Le Coran (Traduction de Montet)/Introduction/V

Traduction par Édouard Montet.
Payot (p. 53-61).


CHAPITRE V

CHRONOLOGIE DES SOURATES


Dans le Coran d’Othmân, les Sourates de La Mecque, au nombre de 90, et celles de Médine, au nombre de 24, sont mêlées : il n’y a aucun ordre chronologique.

Des traditions, peu nombreuses, sur les Sourates de Médine, soit d’ordre historique, soit d’ordre exégétique, rattachent telle ou telle sourate à tel ou tel événement : par exemple la Sourate 8 est reliée à la bataille de Bedr (v. 6). Mais ces attributions ne s’appliquent en général qu’à des versets du début des Sourates ; elles ont d’ailleurs, le plus souvent, le caractère exégétique, et leur valeur en est par suite amoindrie.

Parmi les listes anciennes, auxquelles on attribue le mérite d’avoir conservé l’ordre chronologique des Sourates, celle du « Fihrist »[1] doit être mise à part, comme constituant un document plus important que les autres. Nous ne savons malheureusement que peu de choses sur l’auteur de cet ouvrage : Aboû’l-Faradj Mohammed ben Ishâq ben Abî-Yâqoûb en-Nadîm el-Warrâq (le libraire) de Bagdad. Mais son livre intitulé Kitâb el-Fihrist, c’est-à-dire « Le livre de l’Index », est la source la plus remarquable que nous possédions pour l’histoire la plus ancienne de la littérature arabe[2]. Cette œuvre capitale de la bibliographie arabe a été composée en 377 H. (988) ; l’auteur est mort 8 ans plus tard en 385 H. (995).

D’après le Fihrist, il y aurait 85 Sourates de La Mecque, et 28 de Médine, ce qui donne un total de 113 Sourates. Il est probable, d’après ce nombre, que la Sourate 1, qui est une prière[3], n’est pas comptée comme Sourate. Il en est peut-être de même de la dernière (Sourate 114)[4].

Le témoignage du Fihrist sur l’ordre chronologique des Sourates repose, comme tous les témoignages analogues que nous possédons, sur la tradition transmise par des personnages réputés ou vénérés. Dans l’espèce, il s’agit d’une tradition que Wâqidî (747-823) avait reçue de Ma’mar ben Râchid, qui l’avait reçue de Ez-Zouhrî, qui l’avait reçue de Mohammed ben Nou’mân ben Bachîr.

Comme il nous est impossible d’avoir une opinion sur la valeur de ces témoignages successifs (et il en est de même pour toutes les traditions relatives à la chronologie des Sourates), nous ne saurions rien conclure de certain, au point de vue scientifique, de ces affirmations traditionnelles.

Une méthode plus sûre que celle des traditions chancelantes et contradictoires, pour établir, dans une certaine mesure, la chronologie des Sourates, est celle de la langue et du style coraniques[5]. Nous y aurons recours plus d’une fois.

Nöldeke[6] a proposé une classification chronologique des Sourates, que nous allons exposer, tout en faisant les réserves les plus expresses sur les affirmations qui y sont exprimées. Nous ne pensons pas, en effet, que l’ordre chronologique des Sourates puisse être fixé avec précision. On ne peut, à notre avis, que parler d’un ordre relatif dans la composition des Sourates, c’est-à-dire d’une succession des divers groupements que forment les Sourates. Mais Nöldeke a eu le très grand mérite de poser les véritables principes d’une classification des fragments coraniques.


Les Sourates de La Mecque.


Dans les Sourates de La Mecque, comme le démontre le contenu de ces textes, le but que s’est proposé le Prophète a été, avant tout, la conversion des Arabes païens à la foi en un seul Dieu, et aux croyances qui sont étroitement unies à cette foi : la résurrection des morts et le jugement dernier. Dans cette partie du Coran, Mahomet ne s’adresse qu’aux païens, dont il attaque l’idolâtrie et qu’il menace des peines éternelles. Il n’y parle que rarement des Juifs, qui, cependant, étaient par leur religion bien plus rapprochés de lui, et presque jamais des Chrétiens.

Dans ces fragments, Mahomet s’exprime dans un langage exalté, et son imagination se manifeste dans les plus riches développements, en particulier lorsqu’il décrit le bonheur du paradis et les peines de l’enfer.

Nöldeke distingue trois groupes différents dans les Sourates de La Mecque, les plus anciennes étant écrites dans un style ardent et passionné, les plus récentes se rapprochant, par le mode de leur composition, des Sourates de Médine. Il n’y a pas lieu d’en être surpris. Les Sourates de Médine, comme on le verra plus loin, correspondent à une maturité de pensée et à un développement de l’Islam primitif qui diffèrent sensiblement des conceptions initiales, prime-sautières et enthousiastes des débuts de la réforme islamique.

Première période des Sourates de La Mecque[7]. — Ces Sourates sont généralement de médiocre longueur : sur 48, 23 ont moins de 20 versets et 14 moins de 50.

Ce sont les révélations du début du ministère de Mahomet ; c’est la période de l’enthousiasme, de la passion, du langage aux images hardies et grandioses, poétique et rythmé. Dans ces chapitres, Dieu est mis en scène et parle, comme chez les Prophètes de l’Ancien Testament. Mahomet y fait un fréquent emploi de formules variées de serment, pour attester la vérité de sa prédication.

