, de l’écriture hâtive qui confond les lettres, les mots et les lignes, ainsi que des fautes et des erreurs qui déparent les manuscrits. C’est le déclin d’un âge, c’est le crépuscule d’une époque qui court, qui se précipite vers sa fin. Cependant, malgré sa hâte de disparaître, ce temps assistera à la naissance de l’invention la plus merveilleuse peut-être de l’esprit humain ; et cette invention, poussée par un intense désir de vie et de gloire, emportera, démodée et impuissante, la corporation des copistes et des enlumineurs.




  1. Certaines parties de ce chapitre, nous a-t-on objecté, sont comme une sorte de hors-d’œuvre au sujet traité et constituent plutôt une longueur qu’il y aurait sans doute profit à abréger ou même à supprimer.

    Nous convenons aisément que, si l’ouvrage s’adressait exclusivement à des correcteurs « blanchis sous le harnais », certains détails auraient pu être éliminés ; mais il nous a été donné souvent de constater que nombre de jeunes correcteurs — et c’est à ceux-là surtout que ce travail est destiné — ignoraient tout des faits et des événements qui ont précédé ou entouré la découverte de l’imprimerie ; aussi, à l’encontre des critiques qui nous ont été adressées, avons-nous cru pouvoir conserver en entier le texte primitif.

  2. Les scribes, chez les Anciens, étaient des officiers subalternes de justice : ils enregistraient les arrêts, les lois, les sentences, les actes, et en donnaient copie ; parfois ils enseignaient le droit à la jeunesse. Suivant les peuples, ils eurent plus ou moins d’influence ou de notoriété et une situation plus ou moins élevée ; ils étaient réunis en corporation, subdivisée en plusieurs catégories. Sous l’empire romain ils sont appelés notarii ; nous les nommons, à notre époque, notaires, huissiers, avocats, agréés, greffiers, avoués, etc.
  3. Boutmy, Dictionnaire de l’argot des typographes, p. 41.
  4. Alcuini opera, carmen XLVI.
  5. Alcuini op., éd. Migne, carm. VI, t. II, p. 745.
  6. D’après le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de P. Larousse, t. I.
  7. Certaines de ces faveurs étaient plus escomptées que réelles ; en fait, nombre d’impositions accablaient les libraires comme maints autres taillables.
  8. D’après Louis Radiguer. — Paul Mellottée (Histoire économique de l’Imprimerie : t. I, l’Imprimerie sous l’ancien Régime, p. 147 et 156) dit : « un denier par semaine »
  9. Louis Radiguer, Maîtres imprimeurs et Ouvriers typographes, p. xii et xiii.