Seconde période des Sourates de La Mecque[8]. — Ces Sourates, qui constituent la transition entre la première et la troisième période de La Mecque, ne sont plus caractérisées par l’enthousiasme de celles de la première période : nous passons de l’exaltation originelle au calme qui devait fatalement succéder à la passion primitive. Les versets sont plus longs, la poésie diminue, les formules anciennes de langage sont abandonnées ; les serments se font simplement au nom du Coran et de l’Écriture.

Troisième période des Sourates de La Mecque[9]. — Mahomet écrit dans un style plus prosaïque ; si la rime subsiste, ce n’est pas à dire que nous ayons affaire à de la prose rythmée. Il y a des négligences de style, de nombreuses répétitions.

La Sourate 39, de la fin de cette période, fait allusion, au verset 24, aux répétitions du Coran :

Allâh a fait descendre (du ciel) la plus belle des traditions, un Livre plein de ressemblances et de répétitions.

La lecture du texte est même parfois fastidieuse. Il y a encore quelques traces du génie du réformateur, mais elles sont en petit nombre. C’est le prélude des Sourates de Médine.


Les Sourates de Médine[10].


Mahomet, dans ces Sourates, parle comme chef religieux et politique ; c’est là qu’il faut chercher les origines du califat. Il y tranche les questions civiles et rituelles.

Les circonstances ont été favorables à Mahomet : il peut dicter les lois fondamentales de ce qu’on peut appeler la nouvelle constitution de l’Arabie : ces lois rappellent la théocratie juive.

Le style est le même que celui des Sourates de la troisième période de La Mecque ; si la rime subsiste, c’est par simple habitude. Les versets sont longs, parfois même très longs. Mahomet emploie des mots nouveaux pour les idées nouvelles qu’il lance et qu’il énonce sous une forme nouvelle aussi.

Tels sont les principaux caractères qu’on peut relever dans les quatre groupes de Sourates que distingue Nöldeke.


S’il nous paraît évident que Nöldeke a placé sur son véritable terrain la question si difficile de la chronologie des Sourates, il est non moins certain, croyons-nous, que plusieurs des caractères distingués sont trop accusés, que par suite les différences entre les divers groupes (à l’exception de celui de Médine, qui est tout à fait à part) sont exagérées, et, qu’en dernière analyse, il règne quelque arbitraire dans cette classification, en apparence si rigoureuse, des Sourates.

Ce qui montre le bien-fondé des objections que nous venons de formuler, c’est le fait que plusieurs sourates (par exemple, les Sourates 5, 19, 73, etc.) sont formées, comme on le verra dans la traduction que nous présentons, de parties différentes, qui appartiendraient, d’après la théorie de Nöldeke, à des périodes diverses. Ce fait n’est pas de nature à simplifier la solution du problème de l’origine des sourates.

Ces sourates, qui manquent d’unité de composition, et qui sont comme des agglomérats de fragments divers, rendent compte, mieux que ne pourrait le faire toute autre considération, de certaines contradictions de pensées, du désordre de quelques textes, et même des hachures de style que nous avons déjà signalées.




  1. Kitâb al-Fihrist, mit Anmerkungen, herausg. von G. Flügel ; nach dessen Tod besorgt von J. Rödiger und A. Müller, 2 vol. 4o, Leipzig, 1871-1872. Voy. t. I, p. 25 s.
  2. C. Brockelmann, Geschichte der arabischen Litteratur, Weimar, 1898. T. I, p. 147.
  3. Voy. la Sourate 1 dans notre traduction.
  4. Voy. ce que nous disons plus haut (p. 52) sur la Sourate 114.
  5. Voy. K. Vollers, Volkssprache und Schriftsprache im alten Arabien, Strassburg, 1906 : V. Die Sprache des Qorâns.
  6. Ouvrage cité, t. I, p. 70 ss.
  7. À ce groupe se rattacheraient, d’après Nöldeke, les Sourates suivantes, ainsi classées : 96, 74, 111, 106, 108, 104, 107, 102, 105, 92, 90, 94, 93, 97, 86, 91, 80, 68, 87, 95, 103, 85, 73, 101, 99, 82, 81, 53, 84, 100, 79, 77, 78, 88, 89, 75, 83, 69, 51, 52, 56, 70, 55, 112, 109, 113, 114, 1 (en tout 48).
  8. À ce groupe se rattacheraient, d’après Nöldeke, les Sourates suivantes, ainsi classées : 54, 37, 71, 76, 44, 50, 20, 26, 15, 19, 38, 36, 43, 72, 67, 23, 21, 25, 17, 27, 18 : en tout 21 Sourates.
  9. À ce groupe se rattacheraient, d’après Nöldeke, les Sourates suivantes, ainsi classées : 32, 41, 45, 16, 30, 11, 14, 12, 40, 28, 39, 29, 81, 42, 10, 34, 35, 7, 46, 6, 13 : en tout 21 Sourates.
  10. À ce groupe se rattacheraient, d’après Nöldeke, les Sourates suivantes, ainsi classées : 2, 98, 64, 62, 8, 47, 3, 61, 57, 4, 65, 59, 33, 63, 24, 58, 22, 48, 66, 60, 110, 49, 9, 5 : en tout 24.